From e32b7ee1a8693eff52437bcb6060440748362795 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: KleeAn Date: Wed, 30 Sep 2020 15:57:20 +0200 Subject: [PATCH] update plain files --- plain/files/Benoist_Elisabeth3.txt | 26 +- plain/files/Benouville_Pensees.txt | 42 +- plain/files/Constant_Laure2.txt | 492 +- plain/files/Kimber_Thompson2.txt | 100 +- plain/files/Lagrave_Zabeth1.txt | 261 +- plain/files/Lesuire_Aventurier1.txt | 80 +- plain/files/Louvet_Fin.txt | 5616 ++++++++++++++++ plain/files/Louvet_Les_Anne.txt | 4888 ++++++++++++++ plain/files/Mercier_An.txt | 12 +- plain/files/Mirabeau_Rideau.txt | 3252 ++++++++++ plain/files/Popeliniere_Daira2.txt | 38 +- plain/files/Puget_Periphas2.txt | 120 +- plain/files/Segur_Correspondance.txt | 8839 ++++++++++++++++++++++++++ plain/files/Souza_Adele.txt | 3918 ++++++++++++ 14 files changed, 27097 insertions(+), 587 deletions(-) create mode 100644 plain/files/Louvet_Fin.txt create mode 100644 plain/files/Louvet_Les_Anne.txt create mode 100644 plain/files/Mirabeau_Rideau.txt create mode 100644 plain/files/Segur_Correspondance.txt create mode 100644 plain/files/Souza_Adele.txt diff --git a/plain/files/Benoist_Elisabeth3.txt b/plain/files/Benoist_Elisabeth3.txt index 70d7720e..e01c1e86 100644 --- a/plain/files/Benoist_Elisabeth3.txt +++ b/plain/files/Benoist_Elisabeth3.txt @@ -11,10 +11,10 @@ objets que mon rêve m'a présentés, et si je n'étais certaine, comme de mon e cérémonie, et triompher par elle de tous les obstacles humains, je serais vivement alarmée de tout ce que j'ai vu ........... J'étais au balcon qui règne sur le jardin. En le parcourant des yeux j'ai aperçu Luzan à l'entrée d'un bosquet; je l'ai appelé à haute voix: il s'est tourné de mon côté, il m'a paru pâle, faible, se soutenant à peine. Il s'est appuyé contre un if qui était à deux pas de lui, les yeux fixés en terre; il semblait qu'il n'osait les lever sur moi: je l'ai appelé une Seconde fois, et lui ai fait signe d'approcher. -Il a fait quelques pas mal assûrés; ensuite tirant une boîte de sa poche et se couvrant les yeux de son mouchoi{??}, il s'est assez avancé pour me mettre à portée de distinguer une boîte enrichie de diamants, où le portrait de mademoiselle de +Il a fait quelques pas mal assûrés; ensuite tirant une boîte de sa poche et se couvrant les yeux de son mouchoir, il s'est assez avancé pour me mettre à portée de distinguer une boîte enrichie de diamants, où le portrait de mademoiselle de N***** était ........... Ciel, me suis-je écriée! que veux dire cela. Luzan? Helas! elle est ma femme, m'a-t-il dit d'une voix entrecoupée de sanglots, et disparoissant tout à coup de ma vue ..... J'ai poussé un cri d'horreur, je me suis crue anéantie. Heureuse de l'être, si en effet ce suneste songe se réalisait Mon prétendu malheur m'a arraché des larmes; je pleurais si amèrement, et ma respiration était si gênée, que ce violent état m'a réveillée. Je ne puis t'exprimer la joie que -j'ai ressentie,{??} +j'ai ressentie, lorsque reprenant l'usage de ma raison, j'ai pu m'assurer que mon chagrin n'était qu'une illusion du sommeil: mais depuis ce premier instant je te confesse que je suis très agitée. Ce sinistre rêve redouble mon impatience pour l'heure marquée. En vain je tâche de combattre les noires idées qu'il fait naître, je sens que je ne serai tranquille, que lorsque je reverrai Luzan. Si je m'en croyais, j'aurois déjà envoyé chez lui; mais la bienséance s'y oppose, et de plus, la nécessité du secret que nous observons même avec nos gens; car je dois sortir seule avec Julie, parce que je suis sûre de sa fidélité. Il paraîtra que nous allons à la messe. Le chevalier doit se rendre au lieu désigné; il ne viendra point chez moi ...... Mon cœur est @@ -318,7 +318,7 @@ de perdre le bonheur de sa vie. D'ailleurs, peut-il entrer dans l'esprit que Luz j'ai fait, s'il se défiait de ma générosité. Crois tu qu'il fût assez barbare pour me priver de la seule satisfaction dont je pûsse être susceptible, si le cruel sort nous séparait? Quand je réfléchis sur tous ces points, je ne suis plus effrayée de tes désolantes suppositions. Non, Luzan n'en épousera pas d'autre qu'Elisabeth, à moins qu'on ne lui en fasse la loi ........ Mais hélas! aurois-je maintenant la force de la lui prescrire? mon cœur se meurt à cette seule pensée. Au reste je dois la bannir d'après les circonstances -et mes propres conjectures{??} On achète une charge au chevalier; peut-être est-il important, pour notre commun bonheur, de cacher jusqu'à l'ombre de notre intelligence, afin d'écarter tout soupçon pendant ce moment de faveur qui ne lui est, sans +et mes propres conjectures. On achète une charge au chevalier; peut-être est-il important, pour notre commun bonheur, de cacher jusqu'à l'ombre de notre intelligence, afin d'écarter tout soupçon pendant ce moment de faveur qui ne lui est, sans doute, accordé que sous d'onéreuses conditions, dont il se croit en droit de se dispenser, dès qu'il aura recouvré sa liberté. Quelqu'embarrassée que je sois de justifier sa conduite, je sens qu'il m'est encore plus difficile d'accuser son cœur. Enfin ce qui ranime ma patience expirante, c'est que ce fatal mystère ne peut rester long-temps impénétrable pour nous. Mon oncle ne se rebute point de ses vaines poursuites; il doit encore y aller demain: on lui a comme promis, par faveur Singulière, qu'il @@ -593,7 +593,7 @@ Je puis satisfaire ta curiosité sur le bulletin; mais non ton cœur, en supposa La belle - sœur de madame de N**** est venue ce matin chez moi pour me faire partager, a-t-elle dit, la joie de son succès. Je l'ai remerciée, comme tu l'imagines, pour plus d'une raison. Il ne m'arrive rien d'agréable, a-t-elle ajouté, qu'aussi-tôt je ne sois empressée de vous le communiquer -- Cela est trop bonbête, madame: vous avez donc eu de bonnes nouvelles de mademoiselle votre nièce? -- Ah! si bonnes, si bonnes qu'en vérité je ferai un présent à mon petit Dolin. Il a fait merveilles; ma belle-sœur en est enchantée, -elle m'a écrit une lettre de remerciments à ce sujet qui est la plus obligeante du monde. -- Cela est d'autant plus flatteur pour vous, que votre {??}e se trouve beaucoup mieux, sans doute, depuis qu'on a suivi vos conseils -- Si elle s'en trouve +elle m'a écrit une lettre de remerciments à ce sujet qui est la plus obligeante du monde. -- Cela est d'autant plus flatteur pour vous, que votre nièce se trouve beaucoup mieux, sans doute, depuis qu'on a suivi vos conseils -- Si elle s'en trouve mieux! je le crois bien. Imaginez-vous, chère madame d'Albi, que mosieur Dolin a totalement renversé le système de monsieur Patibe, qui, comme je vous l'ai déjà dit, prétendait que mademoiselle de N**** avait le poumon intéressé, et que le mariage lui serait funeste. Après un semblable avis vous n'auriez osé la marier? -- Sans doute, mais monsieur Dolin dans sa consultation prouve précisément le contraire. Il a été si éloquent qu'il ne reste pas vestige de la sinistre impression que le vieux radoteur nous avait donnée. J'espère que @@ -645,7 +645,7 @@ autres parties, et les intéresse par cette étonnante sympathie à ses différent états. La nature a ses lois, auxqu-elles on ne peut pas se soustraire, sans préjudicier à sa santé, sans troubler les fonctions, et rompre la belle harmonie -qu'elle a è{??}tablie entre'elles. +qu'elle a ètablie entre'elles. La nature a aussi son langage qu'il faut étudier avec soin pour l'interprêter sagement, et se conformer à Ses vues. Un mouvement inconnu, un @@ -713,7 +713,7 @@ ne fera que calmer les accidents. Pour cet effet, nous jugeons la saignée du pied convenable ; les adoucissants ne sont -pas à négliger; il faut {??}acher à ceux +pas à négliger; il faut s'attacher à ceux Sur-tout, qui ne peuvent blesser le palais de la chère petite malade, tels que les syrops d'orgeat, de violettes, le miel de Narbonne et le lait, si l'estomac et le @@ -731,7 +731,7 @@ donc, non seulement on ne doit point l'interdire et en priver mademoiselle; nous nous croyons obligés au contraire de le persuader, comme le seul et unique moyen. La société, l'empressement -et les foin{??}un époux chéri, feront +et les soins d'un époux chéri, feront bien tôt disparaitre cette tristesse, cet abattement qui accablent la malade; les fonctions se rétabliront, le sang sera @@ -742,7 +742,7 @@ long-temps sans reparaître; tout rentrera dans l'ordre, et le vœu de la nature Comment trouves - tu ce chef-d'œuvre de diction? en vérité la petite - maîtrise, et le ton frivole gagnent tous les états. Celui de médecin, qui doit être le plus grave, puisque de ses connaissances dépend la fanté et la vie des pauvres humains, n'est-il pas affligeant de le voir exercer pat un esprit si futile .......... Mais passons à ce qui t'intéresse. Par le détail que tu viens de lire, tu dois voir qu'il est très sûr que mademoiselle de N**** sera mariée, puisque monsieur Dolin prétend que cet état la -garantiroit désormais de semblables indispositions; ainsi tu me pardonneras, chère amie, de t'avoir dit un peu durement de bannir toute idée flatt{??}e de ce côté là. Cependant si tu n'étais trop prompte à te +garantiroit désormais de semblables indispositions; ainsi tu me pardonneras, chère amie, de t'avoir dit un peu durement de bannir toute idée flatte de ce côté là. Cependant si tu n'étais trop prompte à te brûler au feu de l'espoir, je te communiquerois quelques réflexions qui, pour être fondées, ne doivent pas te donner de l'espérance, @@ -750,7 +750,7 @@ Monsieur Dolin, plus courtisan que véridique, ne se sera occupé que du soin d' monsieur Patibe; il n'en faut pas davantage pour déterminer un médecin peu scrupuleux à rassurer par un avis contraire à celui qui l'a précédé; car à te parler franchement, je crois mademoiselle de N**** pulmonique; mais l'intérêt de sa famille, et sur-tout celui du petit Dolin -exige qu'elle ne le soit pas: enfin nous verrons lequel sera le bon prophète. En attendant cet événement, je te supplie, chère Elisabeth, d{??}nger que le mariage est déclaré publiquement, et qu'il n'y a presque plus rien que la mort qui puisse le +exige qu'elle ne le soit pas: enfin nous verrons lequel sera le bon prophète. En attendant cet événement, je te supplie, chère Elisabeth, danger que le mariage est déclaré publiquement, et qu'il n'y a presque plus rien que la mort qui puisse le rompre. Tu me trouveras bien désolante aujourd'hui; mais tes secrets dispositions m'ont si fort alarmée que j'ai cru devoir trancher dans le vis sans ménagement pour la douloureuse plaie que je ferais à ton cœur. Je le connais ce cœur; la vertu, j'en réponds, lui rendra sa première paix: mais serait-il bien sûr qu'elle le rame nât d'un coupable égarement? D'ailleurs crois-moi, il vaudrait mieux pleurer toute sa vie que de s'exposer à un seul jour de remords. Les nouveaux projets de ton oncle, pour te marier à son ami, ne me paraissent pas si déraisonnables, quoique trop précipités. Permets-moi de te dire que tu les as rejettés avec un serment toujours téméraire dans la situation d'esprit où tu es. Il @@ -796,7 +796,7 @@ je ne dois vivre que pour t'aimer. Viens donc jouir de ton ouvrage, viens jouir une infortunée et non coupable amie. Que tu sais bien trouver le chemin de mon cœur! que tu as su lui rendre toute son ardeur pour la vertu! Oui, je me soumettrai à tout ce qu'elle exige de moi, puisque tu m'en crois capable; et je jure, par la sainte amitié qui nous lie, de ne jamais écouter les vœux de Luzan à moins que les circonstances ne forcent une seconde fois madame de N**** à dégager sa parole; mais tu m'as trop bien prouvé qu'il n'y fallait plus compter. C'en est donc fait, je ne le verrai plus; je ne recevrai pas -même ses lettres, supposé qu'il m'écrive ........ Quel sacrifice! ô dieu, celui de ma vie serait moins douloureux! Adieu, chère amie, j'aurois bien des choses à te dire d{??} baron et de monsieur d'Arbroc; +même ses lettres, supposé qu'il m'écrive ........ Quel sacrifice! ô dieu, celui de ma vie serait moins douloureux! Adieu, chère amie, j'aurois bien des choses à te dire de baron et de monsieur d'Arbroc; mais je suis trop pressée de te renvoyer Dubois, et de répondre aux tendres marques de ton amitié. Je ne puis cependant t'exprimer toute la mienne dans ce moment, mais le temps et ma conduitete prouveront jusqu'à quel point je te chéris et te respecte, puisque je suivrai tes conseils au prix de tout ce qu'il en pourra coûter à mon cœur. Je t'embrasse de toute mon âme en attendant que mes bras puissent te presser, mes lèvres te baiser. Demain ou après j'aurai ce bonheur si la sœur de monsieur d'Albi accouche; sinon j'aurai de tes nouvelles sûrement. Tu iras chez la belle-sœur de madame de N**** avant que de m'écrire, cela est certain, puisque tu dois y souper ce soir: mais tu seras maraine avant vingt-quatre heures, je te verrai, @@ -946,7 +946,7 @@ donner des vapeurs, comme à la magnifique D**** te mettra du baume dans le sang éternels dialogues qui, cependant devraient trouver grâce à tes yeux, parce qu'ils finissent toujours par quelqu'heureuse conclusion. D'ailleurs, ils n'ont jamais rien d'étranger à tes intérêts. Il est vrai que la belle-sœur dit des choses Superflues, lorsque je lui fais des questions sur sa nièce; mais cette femme a tant de crédit dans sa famille, elle influe si fort sur tous les partis qu'on y prend, qu'il est indispensable d'exposer son caractère dans tout son jour, pour te mettre à portée de juger ce que tu peux craindre -ò{??}u espérer. Ne me scache donc pas mauvais gré, si dans toutes les lettres où il a été question d'elle, je l'ai fait parler elle - même pour ne point altérer son imagination qui est son unique guide. Si au contraire, elle était conduite par le +òu espérer. Ne me scache donc pas mauvais gré, si dans toutes les lettres où il a été question d'elle, je l'ai fait parler elle - même pour ne point altérer son imagination qui est son unique guide. Si au contraire, elle était conduite par le cœur, la moindre substance de ses discours suffirait pour t'instruire de ce qui concerne sa nièce: mais c'est un article sur lequel tu ne concevrois rien, si je n'avais la patience d'écouter et de répéter exactement tout ce qu'il lui plaît de me dire. Demain, chère Elisabeth, on prononcera sur ton sort, quoiqu'on ne parlera que de mademoiselle de N**** Je rapporte tout à toi; ainsi après demain tu seras informée de l'arrêt rendu pour ou contre tes intérêts. La D**** m'a déjà fait promettre d'y @@ -1032,7 +1032,7 @@ D'Elisabeth, J'aurois les plus fortes espérances qu'on ne marierait pas mademoiselle de N**** d'après la consultation de monsieur Patibe, si la D**** n'avait intérêt que son petit Dolin triomphât. Cependant comme madame de N**** me paraît une très digne mère, qui ne veut point sacrifier sa fille pour la fortune d'un moment, puisqu'elle n'en jouirait pas long-temps; je suis fort portée à me flatter qu'il y aura plusieurs personnes de la famille de son avis; qu'ainsi la pluralité des voix -l'emportera. Chere Henriette! si cela n'était pas, je ne répondrais plus de ma résignation. Je t'avoue que mon âme, entièrement épuisée par tant d{??} revers favorables et contraires, n'aurait plus la force de supporter ce dernier coup. Envain je +l'emportera. Chere Henriette! si cela n'était pas, je ne répondrais plus de ma résignation. Je t'avoue que mon âme, entièrement épuisée par tant de revers favorables et contraires, n'aurait plus la force de supporter ce dernier coup. Envain je me dis, selon tes conseils, qu'il faut se préparer à toute espèce d'événement; je sens qu'au fond du cœur j'ai l'intime confiance que Luzan me sera rendu. Tu admires fa conduite; tu en seras bien plus surprise, quand tu sauras que j'ai reçu une lettre de Saintré, qui me marque qu'il est fort inquiet de son ami; qu'il lui a écrit dès l'instant de son arrivée à Londres, sans en avoir encore de réponse. Il me fait beaucoup d'excuses de la liberté qu'il prend de s'adresser à moi: il ajoute qu'étant parti quatre @@ -1068,7 +1068,7 @@ indicible plaisir de me présenter à ses parents, comme sa meilleure amie, et qu'elle voulait absolument que je visse de quelle façon elle s'y prenait pour les faire acquiefcer à ses volontés. Je lui ai observé que je les gênerois dans la circonstance actuelle, qu'on n'oserait se livrer devant une étrangère, ni discuter des intérêts de famille. Mes représentations ont été inutiles; elle m'a pressée avec tant d'instance, et ma curiosité était si vive, que j'ai consenti de rester, au risque de tout ce qu'il en pourrait résulter: mais je n'ai que lieu de m'en applaudir, car de ma vie je ne m'amusai davantage. Imaginestoi qu'il n'est point d'éloges -resplendissants et outrés que la magnifique D**** n'ait donnés à mon attachement pour elle. Ensuite les louanges, sur tous les points, ont été prodiguées avec tant d'excès, que ta pauvre Henriette a{??} rougi vingt fois des glorieux mensonges de +resplendissants et outrés que la magnifique D**** n'ait donnés à mon attachement pour elle. Ensuite les louanges, sur tous les points, ont été prodiguées avec tant d'excès, que ta pauvre Henriette a rougi vingt fois des glorieux mensonges de la D****, car elle m'a attribué six talents, au moins, et autant de vertus que je ne possède pas; elle a si bien disposé les esprits en ma faveur, qu'on a parlé devant moi avec, autant de confiance, que si j'eusse été de la famille. A cinq heures précises madame de ***, la baronne de ***, la vicomtesse de ***, le maréchal de ***, le président de ***, sont arrivés. L'évêque de ***, est venu seul, parce que, a - t - il dit en entrant, il ne pouvait supporter d'être deux dans une voiture; que cela le suffoquait. diff --git a/plain/files/Benouville_Pensees.txt b/plain/files/Benouville_Pensees.txt index 7577a9f7..9b1a4f9a 100644 --- a/plain/files/Benouville_Pensees.txt +++ b/plain/files/Benouville_Pensees.txt @@ -18,14 +18,14 @@ amis ne m'ont point forcée à faire imprimer mon Livre, ils ont tous trop de di de penser: ainsi rien n'est plus clair que l'envie de le produire ne m'a été inspirée par personne, elle est assurément de mon crû; je n'ai point demandé d'avis, parce que c'est ma façon de n'en point demander, à moins que je ne veuille les suivre; et quand j'ai envie de faire à ma tête, je ne consulte rien. J'en ai la moitié moins de censeurs, car je n'ai blessé l'amour-propre de personne, ainsi on n'est point intéressé à me blâmer. -Si j'avais des portraits à faire, je les plac{??}is dans ma Préface, afin que l'on pût se dispenser de les lire; car j'entends tous les jours que l'on se plaint d'en trouver trop par-tout, sans que toutes ces Copies corrigent jamais un seul de +Si j'avais des portraits à faire, je les placis dans ma Préface, afin que l'on pût se dispenser de les lire; car j'entends tous les jours que l'on se plaint d'en trouver trop par-tout, sans que toutes ces Copies corrigent jamais un seul de leurs Originaux. En effet, depuis que la Bruyère a donné le ton, il a fait une infinité de mauvais Copistes; mais je ne veux pas être du nombre. Je ne préviendrai donc point l'esprit de mes Lecteurs, sur le caractère d'aucunes des personnes qui ont un rôle à faire dans cette importante Histoire, ils en jugeront eux-mêmes par le récit des faits; aussi-bien, la bonne manière, c'est de juger des gens par ce qu'ils font. Comme il y aura plusieurs épisodes dans mon Livre, et que cela interrompt la narration très désagréablement, je vais les insérer ici; c'est une façon nouvelle dont on ne s'est pas encore avisé; peut-être qu'elle réussira, car la nouveauté a toujours une grâce particulière qui prévient, et une sorte de mérite qui séduit. J'avertis encore que je retrancherai toutes les Lettres, les billets doux, et les jolis vers, qui pourraient s'enchasser naturellement dans mon récit, parce que mes Lecteurs y suppléeront facilement; le talent de rimer, et celui de bien -écrire, sont devenus si communs, que ce n'est pas la peine de fatiguer les yeux par une lecture inutile; mais en récompense, je ne m'épargnerai pas les réflexions, et les petites Disf{??}ertations qui me paraîtront convenir à mon sujet. Je +écrire, sont devenus si communs, que ce n'est pas la peine de fatiguer les yeux par une lecture inutile; mais en récompense, je ne m'épargnerai pas les réflexions, et les petites Dissertations qui me paraîtront convenir à mon sujet. Je n'ignore pourtant pas que cette manière de digression, est encore plus fatigante que les épisodes, aussi j'y apporterai la même précaution; c'est-à-dire, que je vais placer tout cela dans cette Préface, avec des Lettres alphabétiques qui serviront de renvoi, et que l'on trouvera également dans le cours de l'Histoire, pour y ramener ceux qui voudront savoir à propos de quoi elles sont faites. Je suis persuadée que peu de gens en sont curieux, la plupart de mes Lecteurs, sont sûrement aussi capables de réfléchir, que de composer des Lettres et des Vers; aussi je les prie de se souvenir, que c'est pour me faire plaisir que j'écris, c'est pourquoi je ne @@ -183,7 +183,7 @@ Soit pas de lui - même.............. Je serais plus facile à satisfaire si je retournois la phrase; mais non, je suis comme Diogêne, je cherche un homme; j'en veux trouver un qui ait assez d'équité pour être indulgent envers son prochain, et sévère pour lui-même; qui sache voit Ses défauts et vouloir les corriger; que les difficultés qu'il éprouvera dans l'éxécution de ce projet lui fassent sentir combien sont à plaindre ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas les surmonter; et qu'en conséquence la pitié chasse l'aigreur de son esprit. Il faut également plaindre ceux qui ne peuvent pas se corriger, et ceux qui ont l'imbécilité de ne le pas vouloir; car c'est une imbécilité. Envain l'on m'objectera qu'il y a des gens de beaucoup d'esprit, -qui ne vaient pas leurs mauvais côtés, ou parmi ceux qui les vaient, qui ne veulent pas prendre la peine de travai{??} à les détruire, et qui ne laissent pas de critiquer tout le genre humain? Je dirai toujours qu'il manque à ces gens - là une +qui ne vaient pas leurs mauvais côtés, ou parmi ceux qui les vaient, qui ne veulent pas prendre la peine de travail à les détruire, et qui ne laissent pas de critiquer tout le genre humain? Je dirai toujours qu'il manque à ces gens - là une bonne portion de leur âme, puisqu'ils ne sentent pas la nécessité de tendre à la perfection, et qu'ils sont assez injustes pour vouloir exiger des autres, ce qu'ils ne veulent pas tirer de leur propre fonds. (M) @@ -198,7 +198,7 @@ l'indulgence où l'on craignait de la sévérité, que l'on en devient beaucoup Son autorité, que de la faire trop sentir; au contraire, il faudrait tâcher de ne la point rendre incommode, afin qu'on ne cherchât point à s'y soustraire. (N) Quelle folie de faire des projets...! -Oui c'est une folie, je l'avoue, mais elle est tellement nécessaire à notre bien-être, que ceux même qui la blâment, ne peuvent s'en passer: je dirai plus, c'est qu'il est de la prudence de projetter, et quoique très -{??} souvent on ne +Oui c'est une folie, je l'avoue, mais elle est tellement nécessaire à notre bien-être, que ceux même qui la blâment, ne peuvent s'en passer: je dirai plus, c'est qu'il est de la prudence de projetter, et quoique très souvent on ne réussisse pas; cette expérience - là même est utile pour nous apprendre combien on doit peu compter sur les événements de la vie. D'ailleurs, le temps que nous passons dans l'arrangement de nos desseins, n'est pas le plus désagréable. Enfin il n'y a que les extrêmement sots qui vont sans savoir où, et qui n'ont jamais de vues dans tout ce qu'ils font. (O) @@ -362,7 +362,7 @@ certain que l'on paraît d'un bien moindre prix, parce que peu de gens connaisse Le bonheur ne consiste pas dans l'accomplissement de tous nos vœux, mais dans un détachement réel et parfait de toutes choses; en sorte qu'un homme qui ne craindrait rien, qui ne desireroit rien, qui verrait tout d'un œil très-égal et très-indifférent, serait tout justement dans ce degré de félicité que tout le monde cherche, et que personne ne trouve. Mais, S'écriera-t-on, un tel être, si l'existence en était possible, serait un automate, et rien de plus: où est le bonheur de ne rien sentir, de ne rien vouloir, et de ne rien rejeter? à cela je réponds: Eh! où est le bonheur de toujours craindre -ou désirer? La crainte d'un mal imaginaire ne laisse pas d'être un supplice réel. Quand le mal est certain, et puis qu'il arrive, ne trouveton pas bien cruel de le se{??} +ou désirer? La crainte d'un mal imaginaire ne laisse pas d'être un supplice réel. Quand le mal est certain, et puis qu'il arrive, ne trouveton pas bien cruel de le sen- tir? ce mal passé laisse des impressions terribles, sans compter que la perspective d'un autre qui est possible nous tient encore en haleine, et donne de l'exercice à notre triste prévoyance. On conviendra, si l'on veut, qu'il n'y a rien à gagner par ce côté-là pour le bonheur: voyons si nous trouverons mieux notre compte du côté des désirs? je ne le crois guères. Passons légèrement sur toutes les douleurs que nous fait éprouver cette perfide espérance si souvent trompée: supposons un homme, qui après bien des soins, des peines, des inquiétudes, parvient enfin au but qu'il s'était proposé, que lui arrivet-il? c'est que dans les choses même qu'il @@ -453,7 +453,7 @@ les empêcha d'exécuter une partie qu'ils avaient projetée, au-lieu de la fair contraire; et ils furent si content l'un de l'autre, qu'ils résolurent de se retrouver souvent ainsi: ils l'exécuterent; peu-à-peu Dalan fut séduit par l'amour, et Mademoiselle D*** par Dalan. Comme rien ne s'opposait à leurs désirs, ils se livrerent à tout ce que peut conseiller une passion violente et aveugle: cette ivresse eut les suites ordinaires, Mademoiselle D*** s'aperçut bien-tôt qu'elle était grosse; elle s'en ouvrit à son amant, qui en fut frappé de terreur: c'est alors que leurs yeux se dessillerent, et voulant effacer leur faute par un crime encore plus grand, ils résolurent de sacrifier le fruit de leur amour, à l'honneur de l'une, -et au repos de l'autre. Dalan fut trouver un Apothiquaire de ses amis intimes, et lui demanda cer{??}taines drogues; l'Apothicaire en comprit l'usage, et ne put s'empêcher de lui en parler sérieusement; l'autre lui avoua son embarras et +et au repos de l'autre. Dalan fut trouver un Apothiquaire de ses amis intimes, et lui demanda certaines drogues; l'Apothicaire en comprit l'usage, et ne put s'empêcher de lui en parler sérieusement; l'autre lui avoua son embarras et le malheur qui lui était arrivé. Son ami lui dit, je n'ai rien à vous refuser; mais songez que l'effet n'en est pas sûr; et si ce que vous désirez n'arrive pas, il en coutera la vie à la mère quand le temps de la délivrance sera venu. Malgré des considérations si pressantes, Dalan persista dans son indigne projet, et il fit prendre les drogues en question à sa malheureuse amante: ce fut envain, l'enfant résista aux remèdes; mais au bout des neufs mois la mère périt en accouchant. Quel affreux désespoir pour le Breton à qui on manda cette mort, et pour Dalan, qui en était la cause! cependant il fallait se contraindre et dévorer sa douleur. Il le fit, et @@ -551,7 +551,7 @@ l'âme: le personnage le plus interressant serait Antiochus, si ce n'est qu'il p Scène quatrième du premier Acte. Bérénice se félicite d'avance de son prochain mariage avec Titus; et quoiqu'il ne lui en ait point parlé depuis qu'il est libre de le fairé, elle ne s'imagine pas qu'il ait envie de manquer à ses anciens serments: cette imprudente crédulité est la suite toute naturelle et bien excusable d'un véritable amour; mais le Seigneur Antiochus qui prend ce moment pour venir faire un -avœu très - inutile de sa passion, me surpre{??}nd fort; qu'en peut-il espérer? il ne demande apparemment que de la pitié, il faut lui en accorder; mais je l'aurois admiré s'il avait pu se taire. +avœu très - inutile de sa passion, me surprend fort; qu'en peut-il espérer? il ne demande apparemment que de la pitié, il faut lui en accorder; mais je l'aurois admiré s'il avait pu se taire. Scène cinquième. Ici la Reine toujours pleine de confiance dit: Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler. @@ -619,7 +619,7 @@ Pour sortir des tourments, dont mon âme est la proie, Il est, vous le savez, un Et par plus d'un Héros, et par plus d'un Romain....... Ainsi donc il lui signifie que non - seulement il ne l'épousera pas, mais encore qu'il aimerait mieux mourir que de le faire: vraiment cela est fort tendre, et bien capable de persuader l'amour que l'on affecte! Ce qu'il y a de bon, c'est que Madame Bérénice fort spirituellement, prend tout cela pour de la générosité; car quand Antiochus vient encore parler de son amour, auquel on ne songeait pas, et promettre d'en mourir, quoique personne ne l'exige, la Reine se lève et dit: -Arrêtez,{??} Arrêtez, Princes trop généreux, ......... +Arrêtez, Arrêtez, Princes trop généreux, ......... Passons-lui l'expression pour le Roi de Commagêne; mais le Seigneur Titus ne fait pas une grande dépense en générosité; il la sacrifie à des craintes frivoles, sans avoir tenté le plus petit effort pour lui sauver tant de douleur et tant de honte; et quand elle part, il ne lui dit pas un mot, de peur qu'elle ne reste une minute de plus. On n'agit pas autrement quand on veut se débarrasser d'un objet qui déplaît: ce n'est pas là quitter à regret, une Maîtresse adorée. @@ -744,11 +744,11 @@ c'est la façon dont il en parle, et le peu d'intérêt qu'il semble y prendre. Toutes réflexions faites, j'aurois été une mauvaise Turque.... Oui sûrement, car je n'aurois jamais digéré de me trouver enfermée dans un Sérail avec une troupe de femmes, comme une meute de chiens courants; et de telle façon que les choses se fussent rencontrées, mon mari n'aurait pas été des plus heureux, ni moi non plus; car si je ne l'avais point aimé, je n'aurois pas pris -la peine de cacher mon indifférence ou mon aversion, mais j'aurois souffert volontiers ses autres femmes. Dans le cas contraire, c'est-à dire, si j'avais aimé mon mari, j'aurois voulu qu'il m'eût aimée de même, c'est-à-{??}dire, uniquement; j'aurois +la peine de cacher mon indifférence ou mon aversion, mais j'aurois souffert volontiers ses autres femmes. Dans le cas contraire, c'est-à dire, si j'avais aimé mon mari, j'aurois voulu qu'il m'eût aimée de même, c'est-à-dire, uniquement; j'aurois détesté mes rivales, et je n'aurois rien épargné pour le dégoûter d'elles: on me dira peut-être, que si j'avais été élevée dans ce Pays-là, j'aurois fait comme les autres? mais point du tout; ma façon de penser est très - indépendante des lieux et des coutumes. En France, quand on aime son mari, et qu'on en est aimée, tout est dit, et l'on n'a point de rivale à supplanter: quand c'est le contraire, -toutes les Maîtresses qu'il peut avoir, ne partagent ni votre nom, ni votre état, ainsi{??}l ne s'agit que de fermer les yeux là-dessus; et néanmoins; par Religion, par honneur et par devoir, il faut en bien user envers la personne avec +toutes les Maîtresses qu'il peut avoir, ne partagent ni votre nom, ni votre état, ainsi il ne s'agit que de fermer les yeux là-dessus; et néanmoins; par Religion, par honneur et par devoir, il faut en bien user envers la personne avec laquelle on se trouve liée pour toujours: c'est la Loi que toutes les honnêtes femmes se prescrivent, et dont on ne doit jamais s'écarter. Mais en Turquie ce n'est pas de même; la réputation d'une femme est peu de chose; on ne la connaît pas: ses devoirs ne sont pas fort étendus, ils sont trop partagés, et sa Religion, qui ne lui promet rien pour l'autre vie, ne la doit pas gêner beaucoup en celle-ci: elle n'a donc d'autre frein que la force et la contrainte; ce sont de ces liens que l'on brise tant qu'on peut, ils sont trop odieux pour être fort respectés. De tout cela je conclus encore que j'aurois été une fort mauvaise Turque; et je bénis @@ -894,7 +894,7 @@ J'en trouverais mille exemples. Qu'un homme dise de lui-même, je suis un Auteur parole, et diront d'après lui: Ah! c'est un grand Auteur! -M. Rolin, qui a fait bien des Livres, s'est avisé de dire (par une humilité très-{??}singulière dans un Auteur) qu'il n'était que Compilateur: d'abord on lui a tenu compte de sa modestie, et ses ouvrages ont eu plus de succès +M. Rolin, qui a fait bien des Livres, s'est avisé de dire (par une humilité très singulière dans un Auteur) qu'il n'était que Compilateur: d'abord on lui a tenu compte de sa modestie, et ses ouvrages ont eu plus de succès qu'ils n'en méritent; mais par réflexion on a dit: Cet homme n'est qu'un Compilateur ennuyeux, qui ajoute ses réflexions aux traits d'Histoire qu'il va piller par - tout. En un mot le Public s'est rangé de son avis, et la plupart des gens n'en ont pas d'autre idée, que celle d'un Copiste assez mal-entendu; et je vois ses ouvrages à la veille de tomber dans le mépris, par toute autre raison que celle qui devrait naturellement leur nuire. Si l'on me disait, les Ouvrages de Monsieur Rolin sont froids, parce qu'il y mêle quantité de réflexions de son crû, qui attirent l'ennui, quoique bonnes en elles-mêmes; mais son style est trop @@ -1096,7 +1096,7 @@ mais il ne s'est pas chargé du détail. Toi qui as voyagé dans l'Inde, ignores Brama, cet enfant, ce chef - d'œuvre du Ciel, qui a tout distribué sur la Terre comme nous le voyons? Dès qu'il fut formé, son Créateur lui parla ainsi: „Tiens Brama, „chère émanation de ma Divinité, je t'ai fait libre, sois moi fidèle, voilà une Terre pour te loger toi et ta Postérité dans tous „les siècles; débrouille, parle, „ordonne, et tout t'obéira“. En effet, surune seule parole de ce nouvel Etre les animaux, les arbres, les plantes, tout parut sur la surface du monde; il rangea les -eaux d'un côté; il en laissa couler encore pour arroser ce qui{??} +eaux d'un côté; il en laissa couler encore pour arroser ce qui était arride: en un mot, il mit tout dans l'ordre que nous y voyons. Il a fait beaucoup de choses très-bien; mais comme la Divinité ne l'a pas guidé dans tout, il s'est trompé quelquefois, parce que la volonté humaine est fort éloignée de la perfection et de la stabilité nécessaires dans un tel œuvre. Vois si cela n'est pas plus clair que tes principes? Tu veux expliquer des choses incompréhensibles par des obscurités? comment veux-tu me convaincre? Je pense, cher Zegri, qu'il ne pouvait me répondre, car il se contenta de sourire, et me dit: @@ -1192,7 +1192,7 @@ Quand j'appris à Dom Alphonse la résolution que j'avais prise d'être Chrétie véritable ami: dès ce moment je vous ordonne de venir manger avec ma Famille, vous en allez faire partie, et vous ne me serez pas moins cher que mes fils; en effet, nous entrâmes dans son Appartement, où son Epouse, sa Fille et ses deux Fils, S'étaient déjà rendus; il leur fit part des Sentiment qu'il venait de me promettre, et les pria de m'en accorder de pareils; les Dames ne répondirent que par un salut obligeant; mais les deux jeunes Hommes s'avancérent jusqu'à moi, pour me dire qu'ils se feraient un devoir de se conformer -aux volontés de leur père. Je leur témoignai combien j'étais sensible à leur complaisance, et nous dinâmes tous ensemble: dès cet instant je distinguai l'aîné d'avec l'autre; ils me dirent là{??} même chose, mais d'un air et d'un ton si +aux volontés de leur père. Je leur témoignai combien j'étais sensible à leur complaisance, et nous dinâmes tous ensemble: dès cet instant je distinguai l'aîné d'avec l'autre; ils me dirent là même chose, mais d'un air et d'un ton si différent, que je ne pus m'empêcher d'être fort froid pour Dom Diégue, et d'aimer beaucoup son cadet, Dom César. L'un et l'autre sentiment se fortifient par la plus longue connaissance que j'en ai, et je ne crois pas que l'avenir y change rien. C'est Dom Alphonse qui est mon parrain, comme tu le verras dans la Relation de Ferdinand; il ma donné son nom, et je puis dire son amitié: écoute, Zegri, écoute un trait de générosité sans exemple, dans nos climats. Après mon Baptême, plusieurs @@ -1223,7 +1223,7 @@ veut bien faire cas de quelques vertus qu'il a cru remarquer en moi: il ma confi beaucoup parlé de Dom Diégue, j'aurois voulu qu'il m'eût éclairé sur le fond de son caractère; mais il m'avoua qu'il l'avait toujours trouvé impénétrable, et que dès sa plus tendre enfance il avait envain tenté de découvrir ses sentiment; la seule chose dont il se croit sûr, c'est qu'il n'a jamais rien aimé; il est également poli pour tout le monde, mais il ne préfère aucune personne; ainsi je n'ai pas lieu de me plaindre s'il ne m'affectionne pas: j'aurois même sujet de me louer de sa politesse, s'il ne lui était pas échappé quelquefois des sourires qui ont un air moqueur et perfide, et dont -j'aurois tiré vengeance, si je n'eusse cru plus à propos de les mépriser à cause du respect que je dois à son père. Pour Dom César, il est aussi vif que son fre{??} +j'aurois tiré vengeance, si je n'eusse cru plus à propos de les mépriser à cause du respect que je dois à son père. Pour Dom César, il est aussi vif que son frère paraît flegmatique, mais cette vivacité ne va pas à l'emportement, elle est accompagnée d'une douceur qui le fait adorer de tous ceux qui le connaissent; il est d'une candeur, d'une droiture, d'une générosité qui se manifestent, quoiqu'il ne fasse point parade de ces vertus; je crois même qu'il ignore toutes ses belles qualités, mais on voit par ce qu'il fait, tout ce qu'il voudrait faire: son âme est sur ses lèvres, et quoique sa franchise soit accompagnée de prudence, cela ne lui coûte aucun effort, il lui est tout naturel de cacher ce qui se doit taire: il a aussi une perception merveilleuse, pour découvrir dans les autres les bonnes @@ -1245,7 +1245,7 @@ cher Zegri; mais tu dois être déjà convaincu de tout ce que je viens de te di lasse guères de répéter ce qu'on éprouve avec plaisir. L'expression réveille le sentiment, et semble toujours le reproduire de nouveau; c'est ce qui fait la délectation d'une âme délicate: la mienne l'est, et peut - être beaucoup trop; mais je trouve une douceur si particulière dans cette espèce de volupté intérieure, que je ne la voudrais pas troquer contre tout l'Héroïsme des Conquérans, et si je suivais mon penchant, je ne te parlerais pas d'autre chose. Il est vrai que je n'ai pas la même facilité pour m'exprimer sur tout le reste; aussi ne sera - ce point moi qui te serai la description des différents lieux où nous ferons quelque séjour. Dom César -prend ce soin pour lui-même, il fait copier ses Remarques à mesure pour me les donner, et je te les envoie, en sorte que t{??}u seras beaucoup mieux servi que si j'en prenais la peine, et assurément ç'en serait une grande; j'ignore, ou j'oublie +prend ce soin pour lui-même, il fait copier ses Remarques à mesure pour me les donner, et je te les envoie, en sorte que tu seras beaucoup mieux servi que si j'en prenais la peine, et assurément ç'en serait une grande; j'ignore, ou j'oublie les noms de mille choses différentes, c'est pourquoi je t'instruirois fort mal: je ne m'attache qu'à ce qui peut m'instruire; c'est la connaissance de l'homme que je veux acquérir, et que je cherche avec soin, aussi je fais tous les jours de nouvelles découvertes sur cet article. Je suis fâché de ne pouvoir pas te dire qu'elles saient satisfaisantes; je suis même bien éloigné d'être content de ce que j'apprends. Ah! Zegri! ce Peuple qui professe une Religion si sainte, la respecte si peu, qu'il la viole à toutes les heures, et souvent dans les points les plus essentiels. J'ai tant de choses à te dire là-dessus, que je ne finirois point, aussi je @@ -1294,14 +1294,14 @@ moment, et voulurent employer quelques discours pour la calmer; cela ne fit que et remontant au principe de sa douleur, j'aurois voulu bien savoir si ceux qu'elle pleurait si amèrement, avaient mérité le supplice dont on les avait punis: j'étais donc absorbé dans une rêverie profonde, qui donna de l'inquiétude à Dom César; il m'en demanda la cause, et je ne pus la lui cacher: j'aurois voulu attendre Dom Sanche, mais la digue se rompit, j'ouvris mon cœur, et je lui avouai que je ne comprenas pas pourquoi les Chrétiens faisaient périr les Juifs; et je le priai de me dire si c'était réellement la différence de Religion, qui faisait condamner ces malheureux? Oui, c'est cela même, répondit précipitamment -Dom Salviati, et les cinq dont nous vîmes ensemble l'exécution, étaient des Relaps, c'est-{??}à-dire, qu'ils avaient été convertis, et puis qu'ils étaient retournés au Judaïsme, et l'on ne fait point de grâce pour ce crime-là. Croyez. vous, +Dom Salviati, et les cinq dont nous vîmes ensemble l'exécution, étaient des Relaps, c'est-à-dire, qu'ils avaient été convertis, et puis qu'ils étaient retournés au Judaïsme, et l'on ne fait point de grâce pour ce crime-là. Croyez. vous, lui dis-je, que ce Dieu, dont la bonté est infinie, se trouve glorifié par les meurtres et les violences? Vous me prêchez tous les jours, que la Religion de J. C. est une Loi de douceur, et cependant où les Chrétiens sont les plus forts ils deviennent persécuteurs. Ah! reprit-il, c'est par zèle, et pour gagner des âmes à J. C. eh bien, repris - je, persuadez, et ne persécutez pas. Que vous a dit votre Maître? Que celui qui se servirait de l'épée, périroit par l'épée: voyez comment il reprend S. Pierre qui avait tiré la sienne pour le défendre? si même il n'est pas permis de chercher des armes pour le défendre, en doit-on faire usage pour attaquer les autres? Nous devons plaindre les Infidéles, mais où est la Loi Divine qui nous ordonne de les poursuivre? en quel endroit de l'Ecritute trouverez-vous qu'il soit permis de brûler les Juifs? Vous prétendez que s'ils meurent dans leur Religion ils seront damnés, et là-dessus on les égorge pour les engager à se faire Chrétiens, est ce-là gagner des âmes à J. C.? Une profession de Foi arrachée par la violence ou la crainte des tourments, change-t-elle le cœur? n'est-ce pas le cœur qu'il faut changer? D'ailleurs, si ce malheureux persiste dans sa croyance, en le faisant mourir pour cela, on le damne donc à coup sûr? au lieu qu'en le laissant vivre il peut -arriver qu'il se convertira; ainsi on agit contre ses propres principes: et qu'en peuvent penser ces infortunés, si ce n'est que vous êtes très-injustes et très-{??}inconséquents?...... Je crois que j'en aurois dit bien davantage, mais Dom +arriver qu'il se convertira; ainsi on agit contre ses propres principes: et qu'en peuvent penser ces infortunés, si ce n'est que vous êtes très-injustes et très inconséquents?...... Je crois que j'en aurois dit bien davantage, mais Dom César m'interrompit, pour me faire sentir que j'étais moi-même en danger d'être repris par ce redoutable Tribunal, si je continuais à m'expliquer si librement. Dom Salviati le rassura, en lui protestant qu'il n'était pas d'humeur à me trahir, et qu'il était même bien touché de la confiance que je lui témoignois: ils convinrent ensemble que je n'avais pas tort, et que c'était un grand abus. Mais, me dit Dom César, ce sont les homme mon cher Zurac, qui ont établi ces Loix sévéres, parcequ'ils ont cru que cela était utile, ils font toujours en sorte d'accorder leurs préjugés avec les choses les plus saintes: cela ne doit pas vous faire mépriser cette Religion @@ -1330,7 +1330,7 @@ même goût, et se piquent de Philosophie, cela veut dire amour de la sagesse, (car je me suis fait expliquer ce mot); mais je ne m'en tiendrai pas là, mon cher Zegri, je veux savoir plus précisément ce que c'est que cette chose admirable qui supplée à la Religion, dans ce qu'on appelle le Beau Monde : ils prétendent qu'avec cela on ne peut rien faire que de bien, et que dans cette Doctrine -il n'y a nulle petitesse et nulle contrainte. Dès que je serai au fait je t'y mettrai aussi, malgré le mur{??} de séparation que tu viens d'élever entre nous, mon âme ne peut ni ne veut se séparer de la tienne. +il n'y a nulle petitesse et nulle contrainte. Dès que je serai au fait je t'y mettrai aussi, malgré le mur de séparation que tu viens d'élever entre nous, mon âme ne peut ni ne veut se séparer de la tienne. Dom Diégue nous a quittés, pour aller recueillir la succession de son père dont il était l'idole, ce qui est un malheur pour le reste de sa famille. Nous n'avons rien appris de lui depuis deux mois qu'il est parti, mais nous trouvons bien plus de douceur dans notre Société depuis que Dom Salviati a pris sa place; car ce jeune Seigneur doit venir voyager avec nous dès que ma santé nous permettra de me mettre en route. En attendant il m'est bien utile, parce qu'il ne me fait de mystère sur rien; et j'ai plus appris de choses depuis que je suis retenu dans mon lit, que je n'en aurois su sans lui, en dix ans de voyages: les autres avaient été prévenus par @@ -1349,12 +1349,12 @@ n'est-on pas libre de se prescrire à soi - même ce qui convient le mieux? eh v de l'homme; quand on y songe cela fait trembler! Ecoutez - moi un peu: On ne désir pas d'être, puisque l'on ne pense pas avant que d'éxister? l'homme vient donc au monde sans l'avoir voulu? pendant qu'il y reste il ne dispose pas du plus petit événement: il a beau s'imaginer qu'il a fait réussir ceci, ou cela, il n'en est pas un mot; celui qui régit tout en a décidé, en sorte que les choses arriveraient également, très-indépendamment de notre vouloir et de nos soins. Nous vivons donc au milieu de toutes les contrariétés imaginables, sans que nous pussions en éviter aucune; et si nous paroissons influer sur quelque -chose, c'est{??} que le Créateur s'est servi de nous comme d'un instrument qu'il avait dans sa main; ainsi nous sommes placés sur la terre pour y occupper un espace, pour y être et y avoir été; car nous finissons comme nous avons commencé, et +chose, c'est que le Créateur s'est servi de nous comme d'un instrument qu'il avait dans sa main; ainsi nous sommes placés sur la terre pour y occupper un espace, pour y être et y avoir été; car nous finissons comme nous avons commencé, et même encore plus mal, puisque nous sommes nés sans le savoir, et que nous mourons malgré nous. Que l'on vienne après cela nous crier aux oreilles: L'homme est libre! l'homme est libre! et moi je vous dis que non, qu'il est un esclave, et un esclave très-misérable, pis que les bêtes; car il a ce triste avantage, de mieux sentir son infortune. Oui, mon cher Zurac, nous sommes dans les fers les plus pésans et les plus insupportables je vais le prouver, le démontrer même: j'en appelle au bon sens de chacun, on n'a qu'à se tâter, et on verra si je ne dis pas la vérité. Quand on vient à la lumière on est sous les lois de sa nourrice, ou de la première venue: ensuite est-on rendu à ses Parens, on est sous leur férule, mais elle ne suffit pas encore; ce sont les -Gouverneurs, les Gouvernantes, les Précepteure{??}, les Maîtres de toute espèce; cela finit - il? on dépend de sa Charge, de son Emploi, de son Tailleur, de son Cordonnier, de ses Domestiques, et même de ses biens; car tout ce qui paraît nous être +Gouverneurs, les Gouvernantes, les Précepteures, les Maîtres de toute espèce; cela finit - il? on dépend de sa Charge, de son Emploi, de son Tailleur, de son Cordonnier, de ses Domestiques, et même de ses biens; car tout ce qui paraît nous être assujetti, ne laisse pas de nous tyranniser journellement. Mais ce sont encore là les moindres sujétions dont l'homme ait à se plaindre; il est l'esclave de ses propres nécessités, le jouet de ses passions; il en est gourmandé à toute heure, à tout propos; elles ne lui donnent point de relâche; c'est qu'il n'est pas fait pour en avoir. On dit qu'il faut se vaincre soi-même? cela est fort facile à dire! il est pourtant vrai qu'il y a des gens qui s'en donnent la gloire, mais ils mentent. Je sais bien que l'on gouverne un peu l'extérieur, ce n'est pas cela dont je parle; je dirai que l'on s'est vaincu, quand on sera venu à bout de détruire @@ -1427,7 +1427,7 @@ Catholique? (ce sont les principaux Chrétiens) il me répondit: Vraiment oui, e des préjugés vulgaires, cela est bon à vous, Seigneur Zurac, qui avez encore tout le zèle d'un Novice, mais quand vous aurez un peu vu le monde, cette ardeur vous passera, et........ vous vous trompez, interrompis-je en souriant, mon zèle n'est point aveugle, ainsi il ne s'affoiblira pas; et si vous voulez raisonner un peu avec moi, je vous ferai convenir qu'il est fort avantageux de s'attacher à la Religion. Ma foi, dit-il, si vous faites ce miracle, vous en feriez bien d'autres; il me semble que tout l'avantage qui m'en reviendrait, serait de me gêner beaucoup dans tout ce qui peut me plaire, et je n'aime pas à -me contraindre: c'est donc cela qui vous tient, repris-{??}je, il est aisé d'imaginer que la Religion est une chose incommode, quand on a des ménagement à garder +me contraindre: c'est donc cela qui vous tient, repris-je, il est aisé d'imaginer que la Religion est une chose incommode, quand on a des ménagement à garder avec le vice ou le plaisir; mais elle est bien satisfaisante quand on est naturellement vertueux. Qu'appellez - vous, dit-il, être vertueux? on est assez vertueux quand on a de l'honneur. Ah! m'écriai-je, quel fantôme que cet honneur! en quoi le faites-vous consister? Vous n'en savez rien: c'est une chose arbitraire, et qui varie selon les différentes Nations. Je ne dis pas qu'il n'en faille suivre les lois dans chaque lieu, selon qu'il y est établi, mais il faut autre chose pour régler les sentiment intérieurs de l'homme, et même ses actions: si vous supprimez la Religion, qu'établissez vous à sa place? (car il faut partir d'un principe) quel est diff --git a/plain/files/Constant_Laure2.txt b/plain/files/Constant_Laure2.txt index cde8be9b..04f0bb58 100644 --- a/plain/files/Constant_Laure2.txt +++ b/plain/files/Constant_Laure2.txt @@ -3,16 +3,16 @@ LAURE, OU LETTRES DE QUELQUES FEMMES DE SUISSE. LETTRE XIII. Laure à Sophie. -MA chère amie, voilà le moment où il faut quitter la campagne, dans {??}eu de jours nous irons à la ville; {??}e ne sais si je vous écrirai encore {??}l'ici; une grande partie de nos voie-{??}ins nous a déjà dévancé: ce n'est +MA chère amie, voilà le moment où il faut quitter la campagne, dans peu de jours nous irons à la ville; je ne sais si je vous écrirai encore d'ici; une grande partie de nos voisins nous a déjà dévancé: ce n'est pas sans regrets que je m'éloignerai de notre demeure paisible: je ne sais pourquoi, cette année, la ville et le monde m'inspirent une crainte secrète. Je crois que huit mois de séjour à la campagne ont augmenté ma timidité; je crains de ne pas retrouver cette bonhomie, cette facilité sociale à laquelle je me suis accoutumée ici. La distance où l'on est de ses rélations et de ses voisins, favorise un peu cette indépendance que j'aime; il me semble que nous allons être bien près les uns des autres; cette idée m'oppresse; je vois une quantité de devoirs auxquels il faudra se ranger, des règles nécessaires à observer, des choses qu'il conviendra de dire, et encore plus qu'il faudra taire; je crains d'avoir perdu l'habitude de tout cela. En vérité, s'il convenait à mes parents de passer l'hiver ici, je crois que je m'en réjouïrois: cependant, je serai bien aise -{??}le revoir mes connaissances, de re-{??}rouver des amies que je n'ai pas vues {??}iepuis longtemps; je compte bien {??}ussi profiter des plaisirs qui se ren-{??}ontreront, des assemblées, des sou-{??}ers, des bals; je m'en réjouïs même {??}quand +de revoir mes connaissances, de retrouver des amies que je n'ai pas vues depuis longtemps; je compte bien aussi profiter des plaisirs qui se rencontreront, des assemblées, des soupers, des bals; je m'en réjouïs même quand j'y pense. -Je suis fâchée de cette contradic-{??}ion que je ne puis pas trop expli-{??}quer; il m'arrive souvent d'en avoir, {??}le ces contradictions: dites moi, chère {??}mie, si elles tiennent à mon carac-{??}ère personnel, ou à l'humanité en-{??}ière; il -me semble qu'il est encore {??}lus difficile d'être d'accord avec soi-{??}nême qu'avec les autres; c'est un {??}ombat continuel, qui serait fatigant {??}'il avait chez moi un objet impor-{??}ant; heureusement que les détails de {??}na vie sont peu -essentiels. Quand il {??}rrive tout autrement que je n'avais {??}révu ou décidé, je n'en suis pas {??}eaucoup plus malheureuse: vous, {??}a chère amie, vous avez toujours +Je suis fâchée de cette contradiction que je ne puis pas trop expliquer; il m'arrive souvent d'en avoir, de ces contradictions: dites moi, chère amie, si elles tiennent à mon caractère personnel, ou à l'humanité entière; il +me semble qu'il est encore plus difficile d'être d'accord avec soi-même qu'avec les autres; c'est un combat continuel, qui serait fatigant s'il avait chez moi un objet important; heureusement que les détails de ma vie sont peu +essentiels. Quand il arrive tout autrement que je n'avais prévu ou décidé, je n'en suis pas beaucoup plus malheureuse: vous, ma chère amie, vous avez toujours lieu d'être d'accord avec vous même; cependant, est - ce que vous n'éprouvez pas quelquefois ce dont je me plains; confiez - le moi, je vous en prie, afin que je n'aie pas trop mauvaise opinion de ma tête: ici, j'ai pris des habitudes auxquelles je Suis attachée; je devrai en prendre d'autres dont je me trouverai tout aussi bien quand elles seront prises; mais c'est une peine, et je n'ai pas cette souplesse du changement. Je veux l'acquérir, je sens qu'elle est nécessaire, surtout dans mon Système; je saurai passer, sans souffrir, de la retraite dans le monde, de la tranquillité de la campagne dans le bruit et le tourbillon de la ville, du repos de l'esprit à l'émotion de l'âme: il y a par-tout des jouïssances, l'habileté est de les @@ -21,24 +21,24 @@ mais on peut la maîtriser: on peut s'en défier jusqu'à un certain point, et j compte? C'est sûrement ce qu'on appelle de l'humeur: elle nous rend insupportables aux autres, et je ne veux pas l'être; je vais travailler gaïement, à ce que je n'aime pas. Depuis votre départ, je me suis attrapée souvent à avoir de cette humeur chagrine; j'ai bien l'adresse de la justifier; il vaut mieux, je crois, avoir la force de la repousser: quand je suis de bonne foi, j'en trouve fort aisément les moyens; il ne faut qu'une distraction, une occupation, un peu de musique; quand cela va jusqu'à la tristesse, dont je crois avoir les meilleures raisons du monde, je me promène jusqu'à être rendue de fatigue; -je vais chercher quelques pay-{??} sans qui m'intéressent par leur pau{??} vreté, par leurs maux; cette sensibi{??} lité, qui se repliait sur moi - même qui me portait au mécontentement qui est injuste, je la tourne sur de{??} objets de compassion ou -d'intérêt{??} étrangers à moi et je suis soulagée{??} Ce qui m'afflige et m'humilie, c'est{??} que j'ai remarqué souvent que cette{??} disposition chagrine se porte contr{??} ce qui est le plus cher à mon cœur{??} contre mon père, par exemple; -j{??} m'y suis surprise une fois ou deux oh! comme j'étais en colère contr{??} moi-même. Mon père heureusemen{??} connaît mes sentiment, au lieu de{??} se fâcher, il me regarde, et il rit{??} il ne me répond pas, il me mè^ne à{??} mon clavecin, me -prie de lui jouer{??} un air gai; je l'ai bientôt com-{??} pris, et je lui saute au cou les lar{??} mes aux yeux. Pauvre Laure, me dit-il{??} quelquefois, ta sensibilité..... Il se-{??} -coue la tête et il s'en va. C'est votre absence qui me donne ce défaut, j'aurois souvent besoin de causer avec une amie comme vous; on a là une quantité d'idées obscures que l'on ne peut débrouiller, et que l'amitié me ferait verser dans le +je vais chercher quelques paysans qui m'intéressent par leur pauvreté, par leurs maux; cette sensibilité, qui se repliait sur moi - même qui me portait au mécontentement qui est injuste, je la tourne sur des objets de compassion ou +d'intérêt, étrangers à moi et je suis soulagée. Ce qui m'afflige et m'humilie, c'est que j'ai remarqué souvent que cette disposition chagrine se porte contre ce qui est le plus cher à mon cœur, contre mon père, par exemple; +je m'y suis surprise une fois ou deux oh! comme j'étais en colère contre moi-même. Mon père heureusement connaît mes sentiment, au lieu de se fâcher, il me regarde, et il rit; il ne me répond pas, il me mène à mon clavecin, me +prie de lui jouer un air gai; je l'ai bientôt compris, et je lui saute au cou les larmes aux yeux. Pauvre Laure, me dit-il quelquefois, ta sensibilité..... Il secoue +la tête et il s'en va. C'est votre absence qui me donne ce défaut, j'aurois souvent besoin de causer avec une amie comme vous; on a là une quantité d'idées obscures que l'on ne peut débrouiller, et que l'amitié me ferait verser dans le Sein d'une personne qui a toute ma confiance, et qui est à-peu-près dans la même position que moi. Hier, je me serais bien soulagée avec vous; il était venu plusieurs visites, et il y avait beaucoup de monde à la maison; Mr. de Marville, dont les assiduités sont devenues plus fréquentes, et avec lui quelques autres hommes: le hasard les avait rassemblés, il y en avait quelques-uns que je connaissais à peine; comme à l'ordinaire, c'étaient les absent qui étaient les objets de la conversation: on me parla de mon amie de St. Aubin; on ne l'a point oubliée, on se la rappelle avec plaisir. -Comme je ne manquai pas de croir{??} que c'était par amitié pour moi qu{??} l'on en parlait, je pardonnois dette{??} fois tout le bien que l'on en dit. U{??} Monsieur, qui avait des nouvelles d{??} ***, dit qu'on lui écrivait qu'elle{??} devait se -marier; je demandai bie{??} vite quand, comment, avec qui? c'e{??} toit un bruit vague, dont on ne p{??} me donner aucun détail; on nomm{??} un Mr. Dubourg, dont je ne vous {??} jamais entendu parler, et je ne crus plu{??} rien. Dans le nombre des -absent dor{??} on s'occupa, le seul dont on ne d{??} point de mal est ce Mr. St. Ange{??} dont j'ai entendu parler quelquefois{??} et dont Mlle. de Mirfor fait une el{??} pèce de portrait que je n'ai pas tro{??} compris. Tous les hommes le -louer{??} avec une complaisance singulière, {??} que je n'ai remarquée encore pou{??} aucun d'eux; je voudrais savoir {??} quoi il doit ce bonheur; c'est sans{??} doute quelqu'espèce bien rare. Si j'é{??} -{??}tois susceptible de curiosité, j'en au-{??}rois je crois de le connaître: au {??}fond, je ne m'en soucie point du tout; {??}j'aurai assez d'occasions de le voir chez {??}des femmes de ma connaissance, et {??}avec lesquelles il est en rélation. -Mr. {??}de Marville paraît avoir pour lui une {??}amitié, une vénération particulière; je {??}voudrais savoir sur quoi elle est fondée. -Depuis que j'ai réfléchi sur l'opi-{??}ion qui s'établit dans le monde, et {??}que l'on a{??} les uns des autres, je {??}rouve que je suis si fort trompée, {??}e dis si fouvent, n'est ce que cela, {??}qu'en vérité, je crois qu'il en faut -con-{??}ure que c'est moi qui vois et qui juge {??}nal. Je veux apprendre à mieux {??}oir et à mieux juger; j'espère qu'en {??}trendant que je le sache, je ne ferai pas {??}le bien grandes fautes; je crains que {??}Mlle. de Mirfort ne soit en -train d'en {??}aire, quoiqu'elle ait plus d'expérience {??}que moi. Je vous ai envoyé sa lettre; {??}ôus aurez vu, à ses expressions recherchées, +Comme je ne manquai pas de croire que c'était par amitié pour moi que l'on en parlait, je pardonnois cette fois tout le bien que l'on en dit. Un Monsieur, qui avait des nouvelles de ***, dit qu'on lui écrivait qu'elle devait se +marier; je demandai bien vite quand, comment, avec qui? c'était un bruit vague, dont on ne put me donner aucun détail; on nomma un Mr. Dubourg, dont je ne vous ai jamais entendu parler, et je ne crus plus rien. Dans le nombre des +absent dont on s'occupa, le seul dont on ne dit point de mal est ce Mr. St. Ange, dont j'ai entendu parler quelquefois, et dont Mlle. de Mirfor fait une espèce de portrait que je n'ai pas trop compris. Tous les hommes le +louent avec une complaisance singulière, et que je n'ai remarquée encore pour aucun d'eux; je voudrais savoir à quoi il doit ce bonheur; c'est sans doute quelqu'espèce bien rare. Si j'étais +Susceptible de curiosité, j'en aurois je crois de le connaître: au fond, je ne m'en soucie point du tout; j'aurai assez d'occasions de le voir chez les femmes de ma connaissance, et avec lesquelles il est en rélation. +M. de Marville paraît avoir pour lui une amitié, une vénération particulière; je voudrais savoir sur quoi elle est fondée. +Depuis que j'ai réfléchi sur l'opinion qui s'établit dans le monde, et que l'on a les uns des autres, je trouve que je suis si fort trompée, je dis si souvent, n'est ce que cela, qu'en vérité, je crois qu'il en faut +conclure que c'est moi qui vois et qui juge mal. Je veux apprendre à mieux voir et à mieux juger; j'espère qu'en attendant que je le sache, je ne ferai pas de bien grandes fautes; je crains que Mlle. de Mirfort ne soit en +train d'en faire, quoiqu'elle ait plus d'expérience que moi. Je vous ai envoyé sa lettre; vous aurez vu, à ses expressions recherchées, Ses prétentions à l'esprit: on peut juger, à la manière dont elle se défend, que les conjectures ne sont que trop vraïes; il me semble qu'elle dit précisément ce qu'il faut pour persuader le contraire de ce qu'elle veut faire croire; il règne dans toute sa lettre une contrainte et un embarras qui me font penser que la mienne n'a pas eu un trop bon effet. Je lui ai répondu un mot tout de suite, pour l'assurer que j'étais convaincue de tout ce qu'elle me disait; je ne sais si elle en sera contente; il y a tant de choses que l'on affirme et qu'on ne se soucie pas de persuader: je l'ai suppliée, sur - tout, qu'il ne fut plus question entre nous de ce petit incident: je veux absolument prévenir les confidences; je les haïs, et j'ai @@ -50,97 +50,96 @@ toujours son amie, et je lui en donnerai des preuves dans toutes les occasions. Nous avons été prendre congé de Mr. et de Madame de St. Marcin; il y a longtemps que je ne vous en ai rien dit, parce que je n'avais rien à en dire; je les ai vus quelquefois: il n'est point arrivé de changement à leur situation; dans l'infortune, les hommes ont bien de l'avantage, et je crois qu'ils en ont partout: mille occupations différentes peuvent les distraire; de nouveaux projets les consolent de ceux qui ont manqué; leur esprit peut avoir plusieurs objets: et une pauvre femme se trouve toujours toute seule avec l'idée de -ce qui lui manque et de ce qui lui a échappé: il me semble aussi que Mr. de St. Marcin est moins sensible aux privations; il s'am{??}use de l'agriculture et des soins de la campagne; il pourvait au nécessaire, il court à la chasse, il revient +ce qui lui manque et de ce qui lui a échappé: il me semble aussi que Mr. de St. Marcin est moins sensible aux privations; il s'amuse de l'agriculture et des soins de la campagne; il pourvait au nécessaire, il court à la chasse, il revient fatigué et occupé de ce qui lui est arrivé; pendant ce temps là, Madame de St. Marcin reste chez elle avec son chagrin, et sans autre compagnie que ses souvenirs et un portrait à la silhouette fixé à la parois. Son air triste et négligé est vraiment touchant; il y a déjà quelque temps que Mr. de Verseuil les a quittés: c'est dans ce moment qu'un ami vrai serait utile et nécessaire, bien mieux que dans le -{??}nonde, où il croit en avoir fait l'offi-{??}e. Sans doute qu'elle le pense comme {??}noix, elle m'inspire de la compassion, de {??}a pitié. Cet hiver, qu'elle va passer si {??}ristement et qu'elle comparera aux au-{??}res lui fera difficile à -Soutenir; je crains {??}qu'elle n'en ait pas la force. Elle m'a {??}dit qu'elle avait quelques espérances {??}'aller à Lyon au printemps; je l'ai {??}riée de venir me voir à la ville. Nous nous sommes promis amitié et {??}ttachement; mais c'est -encore des {??}onfidences dont j'aurai à me déferi-{??}re. Je veux absolument être séparée {??}de toute affaire romanesque, et, sur-{??}out, ne point savoir celles des autres; {??}u reste, il ne tient qu'à moi d'avoir {??}es espérances pour mon -propre comp-{??}e: elles ne sont pas sans fondement, {??}et je les tiens de bonnes mains. Mr. {??}e conseiller du Terrier est venu {??}rendre congé de nous; il m'a dit {??}d'un air très-fin et très-confiant, que {??}on cher fils revenait +monde, où il croit en avoir fait l'office. Sans doute qu'elle le pense comme moi, elle m'inspire de la compassion, de la pitié. Cet hiver, qu'elle va passer si tristement et qu'elle comparera aux autres lui fera difficile à +Soutenir; je crains qu'elle n'en ait pas la force. Elle m'a dit qu'elle avait quelques espérances d'aller à Lyon au printemps; je l'ai priée de venir me voir à la ville. Nous nous sommes promis amitié et attachement; mais c'est +encore des confidences dont j'aurai à me défendre. Je veux absolument être séparée de toute affaire romanesque, et, surtout, ne point savoir celles des autres; au reste, il ne tient qu'à moi d'avoir des espérances pour mon +propre compte: elles ne sont pas sans fondement, et je les tiens de bonnes mains. M. le conseiller du Terrier est venu prendre congé de nous; il m'a dit d'un air très-fin et très-confiant, que son cher fils revenait incessamment de -Ses voyages; qu'il serait très - en{??} pressé de me le présenter, et qu{??} croyait qu'il avait le goût assez bo{??} pour me faire sa cour: que les fer{??} mes de Paris l'auraient bien formé{??} ensuite, on a fait entendre légér{??} ment, qu'un -fils unique, comme lu{??} était un assez bon parti, et que femme qu'il choisirait ne serait pas{??} malheureuse. J'ai pu comprendre que{??} peut-être, je ne serais pas indig{??} de ces grands avantages, et j'ai e{??} tendu tout ce qui pouvait me -do{??} ner les espérances les plus flatteuse{??} Il est assez agréable d'avoir une belle perspective; je vais en avoi{??} de la fierté, et si j'ai des riva{??} les, je les désolerai par mon a{??} tranquille. -C'est avec les plus grands regret{??} que je vais m'éloigner de mon che{??} solitaire. Je ne pourrai le voir avan{??} de quitter son voisinage, et je m'e{??} afflige; il faut renvoyer ce plaisir a{??} -{??}rintemps: je vais attendre cette sai-{??}on avec impatience, je languis de {??}evoir ce beau verger; il doit être {??}harmant dans le moment des fleurs: {??}l est malheureux d'en jouir seul, et {??}e n'avoir que des idées tristes à y -{??}orter; cet homme si aimable, si in-{??}éressant, resté seul dans la solitude, {??}ne fait de la peine; mais peut-être {??}era-t-il plus heureux que ceux qui vont {??}hercher la société et les plaisirs dans le {??}racas du monde. Je vais lui -écrire {??}our prendre congé de lui: adieu, {??}na chère amie, je vous quitte pour {??}être qui m'intéresse le plus après {??}vous; j'espère de recevoir incessam-{??}ment de vos lettres à la ville, je {??}vais les attendre avec impatience; {??}que -votre amitié et votre souvenir {??}continue de m'accompagner dans la {??}nouvelle vie que je vais mener: pour-{??}quoi est-ce toujours loin de vous? {??}je vous dirais bien plus souvent que {??}je vous aime. +Ses voyages; qu'il serait très empressé de me le présenter, et qu'il croyait qu'il avait le goût assez bon pour me faire sa cour: que les femmes de Paris l'auraient bien formé: ensuite, on a fait entendre légèrement, qu'un +fils unique, comme lui était un assez bon parti, et que femme qu'il choisirait ne serait pas malheureuse. J'ai pu comprendre que, peut-être, je ne serais pas indige de ces grands avantages, et j'ai entendu tout ce qui pouvait me +donner les espérances les plus flatteuses. Il est assez agréable d'avoir une belle perspective; je vais en avoir de la fierté, et si j'ai des rivales, je les désolerai par mon air tranquille. +C'est avec les plus grands regrets que je vais m'éloigner de mon cher solitaire. Je ne pourrai le voir avant de quitter son voisinage, et je m'en afflige; il faut renvoyer ce plaisir au +printemps: je vais attendre cette saison avec impatience, je languis de revoir ce beau verger; il doit être charmant dans le moment des fleurs: il est malheureux d'en jouir seul, et de n'avoir que des idées tristes à y +porter; cet homme si aimable, si intéressant, resté seul dans la solitude, me fait de la peine; mais peut-être sera-t-il plus heureux que ceux qui vont chercher la société et les plaisirs dans le fracas du monde. Je vais lui +écrire pour prendre congé de lui: adieu, ma chère amie, je vous quitte pour l'être qui m'intéresse le plus après vous; j'espère de recevoir incessamment de vos lettres à la ville, je vais les attendre avec impatience; que +votre amitié et votre souvenir continue de m'accompagner dans la nouvelle vie que je vais mener: pourquoi est-ce toujours loin de vous? je vous dirais bien plus souvent que je vous aime. LETTRE XIV. De la même. -MA chère amie, il y a bien long{??} temps que je ne vous ai pas écrit{??} J'ai reçu votre lettre et je ne vous{??} ai pas répondu: j'en ai été très fâ{??} chée, je vous assure: depuis mo{??} retour à la ville, j'ai fait beaucou{??} de choses; -j'ai été fort occupée, et j{??} n'ai rien à vous dire; je n'ai pas{??} cessé, cependant, de penser à vous{??} j'attendais quelqu'évènement intéres{??} sant pour vous le prouver, il n'en e{??} point venu; je crains que l'amitié n{??} suffise pas à -l'intérêt de notre corref{??} pondance; nous nous aimerons et nous{??} ne nous dirons rien, ce n'est pas{??} mon compte; je voudrais causer au-{??} jourd'hui avec vous, et ce que j'ai de{??} +MA chère amie, il y a bien long-temps que je ne vous ai pas écrit. J'ai reçu votre lettre et je ne vous ai pas répondu: j'en ai été très fâchée, je vous assure: depuis mon retour à la ville, j'ai fait beaucoup de choses; +j'ai été fort occupée, et je n'ai rien à vous dire; je n'ai pas cessé, cependant, de penser à vous; j'attendais quelqu'évènement intéressant pour vous le prouver, il n'en est point venu; je crains que l'amitié ne suffise pas à +l'intérêt de notre correspondance; nous nous aimerons et nous ne nous dirons rien, ce n'est pas mon compte; je voudrais causer aujourd'hui avec vous, et ce que j'ai de plus intéressant à vous faire entendre est que je vous aime; cependant, je suis dans un monde nouveau. Il y a déjà quatre semaines que je suis établie à la ville, et il me semble qu'à la campagne j'aurois eu plus de choses à écrire, quoi que j'en eusse fait beaucoup moins; je crois que mes pensées valent mieux que mes actions, et j'ai peur d'être plus désœuvrée, au milieu des affaires et du tourbillon de la société, que je ne l'étais dans la solitude; le mouvement n'est pas toujours de l'occupation, ni le repos, de l'oisiveté: après les peines et les embarras d'un nouvel établissement sont venus les devoirs; après les devoirs, le renouvellement d'amitié; et ensuite, les nouvelles connaissances. Ma chère amie, j'ai beaucoup d'amies. Vous avouerai-je, que lorsque j'en fais le compte, j'en ai peur? l'amitié n'est-elle pas une espèce de religion, qui -exige beaucoup de vertus, de la com{??} plaisance, de l'indulgence, de l'oubl{??} de soi-même, et aussi de la fausseté{??} j'avoue que je n'aime point trop l'exer{??} cice de tout cela, vous ne m'y ave{??} point accoutumée, et je pense qu{??} -c'est vous qui me faites craindre me{??} autres amies; j'aimerai ma chère So{??} phie, et si elle me le rend mon cœur et{??} mon amour-propre seront content; a{??} reste, il y a des amitiés que l'on entre{??} tient à si bon marché! et je ne -veux{??} ici que de celles-là. -J'ai donc retrouvé beaucoup de me{??} chères amies; et, quoique nous ayons{??} été quelques mois sans nous voir, l'affection a été la même. Ces liaisons, que l'absence ne gâte point, que l'on quitte et que l'on reprend avec la même facilité, +exige beaucoup de vertus, de la complaisance, de l'indulgence, de l'oublie de soi-même, et aussi de la fausseté: j'avoue que je n'aime point trop l'exercice de tout cela, vous ne m'y avec point accoutumée, et je pense que +c'est vous qui me faites craindre mes autres amies; j'aimerai ma chère Sophie, et si elle me le rend mon cœur et mon amour-propre seront content; au reste, il y a des amitiés que l'on entretient à si bon marché! et je ne +veux ici que de celles-là. +J'ai donc retrouvé beaucoup de mes chères amies; et, quoique nous ayons été quelques mois sans nous voir, l'affection a été la même. Ces liaisons, que l'absence ne gâte point, que l'on quitte et que l'on reprend avec la même facilité, Sont bien commodes: on en jouït quand on est près, on s'en passe quand on est loin, et les démonstrations vont toujours leur train: c'est, je crois, ce qu'on appelle le la sociabilité. J'ai remarqué seulement, que ces rélations de société devenaient, dans l'occasion, de bien bonnes ennemies: oh! alors, la sincèrité et la franchise sont parfaites, et la cordialité est assurée: il doit m'être facile d'éviter ce petit inconvénient des liaisons; j'y tâcherai, et il me semble en vérité que je n'ai pas de quoi me faire une ennemie: pour mon bonheur, il ne me faut que cette seule sympathie qui règne entre nous. Vous, ma chère amie, et mon père, remplissez entièrement mon cœur: vous seuls avez ma confiance, et ces sentiment qui l'assurent pour toute la vie: tout le reste est pour moi le prochain, que je dois aimer comme moi-même, et que j'aimerai tant que je pourrai: mon malheur, c'est votre éloignement: qu'est-ce que je ferais si je ne vous écrivais pas? si je ne vous mettais pas de moitié de tout ce que je pense, de tout ce que je -fais. Ayez pour moi les mêmes dis{??} positions, et que nos cœurs s'écou{??} tent et s'entendent toujours. Je m{??} plains de ce que vous me parlez plu{??} de moi, que de vous-même, et je m{??} livre à l'intérêt que vous me témoi{??} gnez, à -la confiance que vous m'ins{??} pirez; je vous dis tout, et je n'ai qu{??} trop de plaisir à vous tout dire; met{??} tez cette facilité au rang des vices que{??} l'amitié doit supporter: je pense tout{??} haut avec vous, et alors, il faut -bien{??} vous entretenir de tout ce que je fais. +fais. Ayez pour moi les mêmes dispositions, et que nos cœurs s'écoutent et s'entendent toujours. Je me plains de ce que vous me parlez plus de moi, que de vous-même, et je me livre à l'intérêt que vous me témoignez, à +la confiance que vous m'inspirez; je vous dis tout, et je n'ai que trop de plaisir à vous tout dire; mettez cette facilité au rang des vices que l'amitié doit supporter: je pense tout haut avec vous, et alors, il faut +bien vous entretenir de tout ce que je fais. C'est cet hiver que je fais véritablement mon entrée dans le monde: jusqu'à présent, presque tous les objets se sont présentés à moi sous un aspect tout différent de ce qu'ils me paraissent aujourd'hui: je n'ai fait encore que les entrevoir, je n'ai rien vu, et j'ai voulu penser et juger; à tout moment je me trouve dans l'erreur; quelquefois je veux m'attacher à mon idée, par amour-propre; mais -{??}se trouve que les affaires vont leur {??}rain, et que je suis à cent lieues {??}e ce que j'avais prévu, ou imaginé. {??}Au reste, mes erreurs ne peuvent pas {??}tre bien dangereuses, mais je ne {??}eux pas des erreurs: j'ai donc une {??}rande -opération à faire; c'est de voir, {??}'examiner et de réflechir après. Si vous {??}tiez là, nous penserions ensemble: {??}vous m'aideriez à prendre de l'expé-{??}ience, et l'expérience de deux filles {??}le vingt ans n'est pas absolument -in-{??}ifférente: aidez-moi de la vôtre, je {??}vous en conjure en m'écrivant sou-{??}vent: ce que j'ai fait depuis que je {??}uis à la ville jusques à présent va {??}ssez bien à mon but, et cependant, {??}e ne me l'étais pas proposé: c'est -{??}oujours en m'entretenant avec vous, {??}que les réflexions naissent naturelle-{??}ment; elles me viennent surtout au-{??}jourd'hui, que je suis fatiguée de {??}tout le mouvement que je me suis -donné; j'en étais un peu étourdie{??} et j'avais besoin de repos. Ma mère{??} que j'ai toujours accompagnée dans les{??} devoirs de société dont nous nous som{??} mes acquitées, et dans les assemblée{??} où nous avons été, s'en est aussi -ressentie; sa santé est un peu dérangée{??} et nous gardons la maison. -J'ai repassé dans mon esprit ce que{??} j'avais fait; je n'ai pas été fort satisfaite. J'ai assez mal rempli les{??} devoirs que je m'étais préscrits, et que je regardais comme essentiels: j'ai reçu des amitiés et des prévenances auxquelles +Se trouve que les affaires vont leur train, et que je suis à cent lieues de ce que j'avais prévu, ou imaginé. Au reste, mes erreurs ne peuvent pas être bien dangereuses, mais je ne veux pas des erreurs: j'ai donc une grande +opération à faire; c'est de voir, d'examiner et de réflechir après. Si vous étiez là, nous penserions ensemble: vous m'aideriez à prendre de l'expérience, et l'expérience de deux filles de vingt ans n'est pas absolument +indifférente: aidez-moi de la vôtre, je vous en conjure en m'écrivant souvent: ce que j'ai fait depuis que je suis à la ville jusques à présent va assez bien à mon but, et cependant, je ne me l'étais pas proposé: c'est +toujours en m'entretenant avec vous, que les réflexions naissent naturellement; elles me viennent surtout aujourd'hui, que je suis fatiguée de tout le mouvement que je me suis +donné; j'en étais un peu étourdie, et j'avais besoin de repos. Ma mère, que j'ai toujours accompagnée dans les devoirs de société dont nous nous sommes acquitées, et dans les assemblées où nous avons été, s'en est aussi +ressentie; sa santé est un peu dérangée, et nous gardons la maison. +J'ai repassé dans mon esprit ce que j'avais fait; je n'ai pas été fort satisfaite. J'ai assez mal rempli les devoirs que je m'étais préscrits, et que je regardais comme essentiels: j'ai reçu des amitiés et des prévenances auxquelles je n'ai pas trop bien répondu; j'ai eu de certaines prétentions qui n'ont pas eu du succès; et des espérances de plaisirs, qui ont été trompées: mes idées, sur tout cela, n'ont pas été justes; on espère beaucoup, on prétend plus encore, et l'on -S'attribue des droits; on s'attend à des démonstrations; on veut même ins-{??}rer -certains sentiment que l'on croit {??}ériter; l'amour-propre arrange tout {??}la à sa fantaisie, celui des autres n'a {??}int été consulté, et l'on crie à l'in-{??}stice fort injustement, ou si on ne {??}e pas, on se promet de petites {??}ngeances -Souvent bien pénibles: {??} vaut mieux, je pense, s'accomoder {??} ce qu'on reçoit généralement, et {??}oir même l'air de recevoir plus {??}'on ne vous donne: il ne faut {??}rter dans le monde qu'une dispo-{??}ion à être content de tout; les -ré-{??}tions et l'amitié doivent aller avec {??}s autres affaires de la vie, que le {??}mps et les circonstances entraînent: {??}est une folie que de s'attacher aux {??}uances, on doit employer l'esprit {??} l'adresse à embellir le moment qui -{??}sse, et ne pas permettre à la sen-{??}bilité de l'empoisonner: j'ai bien {??}uelques reproches à me faire là-des-{??}us; j'ai repoussé des discours, qui {??}taient peut-être dits dans la meilleure +S'attribue des droits; on s'attend à des démonstrations; on veut même inspirer +certains sentiment que l'on croit mériter; l'amour-propre arrange tout cela à sa fantaisie, celui des autres n'a point été consulté, et l'on crie à l'injustice fort injustement, ou si on ne crie pas, on se promet de petites vengeances +Souvent bien pénibles: il vaut mieux, je pense, s'accomoder de ce qu'on reçoit généralement, et avoir même l'air de recevoir plus qu'on ne vous donne: il ne faut porter dans le monde qu'une disposition à être content de tout; les +rélations et l'amitié doivent aller avec les autres affaires de la vie, que le temps et les circonstances entraînent: c'est une folie que de s'attacher aux nuances, on doit employer l'esprit et l'adresse à embellir le moment qui +passe, et ne pas permettre à la sensibilité de l'empoisonner: j'ai bien quelques reproches à me faire là-dessus; j'ai repoussé des discours, qui étaient peut-être dits dans la meilleure intention du monde, et sûrement, j'ai donné quelquefois mauvaise opinion de moi. L'autre jour, par exemple, il y avait une grande assemblée au château: j'y étais avec ma mère, le cercle était formé: une certaine Mad. de Miolan venait se placer près de moi; je lui offris le fauteuil où j'étais, et je pris la chaise qui était à côté; elle prit ma place sans faire presque de compliment, ce qui commença à me blesser; ensuite, avec un certain ton d'affection et de complaisance, elle me parla de la campagne, et du temps que j'y avais passé; je crus qu'elle me regardait comme une petite campagnarde qu'elle voulait protéger, et je fus un peu plus choquée. Elle me dit, en continuant, qu'elle aimait beaucoup la naïveté et la Simplicité que l'on conservait à la campagne, et elle ajouta, que ma coiffure était de très-bon goût, quoiqu'elle ne fût pas à la -dernière mode, alors je fus tout-à-{??}fait en colère; je dis en murmurant, {??}qu'à la ville on se donnait souvent du {??}ridicule, en sui vant trop bien la mode, {??}et que la critique, quelquefois, tombait {??}sur ceux qui la faisaient: je ne -Sais si elle {??}m'entendit, mais elleajouta, d'un ton {??}mical et affectueux; je vous assure, ma-{??}demoiselle, que vous faites fort bien {??}le montrer vos beaux cheveux, et {??}le ne pas les cacher sous ces grands {??}hapeaux que l'on -porte aujourd'hui; {??}e ne doutai pas que ce ne fut une {??}pigramme, sur ce que je n'étais pas {??}ffée avec un chapeau à la mode: {??}e crus qu'il m'était permis de la per-{??}fler, et que je me le devais même. -Cette Mad. de Miolan, qui n'est {??}lus jeune, est un peu grosse, blon-{??}e, point jolie, un visage rond, un {??}eu rouge et bouffi; elle avait un {??}hapeau transparent, d'un bleu clair, {??}ui était mis en arrière, et qui ne lui {??}lloit +dernière mode, alors je fus tout-à-fait en colère; je dis en murmurant, qu'à la ville on se donnait souvent du ridicule, en suivant trop bien la mode, et que la critique, quelquefois, tombait sur ceux qui la faisaient: je ne +Sais si elle m'entendit, mais elle ajouta, d'un ton amical et affectueux; je vous assure, mademoiselle, que vous faites fort bien de montrer vos beaux cheveux, et de ne pas les cacher sous ces grands chapeaux que l'on +porte aujourd'hui; je ne doutai pas que ce ne fut une épigramme, sur ce que je n'étais pas coëffée avec un chapeau à la mode: je crus qu'il m'était permis de la persifler, et que je me le devais même. +Cette Mad. de Miolan, qui n'est plus jeune, est un peu grosse, blonde, point jolie, un visage rond, un peu rouge et bouffi; elle avait un chapeau transparent, d'un bleu clair, qui était mis en arrière, et qui ne lui allait pas trop bien. J'étais, peut-être, -plus rouge qu'elle de colère, {??} d'un ton très - piqué, je la remercia{??} de ses éloges; j'admirai sa coiffure{??} je lui demandai la permission de l{??} prendre pour modèle; je l'assurai qu{??} le transparent lui allait à merveille{??} et -qu'elle devait en faire grand cas{??} On vint lui parler, et notre conver{??} sation fut interrompue; elle s'éloign{??} en me regardant d'un air étonné qu{??} me fit de la peine: cependant, j'au{??} rois continué avec la même ironie{??} et je -ne pus m'empêcher de dire ma voisine, que je connaissais u{??} peu; ne trouvez-vous pas que Mad{??} de Miolan, avec son chapeau azur{??} ressemble à Vénus au coucher d{??} soleil? On me répondit d'un ai{??} très-sérieux, sans changer de conte{??} -nance, et en agitant son évantail{??} que Mad. de Miolan était une femm{??} très - aimable et très - respectable: j{??} commençai bientôt à être en pein{??} de ce que j'avais dit: je fus bien plu{??} mécontente de moi lorsque mon père, +plus rouge qu'elle de colère, d'un ton très - piqué, je la remerciai de ses éloges; j'admirai sa coiffure; je lui demandai la permission de la prendre pour modèle; je l'assurai que le transparent lui allait à merveille, et +qu'elle devait en faire grand cas. On vint lui parler, et notre conversation fut interrompue; elle s'éloigna en me regardant d'un air étonné qui me fit de la peine: cependant, j'aurois continué avec la même ironie, et je +ne pus m'empêcher de dire ma voisine, que je connaissais un peu; ne trouvez-vous pas que Mde. de Miolan, avec son chapeau azur, ressemble à Vénus au coucher du soleil? On me répondit d'un air très sérieux, sans changer de contenance, et en agitant son évantail, que Mde. de Miolan était une femme très - aimable et très - respectable: je commençai bientôt à être en peine de ce que j'avais dit: je fus bien plus mécontente de moi lorsque mon père, qui je confie tout, m'eut dit que cette Mad. de Miolan était une de ses connaissances qu'il estimait beaucoup, et à laquelle il avait quelques obligations. J'ai donc la mortification d'avoir un tort à réparer; on me croit, sans doute, un mauvais esprit, et il n'est pas aisé d'en faire revenir. Oh, comme je me suis fait des reproches! Je crois, ma chère amie, que je n'ai pas de ce qu'on appelle de l'usage du monde, je veux en acquérir, et je ne sais qui prendre pour modèle, tout le monde a de l'assurance et je n'ai que de la timidité: je vois une certaine manière de faire du bruit, de dire des paroles, de n'écouter personne, qui réussit à merveille; je veux me persuader que c'est toujours assez bien faire, que d'agir comme les autres: dites-moi comment vous faites, je vous en prie, je serais bien plus heureuse si je pouvais avoir vos avis. J'ai soupé quelquefois en ville; j'ai -vu du luxe, de la cérémonie, et poin{??} encore le plaisir: il y en avait cepen{??} dant sûrement; car on en parlait{??} et tout était si beau, si bien a{??} rangé! Mon père me gronde de n{??} savoir pas louer et admirer: mes pas{??} rens que -j'accompagne ordinairement{??} sont toujours content, et si je ne l{??} suis pas autant qu'eux, si au lieu d{??} l'être j'ai de l'ennui et de la fati{??} gue, c'est que sans doute, je ne sai{??} pas encore ce que c'est que les plaisit{??} de la -Société. Je croyais que l'on {??} rassemblait jamais ses amis par vanité{??} qu'on ne mettait point d'ostentatio{??} dans le plaisir de les avoir chez soi{??} et que le contentement d'être avec e{??} faisait toujours naître la gaieté, et -j'a{??} vu des soupés si beaux, qui étoier{??} si tristes! Comme, avec notre fortu{??} et dans le caractère de mes parents{??} nous n'avons point les honneurs d{??} luxe et de la profusion, je n'ai j{??} mais bien compris quels pourraient e{??} +vu du luxe, de la cérémonie, et point encore le plaisir: il y en avait cependant sûrement; car on en parlait, et tout était si beau, si bien arrangé! Mon père me gronde de ne savoir pas louer et admirer: mes parents que +j'accompagne ordinairement, sont toujours content, et si je ne le suis pas autant qu'eux, si au lieu de l'être j'ai de l'ennui et de la fatigue, c'est que sans doute, je ne sais pas encore ce que c'est que les plaisirs de la +Société. Je croyais que l'on ne rassemblait jamais ses amis par vanité; qu'on ne mettait point d'ostentation dans le plaisir de les avoir chez soi; et que le contentement d'être avec eux faisait toujours naître la gaieté, et +j'ai vu des soupés si beaux, qui étaient si tristes! Comme, avec notre fortune et dans le caractère de mes parents, nous n'avons point les honneurs du luxe et de la profusion, je n'ai jamais bien compris quels pourraient en être le charme et les agrément. Si je disais tout ce que je pense là-dessus, je passerais, peut - être, pour avoir l'esprit bien neuf et bien borné. Je me formerai, je vous le promets, ma chère amie, et voici qui doit y contribuer encore. Il y a quelques jours que j'ai été à un bal, et j'aurois voulu vous consulter sur ma parure; ce n'était pas une petite affaire pour moi; je connaissais peu encore les nouvelles modes: je les crains et je me défie de mon goût. Je ne voulais pas me coëffer en cheveux, je n'en avais garde; je n'étais pas non plus disposée à choisir un de ces grands chapeaux, qui me paraissent plutôt faits pour la campagne que pour le bal; cependant, il fallut bien en mettre un, il était de gaze blanche; je le garnis de très - jolies fleurs artificielles, et je les arrangeai avec de la mousse; ma robe était aussi blanche, rattachée devant en festons; avec des petites roses, et j'en avais aussi un gros bouquet au côté; il me paraissait que j'étais mise avec assez de goût; ma mère le trouva de même, et j'allai à la fête avec assez de confiance. J'eus bien un peu -de crainte et de timidité en entrant, mais elle fut bientôt dissipée par la reception que l'on me fit. J'entendis un certain bruit qui n'échappe point à l'amour-{??}propre, quand même on ne l'a jamais entendu: les hommes s'empressaient de demander +de crainte et de timidité en entrant, mais elle fut bientôt dissipée par la reception que l'on me fit. J'entendis un certain bruit qui n'échappe point à l'amour-propre, quand même on ne l'a jamais entendu: les hommes s'empressaient de demander qui j'étais; les femmes me fixaient d'un certain regard, qui, pour n'être pas celui du contentement, ne me faisait point de peine. Modestement, je n'avais d'autre prétention que celle de m'amuser; je m'étais convaincue de la maxime, que pour trouver le plaisir, il faut quelquefois se persuader qu'on en a, et n'être pas difficile sur celui que l'on rencontre. Je dansois avec tous ceux qui voulaient bien me prendre; je caressois toutes les femmes; je voulus être gaie et la gaieté vint: j'étais assez contente, et j'allois, je crois, avoir de la vanité. Dans une intervalle de contredanse, un homme me parlait et me disait de ces choses qu'on se soucie peu d'écouter, et auxquelles il faut pourtant répondre; je remarquai, derrière moi, un autre homme et une femme qui se parlaient en me regardant: ils croyaient que je ne les apercevais pas et que j'étais à ma conversation. Je n'entendis point ce que le monsieur dit à la dame à l'oreille, mais je ne perdis pas un mot de la réponse: c'est sûrement, dit-elle, une campagnarde, car elle a un pré sur la tête, ou une nymphe bocagère, lui répondit - on; elle a des bosquets sur sa robe et un arbre à son côté. Je ne regardai point les personages; je rougis, et toute ma contenance se ressentit de ma petite -mortification. Celui qui me par{??} loit, s'imagina que c'était l'effet dit{??} ce qu'il me disait; il se crut oblig{??} de redoubler la galanterie de ses dis{??} cours: je changeai de place pour m'in-{??} former du nom des personnes qui s'étaient -amusées à mes dépens, et que{??} je ne connaissais pas; on me dit que{??} c'étaient des gens qui passaient pour{??} avoir beaucoup d'esprit, qui étaient{??} très - aimables, qui étaient venus de{??} B*** pour le bal et qui repartaient le +mortification. Celui qui me parlait, s'imagina que c'était l'effet de ce qu'il me disait; il se crut obligé de redoubler la galanterie de ses discours: je changeai de place pour m'informer du nom des personnes qui s'étaient +amusées à mes dépens, et que je ne connaissais pas; on me dit que c'étaient des gens qui passaient pour avoir beaucoup d'esprit, qui étaient très - aimables, qui étaient venus de B*** pour le bal et qui repartaient le lendemain. Je mourais d'envie de les connaître, de leur parler et de me venger de quelque manière. Je ne pus pas les joindre, et leur critique me resta sur le cœur; mon chapeau me devint pesant, et il me semblait que réellement je portais un -pré sur ma tête: insensiblement, je jetai la moitié de mon bouquet: cependant, l'homme avec lequel j'avais commencé la conversation, ne m'avait pas quittée, il continuait de me parler, et il suivait son idée; j'eus{??} +pré sur ma tête: insensiblement, je jetai la moitié de mon bouquet: cependant, l'homme avec lequel j'avais commencé la conversation, ne m'avait pas quittée, il continuait de me parler, et il suivait son idée; j'eus beau protester que je n'avais pas entendu un mot de ce qu'il m'avait dit, il se persuada que c'était une défaite; il ne cessait de me persécuter de flatteries et de protestations de sentiment. Dans ce moment, je rencontrai les regards de Mlle. de Mirfort, qui avait l'air de s'entretenir de moi avec M. de Marville, avec qui j'avais dansé deux ou trois fois. Le bal me devint insupportable, et je me suis retirée beaucoup plutôt que je ne comptais. Dès que j'ai été chez moi, j'ai vite ôté mon chapeau, j'ai cherché le prétendu pré, dont l'idée ne m'avait pas quittée; j'ai trouvé que la mousse et les petites fleurs, comme je les avais arrangées étaient très jolies. Je n'ai rien vu de ridicule dans le reste de mon habillement; j'ai décidé @@ -154,24 +153,24 @@ ne pourrez pas vous débarrasser. Si vous les négligez; si vous les laissez fâ intelligence à cultiver ces fleurs, et à les cueillir de manière qu'elles se succèdent, et qu'elles renaissent continuellement. Défiez-vous de celles dont l'éclat vous éblouït; cherchez plutôt celles qui se cachent humblement sous l'herbe, l'odeur en est toujours plus agréable. Mon rêve a été interrompu, je me suis réveillée; j'ai trouvé quelque chose de moral dans ce songe; je voulais vous l'écrire tout de suite, et puis je n'y ai plus pensé. -Je dois vous parler de Mlle. de Mir-{??} fort; nous nous sommes revues avec{??} amitié, mais comme je ne veux être{??} ni dupe, ni confidente, il y a e{??} entre nous un peu de réserve et d{??} cérémonie, ce qui a arrêté l'intimité{??} Je ne -puis vous dire que les bruit{??} publics; elle en est devenue l'objet{??} On cause, on raconte des circonstan{??} ces: partout ils paraissent arrangé{??} ensemble; et si Mr. de Flamacour es{??} assidu et empressé, Mlle. de Mirfor{??} ne paraît pas -moins sensible. On jug{??} que l'inclination est au moins réci{??} proque; les bons esprits sont persua{??} dés que le mariage est conclu, et o{??} discute les convenances; on a de l{??} peine à les trouver, parce qu'il y a for{??} peu de fort une -de part et d'autre, et qu{??} les Flamacour ont beaucoup de fiert{??} et d'ambition; on me demande quel-{??} quefois quand est ce que mon amie {??} mariera. On m'a répété si souvent {??} +Je dois vous parler de Mlle. de Mirfort; nous nous sommes revues avec amitié, mais comme je ne veux être ni dupe, ni confidente, il y a eu entre nous un peu de réserve et de cérémonie, ce qui a arrêté l'intimité. Je ne +puis vous dire que les bruits publics; elle en est devenue l'objet. On cause, on raconte des circonstances: partout ils paraissent arrangés ensemble; et si Mr. de Flamacour est assidu et empressé, Mlle. de Mirfort ne paraît pas +moins sensible. On juge que l'inclination est au moins réciproque; les bons esprits sont persuadés que le mariage est conclu, et on discute les convenances; on a de la peine à les trouver, parce qu'il y a fort peu de fort une +de part et d'autre, et que les Flamacour ont beaucoup de fierté et d'ambition; on me demande quel-quefois quand est ce que mon amie se mariera. On m'a répété si souvent ce mot d'amie, quoique dans ce moment je n'en aie point l'allure ni la contenance, que j'ai cru être obligée d'en remplir encore une fois les devoirs. Je résolus de parler à Mlle. de Mirfort des bruits qui courraient, et de l'avertir du mauvais effet que sa conduite faisait dans le monde. -Un matin je pris mes coëffes et mon manteau; je mis un très beau s{??}ermon dans ma tête, et j'allai chez elle dans l'intention de le débiter, et de lui dire les choses les plus amicales, que je croyais les plus nécessaires; elle parut +Un matin je pris mes coëffes et mon manteau; je mis un très beau sermon dans ma tête, et j'allai chez elle dans l'intention de le débiter, et de lui dire les choses les plus amicales, que je croyais les plus nécessaires; elle parut d'abord enchantée de me voir; elle me fit les plus grandes démonstrations d'amitié. Quand je vins à l'objet de ma visite, son air et son ton changèrent un peu; elle parut d'abord étonnée; ensuite, elle me dit avec un sourire ironique: oui, je sais que l'on trouve très - extraordinaire que Mr. de Flamacour me soit un peu attaché; on voudrait que je l'éloignasse. J'ai remarqué que bien des femmes souhaiteraient charitablement de m'ôter cet embarras. Je sais, là dessus, ce que j'ai à faire, et si le Public veut s'amuser de ce qu'un homme me témoigne quelque préférence, je ne peux pas l'en empêcher. Je suis bien fâchée, je vous assure, que mes amies s'ennuyent, et n'obtiennent pas aussi des préférences: quand cela leur arrivera, je les laisserai bien tranquilles, par ce qu'on juge toujours mal de ce qui appartient aux autres. Je voulus lui représenter que je ne voulais parler que des apparences, et d'une certaine conduite sur laquelle le Public formait ses jugement; que s'il s'agissait d'un mariage, il ne fallait point avoir l'air d'une intrigue. D'une intrigue, ma chère? reprit-elle fort aigrement; je crois qu'il n'y a que ceux qui peuvent en faire et en avoir, qui saient capables de la soupçonner: je lui dis -{??}qu'elle avait raison, je l'embrassai et {??}e m'enfuis bien vite. Je me repro-{??}hai ma bêtise et mon zèle indiscret; {??}e me promis de mettre à profit l'ex-{??}érience que je venais de faire sur {??}es démonstrations d'amitié que l'on -{??}e demandait pas: je fus convain-{??}que que pour donner les avis les plus {??}mportans, il faut au-moins en être {??}ollicitée. J'ai continué de voir Mlle. {??}e Mirfort à-peu-près comme aupara-{??}ant, et nous sommes ensemble com-{??}ne si je -n'avais point donné d'avis, {??}e qui est bien une preuve de bons {??}entimens. J'aurois beaucoup de peine {??} vous dire ce que je pense de ce ma-{??}iage, et quelles sont nos conjectures {??}à-dessus: il vaut mieux se taire que {??}le se +qu'elle avait raison, je l'embrassai et je m'enfuis bien vite. Je me reprochai ma bêtise et mon zèle indiscret; je me promis de mettre à profit l'expérience que je venais de faire sur les démonstrations d'amitié que l'on +Se demandait pas: je fus convaincue que pour donner les avis les plus important, il faut au-moins en être sollicitée. J'ai continué de voir Mlle. de Mirfort à-peu-près comme auparavant, et nous sommes ensemble comme si je +n'avais point donné d'avis, ce qui est bien une preuve de bons sentiment. J'aurois beaucoup de peine à vous dire ce que je pense de ce mariage, et quelles sont nos conjectures là-dessus: il vaut mieux se taire que de se tromper. -Mr. de Flamacour n'est point un {??}homme aimable, il a peu d'esprit et {??}d'agrément, et dans ce que j'ai vu {??}de lui, il m'a paru assez persuadé qu'il {??}méritait d'être aimé, et trouver très-naturel +Mr. de Flamacour n'est point un homme aimable, il a peu d'esprit et d'agrément, et dans ce que j'ai vu de lui, il m'a paru assez persuadé qu'il méritait d'être aimé, et trouver très-naturel de l'être. Il se donne négligemment la peine de plaire, et paraît croire avoir toujours réussi: scrupuleux observateur des usages du monde, il s'imagine que c'est ce qui caractérise l'homme de condition, et que c'est avoir assez d'esprit, que de savoir la nouvelle qui court, de deviner l'enigme du mercure, et de juger le livre nouveau sans l'avoir lu. Je ne voudrais pas décider là - dessus de la solidité de ses sentiment pour Mlle. de Mirfort; j'entends dire que sa famille murmure contre les bruits de ce mariage, et j'en suis choquée pour mon amie; mais, ma chère amie, au lieu de vous parler des conquêtes des autres, je pourrais me vanter des miennes, et je ne sais comment j'y pense si tard; peut-être en parlera-t-on @@ -184,64 +183,64 @@ mots; sa conversation est une suite de sons qui remplissent l'oreille; enfin, ma je fais des jalouses; ensuite, s'il a des rivaux, je serais fâchée qu'il fut seul: après cela, suivant l'effet qui en résultera, je le maltraiterai plus ou moins, et de manière que lui ne sache que croire et les autres que penser. L'essentiel Sera de s'en amuser et d'en rire, c'est le parti que je voudrais en tirer; mais je vois que vous ne m'approuvez pas, et votre raison me condamne; vous voudriez que j'eusse une façon de penser plus solide et plus essentielle, et déjà vous voudriez me demander la fortune, le caractère, les convenances. Elles y sont toutes, ma chère amie; mais je ne m'en soucie pas; je ne m'en soucierai jamais. -Jamais je n'ai été moins dis-{??}osée à renoncer à mon système; je {??}uis heureuse, je suis contente; je {??}e veux point d'incident dans ma vie, {??}lle va si bien! et Mr. de Marville {??}e la dérangera pas. Il cherche avec {??}ttention les -occasions de parler de {??}vous; il plaisante notre amitié et {??}l fait l'éloge de mon amie; il vous-{??}oroit la connaître beaucoup; il sou-{??}aiteroit qu'elle sut ici: qu'est - ce {??}que cela lui fait. En vérité, je ne sais {??}ourquoi je vous -en parle, c'est bien {??}e besoin et l'habitude de vous dire {??}out, qui en est la cause. Ne faites {??}ucun cas de cette confidence, je vous {??}en prie. +Jamais je n'ai été moins disposée à renoncer à mon système; je suis heureuse, je suis contente; je ne veux point d'incident dans ma vie, elle va si bien! et Mr. de Marville ne la dérangera pas. Il cherche avec attention les +occasions de parler de vous; il plaisante notre amitié et il fait l'éloge de mon amie; il voudrait la connaître beaucoup; il souhaiterait qu'elle sut ici: qu'est - ce que cela lui fait. En vérité, je ne sais pourquoi je vous +en parle, c'est bien le besoin et l'habitude de vous dire tout, qui en est la cause. Ne faites aucun cas de cette confidence, je vous en prie. On parle de jouer la comédie en société: c'est Mad. de Taninge qui met tout en train; elle veut arranger un théâtre chez elle. Nous devons former une troupe bien unie; il y aura un accord parfait, on s'entendra à merveille: surtout, elle ne sera composée -que d'amies et de bons amis Les femmes demandent, à grand cri-{??} ce Mr. de St. Ange, dont j'ai entend{??} parler quelquefois; elles disent qu'i{??} est un acteur excellent; qu'il entend l{??} théâtre, lit et joue la comédie à mer{??} veille; -il a vu les meilleurs acteurs:{??} Paris. On ne parle jamais de cet hom{??} me qu'avec éloge; on loue sa figure{?K} son esprit, son caractère; il paroi{??} avoir des rélations d'amitié avec tout-{??} tes les femmes, et les hommes ne{??} -contredisent point le bien qu'elles en{??} disent. Mr. de Marville est son ami, il veut absolument me le faire connaître, et quelquefois il dit qu'il craint que je le connaisse: en vérité, je suis presque curieuse de voir cet homme rare, ou plutôt +que d'amies et de bons amis Les femmes demandent, à grand cri, ce Mr. de St. Ange, dont j'ai entendu parler quelquefois; elles disent qu'il est un acteur excellent; qu'il entend le théâtre, lit et joue la comédie à merveille; +il a vu les meilleurs acteurs à Paris. On ne parle jamais de cet homme qu'avec éloge; on loue sa figure, son esprit, son caractère; il parait avoir des rélations d'amitié avec toutes les femmes, et les hommes ne +contredisent point le bien qu'elles en disent. Mr. de Marville est son ami, il veut absolument me le faire connaître, et quelquefois il dit qu'il craint que je le connaisse: en vérité, je suis presque curieuse de voir cet homme rare, ou plutôt je me défie de ces réputations générales, qui souvent ne sont dues qu'à une espèce de singularité qui amuse et qui ne blesse point l'amour propre des autres, et déjà je n'aime point du tout cet homme aimé de toutes les femmes. Mademoiselle de Mirfort, qui veut être de tout, sollicite des rôles; elle prie que l'on choisisse un drame, et qu'elle puisse y jouer un rôle à sentiment: d'ailleurs, elle veut tout apprendre, et elle demande que tout le monde la fasse répéter; on laissera ce soin à Mr. de Flamacour. Il n'est pas sûr qu'il soit de la troupe, et comme il attend qu'on l'en prie, il y a déjà une petite cabale pour ne pas lui en parler. Il n'y a aujourd'hui que cela de réel dans ce projet, qui n'a pas encore beaucoup de consistance; il est même possible qu'il ne s'exécute point; je n'y ferai ni opposition ni encouragement. Le plaisir de jouer la comédie en société m'a toujours paru un peu pénible; il exige et il entraîne trop de choses. A mes yeux, le mérite du plaisir est de naître sans peine, et de ne pas intéresser trop l'amour propre; et ici, il me semble qu'il joue toujours gros jeu: dites-moi ce que vous en -pensez; j'y renoncerois si vous le con{??} damniez. -Mes parents me laissent une entièr{??} liberté; il me semble souvent que mo{??} père m'étudie beaucoup plus qu'il n{??} me conduit; cela m'inquiète, et j{??} lui en fais quelquefois le reproche{??} Il me dit, que, dans beaucoup de cho-{??} ses, -il faut s'instruire par l'expérience{??} et que les fautes apprennent mieux à connaître les hommes et le monde que les leçons, et l'on dirait qu'il ne serait pas fâché que je fisse des fautes. Il croit que parce qu'il a formé mon cœur et +pensez; j'y renoncerois si vous le condamniez. +Mes parents me laissent une entière liberté; il me semble souvent que mon père m'étudie beaucoup plus qu'il ne me conduit; cela m'inquiète, et je lui en fais quelquefois le reproche. Il me dit, que, dans beaucoup de choses, +il faut s'instruire par l'expérience, et que les fautes apprennent mieux à connaître les hommes et le monde que les leçons, et l'on dirait qu'il ne serait pas fâché que je fisse des fautes. Il croit que parce qu'il a formé mon cœur et mon caractère, il peut se reposer sur eux, et il me laisse absolument maîtresse de toutes mes actions. Il prétend qu'à vingt ans une femme doit être capable de conduire elle et les autres; il ne veut pas que sa fille, pour l'éducation de laquelle il s'est donné tant de peine, le fasse revenir de cette idée; je suis quelquefois étonnée de cette bonne opinion -{?? }u'il a des femmes. Quels sont donc {??}eurs moyens de gouverner, elles qui {??}nt si peu de force; il est vrai que {??}ette idée de mon père ne se soutient {??}as toujours également, et que le plus {??}ouvent, il regarde les femmes comme -{??}es êtres bien faibles. C'est une grande {??}ouceur pour moi, ma chère amie, {??}que de causer et de raisonner avec {??}mon père; j'ai pour lui une confiance {??}ntière; c'est un ami tendre, avec le-{??}quel je pense; qui m'instruit, qui -{??}ombat mes idées, sans me faire sentir {??}e poids de l'autorité. Je retrouve avec {??}ui le calme et la tranquillité que les {??}etits intérêts de l'amour - propre, que {??}es petites passions font perdre quel-{??}quefois. On est souvent -mécontent de {??}oi même et encore plus des autres, {??}et avec les réflexions d'un ami de sang {??}froid, on se racommode avec tout le {??}monde. Dites - moi, je vous prie, si {??}vous éprouvez les mêmes sentiment {??}que moi; je le voudrais +qu'il a des femmes. Quels sont donc leurs moyens de gouverner, elles qui ont si peu de force; il est vrai que cette idée de mon père ne se soutient pas toujours également, et que le plus souvent, il regarde les femmes comme +des êtres bien faibles. C'est une grande douceur pour moi, ma chère amie, que de causer et de raisonner avec mon père; j'ai pour lui une confiance entière; c'est un ami tendre, avec lequel je pense; qui m'instruit, qui +combat mes idées, sans me faire sentir le poids de l'autorité. Je retrouve avec qui le calme et la tranquillité que les petits intérêts de l'amour - propre, que les petites passions font perdre quelquefois. On est souvent +mécontent de soi même et encore plus des autres, et avec les réflexions d'un ami de sang froid, on se racommode avec tout le monde. Dites - moi, je vous prie, si vous éprouvez les mêmes sentiment que moi; je le voudrais pour l'honneur -de mon caractère et de ma ser{??} sibilité. Vous me parlez de vous d'un{??} manière si simple; vous paraissez m{??} me vous en occuper si peu, que j{??} ne devrais pas vous parler autant d{??} moi. Je me laisse aller à l'espoir d{??} vous -intéresser à tout ce que je fais{??} et je reste avec le désir de m'occupe{??} de tout ce que vous faites; je voie{??} que vous êtes heureuse de votre sim{??} plicité et de votre insensibilité dans l{??} courant de la vie; je voudrais vous{??} -montrer que je le suis aussi, avec m{??} manière de voir et de sentir. Non{??} le serons toujours, je crois, quoique{??} nos idées et nos caractères saient ur{??} peu différents; mon bonheur ne pour{??} rait exister sans le vôtre; il n'y er{??} -aurait surtout point pour moi, si vous{??} ne m'aimiez pas presque'autant que{??} je vous aime: adieu, ma chère amie.{??} +de mon caractère et de ma sensibilité. Vous me parlez de vous d'un manière si simple; vous paraissez même vous en occuper si peu, que je ne devrais pas vous parler autant de moi. Je me laisse aller à l'espoir de vous +intéresser à tout ce que je fais, et je reste avec le désir de m'occuper de tout ce que vous faites; je vois que vous êtes heureuse de votre simplicité et de votre insensibilité dans le courant de la vie; je voudrais vous +montrer que je le suis aussi, avec ma manière de voir et de sentir. Nous le serons toujours, je crois, quoique nos idées et nos caractères saient un peu différents; mon bonheur ne pourrait exister sans le vôtre; il n'y en +aurait surtout point pour moi, si vous ne m'aimiez pas presque'autant que je vous aime: adieu, ma chère amie. LETTRE XV. De la même. ENfin, -ma chère amie, vous me {??}lez un peu de vous; il me semble, {??} vérité, que c'est la première mar-{??}e d'amitié que vous me donniez. {??}squ'à présent j'ai dû me contenter {??} vous deviner, et de juger de vos {??}ctions par ce que je connais -de votre {??}ractère. Vous avouerez que je ne {??}us donne pas la même peine; je {??}e laisse rien à faire à votre pénétra-{??}on, je vous dis tout. Vous m'avez {??}onné de la crainte sur l'opinion que {??}vous pouvez prendre de moi; je me {??}ssure -en vous montrant ce que je {??}ense et en vous disant ce que je fais. {??}Vous m'avez accusé de singularité, et -je ne veux pas être singulière, je n{??} veux pas non plus être confondue avec{??} le commun des femmes, et me voil{??} très-embarrassée de ce que je veux être{??} je n'ose plus en décider, vous me juge{??} si sévèrement! Je comprends, par c{??} -que vous me dites, ma chère amie{??} que le monde est partout le même{??} que partout on mène, à-peu-près{??} la même vie, et que s'il y a quelque{??} différences dans les heures, il n'y e{??} a point dans les actions; partout l{??} désœuvrement -fait le besoin de la so{??} ciété, et quand on a mis son désœu{??} vrement avec celui des autres, o{??} croit avoir fait quelque chose: n'est-c{??} pas une grande réflexion que je fais là:{??} réfléchir est une habitude, une dispo{??} sition, ou -un défaut, si vous voulez{??} que je contracte avec mon père. Je parl{??} avec lui comme je vous écris, et il er{??} résulte des raisonnement et des ré-{??} flexions; je n'en suis pas toujour{??} contente, et ce qui me dérange l{??} -{??}us; ce sont certaines véritée que {??}e voudrais qui n'existassent pas, et {??}uxquelles je ne veux pas me sou-{??}nettre. Mon père a une philosophie {??}et une raison qui gâtent les plus jolies {??}apparences; il m'arrache toujours -quel-{??}qu'illusion; mais j'y reviens en ça-{??}hette, et je trouve toujours compa-{??}gnie pour m'en applaudir: ce n'est {??}pas de vous que j'attente cette conso-{??}ation. Vous mettez dans votre train {??}e vie une simplicité, qui vous tient si +ma chère amie, vous me parlez un peu de vous; il me semble, en vérité, que c'est la première marque d'amitié que vous me donniez. Jusqu'à présent j'ai dû me contenter de vous deviner, et de juger de vos actions par ce que je connais +de votre caractère. Vous avouerez que je ne vous donne pas la même peine; je ne laisse rien à faire à votre pénétration, je vous dis tout. Vous m'avez donné de la crainte sur l'opinion que vous pouvez prendre de moi; je me rassure +en vous montrant ce que je pense et en vous disant ce que je fais. Vous m'avez accusé de singularité, et +je ne veux pas être singulière, je ne veux pas non plus être confondue avec le commun des femmes, et me voilà très-embarrassée de ce que je veux être; je n'ose plus en décider, vous me jugez si sévèrement! Je comprends, par ce +que vous me dites, ma chère amie, que le monde est partout le même; que partout on mène, à-peu-près, la même vie, et que s'il y a quelques différences dans les heures, il n'y en a point dans les actions; partout le désœuvrement +fait le besoin de la société, et quand on a mis son désœuvrement avec celui des autres, on croit avoir fait quelque chose: n'est-ce pas une grande réflexion que je fais là? réfléchir est une habitude, une disposition, ou +un défaut, si vous voulez que je contracte avec mon père. Je parle avec lui comme je vous écris, et il en résulte des raisonnement et des réflexions; je n'en suis pas toujours contente, et ce qui me dérange le +plus; ce sont certaines véritée que je voudrais qui n'existassent pas, et auxquelles je ne veux pas me soumettre. Mon père a une philosophie, et une raison qui gâtent les plus jolies apparences; il m'arrache toujours +quel-qu'illusion; mais j'y reviens en cachette, et je trouve toujours compagnie pour m'en applaudir: ce n'est pas de vous que j'attente cette consolation. Vous mettez dans votre train de vie une simplicité, qui vous tient si près de la raison, que jamais vos idées ne s'en écartent; je vois que votre amour - propre et votre sensibilité ne sont attachés qu'aux choses essentiellles, et point aux petits intérêts et aux petites passions; vous portez si peu de prétention dans le monde, que celles des autres y sont toujours à leur aise; mais vous n'y perdez rien, ma chère Demoiselle, et il se trouve que c'est vous que l'on aime, que c'est à vous que l'on s'attache; les autres se -Sont remarquer, et c'est vous que l'{??} recherche. On ne vous citera jamais{??} ni pour le bruit ni pour les modes{??} mais votre éloge sera dans tous l{??} cœurs: je voudrais bien espérer q{??} tout cela ne sera pas sacrifié au bo{??} neur de -quelqu'un. Je le prévois{??} quelqu'un se mettra entre mon am{??} et moi, et votre raison vous fer{??} embrasser tous les devoirs de la vie{??} comme une suite naturelle de l'h{??} manité: si cela doit arriver, dites-l{??} moi un peu d'avance, -je vous en cor{??} jure; je voudrais connaître toutes le{??} nuances des sentiment que votre cœu{?ß} éprouvera; je voudrais savoir les jouï{??} sances que laisse la raison, et il m{??} semble qu'il n'y a que vous qui pui{??} siez me le dire. Vous -me parlez si in{??} différemment de toutes les personne{??} que vous voyez, que je ne puis rie{??} distinguer. Est-ce donc que vos affec{??} tions sont égales pour tout le monde{??} Irions nous au même but avec des fa{??} -{??}ont de penser si différentes? Je n'ose{??} m'en flatter et je présume que cet hiver ne se passera pas sans quelqu'événement qui changera votre sort; j'en tremble et je ne veux pas y penser. +Sont remarquer, et c'est vous que l'on recherche. On ne vous citera jamais, ni pour le bruit ni pour les modes, mais votre éloge sera dans tous les cœurs: je voudrais bien espérer que tout cela ne sera pas sacrifié au bonheur de +quelqu'un. Je le prévois, quelqu'un se mettra entre mon ami et moi, et votre raison vous fera embrasser tous les devoirs de la vie, comme une suite naturelle de l'humanité: si cela doit arriver, dites-le moi un peu d'avance, +je vous en conjure; je voudrais connaître toutes les nuances des sentiment que votre cœu{?ß} éprouvera; je voudrais savoir les jouïssances que laisse la raison, et il me semble qu'il n'y a que vous qui puissiez me le dire. Vous +me parlez si indifféremment de toutes les personnes que vous voyez, que je ne puis rien distinguer. Est-ce donc que vos affections sont égales pour tout le monde. Irions nous au même but avec des façons +de penser si différentes? Je n'ose m'en flatter et je présume que cet hiver ne se passera pas sans quelqu'événement qui changera votre sort; j'en tremble et je ne veux pas y penser. J'avais bien raison, ma chère amie, de me défier de cette belle réputation de ce Mr. de St. Ange, dont j'avais entendu parler quelquefois; j'apprends tous les jours à avoir de la défiance sur ce qu'on entend, et sur-tout sur le jugement que l'on porte des autres. Ce Mr. de St. Ange, que l'on disait être si aimable, qui a tant de qualités et de vertus, n'est, suivant moi, qu'un être bien commun; sa figure, il est vrai, a quelque chose de noble, et sa physionomie de l'expression et de la finesse; sa voix est agréable, elle est douce et touchante: au reste, je ne l'ai pas bien regardé. Il se trouva, il y a plusieurs jours, chez Mde. de Cleri, chez qui je faisais une visite de cérémonie; je ne savais -point qui c'était, et comme il avoi{??} un air très-indifférent et fort peu at{??} tentif, j'y fis aussi très-peu d'atten{??} discrétion; il eut la bonté de sourire deu{??} ou trois fois, et je n'en fus que plu{??} sérieuse; je ne parlai et ne -répondi{??} qu'à Mad. de Cleri, et comme sor{??} air d'inconnu et d'inattention dédai{??} gneuse m'incommodait, je fis la vi{??} site beaucoup plus courte; Je me re{??} fusai à toute espèce de curiosité, et{??} j'ignorerois encore son nom, -Si, l'au{??} tre jour, il n'était pas venu déran{??} ger une très - jolie soirée que nou{??} passions chez Mde. de Taninge. I{??} n'y avait que peu de monde; nou{??} avions pris le thé assez gayement: or{??} agitait si on jouerait au wisk ou {??} on -ferait une lecture. Mr. de Mar{??} ville, qui, par hasard, avait été asse{??} aimable ce soir là, tachait d'arran{??} ger ce qui pourrait plaire à tout l{??} monde: on allait prendre un parti{??} tout d'un coup on annonce Mr. {??} +point qui c'était, et comme il avait un air très-indifférent et fort peu attentif, j'y fis aussi très-peu d'attention; il eut la bonté de sourire deux ou trois fois, et je n'en fus que plus sérieuse; je ne parlai et ne +répondis qu'à Mad. de Cleri, et comme son air d'inconnu et d'inattention dédaigneuse m'incommodait, je fis la visite beaucoup plus courte; Je me refusai à toute espèce de curiosité, et j'ignorerois encore son nom, +Si, l'autre jour, il n'était pas venu déranger une très - jolie soirée que nos passions chez Mde. de Taninge. Il n'y avait que peu de monde; nous avions pris le thé assez gayement: on agitait si on jouerait au wisk ou si on +ferait une lecture. Mr. de Marville, qui, par hasard, avait été assez aimable ce soir là, tachait d'arranger ce qui pourrait plaire à tout le monde: on allait prendre un parti; tout d'un coup on annonce Mr. de St. Ange; toutes les femmes se recrierent, et dès qu'il fut entré toutes lui dirent quelque chose, toutes lui firent des questions. Il venait de la campagne, il avait fait mauvais temps, on était en peine de sa santé, on voulait savoir ce qu'il -avait fait, ce qu'il ferait: c'était l'intérêt que l'on prend à un frère, à un ami très{??}-intéressant. Tout cela fut reçu avec une tranquillité qui semblait encore animer les expressions de l'amitié; je regardais en silence et en souriant. +avait fait, ce qu'il ferait: c'était l'intérêt que l'on prend à un frère, à un ami très intéressant. Tout cela fut reçu avec une tranquillité qui semblait encore animer les expressions de l'amitié; je regardais en silence et en souriant. J'avais déjà dit n'est-ce que cela? et je le disais encore, lorsqu'au milieu d'une conversation assez indifférente, et qui était toute adressée à Mr. de St. Ange, Mr. de Marville s'approcha de moi, et me dit, d'un air content et à demi voix, je veux vous présenter mon ami; je le lui défendis; vous le trouverez charmant, continua-t-il, j'en suis sûr; je l'assurai que j'en étais fort éloignée, que je n'aimais -pas les nouvelles connaissances, et que, surtout, je ne voulais pas faire celle-la. Ah, vous avez de la prévention, mademoiselle, me répondit-il, mais vous en reviendrez. ..... Je me promis bien de n'en pas revenir. Je me suis éloignée de la{??} +pas les nouvelles connaissances, et que, surtout, je ne voulais pas faire celle-la. Ah, vous avez de la prévention, mademoiselle, me répondit-il, mais vous en reviendrez. ..... Je me promis bien de n'en pas revenir. Je me suis éloignée de la conversation, je ne voulais y prendre aucune part; je voulais éconter et juger. Mr. de St. Ange jeta à peine les yeux de mon côté; il pensa, sans doute, qu'une femme qui témoignait aussi peu d'empressement de l'entendre et de le connaître, ne méritait pas son attention. On s'entretint de plusieurs sujets, et particulièrement de la comédie que l'on voulait jouer. J'avoue que sur tout cela il dit des choses agréables; il fit voir du goût et de l'esprit, mais d'une manière si froide et si indifférente, qu'il semblait n'y mettre aucun prix; cependant, ce qu'il disait occasionnait des @@ -252,81 +251,81 @@ traits d'humanité et de générosité qu'il avait donnés et qui étaient estim d'amitié. On le presse de prendre un rôle; il retourne à sa campagne, je crois qu'on ne le reverra pas; il a sans doute une assez mauvaise opinion de moi, et j'en suis bien aise. Voilà deux fois que je le vois, il n'a pas daigné m'adresser la parole; cela m'est bien égal, et j'ai une vraie disposition à en rire. Ce qui m'intéresse davantage, c'est la connaissance de deux Anglois, avec lesquels nous nous trouvons tout d'un coup en relation, par une circonstance singulière. Je ne sais, si, pendant que vous étiez avec nous, vous nous avez entendu parler d'un parent que nous avons en Angleterre. Mon père avait une tante qui s'y est mariée; elle a eu une fille, cette fille a eu un fils, ce fils, qui s'appelle Oldcomb, -est resté seul de toute sa famille; nous sommes ses plus{??} proches parents; il vit dans une cam-{??} pagne à plusieurs lieues de York. Mor.{??} +est resté seul de toute sa famille; nous sommes ses plus proches parents; il vit dans une campagne à plusieurs lieues de York. Mon père, autrefois, lui a écrit; il n'a jamais eu de réponses. Toutes les démarches qu'il a faites pour se mettre en relation avec lui ont été infructueuses, et il n'y pensait plus: avant hier, on nous annonce deux Anglois, qui veulent parler à mon père; nous fûmes très - étonnés. Quand ils furent entrés, le plus âgé des deux nous dit: qu'il vient de la part de Mr. Oldcomb, qui l'a chargé expressément de prendre des informations de ses parents de Germosan, qu'il souhaite de savoir, autant qu'il Se pourra, tout ce qui les regarde, et qu'il demande d'avoir leurs portraits; là-dessus, il sort de son porte-feuille un papier, qu'il nous lit en Anglois; mon père l'entend assez pour comprendre ce qu'il lit. Le papier contenait à-peu-près, ces termes: „Je prie mon ami, Mr. Allwell, „dans le voyage qu'il va faire en „Suisse, de prendre des informations „de mes parents de Germosan, qui de „meurent à Yverdon. Je lui demande „de les voir, et de me faire savoir „tout ce qu'il aura appris d'eux. Je „lui donne la commission particulière de faire faire leurs -portraits; „celui du père, de la mère et de „leur fille; il me les fera parvenit{??} „le plus promptement qu'il lui sera „possible, et il les adressera à Mrs. „Atkins et Compagnie à Londres. „J'espère que mon bon ami Allwell „me donnera ce +portraits; „celui du père, de la mère et de „leur fille; il me les fera parvenir le plus promptement qu'il lui sera „possible, et il les adressera à Mrs. „Atkins et Compagnie à Londres. „J'espère que mon bon ami Allwell „me donnera ce Signe d'amitié. Je suis „le sien.„ Oldcomb. -La commission nous parut singulière de la part d'un homme qui avait refusé d'entretenir avec nous-{??}aucunea relation; nous en parlâmes assez long-temps. Mr. Allwell nous dit que son ami, Mr. Oldcomb, avait un peu de {??}zarrerie dans le +La commission nous parut singulière de la part d'un homme qui avait refusé d'entretenir avec nous aucune relation; nous en parlâmes assez long-temps. Mr. Allwell nous dit que son ami, Mr. Oldcomb, avait un peu de bizarrerie dans le caractère, qu'il avais -{??}nviron cinquante - huit ans, qu'il {??}vivait seul, dans une campagne à {??}rente milles de York; que cette cam-{??}agne était très-belle, mais qu'il n'en {??}renait aucun soin; que sa fantaisie, {??}u plutôt sa folie, était de laisser ve-{??}ir -tout ce qui voulait croître; de ne {??}ien couper, rien tailler, ni herbe, {??}i arbre, ni buisson. Il y avait autre-{??}ois des vergers et des plantations que {??}'on a laissé venir en toute liberté; en-{??}orte que la maison est au milieu d'une -{??}spèce de bois touffu, qu'on a assez {??}e peine à percer pour y arriver. Mr. {??}Oldcomb ne veut point de jardin; il {??}e mange de légumes que ceux qui {??}roissent naturellement parmi les her-{??}es sauvages. On ne sème ni ne {??}lante jamais -rien chez lui; les che-{??}aux, les vaches et les moutons pais-{??}ent librement partout, sans être ni {??}onduits ni gardés. Il y a, dans {??}lusieurs endroits de la campagne, des {??}ouverts fort grands, où ces animaux -S{??}e retirent à leur volonté, et où o{??} peut prendre le lait quand on en{??} besoin, et les chevaux quand on ve{??} s'en servir; d'ailleurs il aime beauco{??} la société, il a des amis qu'il va vo{??} souvent, et l'on est fort -agréablement{??} dans sa maison où l'on est toujou{??} très-bien reçu. Quand on le plaisan{??} sur la manière dont il tient sa can{??} pagne, il dit qu'il veut se rapproche{??} de la nature autant qu'il le peut, que la vraie manière de jouir de la -libe{??} té est de laisser tout libre. Mr. Allve{??} nous ajouta encore, que cette campagn{??} dont le terrain était excellent, avo{??} l'air d'une île fertile, nouvellement{??} découverte, où des hommes ne s{??} raient jamais entrés; que cet -aspe{??} avait quelque chose de romanesque{??} d'intéressant qui plaisait beaucoup. L{??} seul soin qu'avait Mr. Oldcomb, éto{??} de tenir sa campagne extrêmement fe{??} mée par de grands fossés et des haie{??} fort épaisses. Les chevaux, les -vache{??} -{??} les moutons s'y multipliaient à leur {??}olonté, on avait soin seulement de {??}arnir, pendant l'hiver, les couverts {??}le fourage et de litière, et deux ou {??}rois domestiques étaient préposés pour {??}ourvoir à leurs besoins, sans les -gê-{??}er jamais. Cette description nous {??}musa beaucoup, et nous en deman-{??}lâmes tous les détails qui purent sa-{??}isfaire notre curiosité. Mr. Oldcomb {??}avait bien voulu se marier, mais il au-{??}rait souhaité qu'une femme fut venue -{??}ibrement d'elle-même se mettre dans {??}a maison, et qu'une bénédiction, en {??}plein air, eut fait toute la cérémonie. {??}Il jouït d'environ quinze cent à deux {??}mille livres sterling de rente. +environ cinquante - huit ans, qu'il vivait seul, dans une campagne à trente milles de York; que cette campagne était très-belle, mais qu'il n'en prenait aucun soin; que sa fantaisie, ou plutôt sa folie, était de laisser venir +tout ce qui voulait croître; de ne rien couper, rien tailler, ni herbe, ni arbre, ni buisson. Il y avait autrefois des vergers et des plantations que l'on a laissé venir en toute liberté; en-sorte que la maison est au milieu d'une +espèce de bois touffu, qu'on a assez de peine à percer pour y arriver. Mr. Oldcomb ne veut point de jardin; il ne mange de légumes que ceux qui croissent naturellement parmi les herbes sauvages. On ne sème ni ne plante jamais +rien chez lui; les chevaux, les vaches et les moutons paisent librement partout, sans être ni conduits ni gardés. Il y a, dans plusieurs endroits de la campagne, des couverts fort grands, où ces animaux +Se retirent à leur volonté, et où on peut prendre le lait quand on en a besoin, et les chevaux quand on veut s'en servir; d'ailleurs il aime beaucoup la société, il a des amis qu'il va voir souvent, et l'on est fort +agréablement dans sa maison où l'on est toujours très-bien reçu. Quand on le plaisante sur la manière dont il tient sa campagne, il dit qu'il veut se rapprocher de la nature autant qu'il le peut, que la vraie manière de jouir de la +liberté est de laisser tout libre. Mr. Allvell nous ajouta encore, que cette campagne dont le terrain était excellent, avoir l'air d'une île fertile, nouvellement découverte, où des hommes ne se raient jamais entrés; que cet +aspect avait quelque chose de romanesque et d'intéressant qui plaisait beaucoup. Le seul soin qu'avait Mr. Oldcomb, était de tenir sa campagne extrêmement fermée par de grands fossés et des haies fort épaisses. Les chevaux, les +vaches, +les moutons s'y multipliaient à leur volonté, on avait soin seulement de garnir, pendant l'hiver, les couverts de fourage et de litière, et deux ou trois domestiques étaient préposés pour pourvoir à leurs besoins, sans les +gêner jamais. Cette description nous amusa beaucoup, et nous en demandâmes tous les détails qui purent satisfaire notre curiosité. Mr. Oldcomb avait bien voulu se marier, mais il aurait souhaité qu'une femme fut venue +librement d'elle-même se mettre dans sa maison, et qu'une bénédiction, en plein air, eut fait toute la cérémonie. Il jouït d'environ quinze cent à deux mille livres sterling de rente. Nous agitâmes ensuite la question des portraits; Mr. Allwell insista extrêmement pour les obtenir; en vérité, ma chère amie, je ne serais point fâchée que mon portrait fut dans cette maison de liberté. On n'y mettrait sans doute ni cadre, ni glace, de peur -de le gèner; je crois que je vot{??} drois y être aussi en personne; quo{??} qu'il en soit, j'aime mon cousin Ol{??} comb à la folie; mon père n'est p{??} encore décidé s'il nous fera peindre{??} si on fait mon portrait, j'aurai soi{??} qu'il soit -extrêmement flatté. J'ain{??} le plein air; en attendant je ve{??} apprendre l'anglais . Cet événement n{??} cessé de nous occuper depuis det{??} jours; cinquante{??}-huit ans, deux mil{??} livres sterling de rente, ses plus pr{??} ches héritiers, nos -portraits; tout ce{??} nous a donné beaucoup à penser. y a ici un peintre, et qui fait de fo{??} bonnes ressemblances. Je presse mo{??} père. Mr. Allwell et Mr. Iberton{??} son ami ou son élève, doivent rev{??} nir aujourd'hui; j'espère que -l'on {??} décidera, et que l'on commencera le{??} portraits des demain; j'aurai d'ailleur{??} un vrai plaisir de faire peindre m{??} mère, qui a une si belle physionomie{??} -{??}lle est bien de l'avis que l'on fasse {??}e portraits. -Il y avait plusieurs jours que je {??}'avais vu ni entendu parler de Mlle. {??} Mirfor; j'y ai envoyé, on m'a {??}it qu'elle était malade; je quitte ma {??}ttre pour m'habiller et pour y aller {??}et après midi; je veux aussi passer {??}hez le -peintre; je viendrai recevoir {??}os deux Anglois, ensuite je fer-{??}erai ma lettre. Adieu, ma chère {??}mie, jusqu'à ce soir. -Je n'ai pas pu l'éviter, cette connais-{??}ance, dont je ne me souciois point, {??} a fallu la faire malgré moi; au reste, {??} n'y ai pas beaucoup de regret; j'é-{??}is peut-être injuste avec ce Mr. de {??}t. Ange, je croyais sa réputation -usur-{??}ée comme tant d'autres; mais, en vé-{??}ité, il est assez aimable; il était chez {??}Mlle. de Mirfor avec Mr. de Marville. {??}'ai été d'abord très-{??}fâchée d'y trouver {??}ette compagnie; Mlle. de Mirfor était -enveloppée dans ses coëffes et parl{??} peu, j'ai été forcée de faire seule la co{??} versation, Mr. de St. Ange y a mis be{??} coup d'agrément et de gaieté. Il ét{??} moins distrait, il a eu des attenti{??} pour tout le monde, il était poli -et n{??} deste; il relevait avec beaucoup d'{??} prit, de gaieté et d'intérêt les cho{??} les plus simples de la conversation{??} les rendait piquantes. Il plaisanta{??} les connaissances que je ne voulais {??} faire; je compris que Mr. de -M{??} ville l'avait instruit de ce que j'av{??} dit à son occasion. Mr. de M{??} ville devenait sérieux à mesure q{??} Mr. de St. Ange était plus gai{??} plus poli; bientôt, il ne se mêla pl{??} de la conversation que par monos{??} labes. Le père de -Mlle. de Mirfor, {??} était sorti un moment après m{??} arrivée, rentra; je pris cette occasi{??} pour m'en aller, Mr. de Marville vo{??} lut absolument m'accompagner; il r{??} dit beaucoup de choses, pendant l{??} -{??}uelles je fus absolument distraite: {??}ependant, comme il fallait répondre, {??}e disais de temps en temps, oui et {??}on; mais je crois que c'était beau-{??}oup plus à ce que je pensais qu'à {??}e que j'écoutais. Je fus fort étonnée -{??}qu'en me quittant, Mr. de Marville {??}ne dit: en vérité, mademoiselle, si {??}vous avez pensé ce que vous venez {??}le me faire la grâce de dire, je vous {??}e ferai répéter; les petites lueurs sont {??}our moi de grandes espérances. Je -{??}voulus répondre, mais il était déjà éloi-{??}gné; je ris au moins assez fort pour {??}qu'il put l'entendre. J'avais un trou-{??}blé dans l'esprit, dont je ne fus ti-{??}ée que par ce que je trouvai, en {??}entrant, les deux Anglois avec mes -{??}parents. -Les portraits sont décidés, le pein-{??}tre vient demain matin commencer {??}elui de ma mère, le mien se fera {??}le dernier. Je pense déjà au cof{??}-{??}ume; -dites-moi vos idées, je vos{??} en conjure; il faut bien se garder, ave{??} cet Anglois qui aime si fort la nature de prendre celui de la mode actuelle{??} au reste, il est dans la nature que le femmes se mettent à la dernière mode{??} et je la -Suivrai, autant qu'il me con{??} viendra. Il faudrait un arrangemen{??} de cheveux bien simple, bien naturel,{??} un chapeau cacherait trop le front et{??} les yeux; il ne faut pas avoir l'air de{??} vouloir cacher ses traits. Mon cousin{??} -voudrait, peut-être, que je laissasse mes{??} cheveux comme il laisse venir ses arbres; enfin, ma chère amie, j'ai un véritable amour-propre sur mon portrait; je veux qu'il plaise à mon cher parent; mais peut-{??}on savoir ce qui plaît à un homme +de le gèner; je crois que je voudrais y être aussi en personne; quoiqu'il en soit, j'aime mon cousin Oldcomb à la folie; mon père n'est pas encore décidé s'il nous fera peindre; si on fait mon portrait, j'aurai soin qu'il soit +extrêmement flatté. J'aime le plein air; en attendant je veux apprendre l'anglais . Cet événement n'a cessé de nous occuper depuis deux jours; cinquante-huit ans, deux mille livres sterling de rente, ses plus proches héritiers, nos +portraits; tout cela nous a donné beaucoup à penser. y a ici un peintre, et qui fait de fort bonnes ressemblances. Je presse mon père. Mr. Allwell et Mr. Iberton, son ami ou son élève, doivent revenir aujourd'hui; j'espère que +l'on se décidera, et que l'on commencera les portraits des demain; j'aurai d'ailleurs un vrai plaisir de faire peindre ma mère, qui a une si belle physionomie; +elle est bien de l'avis que l'on fasse les portraits. +Il y avait plusieurs jours que je n'avais vu ni entendu parler de Mlle. de Mirfor; j'y ai envoyé, on m'a dit qu'elle était malade; je quitte ma lettre pour m'habiller et pour y aller cet après midi; je veux aussi passer chez le +peintre; je viendrai recevoir nos deux Anglois, ensuite je fererai ma lettre. Adieu, ma chère amie, jusqu'à ce soir. +Je n'ai pas pu l'éviter, cette connaissance, dont je ne me souciois point, il a fallu la faire malgré moi; au reste, je n'y ai pas beaucoup de regret; j'étais peut-être injuste avec ce Mr. de St. Ange, je croyais sa réputation +usurpée comme tant d'autres; mais, en vérité, il est assez aimable; il était chez Mlle. de Mirfor avec Mr. de Marville. j'ai été d'abord très fâchée d'y trouver cette compagnie; Mlle. de Mirfor était +enveloppée dans ses coëffes et parle peu, j'ai été forcée de faire seule la conversation, Mr. de St. Ange y a mis beaucoup d'agrément et de gaieté. Il était moins distrait, il a eu des attention pour tout le monde, il était poli +et modeste; il relevait avec beaucoup d'esprit, de gaieté et d'intérêt les choses les plus simples de la conversation; il les rendait piquantes. Il plaisanta sur les connaissances que je ne voulais faire; je compris que Mr. de +Marville l'avait instruit de ce que j'avais dit à son occasion. Mr. de Marville devenait sérieux à mesure que Mr. de St. Ange était plus gai et plus poli; bientôt, il ne se mêla plus de la conversation que par monosyllabes. Le père de +Mlle. de Mirfor, qui était sorti un moment après mon arrivée, rentra; je pris cette occasion pour m'en aller, Mr. de Marville voulut absolument m'accompagner; il me dit beaucoup de choses, pendant les- +quelles je fus absolument distraite: cependant, comme il fallait répondre, je disais de temps en temps, oui et non; mais je crois que c'était beaucoup plus à ce que je pensais qu'à ce que j'écoutais. Je fus fort étonnée +qu'en me quittant, Mr. de Marville me dit: en vérité, mademoiselle, si vous avez pensé ce que vous venez de me faire la grâce de dire, je vous le ferai répéter; les petites lueurs sont pour moi de grandes espérances. Je +voulus répondre, mais il était déjà éloigné; je ris au moins assez fort pour qu'il put l'entendre. J'avais un trouble dans l'esprit, dont je ne fus tirée que par ce que je trouvai, en entrant, les deux Anglois avec mes +parents. +Les portraits sont décidés, le peintre vient demain matin commencer celui de ma mère, le mien se fera le dernier. Je pense déjà au costume; +dites-moi vos idées, je vous en conjure; il faut bien se garder, avec cet Anglois qui aime si fort la nature de prendre celui de la mode actuelle: au reste, il est dans la nature que le femmes se mettent à la dernière mode, et je la +Suivrai, autant qu'il me conviendra. Il faudrait un arrangement de cheveux bien simple, bien naturel; un chapeau cacherait trop le front et les yeux; il ne faut pas avoir l'air de vouloir cacher ses traits. Mon cousin +voudrait, peut-être, que je laissasse mes cheveux comme il laisse venir ses arbres; enfin, ma chère amie, j'ai un véritable amour-propre sur mon portrait; je veux qu'il plaise à mon cher parent; mais peut-on savoir ce qui plaît à un homme bizarre. Les deux Anglois ont pris le thé avec nous; Mr. Allwell est un homme très - instruit; il n'est point le gouverneur mercenaire d'un élève imbécile, c'est un ami qui en développe le caractère dans -{??}outes les occasions. Il a beaucoup {??}voyagé, et sa conversation est inté-{??}essante; il a des idées singulières sur {??}es lois, sur l'éducation, sur les fem-{??}nés; il prétend qu'elles ne s'attachent {??}amais que par amour-propre. Comme -{??}e n'ai pas trop raisonné sur l'attache-{??}nent des femmes, je ne me suis pas {??}mbarrassée de ses idées; mais qu'en {??}ensez vous, ma chère amie, il me {??}emble que les Anglois ont une ma-{??}ière de raisonner qui impose, et {??}qui -inspire une certaine confiance. {??}Nous verrons souvent ceux - là pen-{??}ant leur séjour ici; et à l'occasion {??}es portraits, j'en tirerai parti pour {??}non instruction anglaise. Adieu, ma {??}hère amie; amusez-{?K}vous de tout ce {??}que je -vous dis, ou je me reproche-{??}ai de vous dire tout. +toutes les occasions. Il a beaucoup voyagé, et sa conversation est intéressante; il a des idées singulières sur les lois, sur l'éducation, sur les femmes; il prétend qu'elles ne s'attachent jamais que par amour-propre. Comme +je n'ai pas trop raisonné sur l'attachement des femmes, je ne me suis pas embarrassée de ses idées; mais qu'en pensez vous, ma chère amie, il me semble que les Anglois ont une manière de raisonner qui impose, et qui +inspire une certaine confiance. Nous verrons souvent ceux - là pendant leur séjour ici; et à l'occasion des portraits, j'en tirerai parti pour mon instruction anglaise. Adieu, ma chère amie; amusez-vous de tout ce que je +vous dis, ou je me reprocherai de vous dire tout. LETTRE XVI. De Laure à Sophie. HElas, -ma chère amie, c'est en{??} core de moi que je vais vous parler;{??} j'ai à vous raconter une histoire, une{??} aventure, un événement; ce qu'i{??} vous plaira. D'abord, j'en ai ri; en{??} suite, j'en ai été un peu affectée; à{??} présent, j'ai de -l'inquiétude sur ce que{??} j'ai fait: je crains de ne m'être pas{??} bien acquitée de ce que je voulais{??} faire. J'ai ri, parce que je me suis{??} promis de m'amuser de certaines cho-{??} ses, ordinairement très - importantes{??} pour les femmes; -je me suis laissée{??} affecter, par ce qu'il y a une espèce{??} de sensibilité d'amour-propre, dont on{??} ne peut pas toujours se débarrasser{??} et si je suis en peine, ce n'est pas{??} -{??}u parti que j'ai pris; c'est de savoir {??} j'ai assez bien dit, assez bien fait {??} que je voulais: au reste, je pense {??}que dans les affaires de la vie, {??}ui exigent une certaine conduite, il {??}'y a qu'à suivre la vérité, et être -{??}ien d'accord avec sa volonté; rien {??}i n'a été plus facile pour moi. Ce {??}r. de Marville, dont je plaisantois {??}vec vous, et auquel j'étais réso-{??}e de faire fort peu d'attention; eh {??}ien, il n'a pas voulu se contenter {??}e cela, -il a voulu être sérieux; il {??}est attaché tout de bon; il s'est {??}harné à vouloir me plaire; il a eu {??}e cet empressement contre lequel on {??}e peut pas se défendre; de cette po-{??}tesse qui est toute simple aux yeux {??}es autres, et qui -est tout ce qu'on {??}eut pour celle qui en est l'objet. Tan-{??}ôt c'était une crainte respectueuse, ou {??}ne timidité qui laissait voir l'envie {??}e n'en point avoir; et puis de l'em-{??}arras, et puis des assiduités, et puis -une attention à épier tout ce que j{??} disais, tout ce que je faisais; de l'a{??} dresse à tirer parti de tout. Il ne man{??} quoit jamais l'occasion de faire ut{??} étalage de grands sentiment, que j{??} pouvais prendre pour moi. Je m{??} suis -reposée sur mon indifférence pour{??} répondre à tout cela; il me sembl{??} bien que l'ennui que je ne cachoi{??} pas, ou la gaieté avec laquelle je sup{??} portais tout, en avait le caractère{??} je n'ai pas plus dissimulé l'humeur et{??} -l'impatience lorsqu'on voulait me for{??} cer à écouter. Malgré cela, et le fi{?K}oi{??} extrême qu'il éprouvait de ma part{??} il ne s'est point rebuté, il est allé sor{??} train, il a voulu former des relation{??} avec mes parents, il a cherché à -S{??} faire connaître et à leur plaire. Il pas{??} roissait content d'être avec eux, et il{??} témoignait de la confiance à mon père,{??} qui quelquefois m'en parlait sérieuse-{??} sement: je répondais en plaisantant{??} et en témoignant le -plus grand éloi-{??} -gnement. Il y a plus de deux mois que tout cela dure, et, en vérité, je ne saurais vous le conter plus en détail; j'ai tout oublié. Je n'ai été affectée de rien, et sur certaines choses, je crois que la mémoire tient à la sensibilité. +ma chère amie, c'est encore de moi que je vais vous parler; j'ai à vous raconter une histoire, une aventure, un événement; ce qu'il vous plaira. D'abord, j'en ai ri; ensuite, j'en ai été un peu affectée; à présent, j'ai de +l'inquiétude sur ce que j'ai fait: je crains de ne m'être pas bien acquitée de ce que je voulais faire. J'ai ri, parce que je me suis promis de m'amuser de certaines choses, ordinairement très importantes pour les femmes; +je me suis laissée affecter, par ce qu'il y a une espèce de sensibilité d'amour-propre, dont on ne peut pas toujours se débarrasser et si je suis en peine, ce n'est pas +du parti que j'ai pris; c'est de savoir si j'ai assez bien dit, assez bien fait ce que je voulais: au reste, je pense que dans les affaires de la vie, qui exigent une certaine conduite, il n'y a qu'à suivre la vérité, et être +bien d'accord avec sa volonté; rien ici n'a été plus facile pour moi. Ce Mr. de Marville, dont je plaisantois avec vous, et auquel j'étais résolue de faire fort peu d'attention; eh bien, il n'a pas voulu se contenter de cela, +il a voulu être sérieux; il s'est attaché tout de bon; il s'est acharné à vouloir me plaire; il a eu de cet empressement contre lequel on ne peut pas se défendre; de cette politesse qui est toute simple aux yeux des autres, et qui +est tout ce qu'on peut pour celle qui en est l'objet. Tantôt c'était une crainte respectueuse, ou une timidité qui laissait voir l'envie de n'en point avoir; et puis de l'embarras, et puis des assiduités, et puis +une attention à épier tout ce que je disais, tout ce que je faisais; de l'adresse à tirer parti de tout. Il ne manquait jamais l'occasion de faire un étalage de grands sentiment, que je pouvais prendre pour moi. Je me suis +reposée sur mon indifférence pour répondre à tout cela; il me semble bien que l'ennui que je ne cachois pas, ou la gaieté avec laquelle je supportois tout, en avait le caractère; je n'ai pas plus dissimulé l'humeur et +l'impatience lorsqu'on voulait me forcer à écouter. Malgré cela, et le froid extrême qu'il éprouvait de ma part, il ne s'est point rebuté, il est allé son train, il a voulu former des relations avec mes parents, il a cherché à +Se faire connaître et à leur plaire. Il paraissait content d'être avec eux, et il témoignait de la confiance à mon père, qui quelquefois m'en parlait sérieusesement: je répondais en plaisantant et en témoignant le +plus grand éloignement. +Il y a plus de deux mois que tout cela dure, et, en vérité, je ne saurais vous le conter plus en détail; j'ai tout oublié. Je n'ai été affectée de rien, et sur certaines choses, je crois que la mémoire tient à la sensibilité. Avant hier, je passai la soirée chez Mde. de Cleri; il y avait beaucoup de monde: Mr. de St. Ange y parut un moment lorsque l'on était en jeu; on le remarque aisément à sa figure distinguée; il se mit derrière ma chaise pendant que je jouais; je -ne sais pourquoi j'en eus une espèce d'inquiétude et d'embarras; je voudrais que c{??}et homme ne crut pas que je l'admire comme toutes les femmes, et {??}e voudrais le lui témoigner. Je fis {??}eux grosses fautes au wisk, mon {??}artner s'en -plaignit; je soutins que {??}avais très - bien joué, on voulut {??}rendre Mr. de St. Ange pour juge, {??}e dis que je ne voulais point de juge; -je crois, en vérité, qu'il avait auss{??} l'air embarassé, je n'entendis poin{??} ce qu'il dit en s'en allant; mais l{??} mot de fierté, prononcé avec un tor{??} d'indifférence, frappa mes oreilles{??} est-ce donc que je serais fière? je n{??} -croyais pas avoir ce défaut, je pense{??} que c'est un vice, et je ne veux pas{??} l'avoir; je serais même très - fâché{??} d'en être accusée: ne trouvez{??} vous pas que j'ai raison? Mr. de Mar-{??} ville s'approcha dans ce moment, i{??} avait -l'air plus sérieux et plus occup{??} qu'à l'ordinaire; il ne joua pas, i{??} fut toujours à côté de moi. Au tra-{??} vers de ce qu'il me disait, sur mor{??} jeu et sur d'autres sujets, il y avait{??} des mots qui marquaient, ou qu'i{??} avait -un grand dessein, ou qu'il avait{??} fait une action importante, dont il attendait beaucoup. Je n'y fis pas beaucoup d'attention, non plus qu'à la manière dont il me laissa aller sans me donner la main, sans m'accompagner. Je m'en +ne sais pourquoi j'en eus une espèce d'inquiétude et d'embarras; je voudrais que cet homme ne crut pas que je l'admire comme toutes les femmes, et je voudrais le lui témoigner. Je fis ceux grosses fautes au wisk, mon partner s'en +plaignit; je soutins que j'avais très - bien joué, on voulut rendre Mr. de St. Ange pour juge, je dis que je ne voulais point de juge; +je crois, en vérité, qu'il avait aussi l'air embarassé, je n'entendis point ce qu'il dit en s'en allant; mais le mot de fierté, prononcé avec un ton d'indifférence, frappa mes oreilles; est-ce donc que je serais fière? je ne +croyais pas avoir ce défaut, je pense que c'est un vice, et je ne veux pas l'avoir; je serais même très - fâchée d'en être accusée: ne trouvez-vous pas que j'ai raison? Mr. de Marville s'approcha dans ce moment, il avait +l'air plus sérieux et plus occupé qu'à l'ordinaire; il ne joua pas, il fut toujours à côté de moi. Au travers de ce qu'il me disait, sur mon jeu et sur d'autres sujets, il y avait des mots qui marquaient, ou qu'il avait +un grand dessein, ou qu'il avait fait une action importante, dont il attendait beaucoup. Je n'y fis pas beaucoup d'attention, non plus qu'à la manière dont il me laissa aller sans me donner la main, sans m'accompagner. Je m'en Suis rappelée depuis: ces petits détails, auxquels je vois souvent donner du prix, et auxquels j'entends quelquefois que mes amies sont sensibles, m'échappent toujours et ne me frappent jamais. J'ai renoncé à être sentimentale dans le monde; j'y vais avec l'intention de m'amuser et l'envie de plaire, et je n'examine pas trop jusqu'à quel point j'y réussis. Je revins donc chez moi avec la tranquillité que laissent ordinairement les choses indifférentes. En entrant le soir dans ma chambre, je vis sur la cheminée une petite lettre, qui avait une jolie enveloppe, bien pliée, bien cachetée; je demandai qui l'avait apportée; on me dit que Mr. de Marville avait été chez mes parents, et qu'en sortant il avait prié qu'on mit cette @@ -337,13 +336,13 @@ mon père ou de la renvoyer? pendant que toutes ces idées agitaient mon esprit, rocher, avec cette dévise, j'y mourrai. Ce pauvre homme, disais-je, s'est donné bien de la peine. Ce n'est pas ma faute; il n'a -{??}enu qu'à lui de voir la plus parfaite {??}différence; mais, peut-être que les {??}ommes ne craient pas à l'indifférence {??}u'ils inspirent, lorsqu'ils ont de belles {??}anchettes, deux montres avec de gran-{??}es et belles chaînes, et -qu'ils sont tout-{??}urs mis à la dernière mode; de-{??}uis quelque temps ses prétentions {??} son attention là-dessus avaient re-{??}oublé. Cependant, on peut être hon-{??}ête homme avec de petites préten-{??}ont, et Mr. de Marville mérite des -{??}gards de la part d'une personne qu'il {??}ime peut-être de bonne foi, et à la-{??}uelle il n'a témoigné que l'envie de {??}laire, la plus respectueuse. Renvoyer {??} lettre, c'est annoncer que je m'at-{??}ends à ce qu'elle contient; la porter -{??} mon père, ce serait le rendre maî-{??}re de ma réponse, ou au moins {??}tre obligée d'opposer des raisons {??} une volonté; pourquoi ne dit-{??}ois - je pas moi - même à Mr. de {??}Marville, ce que je peux mieux lui -dire que personne? Pourquoi ne l'ins{??} truirois-je pas tout simplement de l{??} vérité? et le cachet était déjà à moi{??} tié rompu. Je m'arrête, en réfléchis{??} sant qu'ouvrir une lettre et répondre{??} c'est établir un commerce que je -ne{??} veux pas, qui ne me convient pas{??} qui devrait même n'avoir pas com{??} mencé. En vérité, ma chère amie{??} c'est bien embarrassant, et les hom-{??} mes que l'on n'aime pas devroien{??} bien se dispenser d'écrire. Je me pro-{??} posois de -le lui dire bien séchement{??} j'étais un peu en colère, je jetai la{??} lettre sur la cheminée; mais encore{??} me disais-je, pour se fâcher contre un homme, pour le maltraiter, il faut savoir ce qu'il dit, et la lettre était revenue dans mes +tenu qu'à lui de voir la plus parfaite indifférence; mais, peut-être que les hommes ne craient pas à l'indifférence qu'ils inspirent, lorsqu'ils ont de belles manchettes, deux montres avec de grandes et belles chaînes, et +qu'ils sont toujours mis à la dernière mode; depuis quelque temps ses prétentions et son attention là-dessus avaient redoublé. Cependant, on peut être honnête homme avec de petites prétendons, et Mr. de Marville mérite des +égards de la part d'une personne qu'il aime peut-être de bonne foi, et à laquelle il n'a témoigné que l'envie de plaire, la plus respectueuse. Renvoyer la lettre, c'est annoncer que je m'attends à ce qu'elle contient; la porter +à mon père, ce serait le rendre maître de ma réponse, ou au moins être obligée d'opposer des raisons à une volonté; pourquoi ne dit-rois - je pas moi - même à Mr. de Marville, ce que je peux mieux lui +dire que personne? Pourquoi ne l'instruirois-je pas tout simplement de la vérité? et le cachet était déjà à moitié rompu. Je m'arrête, en réfléchissant qu'ouvrir une lettre et répondre, c'est établir un commerce que je +ne veux pas, qui ne me convient pas, qui devrait même n'avoir pas commencé. En vérité, ma chère amie, c'est bien embarrassant, et les hommes que l'on n'aime pas devraient bien se dispenser d'écrire. Je me proposais de +le lui dire bien séchement; j'étais un peu en colère, je jetai la lettre sur la cheminée; mais encore, me disais-je, pour se fâcher contre un homme, pour le maltraiter, il faut savoir ce qu'il dit, et la lettre était revenue dans mes mains. C'est certainement la dernière fois qu'il m'écrira, et alors, autant vaut - il savoir ce qu'elle contient, et le cachet fut rompu; je m'en repentis aussitôt; le mal était fait, il fallait bien en profiter. Ce Mr. de Marville est un bien honnête homme; voici ce qu'il m'écrit. „Mademoiselle, je ne vous apprends rien, je crois, en vous parlant „des sentiment que vous m'avez „inspirés; mon respect et mon silence „ont dus vous les faire connaître. „Si vous ne les avez pas vus encore, „ce n'est pas une lettre qui vous en @@ -355,10 +354,10 @@ Voilà, je crois, ma chère amie, ce qu'on appelle une déclaration en forme, et vois d'ici votre air sérieux; j'entends votre raison me dire tout ce que l'amitié et l'intérêt vous inspirent pour moi; c'est un homme bien né, il possède une fortune honnête, il a des vertus; s'il n'est pas parfait, c'est qu'on ne l'est pas; s'il a des ridicules, ils passeront; s'il n'a pas toute la légèreté possible dans l'esprit, sa raison en est d'autant plus sûre; enfin, vous cherchez et vous trouvez toutes les convenances; mais, ma chère amie, je n'aime pas les convenances, je les regarde comme des pièges qui rendent, peut-être, le malheur supportable, mais qui ne le préviennent point. Je ne vois, dans ce billet, si délicat, qu'un homme qui -{??}eut bien avoir la bonté d'aimer quel-{??}que chose, qui s'en fait un mérite, {??}et qui, en conséquence, forme des {??}rétentions et croit avoir des droits. {??}l ne doute pas que je n'aie vu ses {??}eaux sentiment, comme si je n'avais -{??}ien d'autre à faire que de les exa-{??}miner. C'est à eux que je dois son {??}espect, comme si je n'étais pas res-{??}ectable par moi - même; il veut que {??}on silence soit quelque chose, com-{??}e si je ne l'eus pas fait taire s'il eut -{??}voulu parler. Il fait valoir sa sincé-{??}ité, sa persévérance, comme si je {??}m'en souciois; il attend son sort de {??}moi; c'est - à - dire, qu'il faut que je {??}ui remette ma vie, ma liberté, mon {??}onheur, dont il disposera -Souverai-{??}nement, et c'est là le prix des senti-{??}mens et de la passion que j'ai eu l'hon-{??}neur de lui inspirer, et c'est là tout {??}ce que peut sentir, tout ce que peut {??}dire cet homme si délicat, si passionné. +peut bien avoir la bonté d'aimer quelque chose, qui s'en fait un mérite, et qui, en conséquence, forme des prétentions et croit avoir des droits. Il ne doute pas que je n'aie vu ses beaux sentiment, comme si je n'avais +rien d'autre à faire que de les examiner. C'est à eux que je dois son respect, comme si je n'étais pas respectable par moi - même; il veut que son silence soit quelque chose, comme si je ne l'eus pas fait taire s'il eut +voulu parler. Il fait valoir sa sincérité, sa persévérance, comme si je m'en souciois; il attend son sort de moi; c'est - à - dire, qu'il faut que je lui remette ma vie, ma liberté, mon bonheur, dont il disposera +Souverainement, et c'est là le prix des sentiment et de la passion que j'ai eu l'honneur de lui inspirer, et c'est là tout ce que peut sentir, tout ce que peut dire cet homme si délicat, si passionné. Comme ils laissent entrevoir le joug et la tyrannie au travers de leur soumission! Comme leurs discours si doux, si humbles, laissent apercevoir les prétentions au pouvoir absolu! Tout est pour eux, et l'opinion et la force, et ils y ajoutent l'artifice. Oh je saurai m'y soustraire. Mr. de Marville, il fallait me plaire, me captiver, avant que de parler de vos sentiment; il fallait m'aveugler pour me tromper, et me faire croire à la sympathie pour me séduire; ce n'est pas assez que de me flatter. J'ai bien de l'amour propre, mais il n'a rien à faire avec mon cœur; vous ne m'êtes rien, vous ne me serez jamais rien, fussiez vous le phénix des hommes. Le ciel m'a douée d'une force et d'une indifférence dont je le @@ -389,28 +388,28 @@ il s'est écrié comme par effort; en vérité, Mademoiselle, je ne comprends pa fille, a-t-il repris avec un peu plus de douceur, je trouve votre façon de penser bien extraordinaire; vous devriez pourtant commencer à réfléchir, à votre âge il n'est plus permis de ne pas écouter la raison; vous prenez un esprit de légèreté et d'indépendance qui ne vous rendra point heureuse; la vocation d'une fille est d'être femme, et quand un homme bien né, d'une fortune honnête, d'un caractère recommandable; .... mon père, mon tendre père, écoutez moi: je lui ai pris les mains, nous nous sommes assis, lui dans son fauteuil, moi sur une chaise auprès de lui; il était disposé à m'écouter; je lui ai -{??}t; vous aimez votre fille, mon père, {??}en ai des preuves dans tous les ins-{??}ns de ma vie; vous voulez mon {??}onheur, c'est d'après cela que je {??}e suis conduite; vous m'invitez à {??}coûter la raison, mais n'est - ce pas suivre exactement -que de régler vie sur son caractère; je vous l'a-{??}ouerai, le mien n'est point fait pour soumission et pour la dépendance; regarde ma liberté comme un droit {??}ont je veux jouir, et je ne vois {??}ul être mériter que je la lui sacri-{??}e: -je ne connais de devoirs que ceux {??}que m'imposent mes sentiment pour {??}vous, je sens que je résisterois à tout {??}tre, je n'ai ni dans le cœur ni dans {??}âme aucun besoin d'attachement et {??}core moins de tendresse; je sens {??}en, -cependant, que je ne pourrais {??}as exister sans le meilleur des pères, {??} sans une mère dont la bonté et {??}ndulgence me rendent heureuse; eux {??}uls occupent tous mes sentiment, -et avec eux le reste du monde n'es{??} plus rien pour moi; il me sembl{??} même qu'il y a un intervalle qu{??} m'en sépare; la société ne me paroî{??} qu'une espèce de spectacle qui m'amus{??} fuivant les acteurs que je rencontre{??} l'amitié -et les liaisons sont soumise{??} à tant d'intérêts personnels, et d{??} petites passions, qu'il ne faut jamai{??} y compter; elles se rompent comme{??} elles se forment, suivant les circons-{??} tances, et j'ai déjà éprouvé que c'es{??} une -erreur que de s'y attacher: d'ail{??} leurs, mon très - cher père, notre{??} fortune est médiocre; ou un homme{??} riche voudra faire la mienne, ce qui{??} me révolte horriblement, ou il fau{??} dra que vous preniez sur votre bien-{??} être pour -m'arranger. Je ne sais, m'a{??} dit mon père, en m'interrompant un{??} peu vivement, où vous prenez tout-{??} tes vos idées: votre mère est - elle{??} bien à plaindre? sommes - nous bien malheureux, en vivant aussi simplement{??} -{??}que nous le faisons? et faut - il tant {??}e richesses pour être heureux? ... mon {??}ère, je suis si contente, si heureuse {??}'être avec vous; laissez - moi n'être {??}que votre fille: pourquoi troubler {??}otre bonheur, je ne veux pas en -{??}ssaier un autre. Je ne sais ce que {??}vous voulez dire, Mademoiselle, mais {??}'ai bien mauvaise opinion de ceux {??}ui exigent autant des autres, et qui {??}e savent pas vivre suivant le train {??}ordinaire des choses; alors des larmes -{??}ont tombées de mes yeux: mon père, {??}e n'exige rien, je ne veux rien; je {??}vous supplie seulement de permettre {??}que je vive avec vous comme j'ai {??}écu jusqu'à présent; je ne veux point {??}'autre sort, je ne puis pas même {??}outenir -l'idée d'un changement, et {??}e donne mauvaise opinion de moi! {??}es pleurs ont redoublé: .... comme {??}i nous devions toujours vivre en-{??}emble, a repris mon père: ... Moi, {??}e serai toujours avec mes parents, -j'en suis bien sûre, et je ne veu{??} rien de plus.... En vérité, ma fille{??} vous me faites pitié: quoi! pare{??} que ce Mr. de Marville a eu que{??} ques aventures galantes, quelqu'acc{??} dent de jeune homme? Un jour vo{??} vous repentirez, -et c'est sur m{??} que tomberont les reproches; il e{??} bien dangereux de résister à sa voc{??} discrétion; la nature et la raison ont tra{??} des routes, et vouloir s'en écartet{??} c'est risquer de se jeter dans d{??} abymes affreux; -aujourd'hui votr{??} cœur résiste, un jour peut-être il set{??} trop faible; en réfléchissant sur votr{??} caractère, je crains pour vous l'ave{??} nir; encore un coup, ma fille, pen{??} sez - y bien; il est dangereux sans{??} doute d'aller contre son -goût, et d{??} forcer son inclination, mais il e{??} bien plus malheureux encore de n{??} pas écouter la raison, les convenan{??} ces; il est ridicule de ne pas considère{??} l'événement heureux qui se présente{??} -{??}est tout ce que je puis vous dire; il {??}ut bien vous laisser agir d'après votre {??}entiment: ainsi, sans approuver votre {??}éponse à Mr. de Marville, je vous {??}isse suivre votre volonté; puissiez-{??}vous ne vous en repentir jamais. Je -{??}embrassai sans rien dire, et il y eut {??}uelques moment de silence, j'essuiois {??}s larmes; mon père reprit ensuite: {??}est inutile de vous parler de notre {??}on voisin Mr. le conseiller Du Terrier; {??}e ne vous apprendrai rien en vous -{??}isant qu'il a sur vous des intentions, {??}qu'il m'a presque communiquées hier {??}vec une très grande joie et beaucoup {??}'affection: il m'apprit le retour de {??}on fils, il veut l'amener ici, et il {??}n'a fait promettre que vous le -rece-{??}riez, ils viendront aujourd'hui; {??}'exige de vous que vous les receviez {??}vec toute la politesse et l'honnêteté {??}ont vous êtes capable; dans les ré-{??}ations où nous sommes, je lui dois {??}outes sortes de démonstrations d'amitié -et de cordialité, et ce jeune{??} homme sera fort riche un jour: il{??} est fils unique, et l'on assure qu'il a{??} beaucoup de mérite; mais dans votre{??} façon de penser, on ne peut pas sea{??} flatter qu'il ait de quoi vous plaire{??} je -vous le répète ma fille, un jou{??} vous aurez des regrets, et je crains{??} que vous ne soyez la dupe de votre{??} système; vous vous êtes fait des idées chimériques, dont vous ne reviendrez que pour être malheureuse. J'embrassai mon père, je lui +dit; vous aimez votre fille, mon père, j'en ai des preuves dans tous les instances de ma vie; vous voulez mon bonheur, c'est d'après cela que je me suis conduite; vous m'invitez à écouter la raison, mais n'est - ce pas suivre exactement +que de régler vie sur son caractère; je vous l'avouerai, le mien n'est point fait pour soumission et pour la dépendance; regarde ma liberté comme un droit dont je veux jouir, et je ne vois nul être mériter que je la lui sacrifie: +je ne connais de devoirs que ceux que m'imposent mes sentiment pour vous, je sens que je résisterois à tout être, je n'ai ni dans le cœur ni dans l'âme aucun besoin d'attachement et encore moins de tendresse; je sens bien, +cependant, que je ne pourrais pas exister sans le meilleur des pères, et sans une mère dont la bonté et indulgence me rendent heureuse; eux seuls occupent tous mes sentiment, +et avec eux le reste du monde n'est plus rien pour moi; il me semble même qu'il y a un intervalle qui m'en sépare; la société ne me paraît qu'une espèce de spectacle qui m'amuse suivant les acteurs que je rencontre l'amitié +et les liaisons sont soumise à tant d'intérêts personnels, et des petites passions, qu'il ne faut jamais y compter; elles se rompent comme elles se forment, suivant les circonstances, et j'ai déjà éprouvé que c'est une +erreur que de s'y attacher: d'ailleurs, mon très - cher père, notre fortune est médiocre; ou un homme riche voudra faire la mienne, ce qui me révolte horriblement, ou il faudra que vous preniez sur votre bien- être pour +m'arranger. Je ne sais, m'a dit mon père, en m'interrompant un peu vivement, où vous prenez toutes vos idées: votre mère est - elle bien à plaindre? sommes - nous bien malheureux, en vivant aussi simplement +que nous le faisons? et faut - il tant de richesses pour être heureux? ... mon père, je suis si contente, si heureuse d'être avec vous; laissez - moi n'être que votre fille: pourquoi troubler notre bonheur, je ne veux pas en +essaier un autre. Je ne sais ce que vous voulez dire, Mademoiselle, mais j'ai bien mauvaise opinion de ceux qui exigent autant des autres, et qui se savent pas vivre suivant le train ordinaire des choses; alors des larmes +Sont tombées de mes yeux: mon père, je n'exige rien, je ne veux rien; je vous supplie seulement de permettre que je vive avec vous comme j'ai vécu jusqu'à présent; je ne veux point d'autre sort, je ne puis pas même soutenir +l'idée d'un changement, et ne donne mauvaise opinion de moi! les pleurs ont redoublé: .... comme si nous devions toujours vivre ensemble, a repris mon père: ... Moi, je serai toujours avec mes parents, +j'en suis bien sûre, et je ne veux rien de plus.... En vérité, ma fille, vous me faites pitié: quoi! parce que ce Mr. de Marville a eu quelques aventures galantes, quelqu'accident de jeune homme? Un jour vous vous repentirez, +et c'est sur moi que tomberont les reproches; il est bien dangereux de résister à sa vocation; la nature et la raison ont tracé des routes, et vouloir s'en écarter c'est risquer de se jeter dans des abymes affreux; +aujourd'hui votre cœur résiste, un jour peut-être il sera trop faible; en réfléchissant sur votre caractère, je crains pour vous l'avenir; encore un coup, ma fille, pensez - y bien; il est dangereux sans doute d'aller contre son +goût, et de forcer son inclination, mais il est bien plus malheureux encore de ne pas écouter la raison, les convenances; il est ridicule de ne pas considérer l'événement heureux qui se présente, +c'est tout ce que je puis vous dire; il faut bien vous laisser agir d'après votre sentiment: ainsi, sans approuver votre réponse à Mr. de Marville, je vous laisse suivre votre volonté; puissiez-vous ne vous en repentir jamais. Je +l'embrassai sans rien dire, et il y eut quelques moment de silence, j'essuiois mes larmes; mon père reprit ensuite: C'est inutile de vous parler de notre bon voisin Mr. le conseiller Du Terrier; je ne vous apprendrai rien en vous +disant qu'il a sur vous des intentions, qu'il m'a presque communiquées hier avec une très grande joie et beaucoup d'affection: il m'apprit le retour de son fils, il veut l'amener ici, et il n'a fait promettre que vous le +receviez, ils viendront aujourd'hui; l'exige de vous que vous les receviez avec toute la politesse et l'honnêteté dont vous êtes capable; dans les rélations où nous sommes, je lui dois toutes sortes de démonstrations d'amitié +et de cordialité, et ce jeune homme sera fort riche un jour: il est fils unique, et l'on assure qu'il a beaucoup de mérite; mais dans votre façon de penser, on ne peut pas se flatter qu'il ait de quoi vous plaire; je +vous le répète ma fille, un jour vous aurez des regrets, et je crains que vous ne soyez la dupe de votre système; vous vous êtes fait des idées chimériques, dont vous ne reviendrez que pour être malheureuse. J'embrassai mon père, je lui dis avec attendrissement, que je ne pourrais être malheureuse aussi long-temps que j'aurois son amitié et sa tendresse; je l'assurai que la nature m'avait douée d'un cœur qui ne pouvait connaître d'autres sentiment, que je n'avais rien à désirer pour mon bonheur, et que je le priais de m'en laisser jouir tel que je le tenais de lui; que d'ailleurs je recevrois Mr. Du Terrier et son fils avec toute la politesse et toute l'honnêteté qu'il exigeait. J'ajoutai en riant que je ne m'opposerois point à ce que son cher fils pourrait m'inspirer. Il y avait aussi hier une assemblée chez Madame d'Arcis, tante de Mr. de Marville; je témoignai à mon père que j'avais @@ -426,10 +425,10 @@ d'occupation: je crois cependant que je serais aussi fâchée s'ils n'y pensaien Il fallut presser ma toilette pour recevoir Mr. le conseiller et son fils; il est de ces gens qui font leurs visites de bonne heure, et j'avais envie de paraître à l'assemblée mieux mise et plus parée, ou au moins aussi bien que les autres jours; je voulais surtout y être fort gaie, et j'ai remarqué que l'ajustement y influe toujours un peu, en sorte que ma coiffure et ma parure ont été hier une vraie affaire pour moi; je n'étais jamais contente; cependant, je commençais à être au bout de mes -peines et de mon travail, lorsque{?} mon père m'a fait dire que Mrs. Du{??} Terrier se faisaient annoncer; je vo-{??} lai au salon de compagnie assez ma{??} disposée, et avec l'envie de rire et d{??} m'amuser. Je vis bientôt paraître Mr{??} -le conseiller; jamais sa perruque n'a{??} voit été si bien poudrée, ni son ha{??} bit plus noir; il était suivi de Mr{??} son fils, grand beau jeune homme{??} en bel habit de satin lila; il eut d'a{??} bord assez de peine à s'entendre avec{??} sa -grande épée, qui se mettait malgre{??} lui entre ses jambes, et qui l'empê{?? } chait d'avancer avec les grâces et{??} l'empressement qu'il aurait eu sans{??} cela; je sécondai mon père dans l{??} réception amicale et dans les politesses{??} -qu'il leur fit; on s'assit, on parla{??} d'ancienne amitié, on se traita de bons voisins, on rappela les plaisirs de l'été dernier; enfin, on en vint insensiblement à l'histoire du cher fils: +peines et de mon travail, lorsque{?} mon père m'a fait dire que Mrs. Du Terrier se faisaient annoncer; je volai au salon de compagnie assez mal disposée, et avec l'envie de rire et de m'amuser. Je vis bientôt paraître Mr. +le conseiller; jamais sa perruque n'a voit été si bien poudrée, ni son habit plus noir; il était suivi de Mr. Son fils, grand beau jeune homme, en bel habit de satin lila; il eut d'abord assez de peine à s'entendre avec sa +grande épée, qui se mettait malgre lui entre ses jambes, et qui l'empêchait d'avancer avec les grâces et l'empressement qu'il aurait eu sans cela; je sécondai mon père dans la réception amicale et dans les politesses +qu'il leur fit; on s'assit, on parla d'ancienne amitié, on se traita de bons voisins, on rappela les plaisirs de l'été dernier; enfin, on en vint insensiblement à l'histoire du cher fils: je la sais d'un bout à l'autre, et comme j'ai eu la patience de l'écouter avec l'air de l'intérêt, vous aurez celle de la lire avec l'air qu'il vous plaira; le héros était assis sur le bord de sa chaise, bien droit, en belle contenance, les mains appuyées sur ses genoux, ou parcourant toutes ses poches, lorsqu'on parlait directement de lui, ou laissant tomber son chapeau, le relevant, et ajoutant au récit de son père quelques paroles qui marquaient sa gaieté; on dit assez négligemment que les Du Terrier étaient d'une très-ancienne noblesse; que si les ancêtres n'avaient pas préféré la bonne religion et le paradis aux biens de la terre, ils occuperaient actuellement des places distinguées en France, ils avaient toujours fait de @@ -471,13 +470,12 @@ plusieurs reprises, c'est presque'une journée entière que j'ai passée avec vo LETTRE XVII. De la même. MA chère amie, lorsque je vous écrivis il y a quelques jours, j'étais si occupée de ceux qui s'étaient occupés de moi, que je ne vous dis rien des portraits: ils avançaient, cependant, ils sont à - peu - près finis; encore deux séances, et ils -partiront pour l'Angleterre; en vérité, je serais disposée à les suivre. Celui de ma mère a très-bien réussi, son air doux et serein est très-{??}bien exprimé; celui de mon père n'est pas si bon, il a l'air ennuié et soucieux; j'espère que l'on +partiront pour l'Angleterre; en vérité, je serais disposée à les suivre. Celui de ma mère a très-bien réussi, son air doux et serein est très bien exprimé; celui de mon père n'est pas si bon, il a l'air ennuié et soucieux; j'espère que l'on n'en conclura rien contre sa fille. Je ne suis pas trop contente du mien, il n'est pas achevé; le peintre promet qu'il sera parfaitement ressemblant, et je ne suis pas encore contente. -J'ai été très-long-temps à me décide{??} sur le costume; enfin, mes cheveux{??} sont arrangés comme ils sont le ma{??} tin, négligés, et en ordre cependant{??} un simple mouchoir de gaze, on voit ut{??} peu de la taille; j'ai voulu mon désha{??} -billé ordinaire; je voudrais que l{??} costume indiquât mon pays; mon or{??} gueil est de paraître ce que je suis{??} -Hier matin j'envoiai ma femme{??} de - chambre pour savoir si le peintr{??} viendrait, je la questionnai à sor{??} retour; les trois portraits étaient pen{??} dus à la parois, il y avait un homm{??} qui regardait le mien avec attention{??} elle ne -le connaît pas, il était e{??} bottes, et en redingotte; il ne tourn{??} point la tête; il parlait au peintre,{??} qui avait l'air d'être fâché; j'avou{??} que j'ai eu la curiosité de savoir qu{??} était cet homme; j'ai voulu le faire{??} dire au -peintre, qui est venu ce matin{??} je n'ai pas eu beaucoup de peine à le{??} faire parler, il m'a dit que c'étoi{??} +J'ai été très-long-temps à me décider sur le costume; enfin, mes cheveux sont arrangés comme ils sont le matin, négligés, et en ordre cependant, un simple mouchoir de gaze, on voit un peu de la taille; j'ai voulu mon déshabillé ordinaire; je voudrais que le costume indiquât mon pays; mon orgueil est de paraître ce que je suis +Hier matin j'envoiai ma femme de - chambre pour savoir si le peintre viendrait, je la questionnai à son retour; les trois portraits étaient pendus à la parois, il y avait un homme qui regardait le mien avec attention; elle ne +le connaît pas, il était en bottes, et en redingotte; il ne tourna point la tête; il parlait au peintre, qui avait l'air d'être fâché; j'avoue que j'ai eu la curiosité de savoir qui était cet homme; j'ai voulu le faire dire au +peintre, qui est venu ce matin, je n'ai pas eu beaucoup de peine à le faire parler, il m'a dit que c'était un homme qui n'entendait rien à la peinture, à peine a - t - il regardé les autres portraits, il s'est attaché à critiquer le mien, il trouve que ce sont bien à - peu - près mes traits, mais suivant lui, ils manquent d'expression; les yeux ne disent rien et ils sont sans âme, comme si, a repris le peintre avec colère, en peignant les traits ressemblans, on ne donnait pas aussi l'expression; c'est un grand ignorant, cet homme, a-t-il continué, et s'il n'était pas retourné à la campagne, je lui aurois bien fait voir si ces yeux seront sans âme quand ils seront finis; qu'est-ce qu'il veut dire avec son âme et son expression? qu'est - ce qu'il veut que ce portrait exprime? je suis quelquefois bien impatienté de la critique de ces @@ -499,8 +497,8 @@ quelques voix se réunissaient sur le Barbier de Séville; je ne disais point mo de paraître sur un chéâtre, de chercher à plaire sur des tréteaux par la figure, par l'expression et le récit, par l'esprit et le sentiment qu'on doit mettre dans un rôle, s'est présentée à moi d'une manière effraïante; je sais que c'est une occupation agréable, qui exerce l'esprit et la mémoire, et qui change la monotonie de ce que l'on fait tous les jours: on ne joue, j'en conviens, que devant ses amis, que pour une petite assemblée choisie; mais c'est toujours des gens qu'on fait venir pour leur plaire et pour nous juger, et faut-il les provoquer là-dessus? Je commençais à me défier de ce plaisir, et je voyais la crainte et la timidité le diminuer -beaucoup; cependant mon père me{??} l'avait permis, mes amies m'y avaient{??} encouragée; je ne changeai pas d{??} volonté, je demandai seulement que{??} l'on choisît une pièce de caractère{??} qui fût dans les mœurs du monde{??} et l'intrigue -et l'intérêt dans l'habitude de la bonne compagnie; où l'esprit ne fut pas tout en mots et la{??} gaieté en bouffonnerie: les femmes furent de mon avis, et l'on proposa plusieurs pièces de Destouches et de la Chaussée: la plupart furent +beaucoup; cependant mon père me l'avait permis, mes amies m'y avaient encouragée; je ne changeai pas de volonté, je demandai seulement que l'on choisît une pièce de caractère qui fût dans les mœurs du monde, et l'intrigue +et l'intérêt dans l'habitude de la bonne compagnie; où l'esprit ne fut pas tout en mots et la gaieté en bouffonnerie: les femmes furent de mon avis, et l'on proposa plusieurs pièces de Destouches et de la Chaussée: la plupart furent rejetées comme trop connues ou trop longues; on se décida enfin pour les Amans généreux, et pour le mariage de Julie; il y a dans ces deux pièces des caractères, de l'intérêt et du comique; elles sont en prose, et par conséquent plus difficiles à apprendre, mais elles sont plus aisées à jouer; il faut beaucoup d'habitude et d'exercice pour donner aux vers le ton naturel de la conversation; les troupes de société Se donnent ordinairement fort peu de peine; chacun a son petit amour-propre à part, on s'embarrasse fort peu du succès des autres, et le spectacle va comme il peut, souvent avec beaucoup de mauvais accent et de mauvaises prononciations. Mr. de @@ -511,14 +509,14 @@ des roles à beaucoup de personnes; j'ai celui de Fanchette dans la première, e conférence en tout a été gaie et agréable; on a dit des choses intéressantes et instructives sur la comédie et sur différentes pièces. Mr. de Marville a fait voir beaucoup plus d'esprit et de goût que je ne lui en supposais; il a très bien apprécié le mérite de plusieurs pièces; il nous a presque dégoûtés des subtilités sentimentales de Marivaux, il nous a fait connaître Regnard et Boissi moins superficiellement que nous ne le connaissions; pour la première fois, sa conversation m'a fait plaisir, et je l'ai écouté sans ennui; je crois, ma chère amie, que cette espèce de légèreté, de galanterie, de gaieté qu'on exige des hommes -{??}vec les femmes et dans le monde, {??}it beaucoup de tort au mérite qu'ils {??}euvent avoir; nous jugeons d'abord {??}ur un certain vernis qui nous plaît {??}u nous déplaît, et nous rebutons le {??}este; nous préférons souvent un es-{??}rit -léger et superficiel à des connais-{??}ances utiles et intéressantes. Je com-{??}mence à m'apercevoir qu'il y a des {??}ommes qui sont insupportables quand {??}ls veulent nous plaire, et dont la {??}onversation est très agréable et -inté-{??}essante, quand ils parlent de ce qu'ils {??}connaissent, de ce qu'ils savent, et {??}es objets qui les intéressent. Ce se-{??}oit un grand art que de savoir tirer parti des différents mérites de ceux que l'on rencontre; je veux réfléchir +avec les femmes et dans le monde, fait beaucoup de tort au mérite qu'ils peuvent avoir; nous jugeons d'abord sur un certain vernis qui nous plaît ou nous déplaît, et nous rebutons le reste; nous préférons souvent un esprit +léger et superficiel à des connoisances utiles et intéressantes. Je commence à m'apercevoir qu'il y a des hommes qui sont insupportables quand ils veulent nous plaire, et dont la conversation est très agréable et +intéressante, quand ils parlent de ce qu'ils connaissent, de ce qu'ils savent, et des objets qui les intéressent. Ce serait un grand art que de savoir tirer parti des différents mérites de ceux que l'on rencontre; je veux réfléchir là-dessus; n'y avez-vous jamais pensé, ou avez - vous déjà fait la même observation que moi; nous devrions nous aider là dessus; je crois que ce serait le moyen d'éviter beaucoup d'ennui dans le monde, et ce ne -Serait pas un petit avantage, l'enn{??} nous fait faire tant de sottises. Mai{??} me voilà bien loin de mon sujet; j'{??} reviens pour vous faire une question{??} dites-moi pourquoi cette comédie, q{??} me fait et me promet du plaisir, m{??} -laisse un scrupule au fond de l'âme{??} je suis tout près de m'en faire de{??} reproches; je l'ai confié à mon père{??} il m'a dit qu'il en était bien aise{??} qu'il serait fâché qu'à mon âge, j{??} ne me fisse pas quelque peine de pas{??} roître sur -un théâtre; que, d'ailleurs{??} jouer la comédie était un plaisir d'a{??} mour-propre, et que ces plaisirs in{??} piraient toujours plus ou moins d{??} timidité; je lui ai dit qu'il y avoi{??} plus que cela, et que je souhaitoi{??} extrêmement -que les répétitions et l{??} représentation se fissent chez lui et{??} sous ses yeux, que je sentais que s{??} présence me donnerait de l'assuranc{??} et de la tranquillité; ma mère, qu{??} était présente, m'a dit que de sor{??} +Serait pas un petit avantage, l'ennui nous fait faire tant de sottises. Mais me voilà bien loin de mon sujet; j'y reviens pour vous faire une question; dites-moi pourquoi cette comédie, qui me fait et me promet du plaisir, me +laisse un scrupule au fond de l'âme: je suis tout près de m'en faire des reproches; je l'ai confié à mon père, il m'a dit qu'il en était bien aise, qu'il serait fâché qu'à mon âge, je ne me fisse pas quelque peine de paraître sur +un théâtre; que, d'ailleurs, jouer la comédie était un plaisir d'amour-propre, et que ces plaisirs inspiraient toujours plus ou moins de timidité; je lui ai dit qu'il y avait plus que cela, et que je souhaitais extrêmement +que les répétitions et la représentation se fissent chez lui et sous ses yeux, que je sentais que sa présence me donnerait de l'assurance et de la tranquillité; ma mère, qui était présente, m'a dit que de son temps les Demoiselles n'auraient jamais osé jouer la comédie, et qu'elle ne désapprouvait cependant pas que je le fisse; j'ai prié mon père de permettre que la plus grande partie des répétitions se fissent à la maison, et qu'il m'accompagnât aux autres; je suis persuadée que cela l'amusera, et que ma mère, qui sort fort peu, en aura du plaisir. Je vous dirai la suite de tout cela, et je vous conterai nos succès. Les Anglois et les portraits sont partis, il faudra attendre bien long temps avant que d'en savoir quelque chose. Adieu, il m'en coûte toujours de vous quitter. @@ -529,12 +527,12 @@ au milieu des neiges et des frimas, et ayant quitté brusquement la ville et ses amie Mlle. de Mirfor, de mon amie, entendez-vous: je voudrais reprendre où je vous ai laissée il y a huit jours, je ne m'en souviens pas parfaitement; je me rappelle qu'il s'agissait de notre comédie et de nos répétitions; hélas! elle est dans le nombre des projets que l'on forme et qui s'évanouissent; celui-là allait cependant fort bien; les femmes qui jouaient les mères en avaient pris leur parti, ceux qui remplissaient les petits rôles étaient consolés, on était assez content de soi, et l'on donnait des avis aux autres; la première répétition se fit chez mon père, il n'y eut pas beaucoup d'ensemble, mais on s'amusa. Je crois vous -avoir dit, qu'à la première assemblée, Mlle. de Mirfor était criste et sérieuse; depuis, elle avait toutjours paru inquiète et occupée; {??}e fais peu d'attention aux bruits pu-{??}lics, je ne m'en informe jamais, et {??}e les écoute peu; je -ne savais donc {??}oint que l'on parlait beaucoup de {??}intrigue et du mariage de Mlle. de {??}Mirfor; on disait des détails, on ra-{??}ontoit des anecdotes; les parents s'en -étaient occupés, il y avait eu entre'eux certaines démarches; on croiait{??} la chose près de la conclusion, on{??} attribuait même à cela, un certain{??} détachement que Mr. de Flamacour{??} avait affecté depuis quelques jours{??} On jugeait très-mal -Sur les apparen{??} ces, mais on ne s'en embarrassait pas{??} on faisait les arrangement des époux{??} on décidait de l'avenir, on tirait de{??} conjectures, et personne ne doutoi{??} de la conclusion du mariage. -Avant hier, à une répétition qui s{??} faisait chez mon père, arrive Mde. d'Ar{??} silli. C'est une femme qui va dès l{??} matin, qui entre partout, qui cont{??} toutes les histoires, qui sait toutes le{??} affaires, qui connaît les habitudes -d{??} tout le monde. Elle entre, elle ve{??} voir la répétition, elle demande u{??} rôle, elle veut souffler, elle répè{??} cent fois que c'est un plaisir cha{??} mant de jouer la comédie en sociéte{??} elle voudrait seulement qu'on jou{??} +avoir dit, qu'à la première assemblée, Mlle. de Mirfor était criste et sérieuse; depuis, elle avait toutjours paru inquiète et occupée; je fais peu d'attention aux bruits publics, je ne m'en informe jamais, et je les écoute peu; je +ne savais donc point que l'on parlait beaucoup de l'intrigue et du mariage de Mlle. de Mirfor; on disait des détails, on racontait des anecdotes; les parents s'en +étaient occupés, il y avait eu entre'eux certaines démarches; on croiait la chose près de la conclusion, on attribuait même à cela, un certain détachement que Mr. de Flamacour avait affecté depuis quelques jours. On jugeait très-mal +Sur les apparences, mais on ne s'en embarrassait pas; on faisait les arrangement des époux, on décidait de l'avenir, on tirait des conjectures, et personne ne doutait de la conclusion du mariage. +Avant hier, à une répétition qui se faisait chez mon père, arrive Mde. d'Arsilli. C'est une femme qui va dès le matin, qui entre partout, qui conte toutes les histoires, qui sait toutes les affaires, qui connaît les habitudes +de tout le monde. Elle entre, elle veut voir la répétition, elle demande un rôle, elle veut souffler, elle répète cent fois que c'est un plaisir charmant de jouer la comédie en sociéte; elle voudrait seulement qu'on jouât de tête, pour qu'on n'eut pas la peine d'apprendre; elle parle à chacun, elle demande des nouvelles des absent. Nous étions autour d'elle à l'écouter et à lui répondre; tout d'un coup elle dit avec indifférence; je viens d'apprendre un grand événement: Mr. de Flamacour épouse Mlle. Balloton, le mariage est fait, conclu et communiqué; elle conte ensuite que Mlle. Balloton a cent mille écus de dot, que sa famille avait jugé convenable de décorer son immense fortune du beau nom de Flamacour, et qu'on avait fait des conditions superbes pour décider les Flamacour; avec sa volubilité ordinaire, elle en fait le détail, nous écoutons, et nous ne nous apercevons pas que Mademoiselle de Mirfor est tombée évanouïe dans un @@ -664,7 +662,7 @@ Je n'ai jamais bien compris non plus, je sais seulement que tout se rapporte à vues champêtres sont mortes si on n'y aperçoit un ombrage, un endroit solitaire et caché, où on voudrait se placer; la société et ses devoirs deviennent insupportables, si on n'y porte des espérances, des projets, des certitudes; enfin, pour une âme tendre, pour un cœur occupé, le monde est tout autre chose que pour les autres. Laure. -Je crois, ma chère amie, que votre esprit exalte un peu votre cœur, et dans ce moment vous êtes bien à plaindre, je ne vous comprends pas trop, mais il y a sûrement des consolations, puisqu'ordinairement tout va si mal pour les belles incli-{??} +Je crois, ma chère amie, que votre esprit exalte un peu votre cœur, et dans ce moment vous êtes bien à plaindre, je ne vous comprends pas trop, mais il y a sûrement des consolations, puisqu'ordinairement tout va si mal pour les belles incli- nations, et qu'elles persévèrent tout de même. Quand deux personnes sont ensemble, il n'y a ni danse, ni musique, les sujets de conversation sont bien vite épuisés, les hommages, les respects nous font trop de plaisir pour que la familiarité nous plaise; c'est dans ce moment sans doute que l'on s'ennuïe l'un de l'autre; le plus vite ennuïé passe pour le plus léger, et alors viennent les ruptures, les infidélités, les perfidies; je voudrais savoir seulement ce qui les fait commencer? Mlle. de Mirfor. @@ -698,12 +696,12 @@ de sa mère, sa sœur a eu la fortune sur laquelle elle comptait, et elle s'est qu'une campagne qui n'est pas d'un grand produit, et qui exige beaucoup de peines et de soins; il s'y est fixé, et il a renoncé à ses goûts et à ce qui faisait les occupations agréables de sa vie; cependant il a l'âme sensible, et il est capable de tendresse et même de passion romanesque; il s'est voué à la vie champêtre, il est aimé et chéri de tout ce qui est autour de lui; Mlle. de Mirfor l'a bien mal connu, et si j'ai souhaité qu'il le fût de vous, Mademoiselle, c'est que je suis sûr que vous lui rendrez plus de justice; sans doute qu'il a aimé le plaisir, et si son esprit a rendu ce goût un peu vif chez lui, l'honnêteté de son âme l'a toujours soumis à la décence; je vais le voir pour tâcher de le -retirer de sa retraite, et le ramen{??}er la ville, au moins pendant ce temps de glace et de neige; la vie qu'il mène à la campagne est vraiment intéressante, il s'est attaché à l'agri,{??} +retirer de sa retraite, et le ramener la ville, au moins pendant ce temps de glace et de neige; la vie qu'il mène à la campagne est vraiment intéressante, il s'est attaché à l'agri- culture, et il aide tous les paysans ses voisins à cultiver leurs terres; nous fîmes la remarque que lui dans ce moment était un bon ami; oui, dit-il d'un air sérieux et contrit, je sais aimer, mais ce n'est pas une raison pour l'être. Mlle. de Mirfor crut que le trait était dirigé contr'elle; elle entama je ne sais quelle justification sur sa manière d'aimer, que par distraction nous n'écoutâmes ni l'un ni l'autre. Mr. de Marville nous quitta, et nous parlâmes de lui; j'avoue que je lui trouve du mérite, il sait être ami, et avec moi et ma famille il se conduit comme je le souhaitais; Mlle. de Mirfor en reprenant son ouvrage, et d'un air composé, me dit: en vérité ce Mr. de Marville est un homme bien aimable, il a de très-bons sentiment, et je le juge capable de s'attacher avec sincérité; c'est dommage que ses mœurs.... oh, sûrement, lui dis - je -bien vite, c'est un homme charmant, je lui crois une passion dans le cœur, si c'était pour moi, je ne le ferais pas languir long-temps; je ne sais jusqu'où j'aurois poussé le persis{??}flage; heureusement nous reçûmes dans ce moment une lettre de ma +bien vite, c'est un homme charmant, je lui crois une passion dans le cœur, si c'était pour moi, je ne le ferais pas languir long-temps; je ne sais jusqu'où j'aurois poussé le persisslage; heureusement nous reçûmes dans ce moment une lettre de ma mère, elle nous confirmait à-peu-près tout ce que Mr. de Marville venait de nous dire, elle ajoutait de plus qu'elle avait vu Mr. de Mirfor, que son courroux contre sa fille commençait à s'apaiser, des amis travaillent à une espèce de paix et de rapprochement entre lui et les Flamacour, on espère d'y parvenir, et alors notre retour à la ville se fera sans peine: j'avoue que je verrai ce moment avec plaisir, nous prévoyons cependant la réception que l'on nous fera, nous voyons toutes nos amies accourir: l'une avec beaucoup de pruderie nous donnera des consolations affligeantes; une autre en nous serrant dans ses bras aura @@ -717,11 +715,11 @@ l'avoir diminué, et j'ai outre cela l'approbation de mon père, et il ne m'en f Je n'ai point oublié Made. de St. Marcin et Mr. de Noirval. Il est encore tombé de la neige et la communication est devenue plus difficile; j'en ai un vrai chagrin; j'ai cru cependant avoir des nouvelles de Mde. de St. Marcin, elle est enrhumée, elle ne peut sortir, nous ne pouvons point nous voir encore, je me suis vouée à la solitude et à Mlle. de Mirfor, et je veux remplir ma vocation. Je souffre davantage de ne rien savoir de Mr. de Noirval; demain j'envoie un exprès pour en avoir des nouvelles: ce pauvre solitaire, enterré sous la neige, attend que le printemps lui rende l'usage de son verger et de sa campagne, et -Sûrement dans les rigueurs de l'hiver, les pauvres de son voisinage ress{??}entent les effets de sa bienfaisance; je voudrais aller à lui, et je déplore que cela soit impossible aujourd'hui; vraisemblablement je trouverais le portrait dans son +Sûrement dans les rigueurs de l'hiver, les pauvres de son voisinage ressentent les effets de sa bienfaisance; je voudrais aller à lui, et je déplore que cela soit impossible aujourd'hui; vraisemblablement je trouverais le portrait dans son cadre; cette société doit lui être nécessaire dans cette saison. Je ne pense à lui qu'avec attendrissement et compassion; -{??} mériterait si fort d'être heureux! -J'espère que le premier courrier m'ap-{??}ortera vos lettres de la ville, je {??}anguis de savoir ce que vous pen-{??}ez de notre histoire et de notre sé-{??}our ici; j'ai besoin de votre senti-{??}nent sur tout ce que je fais, vous {??}e savez, -ne me faites donc pas at-{??}endre. Adieu, ma chère amie, je {??}vous embrasse bien tendrement. +il mériterait si fort d'être heureux! +J'espère que le premier courrier m'apportera vos lettres de la ville, je languis de savoir ce que vous pensez de notre histoire et de notre séjour ici; j'ai besoin de votre sentiment sur tout ce que je fais, vous le savez, +ne me faites donc pas attendre. Adieu, ma chère amie, je vous embrasse bien tendrement. LETTRE XX. QUe vous me faites plaisir! ma chère amie, d'approuver ma conduite et ma façon de penser avec Mlle. de Mirfor: les louanges que vous me donnez sont l'effet de votre amitié, mais votre sentiment, votre jugement sont la suite de votre esprit juste, de @@ -779,10 +777,10 @@ Sa botte, il leur dit avec douceur: mes amis, vous me faites beaucoup de mal, vo encore assez difficile, et on le fit souffrir. Le sang coulait toujours de la tête; on avait employé tous les linges pour l'arrêter, on en demandait d'autres; je donnai un mouchoir de toile que j'avais mis autour de mon cou dans la voiture, et que j'ôtai de dessous mon mantelet. Monsieur de St. Ange s'en aperçut; il portait alternativement les yeux sur Mademoiselle de Mirfor et sur moi; elle se donnait beaucoup de peine, elle faisait et ordonnait plusieurs choses utiles; moi je ne faisais rien. Après nous avoir un peu considérées, il dit: Il est donc venu des anges à mon secours. On ne lui disait rien encore, on ne lui répondait point; tout le monde était occupé à le soigner, à l'arranger, à préparer ce qu'il fallait; le sang -coulait encore. Il demanda que l'on s{??}errât davantage le dernier mouchoir qu'on lui avait mis autour de la tête, et il parut que le sang +coulait encore. Il demanda que l'on serrât davantage le dernier mouchoir qu'on lui avait mis autour de la tête, et il parut que le sang S'arrêta un peu: on parla de le mettre au lit; nous insistâmes pour que l'on ne fît aucun mouvement jusques à l'arrivée du Chirurgien, que l'on avait envoyé chercher d'abord, et qui devait bientôt arriver: on avait aussi envoyé chez Mr. de St. Ange, et on attendait ses domestiques: ils arrivèrent en effet quelques moment après, quoique sa maison fût à plus d'une lieue de distance: c'étaient deux de ses domestiques, et une femme, ancienne gouvernante; ils avaient été avertis par -quelqu'un qui avait vu tomber leur maître, et ils étaient venus à cheval à toute bride; la femme avait voulu venir en croupe. Ils pousr{??}èrent des cris, et fondirent en larmes en entrant dans la chambre, et en voyant Mr. de St. Ange baigné +quelqu'un qui avait vu tomber leur maître, et ils étaient venus à cheval à toute bride; la femme avait voulu venir en croupe. Ils poussèrent des cris, et fondirent en larmes en entrant dans la chambre, et en voyant Mr. de St. Ange baigné dans son sang. Ils se jetèrent à genoux auprès du lit; ils ne cessaient de prier et de répéter, notre maître, notre bon maître. Il leur tendit la main pour les rassurer, mais il n'eut pas la force de parler: on leur dit qu'il ne fallait pas faire du bruit, et on les employa à différents services. Leur zèle et leurs sentiment étaient marqués dans tout ce qu'ils faisaient: cette scène attendrissante nous fit répandre des larmes: cependant la nuit s'avançait, nous avions encore deux lieues à faire, notre cocher nous pressait de partir, à cause du froid et des chemins. Nous ne voulûmes pas nous en aller sans savoir ce que le Chirurgien dirait @@ -854,7 +852,7 @@ pouvait le permettre, et qui ne finit que par le retour de Mlle. de Mirfor. Made Si Mlle. de Mirfor était cette personne qui avait eu une aventure avec Mr. de Flamacour; à la manière dont elle m'en parla, je vis comment on s'occupe par-tout des bruits publics, et surtout de ce qui se passe à la ville; elle savait même des détails et des circonstances qui m'étaient parfaitement inconnus, et elle les disait avec un plaisir dont je fus plusieurs fois sur le point d'être choquée; je l'assurai qu'elle était mal informée, et que Mlle. de Mirfor n'avait aucun tort et ne méritait aucun blâme, que de plus elle était mon amie, et qu'à ce titre elle lui devait son estime; elle voulut rire et plaisanter; je me plaignis très-sérieusement de son indiscrétion, mais je ne changeai rien à ses dispositions; elle -eut son tour, et dans un moment d'absence, je fis de même à Mlle. de Mirfor l'histoire de Made. de St. Marcin, et elle finit par me deman{??} +eut son tour, et dans un moment d'absence, je fis de même à Mlle. de Mirfor l'histoire de Made. de St. Marcin, et elle finit par me deman- der si c'était cette femme qui avait fait parler d'elle et qui était venue de L***. avec son mari et son amant à cause du dérangement de sa fortune; elle s'étonna extrêmement de ce qu'elle n'était pas plus belle, et qu'elle eût pu faire autant de bruit avec si peu de beauté, elle alla même jusqu'à la trouver laide et tout-à-fait passée, elle se moquait de son air et de ses manières, elle contrefaisait son accent et ses petites révérences; elle la trouvait impolie; je fus encore dans la nécessité de prendre le parti de Made. de St. Marcin, je dis qu'elle était intéressante par sa situation, et que ce n'était pas à nous à critiquer le langage et la politesse des François. Cet emploi d'avocat général était @@ -882,7 +880,7 @@ lettre, que je n'en ai eu de voir terminer cette journée qui me parut fatigante je suis assez disposée à tirer parti des différentes scènes de la société; je m'en amuse et je les oublie; ce jour passé dans la contrainte, sans qu'il y ait eu un moment pour l'amitié, pour la confiance, m'a laissé un vide désagréable; je vous cherchais, je vous demandais; dites-moi, je vous prie, d'où me vient ce besoin plus pressant de me rapprocher de vous, de m'occuper de choses essentielles, tout ce qui ne l'est pas, me paraît ennuieux; j'espère que c'est cette solitude d'hiver, les chagrins de Mlle. de Mirfor, sa légèreté, peut-être, qui en sont la cause; il me semble bien que j'étais plus heureuse à la ville, et cependant je ne me soucie pas trop d'y retourner; Mlle. de Mirfor s'en occupe déjà, et elle fait ses apprêts; -en attendant qu'elle y soit, elle fait des projets pour rentrer dans le monde, elle me consulte sur ses t{??}oëffures, sur ses robes, elle veur +en attendant qu'elle y soit, elle fait des projets pour rentrer dans le monde, elle me consulte sur ses coëffures, sur ses robes, elle veur être mise à la mode, elle s'en inquiète; j'admire cette légèreté, et je n'ai garde de l'en détourner; c'est moi seule qui ai un sentiment pénible sur les premiers regards qui tomberont sur elle; je vois les coups-d'œil, j'entends les chuchoteries, il me semble qu'à sa place j'en frissonnerois; je vous écris pendant son sommeil du matin qui est toujours très-long; je vais faire partir l'exprès pour Mr. de Noirval; il faut qu'il revienne dans le jour, et le détour prendra du temps; je ne puis renvoyer plus long-temps d'avoir de ses nouvelles. Mlle. de Mirfor me fait appeler pour déjeuner, j'ai beaucoup de choses à faire; je vous quitte, pour m'en occuper, je ne fermerai ma lettre que ce soir ou demain matin. @@ -922,7 +920,7 @@ il est toujours faible, il a de grands maux de tête, il lui est défendu de par balafré. Oh! Mademoiselle, a répondu le domestique, on ne peut pas le savoir; Mr. a toujours la tête et le visage si enveloppés d'un mouchoir blanc, qu'on ne peut presque pas seulement le voir. Mademoiselle de Mirfor l'a renvoyé, en lui recommandant de dire à son maître, qu'il ne manquât pas de venir la voir à la ville, dès qu'il serait guéri. J'ai cru devoir dire aussi quelque chose. Tout ce que je pus articuler, ce fut d'exhorter ce domestique à avoir soin de son maître, et à faire demander à la ville tous les secours dont il pourrait avoir besoin. Je désapprouvois si fort tout ce qu'avait dit Mlle. de Mirfor, que je ne -voulus dire que cela, et je me repro{??}-chai même d'en avoir dit autant. Je suis très-contente qu'on ne parle à Monsieur de St. Ange que de Mlle. de Mirfor; et en effet, il ne doit se ressouvenir que d'elle. C'est elle qui fit tout; elle a +voulus dire que cela, et je me reprochai même d'en avoir dit autant. Je suis très-contente qu'on ne parle à Monsieur de St. Ange que de Mlle. de Mirfor; et en effet, il ne doit se ressouvenir que d'elle. C'est elle qui fit tout; elle a plus d'expérience que moi, et sa sensibilité ne l'arrête jamais. Dans ce moment, que notre départ est décidé, elle me presse de faire mes paquets; les siens sont faits depuis long-temps; elle est prête à partir. Je ne voudrais point me presser; il faut cependant se rendre à son impatience; elle languit que cet acte de sa vie soit passé, et je n'en ai pas moins d'impatience, jevous assure. Je vais donc y travailler. Adieu, ma chère amie. J'allois presque vous dire, je vous reverrai à la ville, c'est au moins là que je reprendrai ma lettre. Mon père est @@ -987,7 +985,7 @@ me marie et j'épouse Mr. Dubourg; vous ajoutez à peine que c'est un homme de condition, qui a de la fortune et beaucoup de mérite, et vous ne me dites point ce que vous pensez, ce que vous sentez, ce qui se passe dans votre âme, dans votre cœur, dans votre esprit. Je ne l'entends point comme cela, et je ne suis point aussi tranquille que vous, moi, qui ne me marie pas. Savez-vous, ma chère amie, que vous allez être toute entière à un homme; que cet homme aura des droits, une volonté, un empire; qu'il décidera de votre vie, de votre sort, de tout enfin. Cela ne vous donne - t - il pas des idées, des craintes, de la défiance. Dites-moi ce que vous en pensez, je vous en conjure, ne me cachez rien. D'abord, faites-moi le portrait de cet homme heureux. Est - il grand, est - il petit? est-il -blond, est-{??}il brun? porte-t-il ses cheveux? je l'espère; a-t-il le cœur tendre, l'âme sensible, les mœurs douces, l'esprit juste? enfin, l'aimez-vous, vous aime-t-il? Vous ne m'avez +blond, est-il brun? porte-t-il ses cheveux? je l'espère; a-t-il le cœur tendre, l'âme sensible, les mœurs douces, l'esprit juste? enfin, l'aimez-vous, vous aime-t-il? Vous ne m'avez rien dit, ma chère amie; mais rien. Est-ce ainsi qu'on parle à son amie de l'événement le plus intéressant de la vie? Vous m'écrivez quatre mots, et vous pourriez m'envoyer un roman, oui, ma chère Sophie, un roman. Je soutiens qu'on ne peut pas donner sa main à un homme, lui remettre son sort et son existence, sans avoir mille idées, mille sentiment, mille doutes, mille espérances, mille erreurs, et je voudrais les savoir toutes les unes après les autres. Au moins, dites m'en quelques unes, je vous en supplie. Eh bien, ma chère amie, cet homme a été d'abord bien soumis; il a mis sa personne et son bonheur à vos pieds, il vous a inspiré quelque chose; qu'est-ce que c'est? Il a juré de vous aimer toujours: avait-il l'air bien @@ -1004,7 +1002,7 @@ faire chez vous, vous n'aviez au moins point d'autres raisons pour les faire; l' fracassée m'a causé de l'effroi et m'a inspiré de la pitié; son caractère, sa fortune, sa situation n'ont rien à faire avec ce sentiment; j'ai eu des nouvelles de lui par Mr. de Marville et par notre médecin; tout s'est terminé plus heureusement qu'on ne pouvait l'espérer; il aura à peine une cicatrice au front, dans quelque temps il viendra à la ville; c'est ce que m'a dit hier Mr. Purget, il y avait été il y a deux jours; Mr. de St. Ange l'avait beaucoup plus occupé pour deux ou trois paysans malades que pour lui - même; j'aurois voulu savoir s'il ne s'était point occupé aussi des malades de la ville, ou parle quelquefois aux médecins de leurs pratiques; l'état de ma mère -était intéressant, et Mr. de St. Ange a pu s'en informer, c'est ce que Mr. Purget n'a pas su articuler; ces médecins ne disent jamais ce qu'on a envie de savoir; quoique ma mère soit en pleine convalescence, et àpeuprê{??}s guérie, je crois +était intéressant, et Mr. de St. Ange a pu s'en informer, c'est ce que Mr. Purget n'a pas su articuler; ces médecins ne disent jamais ce qu'on a envie de savoir; quoique ma mère soit en pleine convalescence, et àpeuprês guérie, je crois cependant qu'il convient qu'elle voie toujours son médecin, et j'aurai soin qu'il revienne de temps en temps; elle commence à recevoir ses amies, je prends quelquefois ce moment pour aller voir les miennes; notre rencontre avec Mr. de St. Ange a fait du bruit; Mlle. de Mirfor l'a racontée à tout le monde; elle a sur-tout beaucoup parlé de son flacon d'eau de Cologne qui a rendu la vie; Made. d'Arsilli veut savoir tous les détails, elle m'a fait cent questions, et m'a dit mille choses plaisantes sur Mlle. de Mirfor; Made. de Taninge, qui est l'amie intime de Mr. de St. Ange, nous a presque rendues responsables de l'accident qui lui est arrivé; elle diff --git a/plain/files/Kimber_Thompson2.txt b/plain/files/Kimber_Thompson2.txt index 640c9454..a44d4d49 100644 --- a/plain/files/Kimber_Thompson2.txt +++ b/plain/files/Kimber_Thompson2.txt @@ -176,7 +176,7 @@ ALa première occasion que je pus rencontrer, je priai mon père de m'accorder quelques moment d'entretien: il s'y prêta volontiers; et me menant dans son cabinet, il me demanda avec beaucoup de tendresse, si j'avais quelque chose de particulier à lui demander; que ma conduite lui avait été si agréable, que je pouvais compter l'obtenir dans la minute. Un prélude si indulgent pensa me déconcerter tout-à-fait; je restai presque Sans mouvement et avec les yeux fixés vers la terre. Il me prit dans ses bras; et me serrant tendrement, il me dit qu'il apréhendait que je ne me trouvasse incommodé, ou que je n'eusse sur le cœur quelque chose, qu'il me conjurait de lui -découvrir. Mon cher fils, me dit le meilleur de tous les hommes, regardez-moi comme un véritable-{??}ami de cœur, et écartez ce reste de réserve que pourrait vous inspirer la présence d'un père. Je lui saisis la main; et après un moment de +découvrir. Mon cher fils, me dit le meilleur de tous les hommes, regardez-moi comme un véritable ami de cœur, et écartez ce reste de réserve que pourrait vous inspirer la présence d'un père. Je lui saisis la main; et après un moment de Silence, je lui racontai toutes les extravagances que j'avais commises; je lui fis un détail sincère de toutes mes malheureuses aventures, sans lui rien cacher que quelques circonstances, qui auraient pu blesser la pureté de ses oreilles. Sa surprise fut si grande, que j'eus tout le temps, sans être interrompu, de lui apprendre la conduite généreuse de mon cher maître et de son fils; et je le fis dans les termes les plus forts que la réconnaissance put me dicter: je n'oubliai point la circonstance de mes dettes que M. Diaper s'était chargé de payer, et enfin tout ce que je crus ne pouvoir me dispenser de lui dire; et je finis par les observations que devait naturellement occasionner la vue @@ -233,7 +233,7 @@ Philomele n'a pas les sons si doux, lorsqu'elle chante ses peines aux échos du Je fus bientôt interrompu dans mon admiration par l'arrivée de Sir Walter et de M. Archer, qui s'aprocherent de nous, au moment que Miss me félicitait sur mon arrivée à la campagne d'un air qui m'annonçait qu'elle me savait bon gré de ma visite. Eh bien, mon garçon, me dit son père, que penses-tu de Louise? Crois-tu qu'elle vaille la peine qu'on la sauve du feu? Je voudrais de tout mon cœur que tu eusses un état à lui donner, ou que ce drôle-là, à qui je la destine s'il se comporte bien, pût acquérir ton mérite; (en disant -ces mots il montrait du doigt son neveu;{??} qui était à quelques pas de nous,) car je pense qu'une belle fille et un joli bien doivent être conservés dans la famille d'où ils sortent. Ce discours brusque du bon Baronet fit rougir sa fille; et +ces mots il montrait du doigt son neveu; qui était à quelques pas de nous,) car je pense qu'une belle fille et un joli bien doivent être conservés dans la famille d'où ils sortent. Ce discours brusque du bon Baronet fit rougir sa fille; et M. Archer craignant que la suite de la conversation ne lui fît encore plus de peine, changea de discours, et proposa d'aller au château que je n'avais pas encore vu. Alors presentant à Miss Louise ma main qu'elle accepta avec plaisir, nous Suivîmes son père qui nous introduisit dans sa maison. L'intérieur répondait à l'opulence du maître: rien n'y manquait de tous les meubles et les ornement qu'on peut avoir quand on est riche, et qu'on se fait honneur de son bien. Il était tard quand nous arrivâmes; ainsi cette première visite ne fut pas longue: on me fit promettre en partant que j'irais tous les jours, et le Chevalier m'annonça qu'il ne me le pardonnerait jamais, si je ne faisais pas une partie de chasse avec lui, et @@ -274,7 +274,7 @@ dont je me rendais coupable envers son père qui m'aimait, et qui m'avait instru aux soins et aux travaux de la profession à laquelle j'étais destiné; l'idée des malheurs où j'allois me plonger, moi et l'objet de mes désirs, me désespérait: cependant à en juger par la connaissance que j'avais de sa prudence, des égards, et de l'obéissance constante qu'elle avait pour son père, j'avais tout lieu de douter qu'elle me fut favorable, quoiqu'en toute occasion elle m'eût traité avec une distinction qui aprochait de l'amitié due à un frère; (car c'était ainsi qu'elle m'apellait, et nommait ma mère la sienne, et Sir Walter même le lui avait souvent entendu répéter avec plaisir.) Elle parut charmée du cas que je faisais de la bague dont elle m'avait fait présent il y avait plusieurs années; elle prenait goût -à ma compagnie, et au contraire elle avait conçu pour son brutal de cousin une aversion qu'elle ne pouvait pas même s'empêcher de me faire voir quand nous étions seuls. Etoit-{??}elle à son clavecin, elle prenait plaisir à jouer les pièces les +à ma compagnie, et au contraire elle avait conçu pour son brutal de cousin une aversion qu'elle ne pouvait pas même s'empêcher de me faire voir quand nous étions seuls. Etoit-elle à son clavecin, elle prenait plaisir à jouer les pièces les plus tendres; et comme j'étais enchanté de l'entendre, elle cherchait les occasions de m'obliger, en me disant de l'accompagner de ma voix que j'avais assez belle, ou avec la flute traversiere. Souvent pour me flatter, elle louait la vie des bourgeois, racontait ce qu'elle avait entendu dire des fortunes subite des commerçans, et des mariages avantageux qu'ils font quelquefois. Mon état actuel d'aprentif était encore une autre circonstance désespérante pour moi, et je maudissois le sort, qui, en me donnant en partage un cœur susceptible, vaste et ambitieux, m'avait refusé une naissance et une fortune suffisantes pour me livrer à des espérances si louables. A la vérité ma @@ -343,26 +343,26 @@ continuai-je, sauvez cette charmante fille, le modèle de vos perfections! Puis et j'étais prêt à me laisser tomber par terre, à la vue de ma présomption. Elle s'arracha de mes bras, et me dit doucement: M. Thompson, je vous incommode, je suis maintenant en état de marcher. Ma chère Dame, lui dis-je en bégayant, permettez-moi de vous soutenir, vous êtes sûrement blessée. Dans ce moment nos deux amis arriveront. Ils avaient rejoint le cheval, qui, après cet accident, avait pris, en galoppant le chemin de la maison, et leur avait donné les premiers soupçons de cet accident. Je m'essuyai le visage, et tâchai de cacher mes pleurs. Sir Walter fut transporté de joie de ce que sa fille n'était point blessée, et mon ami prit part à la satisfaction générale. Pour moi j'étais tout-à-fait confus par la -crainte d'avoir encouru son indignation par ma témérité, et en lui découvrant mes sentiment. Je mis sur mon cheval la selle de femme qui était sur le sien, et je l'aidai à remonter, sans oset{??} -la regardet. Sir Walter m'embrassa cent fois; il était si sensible au service que j'avais rendu à sa fille, que pendant tout le reste du chemin, il ne cessa de m'accabler de louanges, et de remerciement. Miss Louise parla peu, et parut fort +crainte d'avoir encouru son indignation par ma témérité, et en lui découvrant mes sentiment. Je mis sur mon cheval la selle de femme qui était sur le sien, et je l'aidai à remonter, sans oser +la regarder. Sir Walter m'embrassa cent fois; il était si sensible au service que j'avais rendu à sa fille, que pendant tout le reste du chemin, il ne cessa de m'accabler de louanges, et de remerciement. Miss Louise parla peu, et parut fort réservée. Chacun attribua son silence à l'accident qui venait de lui arriver: pour moi je le regardai comme une marque de son ressentiment; cette idée me mettait au supplice. Si-tôt que nous fûmes arrivés, elle demanda permission de se retirer elle alla se mettre au lit, et sa femme de chambre nous vint dire qu'elle était fort mal. On envoya aussi-tôt chercher du secours; son état nous jeta tous dans des alarmes et des inquiétudes inexprimables. Je résolus de ne pas sortir qu'elle ne fût mieux: et Sir Walter fut fort touché de nos alarmes. Hélas! mon désespoir était complet; et mon ami eut bien de la peine à m'empêcher de prendre des résolutions trop téméraires contre moi-même, jusqu'à ce qu'on vint nous dire; qu'elle venait de s'endormir, après qu'on lui eût donné quelque remède pour la tranquilliser. Le lendemain matin j'eus la satisfaction d'apprendre qu'elle était totalement remise; et elle parut au déjeuner avec un visage plus charmant que jamais, s'il est possible: je fus le seul à qui il resta de la peine; car elle me traita avec tant d'indifférence, quoique très-poliment; que je maudis mille fois l'imprudence qui m'avait privé en un instant de la douce -{??}amiliarité avec laquelle elle me traitait {??}uparavant. Cependant elle me remercia l{??}'un air si sincère, que j'eus lieu de m'ap-{??}laudir du petit service que j'avais eu le {??}onheur de lui rendre; mais je ne pus {??}as surmonter ma -timidité; et ma con-{??}sion me permit à peine de dire trois {??}aroles pendant tout le déjeuner: je pris {??}ongé avec un accablement d'esprit qui {??}isoit pitié. En arrivant chez mon père, {??}e me retirai dans ma chambre, si-tôt que la -{??}écence pût me le permettre, pour rêver {??}n secret à mes peines. Je fus quelques {??}urs dans un état de langueur et de mé-{??}mcolie, qui inquiéta beaucoup ma mère; {??}n me croyait malade, lorsqu'il me vint {??}e la part de Miss Louise une -invitation {??}aller lui tenir compagnie. La joie dissipa {??}es chagrins dans la minute; je partis sur champ pour aller jouir de son aimable {??}esence. Il y avait à l'entrée de l'allée {??}uverte qui conduisait à la maison de Sir {??}Walter, une -espèce de bosquet que l'art et nature avaient à l'envie contribué à ren-{??}e fort desert, et éloigné de la vue. Je {??}oulus y passer pour abreger le chemin; peine y étais je entré qu'un coup de {??}stolet me siffla aux oreilles, et -m'étour-{??}t à l'instant; je n'eus pas le temps de me {??}tourner pour voir d'où le coup partait, {??}e je reçus un coup de bâton sur le bras, {??}un second sur la tête qui me renversa {??}ar terre sans sentiment. Je ne saurais -dire si ces assassins redoublèrent leurs mauvais traitement, ni ce qui suivit. La première chose que j'aperçus après avoir repris mes sens, fut mon père, et mon ami{??} pleurant à côté de mon lit; je me trouvai{??} dans un appartement que je -connaissais{??} point, si faible et si languissant que je pou{??} vois à peine parler; je leur demanda{??} d'une voix éteinte où j'étais, et qui m'avait apporté là? Ils furent charmés de voie{??} que j'avais repris connaissance; mais il{??} me -prièrent tendrem ent de me tranquilli{??} ser, et me promirent de m'informer d{??} tout, quand il en serait temps. Ils n'er{??} dirent pas davantage; et j'eus lieu d'aper{??} cevoir, par le chagrin qui paraissait sur leu{??} visage, que j'avais -été bien dangereusemen{??} malade. Je me tins tranquille pendan{??} quelques heures suivant leurs désirs; mai{??} quoiqu'extrêmement faible, j'entendoi{??} tout ce qu'on disait; je vis ma mère for{??} affairée autour de moi, et je fus surpri{??} -de voir Sir Walter, M. Archer, et M{??} Sharpley, entrer souvent dans ma chambr{??} et demander de mes nouvelles. On me lai{??} seul tout le reste du jour; M. Diape{??} fut assidu auprès de mon lit: je lui demand{??} ce qui était arrivé; mais -il refusa toujou{??} de me satisfaire, et me pria instamme{??} de ne point le questionner là-dessus, qu{??} je ne fusse plus en état d'en entendre récit. Forcé d'y consentir, je restai enco{??} trois jours dans cette incertitude; enf{??} ma -jeunesse prit le dessus; je me rétab{??} +familiarité avec laquelle elle me traitait auparavant. Cependant elle me remercia d'un air si sincère, que j'eus lieu de m'applaudir du petit service que j'avais eu le bonheur de lui rendre; mais je ne pus pas surmonter ma +timidité; et ma consion me permit à peine de dire trois paroles pendant tout le déjeuner: je pris congé avec un accablement d'esprit qui faisait pitié. En arrivant chez mon père, je me retirai dans ma chambre, si-tôt que la +décence pût me le permettre, pour rêver en secret à mes peines. Je fus quelques jours dans un état de langueur et de mélancolie, qui inquiéta beaucoup ma mère; on me croyait malade, lorsqu'il me vint de la part de Miss Louise une +invitation d'aller lui tenir compagnie. La joie dissipa les chagrins dans la minute; je partis sur champ pour aller jouir de son aimable desence. Il y avait à l'entrée de l'allée ouverte qui conduisait à la maison de Sir Walter, une +espèce de bosquet que l'art et nature avaient à l'envie contribué à rendre fort desert, et éloigné de la vue. Je voulus y passer pour abreger le chemin; peine y étais je entré qu'un coup de pistolet me siffla aux oreilles, et +m'étourdi à l'instant; je n'eus pas le temps de me retourner pour voir d'où le coup partait, que je reçus un coup de bâton sur le bras, et un second sur la tête qui me renversa par terre sans sentiment. Je ne saurais +dire si ces assassins redoublèrent leurs mauvais traitement, ni ce qui suivit. La première chose que j'aperçus après avoir repris mes sens, fut mon père, et mon ami, pleurant à côté de mon lit; je me trouvais dans un appartement que je +connaissais point, si faible et si languissant que je pouvais à peine parler; je leur demanda d'une voix éteinte où j'étais, et qui m'avait apporté là? Ils furent charmés de voir que j'avais repris connaissance; mais ils me +prièrent tendrem ent de me tranquilliser, et me promirent de m'informer de tout, quand il en serait temps. Ils n'en dirent pas davantage; et j'eus lieu d'apercevoir, par le chagrin qui paraissait sur leur visage, que j'avais +été bien dangereusement malade. Je me tins tranquille pendant quelques heures suivant leurs désirs; mais quoiqu'extrêmement faible, j'entendais tout ce qu'on disait; je vis ma mère fort affairée autour de moi, et je fus surpris +de voir Sir Walter, M. Archer, et M. Sharpley, entrer souvent dans ma chambre et demander de mes nouvelles. On me laissa seul tout le reste du jour; M. Diaper fut assidu auprès de mon lit: je lui demandai ce qui était arrivé; mais +il refusa toujours de me satisfaire, et me pria instamment de ne point le questionner là-dessus, que je ne fusse plus en état d'en entendre récit. Forcé d'y consentir, je restai encore trois jours dans cette incertitude; enfin ma +jeunesse prit le dessus; je me rétablis assez vite. Je commençai d'abord à marcher dans la chambre en me tenant aux chaises et aux tables, et deux jours après j'allois sans aucun soutien, quoique mon bras me fît encore alors une douleur violente. Ce fut alors que mon ami, qui ne me quittait point, crut pouvoir répondre sans danger à mes questions, et il me parla ainsi. Dieu soit beni, mon cher Joseph, de ce que vous êtes en si bon état: vous avez eu pendant dix jours une fièvre violente et un délire continuel, qui nous ont fait désespérer de votre vie. Jugez du chagrin et de la peine que nous en avons tous ressentis: l'on ne connaît point les auteurs de l'horrible traitement que vous avez reçu; on n'a pu les découvrir malgré les perquisitions les plus exactes. @@ -540,7 +540,7 @@ que j'étais réellement touché de ce que je disais. L'idée de cette alliance par m'assurer, qu'attendu les idées justes, et la sincérité connue de ma maîtresse, rien ne serait jamais capable de troubler notre union, et qu'elle ne doutait pas que la Providence n'eût résolu de nous rendre heureux l'un par l'autre. Elle connaissait trop la délicatesse des sentiment de mon père, pour qu'il fût nécessaire que je lui demandasse le secret, elle me promit que tant que je serais à Londres, elle tâcherait de cultiver de plus en plus l'estime et la bonne opinion que Miss Louise avait conçue de moi. J'embrassai cette excellente mère avec des transports sincères: je crois que cette confidence me la rendit plus chère encore qu'auparavant. -Quand nous fûmes descendus, on me remit une lettre qu'un Paysan avait aportée pour moi. L'adresse en était indéchiffrable; en l'ouvrant, j'y trouvai ces mo{??}. +Quand nous fûmes descendus, on me remit une lettre qu'un Paysan avait aportée pour moi. L'adresse en était indéchiffrable; en l'ouvrant, j'y trouvai ces mots. „Je vous avertis de bien prendre garde „à vous; l'Ecuyer Rich a résolu d'avoir „votre vie, et je suis un de ceux qu'il a „payés pour vous l'ôter. Soyez sûr que, „si on vous attrape, vous n'en réchaperez pas comme vous avez fait l'autre „fois, j'honore votre père, c'est ce qui „vous attire cet avis de votre serviteur. „A. B. P. S. Sur-tout ne sortez pas sans être bien armé. @@ -567,7 +567,7 @@ caractère obstiné, entier et dur de son père, pour douter des suites de cette Dans l'état où je me trouvais, je ne savais à quoi me déterminer; mais pour gagner quelques moment de réflexion, je lui fis cette réponse, Monsieur,„De grâce permettez-moi de me presenter devant vous. Deux mots feront „ma justification; et je Suis persuadé que „vous ne me blâmerez plus. Loin de vouloir troubler en aucune façon votre tranquillité, j'aimerais mieux perdre la vie, „que de donner à un ami si bon et si généreux, le moindre sujet de mécontentement. Je suis, Monsieur, le plus hum-„blé -et le plus affectionné de vos serviteurs, Joseph Thompson. Le domestique me dit d'un air chagrin;{??} que son maître et l'Ecuyer étaient ensemble, et qu'il ne l'avait jamais vu si en colère. Mon Dieu, Monsieur, dit innocemment ce garçon, +et le plus affectionné de vos serviteurs, Joseph Thompson. Le domestique me dit d'un air chagrin; que son maître et l'Ecuyer étaient ensemble, et qu'il ne l'avait jamais vu si en colère. Mon Dieu, Monsieur, dit innocemment ce garçon, n'allez pas vous battre: nous vous aimons tous, et nous espérons qu'il ne se passera rien entre mon maître et vous. Quand il fut parti, Louise me dit: n'essayez pas de faire entendre raison à mon père pour le présent, je vous conseille plutôt de partir. J'espère que votre absence et ce que je pourrai lui dire, calmeront sa rage. En tout événement, Fidele ma femme de-chambre vous portera demain une lettre de moi, s'il est possible, sans donner de soupçon. Soyez sûr, ajouta cette adorable fille, que je n'oublierai jamais mes serments; j'allois la remercier de cette promesse de la manière la plus tendre, lorsque le domestique revint avec une seconde lettre que voici. @@ -623,7 +623,7 @@ il le rencontreroit. Ensuite sans égard aux larmes et aux prières de Miss Loui rage ne connut plus de bornes; j'étais tellement animé par la violence de ma passion, que tous les avis et les remontrances de mon ami ne purent me calmer. Je formai le projet d'aller trouver le malheureux qui ruinait toutes mes espérances, et de le sacrifier au ressentiment des injustices qu'il faisait à Miss Louise. J'allois exécuter mon dessein, j'étais déjà sur le chemin de la maison de Sir Walter, armé de deux pistolets, et résolu de lui en faire prendre un, ou de lui brûler la cervelle sans pitié, lorsque je rencontrai un domestique que je reconnus pour un de ceux de Sir Walter, et qui me donna ce billet d'une main tremblante. -„Je n'ai le temps que de vous écrire „un mot par ce domestique compâtissant, „pour vous apprendre qu'on va me conduire „chez ma tante dans la Province de Sommerset. Le carrosse est prêt, et m'attend à la porte. O Ciel, que j'ai eu{??} +„Je n'ai le temps que de vous écrire „un mot par ce domestique compâtissant, „pour vous apprendre qu'on va me conduire „chez ma tante dans la Province de Sommerset. Le carrosse est prêt, et m'attend à la porte. O Ciel, que j'ai eu „d'outrages à essuyer! conduisez vous avec „prudence, et n'allez pas faire une entreprise téméraire; rien ne pourra jamais „me forcer d'être à d'autre qu'à vous. „Louise. „ P. S. Je crains que mes larmes n'aient „effacé ce billet. Ayez soin de ma pauvre „Fidele; et réservez-vous pour des moment „plus heureux. @@ -641,7 +641,7 @@ MAlgré les ordres de ma chère Louise, mon cœur fut agité de la colère la pl retournai sur le champ au logis, et sans entrer dans la maison pour parler à mon ami ou à la pauvre Fidele, je sellai un cheval moi-même, et je galopai du côté qu'on m'avait indiqué, ne respirant que le sang et la vengeance, tandis que des larmes de fureur arrosaient mes joues en abondance. Je courus pendant deux ou trois heures à toute bride; pour lors j'entendis le bruit de quelques chevaux, et un moment après j'eus la satisfaction d'apercevoir l'Ecuyer et deux domestiques qui retournaient en diligence à la maison, sans doute pour y prendre quelque chose que la précipitation lui avait fait oublier. Je tirai un pistolet de mes arçons, -et croisant le chemin qui n'était pas trop large, je me disposai à barrer le passage à mon ennemi, qui m'ayant aperçu pâlit, et s'arrêta tout court: „Descends, malheureux, lui criai-{??}je, prépare toi à me „faire raison des injustices que tu +et croisant le chemin qui n'était pas trop large, je me disposai à barrer le passage à mon ennemi, qui m'ayant aperçu pâlit, et s'arrêta tout court: „Descends, malheureux, lui criai-je, prépare toi à me „faire raison des injustices que tu as faites à la plus digne de toutes les femmes „et à moi; dis-moi où tu as emmené ma „chère Maîtresse, ou cet instant sera le „dernier de ta vie; tu me vas payer „tous tes crimes. „Avant qu'il eût repris „ses esprits, un des domestiques qui craignait aussi pour lui-même les suites de cette aventure, prenant la parole me dit: „Monsieur ne lui faites point de mal, „ce n'est pas à l'Ecuyer qu'il faut vous „en prendre, si on a enlevé cette jeune „dame; elle est à plusieurs milles en „avant Sous la conduite du Chevalier Walter. „Sans faire attention à ce que disait se domestique, je fis encore une fois le même compliment à l'Ecuyer, qui donnant @@ -960,7 +960,7 @@ répandez autour de vous, je benis le Créateur puissant qui vous a donné l'êt alors qu'il a senti un bonheur que rien ne peut surpasser que la possession du ciel même. C'est votre sexe qui a raffiné la grossiéreté de sa composition, en nous enseignant l'art de perfectionner nos âmes. Vous êtes la source d'où naissent toutes les douceurs et les agrément de la vie. La douleur avec les contorsions et les cris qui l'accompagnent, disparaît devant vous; un sourire de votre part les fait évanouir. Les inquiétudes funestes, la tristesse dévorante, toute la foule des idées mélancoliques fuyent votre présence. -Mon ami n'eût pas plutôt repris sa tranquillité, que, comme s'il eût été écrit que nous aurions besoin alternativement de la{??} consolation l'un de l'autre; je tomba{??} dan{??} +Mon ami n'eût pas plutôt repris sa tranquillité, que, comme s'il eût été écrit que nous aurions besoin alternativement de la consolation l'un de l'autre; je tombai dans dans l'accablement, et m'abandonnai avec plus de violence que jamais aux accès d'une tristesse profonde. J'en vins au point de ne pouvoir souffrir le travail, ni supporter une conversation ordinaire. Mon maître, plein de bonté, fit ce qu'il put pour me tirer de cet état déplorable; ses raisonnement, ses efforts, furent inutiles: comme il souçonnoit en partie la cause de la sition de mon esprit, par les avis qu'il avait eus en différents temps de ce qui se passait entre son fils et moi; il crut ne devoir pas différer plus long-temps à informer mon père de mon état actuel, et de son inquiétude sur les suites. Il lui écrivit donc que s'il croyait que l'air de mon pays pût contribuer au rétablissement de ma santé, il me permettrait @@ -988,19 +988,19 @@ inutiles, et étouffer vos murmures contre la Providence. Sir Walter „a congé tendre père, William Thompson. Le desespoir des damnés, les regrets d'un malheureux languissant dans un cachot, les fureurs d'un frénétique ne sont qu'une faible esquisse de ce que je sentis à la lecture de cette lettre. Je fus saisi à l'instant d'une fièvre violente accompagnée de délire, pendant lequel je ne cessois d'appeler mon aimable et malheureuse Louise. A la vérité la force de mon tempérament prit le dessus; ma santé s'est rétablie par l'art des Médecins et les soins excessifs de la famille de M. Diaper, qui parut plus affligé de mon état que de ses propres malheurs; mais mon -{??}âme abattue tomba dans un état de stupidité et d'insensibilité. Je n'agissois, pour {??}ainsi dire, que par ressort. Pour surcroît de malheur, mon cher maître pressé de tout {??}côté par ses créanciers, fut forcé de faire une banqueroute dans -laquelle son fils fut compris. Il n'est pas possible d'écrire avec quelle force et quelle sérénité d'âme cet excellent homme suporta un si grand malheur; on ne l'entendit point se plaindre, {??}et il conserva, au milieu du bouleversement de ses -affaires, un air qui surprit tous {??}ceux qui avaient connu toute l'étendue de la fortune qu'il venait de perdre. S'il sentit quelque chagrin, ce fut à cause de son fils que ce revers fâcheux mettait dans la nécessité de recommencer de nouveau à -travailler; et qui était accablé de ce coup. Le malheur de cette famille au sort de laquelle {??}e mien était si intimement lié, m'affligea {??}à tel point que je n'étais capable, ni de {??}eur donner ni d'en recevoir moi-même de {??}a -consolation. Mon maître même en vint à faire tous les efforts possibles pour modé-{??}rer les transports de ma douleur, et l'air {??}tendre dont il s'y prenait, ne faisait qu'augmenter mon trouble. Quand toutes les procédures furent en état, les -créanciers {??}eçurent les quatre cinquiemes de ce qui {??}eur était dû, et ils trouvèrent tant de jus-{??}ice et d'équité dans les procédés de M. Diaper et de régularité dans ses comptes, qu'ils lui proposerent de ne prendre que la -{??}moitié de la somme, s'il voulait continuer +âme abattue tomba dans un état de stupidité et d'insensibilité. Je n'agissois, pour ainsi dire, que par ressort. Pour surcroît de malheur, mon cher maître pressé de tout côté par ses créanciers, fut forcé de faire une banqueroute dans +laquelle son fils fut compris. Il n'est pas possible d'écrire avec quelle force et quelle sérénité d'âme cet excellent homme suporta un si grand malheur; on ne l'entendit point se plaindre, et il conserva, au milieu du bouleversement de ses +affaires, un air qui surprit tous ceux qui avaient connu toute l'étendue de la fortune qu'il venait de perdre. S'il sentit quelque chagrin, ce fut à cause de son fils que ce revers fâcheux mettait dans la nécessité de recommencer de nouveau à +travailler; et qui était accablé de ce coup. Le malheur de cette famille au sort de laquelle le mien était si intimement lié, m'affligea là tel point que je n'étais capable, ni de leur donner ni d'en recevoir moi-même de la +consolation. Mon maître même en vint à faire tous les efforts possibles pour modérer les transports de ma douleur, et l'air tendre dont il s'y prenait, ne faisait qu'augmenter mon trouble. Quand toutes les procédures furent en état, les +créanciers reçurent les quatre cinquiemes de ce qui leur était dû, et ils trouvèrent tant de justice et d'équité dans les procédés de M. Diaper et de régularité dans ses comptes, qu'ils lui proposerent de ne prendre que la +moitié de la somme, s'il voulait continuer le commerce: mais comme il se trouvait déjà avancé en âge, il leur marqua tant de répugnance à se replonger dans l'embarras des affaires, qu'ils ne purent l'y déterminer, et ils firent, à mon ami, un présent de 300 guinées pour lui marquer leur estime. M. Diaper jouissait du chef de sa femme, d'un bien capable de lui faire passer heureusement le reste de ses jours dans une retraite loin du bruit et des embarras de la vie inquiète qu'il avait menée jusqu'alors, et dont il se sentait entièrement dégoûté. Ce bien valait près de 200 liv. Sterlings de rente, auxquels les créanciers n'avaient rien à prétendre; ils en étaient même si éloignés, qu'ils firent présent à Madame Diaper d'une grande partie de sa vaisselle d'argent et de -plusieurs meubles de prix. Quand mon maître se vit entièrement débarrassé, il me fit venir un matin, et m'adressa ces mots. „Vous voyez, mon cher Thompson, „à quoi se sont terminés tous les soins{??} „et les peines que je prenais uniquement -pour laisser du bien à votre ami,{??} „vous connaissez les accident qui ont détruit tous mes projets de fortune; il ne „me reste plus que ce qui m'est absolument „nécessaire pour vivre dans la retraite avec „ma famille. Une de mes plus grandes -pei{??} „nés, cher ami, est de me voir hors d'éta{??} „de reconnaître, comme je l'aurois vous{??} „lu, votre mérite, votre fidélité, et l'affection que vous avez toujours eue pour{??} „moi et pour ma famille; j'espère que le{??} +plusieurs meubles de prix. Quand mon maître se vit entièrement débarrassé, il me fit venir un matin, et m'adressa ces mots. „Vous voyez, mon cher Thompson, „à quoi se sont terminés tous les soins „et les peines que je prenais uniquement +pour laisser du bien à votre ami, „vous connaissez les accident qui ont détruit tous mes projets de fortune; il ne „me reste plus que ce qui m'est absolument „nécessaire pour vivre dans la retraite avec „ma famille. Une de mes plus grandes +peines, cher ami, est de me voir hors d'état „de reconnaître, comme je l'aurois voulu, votre mérite, votre fidélité, et l'affection que vous avez toujours eue pour „moi et pour ma famille; j'espère que le „ciel vous en récompensera amplement tôt „ou tard. Ici ce bon ami répandit des larmes auxquelles je mêlai les miennes. A „peine pus je lui dire: vous avez trop de „bonté, Monsieur, je ne mérite point que „vous vous attendrissiez ainsi sur mon sort; „votre infortune m'afflige trop, je ne pourrai jamais la supporter. Ne dites point cela, „mon fils, je vous prie, répliqua-t-il; „après quelques moment de silence, il „reprit ainsi. Je desirais ardemment, comme vous savez, de vous lier intimement „avec ma famille, en vous associant dans „dans le commerce que j'aurois quitté alors „pour le laisser à vous et à mon fils qui „vous aime plus qu'un frère; mais vous le „voyez, la Providence en a disposé autrement, il faut nous soumettre à ses @@ -1060,7 +1060,7 @@ encore une fois heureuse. Mais à peine avions-nous fini, qu'il lui prit une fai Une mort si subite nous étonna beaucoup; nous ne pûmes nous empêcher de réfléchir sur cet accident, et de le regarder comme un exemple frapant de la Providence, qui semblait m'avoir conduit sur le vaisseau pour donner quelque consolation, et remettre la paix dans l'âme de cette infortunée, à l'instant même qu'elle allait être séparée de son corps. Nous descendîmes dans notre chaloupe, et nous avions à peine fait un demi-mille, qu'une autre chaloupe en passant devant -nous, rencontra la hansiere d'un vaisseau, qui la fit renverser, avant même que nous eussions le temps d'y jeter les yeux pour{??} voir s'il y avait quelques passagers: nous ordonnâmes à notre Batelier de s'arrêter, afin de pouvoir secourir les gens +nous, rencontra la hansiere d'un vaisseau, qui la fit renverser, avant même que nous eussions le temps d'y jeter les yeux pour voir s'il y avait quelques passagers: nous ordonnâmes à notre Batelier de s'arrêter, afin de pouvoir secourir les gens de cette barque, en cas qu'il y en eût quelques-uns en danger. Nous aperçumes alors une femme dont la tête parut au dessus de l'eau à quelque distance: en même temps le Batelier nous aperçut, et commença à nager de notre côté. Nous le prîmes dans notre chaloupe, mais la femme que nous avions vue, alla encore une fois à fond, avant que le secours pût arriver; car il ne se trouvait point d'autre bateau que le nôtre, lorsque cet accident arriva. Nous attendîmes qu'elle reparût une seconde fois Sur l'eau; en effet nous la vîmes en un instant au côté de notre chaloupe; je la saisis par le bras, et lui soutint la tête au-dessus de l'eau, tandis que Prig et notre Batelier vinrent m'aider à la tirer tout-à-fait dans la chaloupe. C'était @@ -1068,7 +1068,7 @@ heureusement la seule personne qu'il y eût à secourir. Nous fîmes donc notre adroitement la veine avec un canif, elle reprit ses sens. Nous nous fîmes mettre à bord sur la côte de Surrey; et sortant du bateau, nous portâmes cette femme, à l'aide de deux Matelots, dans une auberge, où nous la fîmes coucher, résolus d'attendre qu'elle fut entièrement revenue de sa faiblesse, et de la remettre chez elle, d'autant plus qu'à son habillement il y avait lieu de croire que ce n'était point une femme du commun. Vers le midi elle se leva, descendit où nous étions, et nous fit mille remerciement de lui avoir sauvé la vie. A l'instant qu'elle nous parla, je crus au son de sa voix, et à sa manière de s'exprimer, qu'elle ne m'était pas inconnue: lorsque je l'eus -regardée attentivement, nous fûmes également surpris, moi de reconnaître en elle cette Courtisanne que j'avais vue à Vauxhall, et elle de trouver en moi le bienfaiteur qu'il l'avait délivrée long-{??}temps auparavant des mains de la populace. Le +regardée attentivement, nous fûmes également surpris, moi de reconnaître en elle cette Courtisanne que j'avais vue à Vauxhall, et elle de trouver en moi le bienfaiteur qu'il l'avait délivrée long-temps auparavant des mains de la populace. Le changement que son état avait fait sur son visage, quand elle était dans la chaloupe, m'avait empêché de la reconnaître. Je m'écriai alors: Quoi! Mademoiselle Tripsey m'a encore une fois obligation. En vérité, ajoutai-je, mon ami Prig, voilà deux aventures qui passeraient pour romanesques, si on prenait la peine de les écrire. Madame, dis-je à cette femme, je suis ravi de vous voir sur un si bon pied: je pense que vous devez avoir changé de vie. Elle fut si étonnée de ce discours, qu'elle resta quelques minutes sans me répondre; mais enfin elle reprit courage, et nous parla ainsi. @@ -1107,32 +1107,32 @@ Diaper, datée de Lisbonne. SI-tôt que je fus arrivé à Londres, M. Diaper ayant arrangé ses affaires, en partit pour sa maison de campagne où il se proposait de passer le reste de ses jours. Je ne pus me dispenser de l'y accompagner; j'écrivis de-là à mon père pour l'informer de ma situation présente, et lui demander conseil sur le parti que j'avais à prendre. Je lui fis entrevoir que je désirerais embrasser un autre état; et que s'il y consentait je serais bien-aise de suivre l'exemple de mon ami, et de passer deux trois années sur mer, persuadé qu'un pareil voyage contribueroit -à effacer cette morne tristesse dont j'étais {??}accablé. La solitude profonde que je goû-{??}tois dans cette retraite, flatta dans les commencement la disposition naturelle de mon tempérament; j'y étais continuellement occupé de l'idée de ma chère -Louise, et de mon ami, dont la présence m'aurait consolée; cependant il eût été dangereux pour moi d'y rester plus long-temps, et il y avait {??}ieu de craindre que je n'y prisse un dégoût {??}otal pour la vie: je pris donc congé de mon {??}igne -maître et de son épouse, qui me firent {??}romettre en partant, d'aller les voir toutes {??}es semaines ou au plutard tous les quinze {??}ours pour les consoler de la perte de leur {??}ils. Arrivé à Londres, je pris un appartement dans le quartier -de Holborn, dans la {??}que du Lion rouge, jusqu'à ce que je pusse {??}ne loger mieux. Je ne passais pas un jour {??}ans aller voir M. Bellair. C'était mon unique consolation, et je fus fort édif{?K}ié de {??}oute cette aimable famille. Miss Suckey -{??}ivoit fort retirée, et ne voulait voir d'au-{??}e compagnie que moi; nous nous entre-{??}enions toujours de son cher Diaper. Ces {??}mis sincères prenaient tant de part à la mort {??}e ma chère Louise, que leur société dit-{??}inua en quelque -façon mes chagrins: quel-{??}ues semaines après, je fus encore privé {??}e cette consolation; car ils partirent pour {??} campagne où ils auraient bien voulu que {??} leur tinsse compagnie. Mon unique res-{?}urce fut alors dans la société de Prig -et {??}e M. Deacon qui entraient dans toutes {??}es peines, et en agissaient avec moi le -plus honnêtement du monde. J'allois voir M. et Madame Diaper une fois par semaine; je m'y amn{??}sois quelquefois à écrire à mon ami, à M. Goodvill et son épouse, et à la pauvre Fidele: tous étaient fort chagrins de ma perte; mais Fidele en +à effacer cette morne tristesse dont j'étais accablé. La solitude profonde que je goûtais dans cette retraite, flatta dans les commencement la disposition naturelle de mon tempérament; j'y étais continuellement occupé de l'idée de ma chère +Louise, et de mon ami, dont la présence m'aurait consolée; cependant il eût été dangereux pour moi d'y rester plus long-temps, et il y avait mieu de craindre que je n'y prisse un dégoût total pour la vie: je pris donc congé de mon digne +maître et de son épouse, qui me firent promettre en partant, d'aller les voir toutes les semaines ou au plutard tous les quinze jours pour les consoler de la perte de leur fils. Arrivé à Londres, je pris un appartement dans le quartier +de Holborn, dans la rue du Lion rouge, jusqu'à ce que je pusse une loger mieux. Je ne passais pas un jour sans aller voir M. Bellair. C'était mon unique consolation, et je fus fort édif{?K}ié de toute cette aimable famille. Miss Suckey +vivait fort retirée, et ne voulait voir d'autre compagnie que moi; nous nous entrenions toujours de son cher Diaper. Ces amis sincères prenaient tant de part à la mort de ma chère Louise, que leur société diminua en quelque +façon mes chagrins: quel-ques semaines après, je fus encore privé de cette consolation; car ils partirent pour la campagne où ils auraient bien voulu que leur tinsse compagnie. Mon unique res-{?}urce fut alors dans la société de Prig +et de M. Deacon qui entraient dans toutes les peines, et en agissaient avec moi le +plus honnêtement du monde. J'allois voir M. et Madame Diaper une fois par semaine; je m'y amusais quelquefois à écrire à mon ami, à M. Goodvill et son épouse, et à la pauvre Fidele: tous étaient fort chagrins de ma perte; mais Fidele en était inconsolable, et elle avait pris tellement à cœur la mort de sa maîtresse, que l'on craignait qu'elle ne tombât en consomption. Je lui promis par lettres d'avoir soin d'elle à l'avenir, et je priai M. Goodvill de lui fournir tout l'argent dont elle aurait besoin. Elle allait souvent voir ma mère avec qui Madame Goodvill avait aussi fait connaissance. Je reçus vers ce temps-là une lettre de Archer, qui m'aprenait qu'il négociait pour son compte, et que ses affaires étaient sur un bon pied. Quant au pauvre Sharpley, je n'en avais reçu depuis long-temps aucunes nouvelles, et ne savais dans quelle partie du monde il était. Mon père m'écrivit de rester où j'étais, et de tâcher de m'y amuser jusqu'au voyage qu'il espérait faire -dans trois mois à Londres, et qu'alors nous raisonnerions de mon établissement. Dans les moment de loisir que me laissaient mes affaires, je tâchai de m'instruire dans différentes sciences, dont je n'avais eu jusqu'alors aucune idée; et sans{??} -autre dessein que de m'amuser, je m'adon{??} nai à l'étude de la navigation, qui m{??} procura beaucoup de plaisir. Cependan{??} l'image de ma chère Louise était toujour{??} présente à mon esprit; l'idée de sa pert{??} me jettait de temps en temps dans -l'abbatte{??} +dans trois mois à Londres, et qu'alors nous raisonnerions de mon établissement. Dans les moment de loisir que me laissaient mes affaires, je tâchai de m'instruire dans différentes sciences, dont je n'avais eu jusqu'alors aucune idée; et sans +autre dessein que de m'amuser, je m'adonnai à l'étude de la navigation, qui me procura beaucoup de plaisir. Cependant l'image de ma chère Louise était toujours présente à mon esprit; l'idée de sa perte me jettait de temps en temps dans +l'abbatte- ment le plus cruel; et j'apellois la mort à mon secours. Je trouvais tant de dangers à rester seul, que j'engageai mon ami Prig à venir me voir toutes le fois qu'il en aurait envie, et je me fis violence pour partager toutes les parties de plaisir qu'il me proposait; mais j'avais conçu une averfion totale pour la société des femmes; je me faisais un point de délicatesse de ne prendre aucun goût pour ce sexe, depuis la mort de ma chère Louise; et je suivis si constamment cette résolution, que j'en devins brusque et grossier au point de sortir dès qu'il entrait une femme. M. Deacon, quoique d'ailleurs fort aimable homme, avait un faible favori; il aimait à boire, et se rendait tous les soirs dans une Société où il m'avait souvent pressé de l'accompagner, me protestant que j'y trouverais bonne compagnie. Je me laissai gagner enfin, et j'allai un soir avec lui dans une de ces assemblées, qui me prouva si bien la folie et l'absurdité qu'il y a de passer son temps dans une compagnie si mêlée, que je ne puis m'empêcher d'en donner la description, persuadé que beaucoup d'autres sociétés de cette ville sont de tous points semblables à celle où je me trouvai alors. Nous fumes salués en entrant par trois ou -quatre personnes, à qui M. Deacon me presenta: il leur fit ses excuses d'avoir violé les lois de la société, en y introduisant un étranger sans permission. Nous nous assî{??}mes, et il régna pendant +quatre personnes, à qui M. Deacon me presenta: il leur fit ses excuses d'avoir violé les lois de la société, en y introduisant un étranger sans permission. Nous nous assîmes, et il régna pendant près de vingt minutes un silence profond. M. Shuttle tisserand, fut le premier qui le rompit; il s'écria que depuis quinze jours on n'avait pas eu une si belle journée, et qu'il en était d'autant plus charmé, qu'il devait se trouver le lendemain à Barnet pour la sête de la Paroisse. M. Burnish vitrier, répliqua qu'il y avait été invité aussi; mais que M. Tunbelly, marguillier de la Paroisse, n'avait jamais eu la complaisance de donner à ses repas une oie, quoiqu'il sut qu'il les aimait beaucoup; qu'il ne pouvait pas croire que cet homme eût aucun lieu de lui en vouloir, et qu'ainsi il regardait ce défaut d'attention comme une injure. M. Shuttle nous fit alors un long récit d'un dîner qu'il avait fait la veille chez le juge Mittimus; il en exalta sur-tout, certains poulets aux asperges, et finit par nous dire que ce juge ne faisait jamais rien sans son avis. Aussi-tôt les portes s'ouvrirent, et nous vîmes entrer le juge lui-même. Toute la compagnie se leva et lui fit une révérence profonde. C'était un assez grand homme, d'un certain âge, dont l'aspect était majestueux et grave. Il salua chacun par son nom; mais m'ayant aperçu, il était prêt à se retirer tout en colère, si M. Deacon ne l'eût apaisé, -en l'assurant que j'étais son ami. Oh bien, M. comment vous portez-vous, me dit-il, et s'asseyant aussi-{??}tôt, il tira d'une de ses poches une cuisse de canard, et de l'autre un morceau de pain et de +en l'assurant que j'étais son ami. Oh bien, M. comment vous portez-vous, me dit-il, et s'asseyant aussi-tôt, il tira d'une de ses poches une cuisse de canard, et de l'autre un morceau de pain et de fromage, dont il offrit à toute la Compagnie. Après quelques compliment de M. Shuttle, sur la bonté de ce canard, il fit une digression sur la cherté des denrées, sur le prix du bœuf, et sur l'insolence des bouchers du marché de Newgate. Ensuite arriva M. Snap, clerc du juge qui lui aportoit un papier à signer. Le juge mit ses lunettes, et malgré cela aurait signé de travers, si son clerc ne lui eût dirigé la main. Vous savez, sans doute, ce que c'est, M. Snap, dit le juge? Oui, M. répliqua le clerc; c'est pour une batterie. Oh bien, si cela est, envoyez-les à Bridewell. Oui, M. dit le clerc, qui avait peine à s'empêcher de rire, j'en ai expédié l'ordre. Quand le clerc fut sorti, et le souper fini, le juge prit des pipes @@ -1154,7 +1154,7 @@ baie de Biscaye une tempête, qui avait beaucoup endommagé le vaisseau. Il y av contenait la mienne. Cher ami, „Après un voyage orageux qui m'a -„déjà tout accoutumé à ma nouvelle vie;{??} „nous avons relâché à Lisbonne, pour „réparer le dommage de notre vaisseau. „Je saisis cette occasion pour vous écrire „et à tous mes amis. Hélas! je ne connaissais par la moitié des peines que je +„déjà tout accoutumé à ma nouvelle vie; „nous avons relâché à Lisbonne, pour „réparer le dommage de notre vaisseau. „Je saisis cette occasion pour vous écrire „et à tous mes amis. Hélas! je ne connaissais par la moitié des peines que je „devais éprouver, en me séparant de tout „ce qui m'est cher; mon aimable Suckei „est toujours présente à mon imagination, „et je ne saurais envisager, sans une „frayeur inexprimable, la distance immense qui nous sépare de plus en plus. Je „n'ai maintenant personne à qui confier „mes chagrins: je jette en vain les yeux „de tous côtés pour trouver mon cher „Thompson; du moins si la fortune nous „avait réunis dans le même voyage, je me „croirais heureux; mais semblable à un „matelot qui a fait naufrage, et qui a été „jeté sur une terre inconnue, je cherche en „vain du secours dans mon désespoir. J'espère que ma lettre vous trouvera en meilleure santé que quand je vous ai quitté; et „que si la Providence me permet de revoir „un jour @@ -1235,7 +1235,7 @@ anciennes affaires. M. Archer me dit qu'il était surpris de la démarche qu'ava très-difficile à un homme qui s'est vu une fois au comble de ses désirs, et à qui un revers de fortune imprévu a fait perdre en un instant la plus grande partie de son bien, d'avoir assez de courage et de persévérance pour recommencer de nouveau les mêmes travaux, sur tout quand l'amour s'en mêle, et qu'il fait envisager tous les chemins ennuyeux qui pourraient le conduize à ses désirs, comme autant d'injures à l'objet aimé, et d'obstacles à l'accomplissement de ses espérances; que pour moi j'excusois facilement mon ami, qui est un jeune homme vif et impatient, de s'être hazardé comme il avait fait dans la certitude, que s'il passait quelques années -dans son emploi avec le succès qu'on y rencontre ordinairement, il se trouverait vraisemblablement dans une si{??}ation plus heureuse qu'il n'aurait pu l'espérer en passant toute sa vie à commercer à Londres. Je ne m'en tins pas-là: je lui dis que +dans son emploi avec le succès qu'on y rencontre ordinairement, il se trouverait vraisemblablement dans une situation plus heureuse qu'il n'aurait pu l'espérer en passant toute sa vie à commercer à Londres. Je ne m'en tins pas-là: je lui dis que depuis les cruelles aventures qui m'étaient arrivées, je prendrais plus volontiers le parti d'aller en mer que de suivre ma profession en Angleterre, où mon ambition serait continuellement arrêtée par l'idée d'avoir perdu tout ce qui pouvait m'engager à supporter les embarras inséparables des affaires. Je ne pus m'empêcher de répandre des larmes à la fin de ce discours, en présence de deux personnes qui me rapellaient vivement à l'esprit les circonstances de ma malheureuse passion. Ils furent fort touchés de cette résolution, et se sentirent naturellement portés à plaindre avec moi la perte de ma chère Louise, et ils le sirent dans des termes qui me prouverent incontestablement l'intérêt qu'ils y prenaient. Je connais si bien diff --git a/plain/files/Lagrave_Zabeth1.txt b/plain/files/Lagrave_Zabeth1.txt index a463af17..71949817 100644 --- a/plain/files/Lagrave_Zabeth1.txt +++ b/plain/files/Lagrave_Zabeth1.txt @@ -80,7 +80,7 @@ prendre; et sur le soir, après avoir couché Zabeth, elle descendit prendre l'a l'âme trop noble pour chercher à approfondir le secret de qui que ce soit, en faisant le vil rôle d'écouter ce que l'on disait. Son premier mouvement fut de se lever, et de s'éloigner. La réflexion la remit à sa place, Le sort de sa nièce l'occupait uniquement. Le hasard qui sert quelquefois si bien, et plus souvent si mal, vint placer le couple déhonté assis près d'elle, pour qu'elle pût entendre leur conversation. M. de Saint-Silvain se plaignit de ce que mademoiselle Dupuis avait exigé un coup d'éclat qui ne pouvait que lui faire tort; car enfin, lui dit-il, tout se sait. Si -vous m'aviez cru, nous aurions encore patientés quelque temps. J'aurois mis ma fille au couvent; et sa tante, ou l'y au{??} rait suivie, ou aurait été demeurer chez elle. Ma chère Lise, vous faites de moi tout ce que vous voulez. Ce n'est pas que +vous m'aviez cru, nous aurions encore patientés quelque temps. J'aurois mis ma fille au couvent; et sa tante, ou l'y aurait suivie, ou aurait été demeurer chez elle. Ma chère Lise, vous faites de moi tout ce que vous voulez. Ce n'est pas que j'aie de préjugés. Vous savez ce que je vous ai dit? Je vous aime tendrement, et vous regarde comme ma meilleure amie. Maintenant, tous les gens avec lesquels j'étais le plus lié vont s'éloigner de moi ..... M. de Saint-Silvain garda un moment le Silence. Mademoiselle Dupuis lui prit la main, la serra tendrement, et lui dit en pleurant, qu'il rougissait de l'aimer; qu'il n'ignorait pas les sacrifices qu'elle avait faits pour lui? Enfin, vous avez vu les lettres, lui dit-elle; je ne vous en ai point imposé? J'ai renoncé, pour vous, à un établissement très-avantageux et assorti à mon âge. Moi qui n'ai @@ -232,7 +232,7 @@ lambeaux cachait à peine ses épaules, et le reste de son corps n'était couver L'amour-propre de la prétendue tante se trouvait un peu mortifié. Elle qui avait fait accroire à toute la maison qu'elle était de bonne origine; que sa famille était fort riche; mais qu'un mariage en secondes noces, qu'avait fait son père, était cause de tous ses malheurs, ainsi que de ses frères et sœurs: qu'une marâtre inflexible les avait fait chasser de la maison paternelle! Elle avait bien dit qu'elle avait un frère marié; mais ce frère, selon elle, était dans l'aisance. -Si son projet eût réussi, elle pouvait présenter Duval comme homme de bonne maison, parce que, effectivement, il avait reçu une très-{??}benne éducation, et était bien né; mais ce frère et ce neveu presque nus de la tête aux pieds .... leur +Si son projet eût réussi, elle pouvait présenter Duval comme homme de bonne maison, parce que, effectivement, il avait reçu une très benne éducation, et était bien né; mais ce frère et ce neveu presque nus de la tête aux pieds .... leur apparition subite, si elle ne dérangeait pas ses projets, y nuisait ...... Elle comptait bien, avant de les introduire chez M. de Saint-Silvain, les faire habiller d'une manière convenable. Le jour la surprit repassant tout cela dans sa tête; et elle se trouva, à son lever, plus irrésolue que la veille. Il fallait pourtant bien prendre un parti: les valets sont plus difficiles à tromper que les maîtres. Elle était moins embarrassée de persuader M. de Saint-Silvain @@ -285,7 +285,7 @@ avait pris naissance. Il avait un caractère ferme et décidé; et quand il voul pouvait lui être agréable. C'est ainsi que s'écoulait le temps. Zabeth apprit l'anglais, la musique, le forte - piano; et Enneric partageait son temps entre ces études d'agrément et les sciences faites pour son sexe. Ce qui plaisait le plus à ce joli couple, était la danse; ils prenaient cette leçon avec plaisir, et cela leur servait de récréation. Ce talent convenait à la vivacité de Zabeth; -la gaieté brillait dans ses yeux quand on annonçait le maître à danser. Pour Enneric, il était enchanté de pouvoir faire quelque chose qui amusât{??} sa chère petite sœur. +la gaieté brillait dans ses yeux quand on annonçait le maître à danser. Pour Enneric, il était enchanté de pouvoir faire quelque chose qui amusât sa chère petite sœur. Pendant que ces deux aimables enfants grandissoient en agrément et en science, la Dupuis poursuivait ses projets près de M. de Saint-Silvain; elle avait écrit à la vieille femme qui l'avait élevée, qui demeurait dans un des faubourgs de Lyon; et elle lui avait dicté la lettre qu'elle desiroit recevoir pour hâter la décision de son maître. Cette femme, qui, pour de l'argent, faisait tout et se prêtait à tout, s'était déjà chargée d'écrire les lettres dont il a été question plus haut, par lesqu-elles un grand mariage et de grands avantages étaient offerts à la Dupuis. Elle les avait montrées à son maître, et avait eu @@ -470,21 +470,21 @@ celle de sa fille, et les conduisit ainsi jusqu'au salon. Mademoiselle de Fermon et lui dit tendrement: Tu oublies dans ce moment, ma chère fille, combien tu fais plaisir à ton père! ..... Elle le regarda, et, en lui serrant la main à son tour, l'assura qu'elle ne l'oubliait pas. On s'assit. Mademoiselle de Fermon fit un grand effort pour avoir l'air satisfait, et soutint la conversation avec une grande liberté d'esprit. Pourtant, de temps à autre, elle jetait les yeux sur la place où avait été le portrait de sa sœur. Il n'y était plus. Vous cherchez quelque chose? lui dit M. de Saint-Silvain; j'ai cru devoir vous priver d'une vue qui aurait renouvelé les peines de -{??}otre cœur: c'est une attention de ma {??}art ..... Elle s'inclina en signe de re-{??}nercîment. Chaque bruit qui se faisait {??}ntendre, portait le trouble dans l'âme {??}e Zabeth. Enfin on entendit approcher {??}quelqu'un, et madame de -Saint-Silvain {??}ntra avec son prétendu neveu. Mademoiselle de Fermon se leva, la salua très-{??}oliment. Sa nièce en fit autant; mais {??}elle devint si pâle, que l'on crut qu'elle {??}lloit se trouver mal. Sa tante, qui s'en {??}perçut, remonta -Son courage en parlant avec une liberté d'esprit toute admirable. Madame de Saint-Silvain avait l'air le plus gracieux; elle fit les plus grands éloges de {??}la figure et de la taille de Zabeth. Elle la {??}rouva charmante; mais elle l'appela -{??}toujours mademoiselle; ce qui fit beau-{??}oup de plaisir à la tante et à la nièce, {??}ar celle-ci était bien décidée à ne l'ap-{??}eler que madame. Le jeune Dupuis était +notre cœur: c'est une attention de ma part ..... Elle s'inclina en signe de re-mercîment. Chaque bruit qui se faisait entendre, portait le trouble dans l'âme de Zabeth. Enfin on entendit approcher quelqu'un, et madame de +Saint-Silvain entra avec son prétendu neveu. Mademoiselle de Fermon se leva, la salua très-poliment. Sa nièce en fit autant; mais elle devint si pâle, que l'on crut qu'elle allait se trouver mal. Sa tante, qui s'en aperçut, remonta +Son courage en parlant avec une liberté d'esprit toute admirable. Madame de Saint-Silvain avait l'air le plus gracieux; elle fit les plus grands éloges de la figure et de la taille de Zabeth. Elle la trouva charmante; mais elle l'appela +toujours mademoiselle; ce qui fit beaucoup de plaisir à la tante et à la nièce, car celle-ci était bien décidée à ne l'appeler que madame. Le jeune Dupuis était assis en face de mademoiselle de Saint-Silvain, et la regardait sans détourner les yeux un seul moment. On ne sera peut-être pas fâché de savoir quelle figure avait Dupuis? Il avait une petite taille ramassée et commune, une figure courte, le nez retroussé; deux gros yeux noirs très-saillans roulaient dans sa tête; deux grosses lèvres épaisses, et preque toujours ouvertes, laissaient voir les plus vilaines dents; des cheveux noirs et crêpus lui rendaient la tête prodigieusement grosse. Point de contenance. Ce jour-là, il fit ses efforts pour avoir du maintien, et cela lui donnait un air roide et guindé qui ne faisait qu'ajouter un ridicule de plus à toute sa personne. Zabeth ne pouvait jeter les yeux sur lui sans être révoltée. Elle comparait cette grotesque figure à son cher Enneric, qui était grand, bien fait, qui avait -{??}aisance et les grâces que l'on peut de-{??}rer dans un homme. Sa tête, qu'il pour-{??}it toujours haute, était ornée des plus {??}aaux cheveux blonds, et sa figure était {??}aîche et vermeille. Une bouche un peu {??}ande laissait voir, quand il -riait, deux {??}ngs de perles d'une égale blancheur. {??}Cette comparaison fit faire un petit sou-{??}r à notre aimable Zabeth; et, presque {??}nteuse de cette faiblesse, elle l'étouffa {??}moitié. -On passa dans la salle à manger. M. {??}Saint-Silvain donna la main à sa belle-{??}eur: Dupuis s'avança pour offrir la {??}enne à Zabeth. Un mouvement invo-{??}ntaire, et plus prompt que l'on ne peut croire, lui fit retirer la sienne avec {??}ne -Sorte d'effroi. -- Pardi, mademoiselle, je ne la mordrois pas! Cette bêtise {??}ossière fit sourire mademoiselle de Fer-{??}on, et, pour excuser la petite franchise -de sa nièce, elle dit: Monsieur, il ne faut pas vous étonner de la retenue de ma nièce; elle est très-timide. Zabetl{??} sentit qu'il ne fallait pas toujours manifester sa façon de penser d'une manière si peu polie; elle sourit elle-même, et donna sa -main à Dupuis. Ils furent placés à côté l'un de l'autre. Le repas se{??} passa comme il devait se passer. La maîtresse de la maison fut aussi honnête qu'elle pouvait l'être, quand on manque de contenance et d'usage. Elle avait plus l'air d'être faite +faisance et les grâces que l'on peut désirer dans un homme. Sa tête, qu'il porit toujours haute, était ornée des plus aux cheveux blonds, et sa figure était fraîche et vermeille. Une bouche un peu grande laissait voir, quand il +riait, deux rangs de perles d'une égale blancheur. Cette comparaison fit faire un petit sourir à notre aimable Zabeth; et, presque honteuse de cette faiblesse, elle l'étouffa la moitié. +On passa dans la salle à manger. M. de Saint-Silvain donna la main à sa belle-sœur: Dupuis s'avança pour offrir la mienne à Zabeth. Un mouvement involontaire, et plus prompt que l'on ne peut croire, lui fit retirer la sienne avec une +Sorte d'effroi. -- Pardi, mademoiselle, je ne la mordrois pas! Cette bêtiseossière fit sourire mademoiselle de Ferinon, et, pour excuser la petite franchise +de sa nièce, elle dit: Monsieur, il ne faut pas vous étonner de la retenue de ma nièce; elle est très-timide. Zabeth sentit qu'il ne fallait pas toujours manifester sa façon de penser d'une manière si peu polie; elle sourit elle-même, et donna sa +main à Dupuis. Ils furent placés à côté l'un de l'autre. Le repas se passa comme il devait se passer. La maîtresse de la maison fut aussi honnête qu'elle pouvait l'être, quand on manque de contenance et d'usage. Elle avait plus l'air d'être faite pour manger à la cuisine qu'à la table des maîtres. Enfin elle fit de son mieux en fait de politesse; mais en quoi elle se surpassa, c'était en flatterie; ce qu'elle savait posséder au suprême degré. Un air caressant et doucereux, profitant de toutes les occasions qui se présentaient pour dire des choses agréables et flatteuses. M. de Saint-Silvain reconnut ce jour-là cette Dupuis qui l'avait si bien séduit sous cette apparence de bonhomie qui l'avait charmé, et qui l'avait fait regarder comme une excellente créature. S'il eût été capable de réflexion, cela aurait pu lui en faire faire de @@ -496,8 +496,8 @@ chercher des choses dont même on n'avait pas besoin; et chaque fois que cela lu il reprenait sa place à côté d'elle. Enfin, au dessert, il voulut aller chercher quelque chose que M. de Saint-Silvain demandait; il s'était si bien entortillé les pieds dans les lambeaux de la robe de sa voisine, qu'il tomba par terre, et manqua l'entraîner dans sa chute, parce qu'il voulut se retenir après elle. Cela fit jeter un cri à Zabeth, et madame de Saint-Silvain ne put s'empêcher de le reprendre de son étourderie. Elle dit, avec un air de tendresse, en regardant Dupuis: Ce jeune homme est d'une vivacité! .... j'aime la jeunesse pétulante, c'est signe d'un bon caractère. Personne ne répondit -rien. La fin du dîner tira enfin notre aimable Zabeth du martyre affreux qu'elle avait éprouvé pendant le c{??}epas, à côté d'un voisin aussi incommode. -Quand la grande chaleur fut passée, on fut faire un tour de promenade. Si Zabeth avait voulu croire Dupuis, ils aut{??}oient couru, joué à la boule, aux quilles; mais elle ne se prêta pas à ces amusement, dont le genre n'était pas dans son +rien. La fin du dîner tira enfin notre aimable Zabeth du martyre affreux qu'elle avait éprouvé pendant le repas, à côté d'un voisin aussi incommode. +Quand la grande chaleur fut passée, on fut faire un tour de promenade. Si Zabeth avait voulu croire Dupuis, ils auraient couru, joué à la boule, aux quilles; mais elle ne se prêta pas à ces amusement, dont le genre n'était pas dans son éducation. D'ailleurs, la présence des lieux où elle avait passé sa tendre enfance, lui fit faire des retours pénibles. Sa tante l'avait accoutumée de bonne heure à réfléchir, et son esprit était formé au delà de son âge. Elle avait déjà une petite teinte de philosophie, et ce qui l'entourait était toujours pour elle un sujet de méditation. Le moment du départ vint; et mademoiselle de Fermon, en montant en voiture pour revenir à Boulogne, fut remerciée bien tendrement par M. de Saint-Silvain de l'agréable journée qu'elle lui avait procurée. Il lui dit en l'embrassant: J'espère, ma @@ -543,26 +543,26 @@ par respect pour les personnes chez qui je suis, je vous apprendrois à être po gorge, et, d'un bras déjà nerveux, le fit reculer dix pas, le jeta sur une commode, lui ploya les reins dessus, et allait continuer sa correction, quand les cris de Zabeth et ceux de Dupuis firent rentrer M. de Saint-Silvain, mademoiselle de Fermon et madame Noriss, qui étaient sortis un moment pour voir quelque chose dans la pièce voisine. M. de Saint-Silvain dégagea Dupuis, et demanda à sa fille pourquoi cette scène? Elle la conta tout en pleurant. Dupuis lui donna des démentis, et voulait S'excuser, en disant qu'il n'avait pas commencé. M. de Saint-Silvain le gronda, et lui dit: Je sais que vous -{??}tes menteur; je crois ma fille et M. No-{??}iss plus que vous. -- Eh bien, c'est bon, dit Dupuis; je vais aller le dire à ma tante; et sur-le-champ il s'en alla. M. de Saint-Silvain resta un peu confus; il sen-{??}it la scène qui allait lui être +êtes menteur; je crois ma fille et M. Noriss plus que vous. -- Eh bien, c'est bon, dit Dupuis; je vais aller le dire à ma tante; et sur-le-champ il s'en alla. M. de Saint-Silvain resta un peu confus; il sentit la scène qui allait lui être faite à son retour. Mademoiselle de Fermon profita de ce moment pour le prendre à part, et lui parler de ses craintes sur les projets qu'elle croyait pouvoir supposer à madame de Saint-Silvain; d'unir un jour le petit Dupuis à Zabeth. Fi, ma sœur, -dit M. de Saint-Silvain; jamais pareille idée ne pourrait m'entrer dans la tête: me croyez-vous capable de sacrifier mon aimable fille à ce jeune homme-là qui, je crois, ne sera jamais un bon sujet? D'ail-{??}deurs ........ Il s'arrêta; on vit qu'il +dit M. de Saint-Silvain; jamais pareille idée ne pourrait m'entrer dans la tête: me croyez-vous capable de sacrifier mon aimable fille à ce jeune homme-là qui, je crois, ne sera jamais un bon sujet? D'ailleurs ........ Il s'arrêta; on vit qu'il était prêt à dire qu'il n'était pas fait pour elle; il n'osa proférer cette idée; c'était faire l'aveu trop ouvertement qu'il avait fait -lui-même une bassesse. Quand l'amour n'aveugle plus, on s'aperçoit davantage des distances. Mademoiselle de Fermon{??} sentit la réticence; elle hasarda de demander à son frère pourquoi il gardait chez lui le neveu de sa femme? Que voulez-vous, ma +lui-même une bassesse. Quand l'amour n'aveugle plus, on s'aperçoit davantage des distances. Mademoiselle de Fermon sentit la réticence; elle hasarda de demander à son frère pourquoi il gardait chez lui le neveu de sa femme? Que voulez-vous, ma Sœur? lui dit-il, j'aime la paix; vous le savez? Je l'achète à tous les prix. Elle aime cet enfant à la folie; j'ai déjà dit quelques mots à ce sujet; mais c'est une corde que l'on ne peut toucher sans risquer de grandes scènes; je ne vous cache pas que je crains celle qui m'attend ce soir. Il ne put dire cela sans soupirer; et mademoiselle de Fermon, toujours bonne et sensible, fit tous ses efforts pour lui donner du courage et de la fermeté. M. de Saint-Silvain s'en retourna, et n'approcha de chez lui qu'avec inquiétude; mais sa femme, qui ne disait rien, et ne faisait rien sans but, ne lui parla -a{??}ullement de ce qui s'était passé à Bou-{??}ogne; elle avait l'air aussi calme que si elle n'avait pas été offensée dans l'objet de sa prédilection. -Mademoiselle de Fermon et madame Noriss firent une vive réprimande à En-{??}eric sur la pétulance de son caractère. Zabeth avait beau l'excuser; rien n'em-{??}êcha la leçon d'être un peu sévère. Il {??}toit debout, avec son air froid comme de -coutume. Il ne répondit pas un mot; mais il jura, dans le fond de son âme, que, par-tout où il trouverait Dupuis, {??}l lui donnerait à son tour des leçons de politesse. Zabeth pleura beaucoup de ce que son cher Enneric avait été grondé pour elle. Ne +nullement de ce qui s'était passé à Boulogne; elle avait l'air aussi calme que si elle n'avait pas été offensée dans l'objet de sa prédilection. +Mademoiselle de Fermon et madame Noriss firent une vive réprimande à Eneric sur la pétulance de son caractère. Zabeth avait beau l'excuser; rien n'empêcha la leçon d'être un peu sévère. Il était debout, avec son air froid comme de +coutume. Il ne répondit pas un mot; mais il jura, dans le fond de son âme, que, par-tout où il trouverait Dupuis, il lui donnerait à son tour des leçons de politesse. Zabeth pleura beaucoup de ce que son cher Enneric avait été grondé pour elle. Ne te chagrine pas, lui dit-il quand ils furent seuls. Je te réponds qu'il me paiera tout cela. Si jamais il ose te regarder en face, ou te parler, je le foulerai à mes pieds. Elle voulut apaiser Son frère; mais cela fut inutile. Son caractère bouillant, et une certaine haine qu'il ne pouvait vaincre pour ce petit Dupuis, le rendirent sourd à toutes les demandes de sa chère Zabeth. A quelque temps de cette scène, mademoiselle de Fermon fut invitée à aller à Château-neuf, pour la fête de M. de Saint-Silvain. Il avait fait une tournée dans les environs, avait cherché à se raccrocher à d'anciennes connaissances. On savait que sa belle-sœur y retournait. Elle avait toujours excusé, le plus qu'il lui avait été possible, les erreurs de M. de Saint-Silvain, par considération pour elle, et pour Zabeth, qui était trouvée charmante, et dont on plaignait le sort. Quelques personnes (des hommes seulement) acceptèrent de venir ce jour-là chez lui. Il en fut très-flatté, et crut pouvoir inviter madame Noriss et son fils. Il pensait que -{??}ette politesse serait agréable à sa belle-{??}œur et à sa fille; mais madame Noriss, {??}ui voyait l'antipathie qui se manifestoit autre son fils et Dupuis, n'accepta pas. {??}nneric lui en sut bon gré, et lui dit {??}ut franchement que si elle y -avait été, ne l'aurait pas accompagnée, parce {??}'à coup sûr cela se serait mal passé. {??}ombien Zabeth fut affligée! Voyez, {??}mon cher frère, lui dit-elle, ce que c'est {??}ne d'être colère! Si vous aviez plus de {??}patience, je n'ose pas dire -plus de dou-{??}ur, j'aurois passé une journée agréable; {??}vous aurois vu. Chaque fois que j'ai été {??}ez mon père, je ne m'y suis pas amu-{??}e; mais je vais m'ennuyer bien davan-{??}ge. Je dirai en moi-même: Il serait {??}i, s'il voulait être -plus sociable. Il ne {??}m'aime point assez pour vaincre sa répunance, et préfère passer une journée {??}ns me voir, que de faire une chose qui +cette politesse serait agréable à sa belle-sœur et à sa fille; mais madame Noriss, lui voyait l'antipathie qui se manifestoit autre son fils et Dupuis, n'accepta pas. Enneric lui en sut bon gré, et lui dit fut franchement que si elle y +avait été, ne l'aurait pas accompagnée, parce qu'à coup sûr cela se serait mal passé. combien Zabeth fut affligée! Voyez, mon cher frère, lui dit-elle, ce que c'est le d'être colère! Si vous aviez plus de patience, je n'ose pas dire +plus de douceur, j'aurois passé une journée agréable; vous aurois vu. Chaque fois que j'ai été chez mon père, je ne m'y suis pas amuse; mais je vais m'ennuyer bien davantage. Je dirai en moi-même: Il serait ici, s'il voulait être +plus sociable. Il ne m'aime point assez pour vaincre sa répunance, et préfère passer une journée sans me voir, que de faire une chose qui ne lui plaît pas. Ah, Enneric! je vous aime plus que vous ne m'aimez! car je souffrirais pour vous voir tous les désagrément imaginables. En disant ces mots ses beaux yeux étaient baignés de larmes. Que veux-tu, ma sœur? lui dit Enneric; il n'est pas dans mon caractère de montrer une figure affable à des gens que je hais. Les femmes ont, à ce qu'il me semble, le talent tout particulier de paraître ce qu'elles ne sont pas. C'est un don du ciel, parce qu'elles sont plus exposées que nous à faire ce qui leur convient le moins. Mais quand on veut se dispenser d'agir contre son gré, il me semble que l'on fait bien de suivre les impulsions de son cœur. Sans cela, je crois que ce serait fausseté; et je ne suis pas faux. -- Ce que tu dis là, dit @@ -571,12 +571,12 @@ Je me conduirai ainsi, quand il ne s'agira ni de mon père, ni de ma tante. Pour reprit Enneric. J'aime bien ma mère: je t'aime encore davantage; mais si vous vouliez exiger, l'une ou l'autre, des choses tout-à-fait contraires à ce qui me conviendrait (déraisonnable s'entend), je n'y consentirois pas. -- Comment, mon frère! si je te priais bien fort d'une chose ... C'est selon, dit Enneric: mais ne parlons pas de cela; nous ne sommes pas dans le cas d'en juger. Cette petite conversation rendit Zabeth un peu rêveuse. Enneric veut ce qu'il veut, disait-elle en elle-même. Il est, comme dit ma tante, dominant. S'il a raison, il fait bien. On est bien à plaindre quand il faut céder -à tout le monde, et faire ce qui ne plaît{??} pas! Elle dit que c'est le sort des femmes. Eh bien, je ferai toujours ce que voudra mon frère: cela ne coûtera rien à mon cœur, et nous serons heureux tous deux. +à tout le monde, et faire ce qui ne plaît pas! Elle dit que c'est le sort des femmes. Eh bien, je ferai toujours ce que voudra mon frère: cela ne coûtera rien à mon cœur, et nous serons heureux tous deux. La nature avait formé ces deux êtres l'un pour l'autre. Enneric était volontaire, violent, entier dans ses sentiment, avec l'air de n'y pas penser. Il ne heurtait personne de front, mais marchait à son but. Zabeth était douce, complaisante. Depuis Sa tendre enfance, elle était accoutumée à condescendre à toutes ses volontés. Cela ne lui coûtait rien. Elle seule pouvait être heureuse avec lui; et lui n'aurait jamais trouvé un caractère qui ployât si aisément à ses désirs. Les femmes généralement sont despotes. Elles ont presque toutes une volonté déterminée. Ne pas leur céder, c'est devenir leur ennemi .... Les hommes et les femmes -ont troqué leur caractère. Les femmes commandent d'un ton absolu; et {??}les hommes sont d'une complaisance et d'une docilité serviles. Quand reprendront-ils chacun les apanages de leur sexe? .... -Le jour de la fête de M. de Saint-Sil-{??}ain arriva. Zabeth s'y prépara sans plaisir. Ce n'est pas qu'elle n'aimât vraiment son père; mais ce Dupuis qui devait y être, et qui était la cause de ce qu'Enneric n'y venait pas! .... Cette idée {?K}la +ont troqué leur caractère. Les femmes commandent d'un ton absolu; et les hommes sont d'une complaisance et d'une docilité serviles. Quand reprendront-ils chacun les apanages de leur sexe? .... +Le jour de la fête de M. de Saint-Silvain arriva. Zabeth s'y prépara sans plaisir. Ce n'est pas qu'elle n'aimât vraiment son père; mais ce Dupuis qui devait y être, et qui était la cause de ce qu'Enneric n'y venait pas! .... Cette idée {?K}la chagrina tellement, qu'elle eut beaucoup de peine à se déterminer de faire une certaine toilette. Mais mademoiselle de Fermon l'exigea; et il fallut céder. Elle parut chez son père avec toutes les grâces qui lui étaient naturelles, et elles étaient relevées par une parure pleine de goût. Les anciens amis de M. de Saint-Silvain lui firent les plus grands compliment de sa fille, appuyant fortement sur ce qu'elle était tout le portrait de sa mère, dont on fit un éloge pompeux, qui n'amusa pas infiniment sa nouvelle épouse. Comme les personnes qui étaient là n'étaient tenues à aucuns égards @@ -604,12 +604,12 @@ impertinente, dit cette femme, qui était égarée par la colère. Si vous m'app révoltait. Elle dit à madame de Saint-Silvain: Heureusement, madame, je ne vous appartiens pas .... En disant ces mots, elle fut se jeter dans les bras de son père, le couvrit de caresses, en fondant en larmes. M. de Saint-Silvain crut devoir éloigner sa fille, et il la repoussa avec une humeur à laquelle la pauvre enfant ne s'attendait pas. Elle fut si sensible à cela, qu'elle se trouva très-mal. Mademoiselle de Fermon s'empressa pour la faire revenir; et, quand elle eut retrouvé ses sens, on partit pour Boulogne, avec le projet de ne jamais remettre les pieds à Château-neuf. -Mademoiselle de Fermon rentra dans sa maison avec le cœur gonf{??}lé par la douleur. La pauvre Zabeth n'avait fait que pleurer pendant le chemin. Elles trouvèrent madame Noriss et son fils, quoiqu'il fût tard. Madame Noriss était elle-même +Mademoiselle de Fermon rentra dans sa maison avec le cœur gonflé par la douleur. La pauvre Zabeth n'avait fait que pleurer pendant le chemin. Elles trouvèrent madame Noriss et son fils, quoiqu'il fût tard. Madame Noriss était elle-même affligée, et Enneric avait les yeux pleins de larmes. Ils se demandèrent réciproquement le sujet de leur affliction. Mademoiselle de Fermon conta à son amie la scène qui avait eu lieu. Enneric dit avec feu: Eh bien! avais-je raison de ne pas vouloir y aller? Si j'avais été là, Dupuis ne serait plus de ce monde, j'en réponds ... Et qu'est-ce que ce Frédérique la Combe? ... Il n'a donc pas de sang dans les veines, d'avoir souffert que ce petit drôle réponde mal à son père? .... -- Ah! dit Zabeth, il est très-doux, mon cher frère! -- Très-doux? .... C'est un beau mérite pour un garçon de dix-sept ans!... Il vous plaît, mademoiselle, parce qu'il a le caractère d'une fille? .... -- Tu vas te fâcher, mon frère? Mon Dieu! j'ai assez de peine! personne ne me plaît. Je voudrais être morte ..... j'ai -trop de chagrins! .... Ses larmes recommencèrent à couler avec abondance. Enneric e{??}n fut touché, et l'embrassa tendrement, en la priant de ne plus s'affliger de cela. Qu'il y avait bien d'autres sujets de douleur! +trop de chagrins! .... Ses larmes recommencèrent à couler avec abondance. Enneric en fut touché, et l'embrassa tendrement, en la priant de ne plus s'affliger de cela. Qu'il y avait bien d'autres sujets de douleur! Madame Noriss fit part à mademoiselle de Fermon d'une lettre qu'elle avait reçue dans la journée, par laquelle on lui mandait qu'il fallait qu'elle vînt en Angleterre: que la mère de M. Noriss était tombée très-malade à Waustead, où est sa maison de plaisance; et que, dans l'incertitude où elle était de la suite de sa maladie, elle desiroit voir son petit-fils, qu'elle aimait tendrement: qu'il devait être grand, et qu'elle craignait de mourir sans l'avoir embrassé. Quoi! ma chère Eléonore, vous allez nous quitter! dit mademoiselle de Fermon. Ah! que cette séparation va être pénible à mon cœur! Mon existence @@ -668,15 +668,15 @@ Sous peu l'y rejoindre. Je suis charmé de cet aveu, dit la Combe; puisque vous personne, et qu'elle eût pu disposer de son cœur, j'aurois cherché à lui plaire; car je la trouve charmante. J'ai vu beaucoup de jeunes personnes à Paris, qui est le centre où tout ce qu'il y a d'aimable vient se réunir et y briguer des regards et des amant; je n'ai trouvé que de la coquetterie ou des modesties affectées; je n'ai vu à personne ce maintien ouvert et modeste, cette candeur naïve et franche de mademoiselle de Saint-Silvain. Son âme est dans ses beaux yeux, qu'elle ne baisse point à propos de rien, et qu'elle n'arrête point sur vous avec l'air de vouloir être remarquée. J'en avais parlé à -mon père; mais c'est une affaire finie d'après la confiance que vous avez eue en{??} moi; vous serez heureux, je n'en puis douter; et je vous en fais mon compliment du plus profond de mon cœur. Enneric se jeta avec pétulance dans les bras{??} de son -nouvel ami (à cet âge on est si{??} bon! .....) le remercia de sa confiance, et lui jura une amitié à toute épreuve. Comme il était sur son départ, et que l'on n'attendait qu'un vent favorable pour partir, ils se promirent de s'écrire; et, depuis ce +mon père; mais c'est une affaire finie d'après la confiance que vous avez eue en moi; vous serez heureux, je n'en puis douter; et je vous en fais mon compliment du plus profond de mon cœur. Enneric se jeta avec pétulance dans les bras de son +nouvel ami (à cet âge on est si bon! .....) le remercia de sa confiance, et lui jura une amitié à toute épreuve. Comme il était sur son départ, et que l'on n'attendait qu'un vent favorable pour partir, ils se promirent de s'écrire; et, depuis ce moment, ils furent toujours liés par l'amitié; il s'était établi entre'eux une confiance intime, et Zabeth en était le principe. Quand ils rentrèrent, Enneric voulait absolument que son amiembrassât son aimable petite femme; comme ces trois cœurs étaient sans détour, ils se parlèrent ouvertement de tout ce qu'ils pensaient. Frédérique fit connaître combien il desiroit de voir l'Angleterre; il fit le projet, si son père y consentait, d'y accompagner mademoiselle de Fermon et Zabeth, quand elles en feraient le voyage. M. de la Combe se leva pour s'en aller, et demanda à mademoiselle de Fermon la permission pour que son fils eût l'honneur de lui faire sa cour. Elle l'assura qu'elle le recevrait toujours avec plaisir, et ils s'en furent. Enneric était enchanté de son nouvel ami; son âme ardente embrassait avec vivacité tout ce qui se présentait, et qui lui paraissait agréable. Le soir même, on annonça à madame Noriss que le bâtiment qui devait la passer en Angleterre partirait le Surlendemain; on ne croyait pas avoir si-tôt un vent favorable. Zabeth en soupira; mais l'espoir d'aller bientôt rejoindre son aimable frère, soutint son -courage. Enneric aurait désiré voir son ami avant son départ; mais cela lui fur{??} impossible. Il passa le peu de temps qui lui restait près de Zabeth, qu'il chargea{??} d'une lettre pour Frédérique. Le moment cruel arriva: mademoiselle de Fermon{??} +courage. Enneric aurait désiré voir son ami avant son départ; mais cela lui fui impossible. Il passa le peu de temps qui lui restait près de Zabeth, qu'il chargea d'une lettre pour Frédérique. Le moment cruel arriva: mademoiselle de Fermon ne pouvait s'arracher des bras de son amie, et Enneric ne pouvait tarir les larmes de Zabeth; toutes ses caresses et ses protestations d'un attachement éternel ne pouvaient calmer les douleurs que cette tendre fille ressentait; enfin on se sépara, et la tante et la nièce rentrèrent accablées par la tristesse. Quand Zabeth revit la maison, et qu'elle pensa que son Enneric n'y reviendrait pas de si-tôt, ses larmes recommencèrent. Elles passèrent toutes les deux la journée dans la plus grande tristesse. Melle de Fermon avait peine à supporter l'éloignement d'une amie qui lui était chère, et qui l'aimait @@ -727,7 +727,7 @@ S'inquiéter du pays où elle avait pris naissance. Des moment si heureux ne pou qui, d'une voix de tonnerre, demanda à mistriss Noriss la mère, si elle ne le reconnaissait pas? -- Non, sur ma vie, dit - elle avec une certaine émotion. --Goddam, si le Swist, mon cheval de course était ici, il me reconnoîtrait. Comment! Clara, vous ne remettez pas votre frère John Wilton? A ces mots, madame Noriss se pencha sur son fauteuil et perdit connaissance. -- Au diable saient les femmes, dit - il avec colère; cela se trouve mal pour oui et pour non; parce qu'il y a vingt ans qu'elle ne m'a vu! Holà! Patrice, que l'on m'apporte du punch et ma pipe; pendant ce temps, elle reviendra de sa faiblesse. -Sir John Wilton se mit près d'une table, jeta sur tous ceux qui s'empressaient autour de sa sœur un œil soucieux, et ne dit pas un mot. Pendant que madame Noriss reprenait ses sens, on{??} +Sir John Wilton se mit près d'une table, jeta sur tous ceux qui s'empressaient autour de sa sœur un œil soucieux, et ne dit pas un mot. Pendant que madame Noriss reprenait ses sens, on lui apporta son punch et sa pipe. Il se mit à fumer du plus beau sang-froid du monde. Aussi-tôt qu'elle put proférer quelques mots, elle lui dit: Ah, mon frère! que je suis charmée de vous voir! mais pourquoi n'avez-vous jamais donné de vos nouvelles? Depuis vingt ans que vous avez pris le parti de voyager, on n'a jamais eu une seule lettre de vous. -- Je n'aime point à écrire, dit-il en avalant un verre de punch. -- D'où venez - vous à présent? -- Des Indes .... et j'apporte une fortune que je ne puis nombrer. --Vous n'êtes pas marié? -- Fi donc ...... Entre chaque réponse de M. Wilton, il y avait un intervalle très-long. Ma fille, dit madame Noriss en parlant à sa bru, voilà l'oncle de feu votre mari: il l'aimait beaucoup. @@ -769,27 +769,26 @@ nous réserve à chacun en particulier des maux assez cuisant pour ne pas s'occu de mes semblables! .. -- Que je vous plains! dit cette malheureuse, en arrêtant sur Zabeth deux beaux yeux dans lesquels se peignait la plus profonde tristesse. Mademoiselle, le ciel nous traite avec rigueur, quand il place dans notre âme la Sensibilité! ... C'est la source de tous les maux de la vie! .. La mienne m'a perdue ... et mon triste cœur opprimé par des ingrats, ne soupire plus qu'après la fin d'une existence trop pénible, et que je n'ai plus le courage de supporter .... -- Le temps ... dit Enneric ... Le temps, reprit cette femme, détruit -d'une main et répare de l'autre; mais avec les siècles .... Pour nous, chétifs{??} mortels ... notre bonheur une fois dé-{??} truit ... est sans retour .... Le seul bien que nous puissions en attendre, c'est qu'il nous pousse au tombeau. Arrivée à ce -but{??} nous cessons de souffrir ... En attendant il faut tout supporter ... Ne me croyez pas sans courage, continua-t-elle en les regardant tous trois l'un après l'autre{??} J'en ai déployé beaucoup dans le cours{??} de ma vie, qui a été bien -orageuse! ...{??} mais les ressorts se lâchent, les forces{??} s'épuisent .... et l'on ne forme plus de{??} vœux que pour cette dernière demeure{?K} qui nous met à l'abri de tous les maux .... Les hommes, avec indifférence, foulent à leurs pieds -cette terre qui couvre{??} leurs semblables, et ne pensent pas qu'un{??} jour ils seront trop heureux de trouver cet asile pour être à l'abri de leurs oppresseurs. -Vous êtes jeunes encore; vous apprendrez avec le temps que ce monde {??}n'est rempli que de tyrans et de victimes; q{??}qu'il faut être l'un ou l'autre, avant {??}le finir sa carrière. Que ferez-vous, {??}eune homme? -- Moi, madame? dit En-{??}eric, -j'espère ne rendre jamais personne malheureux. Si je me croyais capable l'opprimer quelqu'un, je préférerais {??}mourir! ... -- C'est le langage de votre {??}ge, dit - elle; mais si jamais la corruption se glissait dans votre cœur, -res-{??}ouvenez-vous de la forêt de Wapping, {??}t de l'infortunée que vous y avez con-{??}emplé dans un moment de désespoir. Apprenez, dit-elle en se levant et en prenant Zabeth et Anna par la main; apprenez, jeunes gens, que j'ai passé ma vie à +d'une main et répare de l'autre; mais avec les siècles .... Pour nous, chétifs mortels ... notre bonheur une fois détruit ... est sans retour .... Le seul bien que nous puissions en attendre, c'est qu'il nous pousse au tombeau. Arrivée à ce +but nous cessons de souffrir ... En attendant il faut tout supporter ... Ne me croyez pas sans courage, continua-t-elle en les regardant tous trois l'un après l'autre. J'en ai déployé beaucoup dans le cours de ma vie, qui a été bien +orageuse! ... mais les ressorts se lâchent, les forces s'épuisent .... et l'on ne forme plus de vœux que pour cette dernière demeure{?K} qui nous met à l'abri de tous les maux .... Les hommes, avec indifférence, foulent à leurs pieds +cette terre qui couvre leurs semblables, et ne pensent pas qu'un jour ils seront trop heureux de trouver cet asile pour être à l'abri de leurs oppresseurs. +Vous êtes jeunes encore; vous apprendrez avec le temps que ce monde n'est rempli que de tyrans et de victimes; qu'il faut être l'un ou l'autre, avant de finir sa carrière. Que ferez-vous, jeune homme? -- Moi, madame? dit Enneric, +j'espère ne rendre jamais personne malheureux. Si je me croyais capable l'opprimer quelqu'un, je préférerais mourir! ... -- C'est le langage de votre rage, dit - elle; mais si jamais la corruption se glissait dans votre cœur, +resouvenez-vous de la forêt de Wapping, cet de l'infortunée que vous y avez con-templé dans un moment de désespoir. Apprenez, dit-elle en se levant et en prenant Zabeth et Anna par la main; apprenez, jeunes gens, que j'ai passé ma vie à être victime des êtres qui m'étaient les plus chers; que mon cœur trop sensible a connu l'amour et l'amitié; -que j'ai tout sacrifié à ces deux sentimenslà; que je n'ai aimé et oblige que des ingrats; que ma fortune s'es{??} évanouie, parce que j'étais compatissante; et que mon cœur est déchiré{??} parce que j'ai aimé d'amour l'homme le plus perfide. Je suis -bien à plaindre sans doute .... mais je préfère mes maux{??} à leur prospérité. Je mourrai peut-être de ma douleur .... mais à mon heure dernière, mon âme sera sans remords{??} Peu d'êtres peuvent se flatter d'une fin aussi paisible .... S'il est en -votre pouvoir mes jeunes amies, fuyez l'amour! E{??} vous, jeune homme, ne faites jamais le malheur du cœur que l'on vous aura{??} abandonné! ... Elle donna un baiser sur le front à chacune de ces belles filles, serra la main d'Enneric, et s'é-{??} -loigna, en leur défendant de la suivre. Le malheur est respectable: ils restèrent{??} +que j'ai tout sacrifié à ces deux sentimenslà; que je n'ai aimé et oblige que des ingrats; que ma fortune s'est évanouie, parce que j'étais compatissante; et que mon cœur est déchiré parce que j'ai aimé d'amour l'homme le plus perfide. Je suis +bien à plaindre sans doute .... mais je préfère mes maux à leur prospérité. Je mourrai peut-être de ma douleur .... mais à mon heure dernière, mon âme sera sans remords. Peu d'êtres peuvent se flatter d'une fin aussi paisible .... S'il est en +votre pouvoir mes jeunes amies, fuyez l'amour! Et vous, jeune homme, ne faites jamais le malheur du cœur que l'on vous aura abandonné! ... Elle donna un baiser sur le front à chacune de ces belles filles, serra la main d'Enneric, et s'éloigna, en leur défendant de la suivre. Le malheur est respectable: ils restèrent dans la plus parfaite immobilité. Zabeth revint la première de l'état dans lequel la vue de cette infortunée l'avait jetée: elle tendit les bras vers le chemin qu'elle avait pris pour s'éloigner. Oui .... oui .... dit-elle, je me ressouviendrai de la forêt de Wapping .... et de cet arbre .... et de vos pleurs! ... Peut-être viendrai-je un jour y presser la terre de mes bras, et lui demander de m'ouvrir son sein, pour me soustraire à tous mes maux! ... -- Quelle extravagance! dit Enneric. Tu ne vois pas que cette femme est presque folle? Elle est à plaindre sans doute; mais je lui crois la tête un peu dérangée ... Enneric! ... mon cher Enneric! ... je n'aime pas ce langage, dit Zabeth; il part d'un cœur dur. Quand on souffre beaucoup, on ne parle pas comme quand on est paisible. Elle a dit des choses bien fortes! ... trop vraies peut-être! ... -Elle n'est pas folle; mais elle est bien malheureuse! -- Oh, oui! bien malheureuse{??} dit Anna. Ils reprirent le chemin de la maison de madame Noriss, et ne purent{??} se rien dire pendant le chemin. Le cœur des deux jeunes filles était oppressé: +Elle n'est pas folle; mais elle est bien malheureuse! -- Oh, oui! bien malheureuse, dit Anna. Ils reprirent le chemin de la maison de madame Noriss, et ne purent se rien dire pendant le chemin. Le cœur des deux jeunes filles était oppressé: Enneric était rêveur. -Quand ils furent arrivés, Zabeth demanda sa tante. On lui dit qu'elle était{??} dans sa chambre. Elle y monta, contente de pouvoir se dispenser de paraître au salon dans l'état d'agitation où elle se trouvait. -Mademoiselle de Fermon était encore avec son amie. Elle fatiguait son esprit à prévoir le sort de sa nièce. Elle la vit{??} paraître pâle et les yeux gros de larmes.{??} Zabeth lui conta la rencontre qu'elle avait faite à la promenade, et ne -put{??} rendre à sa tante et à madame Noriss les expressions douloureuses de l'infortunée +Quand ils furent arrivés, Zabeth demanda sa tante. On lui dit qu'elle était dans sa chambre. Elle y monta, contente de pouvoir se dispenser de paraître au salon dans l'état d'agitation où elle se trouvait. +Mademoiselle de Fermon était encore avec son amie. Elle fatiguait son esprit à prévoir le sort de sa nièce. Elle la vit paraître pâle et les yeux gros de larmes. Zabeth lui conta la rencontre qu'elle avait faite à la promenade, et ne +put rendre à sa tante et à madame Noriss les expressions douloureuses de l'infortunée qu'elle avait vue, sans que son cœur sensible ne payât le tribut que l'on doit au malheur. Elle accompagna son récit des larmes de la pitié. M.elle de Fermon soupira, et lui dit: Ma chère Zabeth, cette rencontre imprévue peut un jour vous servir. Qui que ce soit ne peut lire dans l'avenir. Si jamais le sort vous réservait de certaines peines, accoutumez-vous de bonne heure à supporter avec courage les adversités de la vie. Quand les jours du malheur sont arrivés, il est d'une grande âme de se roidir contre les événements. -- Ah, ma tante! je crois qu'il en est contre lesquels le courage se brise! -- N'amollissez pas votre âme par de semblables pensées, ma chère fille, lui dit madame Noriss. Vous ne savez pas l'histoire de cette femme. Elle @@ -812,9 +811,9 @@ la fortune que je te donnerai, tu seras le plus riche gentilhomme des trois roya Sur mon honneur, tu le paierois plus cher que tu ne penses. Rien n'égale mon antipathie pour tout ce qui vient de ce pays-là; et, si ces Françaiseslà restent encore long - temps chez ta grand'mère, j'irai prendre logement ailleurs .... Tu ne me réponds rien? ...... Enneric ... veux-tu parler? ... Goddam ... ne me mets pas en colère ... Veux-tu bien dire tout-à-l'heure que tu ne seras jamais le mari d'une pareille femelle? ......... Mais, mon oncle, je suis encore si jeune! ..... -- Ce n'est pas répondre, monsieur; c'est éluder. Dites ..... tout-à-l'heure .... dites ..... ou ..... M. Wilton -S'était mis dans une telle colère, qu'Enneric, qui avait toutes les dispositions nécessaires pour n'être pas plus endurant{??} que son oncle, allait lui répondre fortement, lorsque madame Noriss, la grand'mère, entra. -- Quel train, mon frère! depuis +S'était mis dans une telle colère, qu'Enneric, qui avait toutes les dispositions nécessaires pour n'être pas plus endurant que son oncle, allait lui répondre fortement, lorsque madame Noriss, la grand'mère, entra. -- Quel train, mon frère! depuis deux heures, personne ne peut prendre de repos dans la maison. Je vais avoir ma migraine toute la journée. Comme vous voilà rouge! Que vous a fait Enneric? vous paraissez tout en colère? -- Les femmes ne se mêlent pas des affaires des hommes. -- Mais -enfin, mon frère? .... -- Que voulez-vous savoir? Je demande à ce petit garçon s'il veut épo u-{??}er +enfin, mon frère? .... -- Que voulez-vous savoir? Je demande à ce petit garçon s'il veut épouser une Française? -- Quand cela serait, mon frère? une femme vaut une femme. J'en connais ..... -- Taisez-vous; taisez-vous, reprit M. Wilton avec fureur. Voilà comme vous avez fait de votre fils. Eh bien, mon frère, dit madame Noriss tout effrayée, je me tairai. Enneric est encore jeune: il ne fera que ce que sa famille voudra. N'est-ce pas, mon ami? lui dit-elle en se retournant de son côté, et en lui faisant signe. -- Oui, ma bonne maman, dit Enneric. Je n'ai pas dit non. Mon oncle ne s'est pas donné la peine d'entendre ma réponse. -- Bien ..... bien ..... comme cela, dit M. Wilton; bois ce verre d'eau-de-vie; sois bon garçon, et sois tranquille. Je te ferai un sort digne d'envie. @@ -851,61 +850,61 @@ quelques jours, elle se sentit mieux, et annonça qu'elle désirait retourner en redoutais arrivé ... Il faut nous séparer! ... et je ne sais pourquoi un funeste pressentiment parle à mon cœur ... et me dit que je ne vous reverrai plus! .... O Enneric! n'oubliez jamais qu'il existe en France une fille infortunée qui vous aime plus que sa vie .... et qui ne vous oubliera jamais! .... Le pauvre Enneric ne savait quels moyens employer pour la tranquilliser. Les larmes, les serments, tout fut mis en usage. Mais Zabeth ne pouvait vaincre ses inquiétudes. Le moment du départ arriva. Madame Noriss aurait désiré accompagner son amie; mais elle était nécessaire près -{??} son fils, vu l'autorité que M. Wilton {??}uloit prendre sur lui. Elle croyait pou-{??}ir tout concilier, en ne heurtant point {??}t homme de front; ce qu'elle aurait {??}it, si elle avait emmené avec elle Enneric. Elle prit le parti de rester. -Mademoiselle de Fermon se mit en route avec Zabeth et sa femme-de-chambre. Il est {??}tile de dire combien de larmes furent {??}rsées. Celles qui partaient et celles qui {??}stoient en versèrent abondamment. {??}ette nouvelle séparation ne parut -drôle {??}'à M. Wilton, qui en fut si joyeux, {??}que ce jour - là il s'enivra au point que {??}on fut obligé de le porter à quatre dans {??}on lit. La pauvre Anna promit à Zabeth {??}e lui écrire bien exactement. Elle se sé-{??}aroit d'une amie à qui -elle était tendre-{??}ent attachée. -Les larmes de Zabeth ne pouvaient se {??}rir; et chaque tour de roue qui l'éloignait -de Wanstead était pour elle u{??} supplice. Mademoiselle de Fermon fi{??} tout son possible pour relever son courage, et lui donner un espoir qu'elle n'a{??} voit pas elle-même. Elle envisageait cette séparation comme éternelle; et, malgre la pureté -de ses intentions, elle se repro-{??} chait d'avoir contribué au malheur de sa nièce, en aidant son cœur à former un{??} attachement qui, d'après les circonstances où elle se trouvait, devait faire le supplice de sa vie. +de son fils, vu l'autorité que M. Wilton voulait prendre sur lui. Elle croyait pouvoir tout concilier, en ne heurtant point cet homme de front; ce qu'elle aurait dit, si elle avait emmené avec elle Enneric. Elle prit le parti de rester. +Mademoiselle de Fermon se mit en route avec Zabeth et sa femme-de-chambre. Il est inutile de dire combien de larmes furent ersées. Celles qui partaient et celles qui restaient en versèrent abondamment. Cette nouvelle séparation ne parut +drôle qu'à M. Wilton, qui en fut si joyeux, que ce jour - là il s'enivra au point que l'on fut obligé de le porter à quatre dans son lit. La pauvre Anna promit à Zabeth de lui écrire bien exactement. Elle se séparait d'une amie à qui +elle était tendrement attachée. +Les larmes de Zabeth ne pouvaient se finir; et chaque tour de roue qui l'éloignait +de Wanstead était pour elle une supplice. Mademoiselle de Fermon fit tout son possible pour relever son courage, et lui donner un espoir qu'elle n'avait pas elle-même. Elle envisageait cette séparation comme éternelle; et, malgre la pureté +de ses intentions, elle se reprochait d'avoir contribué au malheur de sa nièce, en aidant son cœur à former un attachement qui, d'après les circonstances où elle se trouvait, devait faire le supplice de sa vie. On se rendit à Douvres à très-petites journées. Mademoiselle de Fermon fut obligée de prendre quelques jours de repos; la fièvre, quoique légère, ne la quittait pas. La veille du jour où elle devait s'embarquer pour revenir en France, elle se Sentit assez bien pour aller faire un tour de promenade, à l'aide du bras de sa nièce et de sa femme-de-chambre. Elle prenait -{??}air assise sous des arbres, quand un va-{??}et de l'auberge arriva tout essoufflé, et lit assez haut: Qui est-ce qui s'appelle mademoiselle de Saint-Silvain? Voilà une lettre de Londres. Il y a pressée dessus, et je suis venu sur-le-champ. -- -C'est moi, {??}it Zabeth; elle prit la lettre, et dit à sa tante: C'est encore de mon cher Enneric! Elle se mit à la lire. Pendant qu'elle {??}toit occupée de cette agréable lecture, un grand homme basané passait et repas-{??}oit, en la considérant. -Comme elle était très-jolie, mademoiselle de Fermon ne {??}ut point étonnée de voir qu'on la remar-{??}uoit. D'ailleurs, les larmes qu'elle ver-{??}oit en lisant les expressions de l'amour le son cher Enneric, étaient faites pour exciter la -curiosité. Elles se levèrent pour {??}evenir à l'auberge; au moment d'entrer, mademoiselle de Fermon reconnut le {??}ême homme qui les avait suivies. Elle -ne pouvait imaginer d'où provenait cette affectation de la part d'un homme qu{??} portait les livrées de la misère. Elle dit{??} sa femme-de-chambre que, si cet homme avait quelques besoins et qu'il s'adressâ{??} à elle, elle lui donnât l'aumône; -que, s'i{??} était Français, et qu'il voulût retourne dans sa patrie, elle lui en procurerait le{??} moyens, si c'était la cause de son embarras. D'après ces ordres, la femme-de{??} chambre, quand elle eut remis sa maî{??} tresse dans sa chambre, -revint sur la porte de l'auberge. Elle ne tarda pas d'être accostée par ce même homme, qui lu{??} dit d'un ton honnête: Je vous demande pardon, mademoiselle, si je vous aborde{??} Votre maîtresse ne s'appelle-t-elle pas mademoiselle de Saint - -Silvain? -- Oui, monsieur. -- D'où est-elle? -- De Boulogne. -- De Boulogne! .... Est-elle fille d'un M. de Saint-Silvain qui demeure{??} -{??}rès de cette ville? -- Oui, monsieur. Est-il marié? -- Oui: mais pourquoi {??}es questions? -- Pardonnez, mademoiselle; mais votre maîtresse est belle, elle {??}st intéressante! sa présence inattendue a {??}eplacé dans mon esprit des choses qui -en {??}taient effacées depuis plus de sept ans. Quelle est la personne qui l'accompagne? Sa tante. -- Sa tante! c'est cela préci-{??}ément! ..... Pourrois-je parler à madame {??}a tante sans que sa nièce y soit? -- Monsieur, je ne crois pas cela -possible; mais {??}e le demanderai à mademoiselle. -- De-{??}andez-lui, et dites-lui que j'ai des choses {??}téressantes à lui communiquer. -- Oui, Mnonsieur. Elle remonta faire part à mademoiselle de Fermon de la conversation qu'elle venait d'avoir. --- Je n'ai rien d'intéressant à apprendre, dit-elle; cet homme {??}eut sans doute avoir quelque secours. Allez le rejoindre, qu'il vous fasse connaître -Ses besoins; s'il est en mon pouvoir{??} j'y satisferai. -La femme-de-chambre vint redire cela{??} à l'homme, qui attendait sa réponse. Il{??} rougit. -- Je n'ai besoin de rien, mademoiselle; dites à votre maîtresse que ce{??} que j'ai à lui dire la regarde seule, et{??} intéresse mademoiselle sa nièce. --- Faitesle monter, dit mademoiselle de Fermon, quand elle apprit que cet homme insistait{??} pour la voir. Que ma nièce se retire avec vous dans votre chambre; mais soyez au{??} guet du moindre bruit qui se passerait{??} chez moi; je ne connais pas +d'air assise sous des arbres, quand un valet de l'auberge arriva tout essoufflé, et lit assez haut: Qui est-ce qui s'appelle mademoiselle de Saint-Silvain? Voilà une lettre de Londres. Il y a pressée dessus, et je suis venu sur-le-champ. -- +C'est moi, dit Zabeth; elle prit la lettre, et dit à sa tante: C'est encore de mon cher Enneric! Elle se mit à la lire. Pendant qu'elle était occupée de cette agréable lecture, un grand homme basané passait et repasoit, en la considérant. +Comme elle était très-jolie, mademoiselle de Fermon ne fut point étonnée de voir qu'on la remarquait. D'ailleurs, les larmes qu'elle venait en lisant les expressions de l'amour le son cher Enneric, étaient faites pour exciter la +curiosité. Elles se levèrent pour revenir à l'auberge; au moment d'entrer, mademoiselle de Fermon reconnut le même homme qui les avait suivies. Elle +ne pouvait imaginer d'où provenait cette affectation de la part d'un homme qui portait les livrées de la misère. Elle dit à sa femme-de-chambre que, si cet homme avait quelques besoins et qu'il s'adressât à elle, elle lui donnât l'aumône; +que, s'il était Français, et qu'il voulût retourne dans sa patrie, elle lui en procurerait les moyens, si c'était la cause de son embarras. D'après ces ordres, la femme-de-chambre, quand elle eut remis sa maîtresse dans sa chambre, +revint sur la porte de l'auberge. Elle ne tarda pas d'être accostée par ce même homme, qui lui dit d'un ton honnête: Je vous demande pardon, mademoiselle, si je vous aborde. Votre maîtresse ne s'appelle-t-elle pas mademoiselle de Saint - +Silvain? -- Oui, monsieur. -- D'où est-elle? -- De Boulogne. -- De Boulogne! .... Est-elle fille d'un M. de Saint-Silvain qui demeure- +rès de cette ville? -- Oui, monsieur. Est-il marié? -- Oui: mais pourquoi les questions? -- Pardonnez, mademoiselle; mais votre maîtresse est belle, elle est intéressante! sa présence inattendue a replacé dans mon esprit des choses qui +en etaient effacées depuis plus de sept ans. Quelle est la personne qui l'accompagne? Sa tante. -- Sa tante! c'est cela précisément! ..... Pourrois-je parler à madame sa tante sans que sa nièce y soit? -- Monsieur, je ne crois pas cela +possible; mais je le demanderai à mademoiselle. -- Demandez-lui, et dites-lui que j'ai des choses intéressantes à lui communiquer. -- Oui, Mnonsieur. Elle remonta faire part à mademoiselle de Fermon de la conversation qu'elle venait d'avoir. +-- Je n'ai rien d'intéressant à apprendre, dit-elle; cet homme peut sans doute avoir quelque secours. Allez le rejoindre, qu'il vous fasse connaître +Ses besoins; s'il est en mon pouvoir, j'y satisferai. +La femme-de-chambre vint redire cela à l'homme, qui attendait sa réponse. Il rougit. -- Je n'ai besoin de rien, mademoiselle; dites à votre maîtresse que ce que j'ai à lui dire la regarde seule, et intéresse mademoiselle sa nièce. +-- Faitesle monter, dit mademoiselle de Fermon, quand elle apprit que cet homme insistait pour la voir. Que ma nièce se retire avec vous dans votre chambre; mais soyez au guet du moindre bruit qui se passerait chez moi; je ne connais pas les intentions de cet homme, et sa mine n'est pas recommandable. -Il vint, et se présenta avec l'aisance{??} d'un homme comme il faut. Pardonnez, mademoiselle, la démarche que je fais aujourd'hui: j'aurois dû chercher à la faire plutôt, puisque le sort de mademoiselle -de Saint-Silvain dépend des avis que {??}i à vous donner; mais des égarement {??} jeunesse m'ont jeté tantôt dans un {??}ys, tantôt dans un autre. Balotté par {??}dversité, obligé de lutter contre elle, {??}da ne s'est pas présenté à mon esprit. {??} -hasard aujourd'hui m'a fait entendre {??} nom; cela a renouvelé dans mon {??}e des souvenirs cruels! J'ai sur-le-{??}amp pris le parti de m'adresser à vous. {??}paraît que le monstre qui projetait sa {??}ine, ne l'a pas encore consommée? Le {??}me -est quelquefois lent à se développer. {??}l est encore temps, je me croirai heureux {??}pourvoir vous donner des lumières qui, {??}Portant sur moi un jour affreux, seront {??}les à une personne belle et intéressante. -Vous me faites frémir, monsieur, dit Mademoiselle de Fermon! hâtez-vous, {??} vous prie, de me tirer de l'inquiétude {??}e vous venez de jeter dans mon âme. --- Je suis désolé, mademoiselle, de reporter votre esprit sur des souvenirs douloureux. Permettez que je vous fasse l{??} récit de mes aventures: elles tiennen{??} essentiellement à ce que j'ai à vous dire{??} -Je suis fils d'un très-gros négociant d{??} Lyon. Mon père n'épargna rien pour m{??} donner une éducation brillante. La fortune dont il jouissait me mettait à porté{??} de goûter tous les plaisirs auxquels un jeune homme est enclin. J'étais plus -Sen{??} sible que libertin. Je fis connaissance d'une jeune fille jolie, et dont l'air de dé{??} cence me charma: elle vivait dans un des faubourgs de la ville, avec une vieille{??} femme qui se disait sa tante. Quand elle vit que mon cœur était +Il vint, et se présenta avec l'aisance d'un homme comme il faut. Pardonnez, mademoiselle, la démarche que je fais aujourd'hui: j'aurois dû chercher à la faire plutôt, puisque le sort de mademoiselle +de Saint-Silvain dépend des avis que j'ai à vous donner; mais des égarement de jeunesse m'ont jeté tantôt dans un pays, tantôt dans un autre. Balotté par diversité, obligé de lutter contre elle, {??}da ne s'est pas présenté à mon esprit. Grand +hasard aujourd'hui m'a fait entendre un nom; cela a renouvelé dans mon âme des souvenirs cruels! J'ai sur-le-camp pris le parti de m'adresser à vous. Il paraît que le monstre qui projetait sa {??}ine, ne l'a pas encore consommée? Le {??}me +est quelquefois lent à se développer. Il est encore temps, je me croirai heureux pourvoir vous donner des lumières qui, en portant sur moi un jour affreux, seront utiles à une personne belle et intéressante. +Vous me faites frémir, monsieur, dit Mademoiselle de Fermon! hâtez-vous, je vous prie, de me tirer de l'inquiétude de vous venez de jeter dans mon âme. +-- Je suis désolé, mademoiselle, de reporter votre esprit sur des souvenirs douloureux. Permettez que je vous fasse le récit de mes aventures: elles tiennent essentiellement à ce que j'ai à vous dire +Je suis fils d'un très-gros négociant de Lyon. Mon père n'épargna rien pour me donner une éducation brillante. La fortune dont il jouissait me mettait à porté de goûter tous les plaisirs auxquels un jeune homme est enclin. J'étais plus +Sensible que libertin. Je fis connaissance d'une jeune fille jolie, et dont l'air de décence me charma: elle vivait dans un des faubourgs de la ville, avec une vieille femme qui se disait sa tante. Quand elle vit que mon cœur était engagé sérieusement, elle irrita ma passion par des difficultés simulées; et fit si bien, que je ne vis d'espoir à mon amour qu'en en faisant ma femme. Elle me fit accroire tout ce -qu'elle voulut. Je vous éviterai les détails {??}es séductions qu'elle et sa prétendue {??}ante mirent en jeu. -Mon père apprit mes assiduités près {??}d'elle; il m'en parla, et me dit tout ce que la raison lui suggéra pour me retirer d'une maison qui était regardée comme {??}une maison de débauche. On savait que cette vieille femme changeait de nièce de +qu'elle voulut. Je vous éviterai les détails des séductions qu'elle et sa prétendue tante mirent en jeu. +Mon père apprit mes assiduités près d'elle; il m'en parla, et me dit tout ce que la raison lui suggéra pour me retirer d'une maison qui était regardée comme une maison de débauche. On savait que cette vieille femme changeait de nièce de temps en temps, et que, quand elle en avait produit une dans le monde, il lui en revenait une autre. J'étais tellement séduit par l'air modeste de cette fille, que l'on ne put rien gagner sur moi. L'amour avait mis sur mes yeux le bandeau le plus -{??}épais: elle devint enceinte; cette nouvelle me combla de joie; mais elle affecta un si grand désespoir, que je craignis pour ses jours. Je fus me jeter aux pieds de mon père, et lui demander de m'unir avec ma femme, qui, quoique peu riche, avait -toutes les vertus. Il se mit dans une s{??} grande colère, qu'il me chassa de chez lui. Cette rigueur consomma ma perte{??} je rassemblai le plus d'argent qu'il me fu{??} possible, et je vins m'établir chez ma maîtresse; je lui offris de l'épouser. -Jusqu'alors cela avait fait l'objet de ses plus ardet désirs; mais, quand elle me vi{??} banni de chez mon père, elle s'y refusa, sous l'apparence de la générosité, en disant, qu'elle ne voulait pas irriter davantage sa colère. +épais: elle devint enceinte; cette nouvelle me combla de joie; mais elle affecta un si grand désespoir, que je craignis pour ses jours. Je fus me jeter aux pieds de mon père, et lui demander de m'unir avec ma femme, qui, quoique peu riche, avait +toutes les vertus. Il se mit dans une sa grande colère, qu'il me chassa de chez lui. Cette rigueur consomma ma perte, je rassemblai le plus d'argent qu'il me fut possible, et je vins m'établir chez ma maîtresse; je lui offris de l'épouser. +Jusqu'alors cela avait fait l'objet de ses plus ardet désirs; mais, quand elle me vit banni de chez mon père, elle s'y refusa, sous l'apparence de la générosité, en disant, qu'elle ne voulait pas irriter davantage sa colère. Depuis que j'étais lié avec elle, j'avais, outre les menus plaisirs que mon père me donnait, fait une très-grande quantité de dettes. Quand on sut que j'étais sorti de la maison paternelle, il me fut impossible de trouver la moindre ressource; j'étais au désespoir, et ne savais de quel côté donner de la tête, lorsqu'un jour la vieille Dupuis ..... -- Ah, ciel! dit mademoiselle -de Fermon, quel nom venez-{??}vous de prononcer! Vous glacez mon {??}eur! Cette fille est la Dupuis ........ la {??}Mme ... Je n'en puis plus ... En disant {??}es mots, elle se pencha sur sa chaise, et {??} trouva mal. Duval (car c'était lui-même) -appela du secours. Zabeth et la {??}Mme-de-chambre arrivèrent. Elle eut {??}entôt repris l'usage de ses sens, les fit {??}tirer, et invita, d'un geste, Duval à {??}ntinuer son histoire. Il reprit ainsi: {??}a vieille Dupuis me prit un jour à part, -{??} me tint le langage le plus extraordinaire; elle me représenta la misère où j'al-{??}is tomber, moi et ma femme; elle se {??}ervit de cette expression: Vous êtes fils {??}nique, me dit-elle: tout ce que votre {??}ère possède vous appartient de -droit, s'il {??}enoit à mourir. Je possède un secret que {??} puis vous donner; c'est une drogue que {??}ai apportée d'Italie, où j'ai voyagé dans -ma jeunesse. En lui en faisant prendre une dose légère dans son café, en trois ans de temps votre père aura fini sa carrière, sans qu'il reste de traces qui puissent vous compromettre. Une pareille{??} proposition me fit frémir d'horreur; je lui dis -tout ce qui se présenta à mon imagination, et la traitai comme la dernière{??} des malheureuses. La Dupuis vint voir{??} d'où provenait une pareille scène. Je lui communiquai les horribles propositions que cette infernale créature m'avait faites. +de Fermon, quel nom venez-vous de prononcer! Vous glacez mon cœur! Cette fille est la Dupuis ........ la femme ... Je n'en puis plus ... En disant ces mots, elle se pencha sur sa chaise, et se trouva mal. Duval (car c'était lui-même) +appela du secours. Zabeth et la femme-de-chambre arrivèrent. Elle eut bientôt repris l'usage de ses sens, les fit itirer, et invita, d'un geste, Duval à continuer son histoire. Il reprit ainsi: la vieille Dupuis me prit un jour à part, +et me tint le langage le plus extraordinaire; elle me représenta la misère où j'allais tomber, moi et ma femme; elle se servit de cette expression: Vous êtes fils unique, me dit-elle: tout ce que votre père possède vous appartient de +droit, s'il venait à mourir. Je possède un secret que je puis vous donner; c'est une drogue que j'ai apportée d'Italie, où j'ai voyagé dans +ma jeunesse. En lui en faisant prendre une dose légère dans son café, en trois ans de temps votre père aura fini sa carrière, sans qu'il reste de traces qui puissent vous compromettre. Une pareille proposition me fit frémir d'horreur; je lui dis +tout ce qui se présenta à mon imagination, et la traitai comme la dernière des malheureuses. La Dupuis vint voir d'où provenait une pareille scène. Je lui communiquai les horribles propositions que cette infernale créature m'avait faites. Elle se mit de mon côté, et ne la ménagea pas plus que moi. Quand nous fûmes seuls, elle se jeta à mes pieds, et me pria, en versant un torrent de larmes, de la sortir d'une maison où un pareil monstre existait. Je le lui promis; mais j'ignorais les moyens d'y parvenir: je ne possédais pas un sol, et ne trouvais aucune ressource. Le même soir, je reçus une lettre anonyme, dans laquelle on me marquait que mon père sollicitait un ordre pour me faire enfermer, et qu'il devait l'obtenir sous huit jours; cette nouvelle me terrassa. La Dupuis, après s'être livrée à toutes les grimaces qui annoncent un violent désespoir, me demanda si je ne pourrais pas me ménager quelque intelligence dans la maison de mon père, m'y introduire, et tâcher de m'emparer de quelque argent? Cette action répugnait à mon âme; mais ma position était désespérée; il fallait prendre un parti, et le prendre promptement. Je m'adressai à un vieux serviteur qui m'avait élevé; il possédait toute la confiance de mon père. Je lui parlai d'un repentir qui était loin de mon cœur, et lui dis que je désirerais lui parler plus à mon aise; que, s'il voulait m'indiquer un moment où mon père ne serait pas chez lui, j'irais, et que -nous aviserions aux moyens nécessaires pour calmer sa colère. Ce digne homme y consentit. Le lendemain matin il me fit{??} dire que si, sur les six heures du soir, je voulais me rendre à la porte de derrière, il me l'ouvrirait; que mon père était à +nous aviserions aux moyens nécessaires pour calmer sa colère. Ce digne homme y consentit. Le lendemain matin il me fit dire que si, sur les six heures du soir, je voulais me rendre à la porte de derrière, il me l'ouvrirait; que mon père était à la campagne pour deux jours, et que nous aurions le temps de parler à notre aise des heureuses dispositions qui étaient entrées dans mon âme. Je me rendis très-exactement à l'heure qu'il m'avait indiquée. Je rentrai dans la maison paternelle comme un fugitif. Les précautions qu'il fallait prendre pour que je ne fusse pas vu des autres valets humilièrent mon cœur. Les raisons qui m'amenaient me firent frémir. Les remords étaient prêts à s'emparer de ma conscience: mais l'idée de la Dupuis, l'état où elle était, la crainte que j'éprouvais pour ma liberté, tout cela vint @@ -921,14 +920,14 @@ de Saint-Silvain! que vous êtes abusé! ... On mit cet enfant en nourrice dans provinces. Nous eûmes bientôt trouvé la fin du vol que j'avais fait à mon père. Il fallut user de ressources. Je me fis joueur; et je dois, pour l'expiation de la bassesse dans laquelle j'étais tombé, vous avouer qu'à force d'adresse, j'avais su fixer la fortune. Plusieurs années s'écoulèrent ainsi. Mais à la longue, je fus découvert. Je me lassai d'une vie qui n'était pas faite pour moi. Je ne voulus plus faire le vil métier d'escroc. La misère approchait à grands pas. Je conseillai à la Dupuis de tâcher de se tirer d'affaire; que, quant à moi, mon parti était pris; que j'étais décidé à prendre -le parti des armes. Elle y consentit{??} Je m'engageai. Nous nous donnâmes{??} rendez-vous à Marseille, en cas que la fortune favorisât un de nous deux. Elle trouva une place de femme-de-chambre près d'une dame qui partait pour l'Angleterre: elle la +le parti des armes. Elle y consentit. Je m'engageai. Nous nous donnâmes rendez-vous à Marseille, en cas que la fortune favorisât un de nous deux. Elle trouva une place de femme-de-chambre près d'une dame qui partait pour l'Angleterre: elle la Suivit. Elle perdit sa maîtresse, revint en France, débarqua à Boulogne, et entra près de madame votre sœur. Elle avait toujours eu soin de m'écrire: elle avait envoyé à la femme qui soignait notre enfant de quoi continuer ses soins. Comme elle avait toujours nourri dans son cœur l'espoir de m'épouser; se flattant que tôt ou tard je rentrerois en grâce avec mon père, elle n'avait pas cessé de m'entretenir de la tendresse qu'elle prétendait avoir pour moi. C'est une femme que la longueur du temps ne rebute point: elle ne perd jamais de vue le but qu'elle s'est proposé d'atteindre. -Tout-à-coup je cessai de recevoir de ses nouvelles. Je ne pus me procurer au-{??}cuns renseignement sur son sort. Mon {??}régiment s'embarqua, et je fus deux ans {??}absent. La fortune m'avait favorisé de ce c{??}ôté. J'eus le bonheur de sauver la -vie {??}à mon capitaine: revenu en France, il me donna mon congé. Aussi-tôt que je me vis libre, je me rendis à Marseille. Je trouvai la nourrice morte, et l'enfant abandonné à la charité de ceux qui vous-{??}oient bien lui donner du pain. Je pris les -informations. Une voisine de cette femme me montra la dernière lettre que {??}'on avait reçue de la Dupuis: elle disait qu'elle était du côté de Boulogne. Je pris {??}'enfant avec moi, et j'entrepris cette {??}oute. Je ne pouvais laisser un être qui -{??}enoit de moi l'existence dans l'état de {??}misère auquel il était réduit. J'étais loin {??}e penser à profiter de la position où cette +Tout-à-coup je cessai de recevoir de ses nouvelles. Je ne pus me procurer aucuns renseignement sur son sort. Mon régiment s'embarqua, et je fus deux ans absent. La fortune m'avait favorisé de ce côté. J'eus le bonheur de sauver la +vie à mon capitaine: revenu en France, il me donna mon congé. Aussi-tôt que je me vis libre, je me rendis à Marseille. Je trouvai la nourrice morte, et l'enfant abandonné à la charité de ceux qui voulaient bien lui donner du pain. Je pris les +informations. Une voisine de cette femme me montra la dernière lettre que {l'on avait reçue de la Dupuis: elle disait qu'elle était du côté de Boulogne. Je pris l'enfant avec moi, et j'entrepris cette route. Je ne pouvais laisser un être qui +venait de moi l'existence dans l'état de misère auquel il était réduit. J'étais loin de penser à profiter de la position où cette femme se trouverait pour mon propre compte; mais je desirais au moins qu'elle n'abandonnât pas cet enfant. J'arrivai dans le voisinage de la terre de M. de Saint-Silvain. On me parla d'elle avec le mépris que sa conduite méritait. Personne n'ignorait qu'elle vivait avec son maître. Pardonnez, mademoiselle; mais on me parla de lui avec peu de considération. J'arrive un soir à Château-neuf ... Quoi! c'est vous qu'elle fait passer pour son frère? dit mademoiselle de Fermon. -- Oui, mademoiselle. Je la trouvai à table avec M. de Saint-Silvain. La hardiesse avec laquelle elle soutint ma présence, les mensonges qu'elle débita avec une facilité qui annonçait qu'elle était exercée dans l'imposture, firent tomber le reste du bandeau que j'avais @@ -942,7 +941,7 @@ J'étais déterminé à me présenter pour obtenir sa succession: des parents av Fermon, que vous aviez raison, monsieur, en me parlant des lumières affreuses que vous alliez faire passer dans mon cœur! Je ne doute pas que la main parricide de cette odieuse créature ne se soit étendue jusqu'à moi. Je porte dans mon sein le fatal poison dont mon infortunée sœur a été la victime. Voilà ses projets qui touchent à leur exécution: quand je ne serai plus, ma nièce sera obligée de retourner chez son père, et ce monstre accomplira sur elle ses funestes desseins. M. de Saint-Silvain est un homme faible; il sacrifiera ma pauvre Zabeth à votre indigne fils, qui porte sur sa figure -tous les crimes de sa mère. Je m{??}e demande au ciel qu'assez de jours pour mettre Zabeth à l'abri des malheurs qu'on lui prépare. -- Je ne connais d'autre moyen, dit Duval, que d'éclairer M. de Saint-Silvain sur le compte de la femme qu'il a prise. +tous les crimes de sa mère. Je me demande au ciel qu'assez de jours pour mettre Zabeth à l'abri des malheurs qu'on lui prépare. -- Je ne connais d'autre moyen, dit Duval, que d'éclairer M. de Saint-Silvain sur le compte de la femme qu'il a prise. Je vais, mademoiselle, écrire les aveux pénibles que je viens de vous faire, et il faudra les lui faire passer. Mademoiselle de Fermon demanda à Duval si elle pouvait lui être de quelque utilité dans la position où il se trouvait? Il la salua profondément, et se retira, en lui faisant entendre qu'il n'avait besoin de rien. Aussi-tôt que Zabeth sut sa tante seule elle s'empressa de venir la rejoindre. Elle ne put supporter la vue de sa nièce sans éprouver la plus vive douleur. Elle la prit dans ses bras, et ne pouvait cesser de la presser contre son triste cœur, qui @@ -953,7 +952,7 @@ mal. Le vaisseau sur lequel elle devait partir mettait à la voile le jour même promis. Mademoiselle de Fermon ne put recevoir cette preuve non équivoque des crimes de la Dupuis, sans se sentir défaillir. Elle donna à Duval une boîte dans laquelle étaient renfermés quelques louis, et le pria de ne l'ouvrir qu'après son départ. Il voulut la refuser, se doutant de ce qu'elle renfermait. Ne la refusez pas, monsieur, dit mademoiselle de Fermon; qu'un amour-propre mal-entendu ne vous y force pas. Pardonnez ce que je vais vous dire à une femme qui se trouve, sans vous connaître, victime de vos premières erreurs. Voyez quel enchaînement d'horreur suit -l'oubli de ses devoirs! .... Que de victi{??} mes! .... Votre famille ..... la nôtre ....{??} vous ...... qui porterez peut-être encore long-temps les remords qui doivent vous déchirer dans un état de détresse qui n'était pas fait pour vous! ... +l'oubli de ses devoirs! .... Que de victimes! .... Votre famille ..... la nôtre .... vous ...... qui porterez peut-être encore long-temps les remords qui doivent vous déchirer dans un état de détresse qui n'était pas fait pour vous! ... Acceptez, monsieur, cette légère marque de l'intérêt que vous m'inspirez. Le faible secours que je vous offre est, depuis long-temps, le seul argent dont vous puissiez disposer sans avoir à rougir du motif qui vous le met entre les mains .... Duval rougit. Il avait de l'honneur; et, sans la fatale passion qui l'avait dégradé et entraîné malgré lui dans l'abîme de l'ignominie, il aurait tenu sa place au rang des hommes estimables. Il se retira confus, et n'eut rien à répondre à une vérité dont il sentait toute la justesse. @@ -963,28 +962,28 @@ tenu lieu de mère! Son courage était à chaque instant prêt à l'abandonner. La traversée, quoique très-courte, mit mademoiselle de Fermon dans un état désespéré. On craignait de la voir expirer avant d'être à terre. On la débarqua qu'il lui restait à peine un souffle de vie. Il fallut user des plus grandes précautions pour la transporter chez elle. Quand le bon Thomas et sa femme la virent revenir ainsi, ils remplirent la maison de leurs cris. Le médecin arriva, et vit avec peine que son art était inutile. Il lui fit donner quelques cordiaux, et se retira sans rien prononcer sur le sort de -la malade. Mademoiselle de Fermor{??} était dans son lit, sans parole et sans{??} force. Ses yeux seuls pouvaient peindre ce qui se passait en elle; car elle avoir{??} toute sa connaissance. La mère Thomas était agenouillée près de sa maîtresse et -priait Dieu à haute voix pour qu'il lu{??} retranchât le peu d'années qui lui res{?K} taient à vivre, et qu'il les reportât sur{??} cette bonne maîtresse qu'elle avait vue{??} naître. Zabeth, dans l'abandon de la douleur, tenait une main de son +la malade. Mademoiselle de Fermon était dans son lit, sans parole et sans force. Ses yeux seuls pouvaient peindre ce qui se passait en elle; car elle avait toute sa connaissance. La mère Thomas était agenouillée près de sa maîtresse et +priait Dieu à haute voix pour qu'il lui retranchât le peu d'années qui lui res{?K} taient à vivre, et qu'il les reportât sur cette bonne maîtresse qu'elle avait vue naître. Zabeth, dans l'abandon de la douleur, tenait une main de son infortunée tante, et la couvrait de larmes. La voix lui revint sur le soir, mais bien faiblement. Elle demanda un notaire, et fit partir un exprès pour aller chercher M. de Saint-Silvain. Le notaire venu, elle dicta ses dernières volontés. Elle -laissa à Thomas et à sa femme, leur vie durant, la jouissance de la maison où elle était; le reste à sa nièce, si elle épou-{??}it -Enneric Noriss, et demandait à M. de Saint-Silvain que l'on conservât {??}rès de Zabeth, dans tel couvent où elle {??}oudroit se retirer, un revenu de mille {??}cus, et sa femme-de-chambre Victoire, {??}lors de service auprès d'elle. Ce petit +laissa à Thomas et à sa femme, leur vie durant, la jouissance de la maison où elle était; le reste à sa nièce, si elle épousait +Enneric Noriss, et demandait à M. de Saint-Silvain que l'on conservât près de Zabeth, dans tel couvent où elle voudrait se retirer, un revenu de mille cus, et sa femme-de-chambre Victoire, alors de service auprès d'elle. Ce petit arrangement fait, elle se trouva plus tranquille. -L'exprès revint, et annonça que M. de Saint-Silvain était hors d'état de se rendre {??}rès de sa belle-sœur. Depuis quinze jours {??} avait une attaque de goutte qui le rete-{??}oit au lit. Mademoiselle de Fermon fut {??}rès-affectée de ce -contre-temps. Elle au-{??}oit désiré lui remettre le paquet de Du-{??}al, et lui demander, avec instance, que Zabeth fût libre de se retirer dans un {??}ouvent. -Aussi-tôt que messieurs de la Combe {??}rent son retour, ils vinrent la voir. Frédérique aimait toujours son ami Enneric, +L'exprès revint, et annonça que M. de Saint-Silvain était hors d'état de se rendre près de sa belle-sœur. Depuis quinze jours il y avait une attaque de goutte qui le retenait au lit. Mademoiselle de Fermon fut très-affectée de ce +contre-temps. Elle aurait désiré lui remettre le paquet de Duval, et lui demander, avec instance, que Zabeth fût libre de se retirer dans un couvent. +Aussi-tôt que messieurs de la Combe furent son retour, ils vinrent la voir. Frédérique aimait toujours son ami Enneric, et leur correspondance était suivie avec exactitude. Mademoiselle de Fermon, frustrée de l'espoir d'ouvrir les yeux à M. de Saint-Silvain avant de finir une vie dont elle sentait la fin prochaine, prit le parti d'ouvrir son cœur à M. de la Combe. Elle demanda à être un moment seule avec lui. Zabeth, la triste Zabeth se retira avec Frédérique. Elle lui conta, non sans verser un torrent de larmes, toutes les craintes qu'elle avait que l'oncle d'Enneric, M. Wilton, ne mît un grand empêchement à leur mariage. Frédérique crut pouvoir répondre du cœur de son ami, et fit tous ses efforts pour tranquilliser le cœur de Zabeth. Ah, monsieur! lui dit-elle, je n'ai plus de bonheur à espérer: je suis à la veille d'être de toutes les créatures la plus à plaindre! ..... Je vais perdre ma tante, ma mère, mon -amie! .... elle était tout pour moi! .... Je {??}ais rester seule au monde ..... et retom-{??}er au pouvoir d'une femme que je ne {??}uis regarder qu'avec horreur, qui a {??}ausé le malheur de mon père, et qui {??}n'a forcée de fuir la maison qui m'a -vue {??}aître! Que vais-je devenir .... Sans amis {??}ui puissent me soutenir contre l'oppres-{??}on à laquelle je vais être réduite? -- Ne {??}vous inquiétez pas, dit Frédérique; soyez {??}ûre, mademoiselle, que ni mon père, {??}i moi, ne vous -abandonnerons. Il a de {??}out temps été l'ami de monsieur votre {??}ère. S'il a cessé de le voir, c'est à cause {??}u mariage qu'il a fait. Mais vous, dans {??}a maison, y ferez retourner tous les amis de votre famille. Il n'y a pas un {??}tre, dans -tous ceux qui vous connais-{??}nt, qui ne prenne à vous le plus vif {??}térêt ... Zabeth le remercia avec recon-{??}oissance du zèle qu'il lui témoignait; -mais elle sentait que rien ne pourrait a{??} monde la dédommager de la perte de sa tante et de l'éloignement d'Enneric. -Mademoiselle de Fermon fit les plus grands efforts pour mettre M. de l{??} Combe au fait de tout ce qui regardoi{??} sa nièce. Elle lui confia le paquet d{??} Duval, et lui recommanda de ne le re{??} mettre à M. de Saint-Silvain, que dan{??} un -cas désespéré pour sa nièce. Il ren{??} ferme, lui dit - elle, un secret odieux S'il consent que sa fille se retire au cou{??} vent, évitons-lui la connaissance de{??} horreurs qu'il y verrait. Je vous recommande, monsieur, les intérêts d'une -malheureuse enfant que le sort poursuit depuis sa naissance. Jusqu'à présent, je lu{??} ai tenu lieu de tout. Ma mort va la livre{??} à toutes les peines. Je m'étais flattée de{??} lui laisser une mère en madame Noriss{??} et un mari dans le jeune +amie! .... elle était tout pour moi! .... Je vais rester seule au monde ..... et retomber au pouvoir d'une femme que je ne puis regarder qu'avec horreur, qui a causé le malheur de mon père, et qui n'a forcée de fuir la maison qui m'a +vue naître! Que vais-je devenir .... Sans amis qui puissent me soutenir contre l'oppression à laquelle je vais être réduite? -- Ne vous inquiétez pas, dit Frédérique; soyez sûre, mademoiselle, que ni mon père, ni moi, ne vous +abandonnerons. Il a de tout temps été l'ami de monsieur votre père. S'il a cessé de le voir, c'est à cause du mariage qu'il a fait. Mais vous, dans ma maison, y ferez retourner tous les amis de votre famille. Il n'y a pas un être, dans +tous ceux qui vous connaissaient, qui ne prenne à vous le plus vif intérêt ... Zabeth le remercia avec reconoissance du zèle qu'il lui témoignait; +mais elle sentait que rien ne pourrait au monde la dédommager de la perte de sa tante et de l'éloignement d'Enneric. +Mademoiselle de Fermon fit les plus grands efforts pour mettre M. de la Combe au fait de tout ce qui regardait sa nièce. Elle lui confia le paquet de Duval, et lui recommanda de ne le remettre à M. de Saint-Silvain, que dans un +cas désespéré pour sa nièce. Il renferme, lui dit - elle, un secret odieux S'il consent que sa fille se retire au couvent, évitons-lui la connaissance des horreurs qu'il y verrait. Je vous recommande, monsieur, les intérêts d'une +malheureuse enfant que le sort poursuit depuis sa naissance. Jusqu'à présent, je lui ai tenu lieu de tout. Ma mort va la livrer à toutes les peines. Je m'étais flattée de lui laisser une mère en madame Noriss et un mari dans le jeune Enneric. Je crains que cette douce espérance ne soit déçue; et, de toutes les peines qui attendent ma chère Zabeth, celle-là ne sera pas la moindre pour son trop sensible cœur. Je lui recommanderai de mettre toute sa confiance en vous. Soutenez son courage dans les chagrins qu'elle pourra essuyer; protégez sa faiblesse contre ceux qui voudraient l'opprimer. Promettez-moi de ne jamais l'abandonner? ... M. de la Combe se leva avec feu. -- Mademoiselle, j'espère que cette maladie ne sera rien; mais, dans tous @@ -994,24 +993,24 @@ dont les forces s'épuisaient à chaque instant, ne put lui répondre que par un celui qui vous secourra dans vos peines. Mettez toute votre confiance en lui. M. la Combe réitéra à Zabeth tout ce qu'il avait dit à sa tante, et se retira, avec son fils, le cœur serré de ce qui venait de se passer. Zabeth resta près de sa tante dans un état d'abattement qui l'empêchait de verser des larmes. Elle ne voulut rien prendre le soir, et se détermina à ne la point quitter de la nuit, malgré les instances de la mère Thomas et de Victoire. Non, dit-elle, pour le peu de temps que mes yeux ont à la voir, ils ne s'écarteront pas d'elle .... Thomas vint aussi: cette scène était déchirante. Une faible lumière éclairait la chambre de mademoiselle de -Sermon: elle était sur le lit de mort, les {??}eux fermés. De temps à autre, elle fai-{??}oit un effort pour les ouvrir, et son regard incertain s'arrêtait sur Zabeth: alors {??}n faible soupir cherchait à se faire passage. Thomas et sa femme étaient -age-{??}ouillés, qui priaient Dieu du plus pro-{??}ond de leur cœur. Zabeth, assise près {??}e ce lit de douleur, avait sa tête penchée {??}ur l'épaule de Victoire, et étouffait dans {??}on cou les sanglots qui la suffoquaient. -Comme l'horloge de la ville sonnait minuit, mademoiselle de Fermon éten-{??}it les bras vers sa nièce. Celle-ci, qui {??}it ce mouvement, se précipita sur cette {??}main froide et défaillante, et tomba age-{??}ouillée, en la couvrant de baisers et +Sermon: elle était sur le lit de mort, les yeux fermés. De temps à autre, elle faisait un effort pour les ouvrir, et son regard incertain s'arrêtait sur Zabeth: alors un faible soupir cherchait à se faire passage. Thomas et sa femme étaient +age-mouillés, qui priaient Dieu du plus profond de leur cœur. Zabeth, assise près de ce lit de douleur, avait sa tête penchée sur l'épaule de Victoire, et étouffait dans son cou les sanglots qui la suffoquaient. +Comme l'horloge de la ville sonnait minuit, mademoiselle de Fermon étendit les bras vers sa nièce. Celle-ci, qui vit ce mouvement, se précipita sur cette main froide et défaillante, et tomba age-mouillée, en la couvrant de baisers et de larmes. Mademoiselle de Fermon poussa un soupir, et termina une vie qui n'avait été employée qu'à faire le bien. Son cœur sensible et compatissant cessa de -battre. Thomas et sa femme, qui virent{??} que tout était fini, vinrent à Zabeth pour l'arracher d'un lieu si funeste. Ils la trouvèrent sans connaissance. On la porta dans sa chambre; et, malgré tous les secours qu'on lui donnait, on eut une peine +battre. Thomas et sa femme, qui virent que tout était fini, vinrent à Zabeth pour l'arracher d'un lieu si funeste. Ils la trouvèrent sans connaissance. On la porta dans sa chambre; et, malgré tous les secours qu'on lui donnait, on eut une peine affreuse à la rappeler à la vie, ou plutôt aux douleurs! Elle ne r'ouvrait les yeux que pour s'abandonner au plus cruel désespoir. Elle voulait absolument voir les restes inanimés de celle qui l'avait tant aimée. On eut toutes les peines du monde à -la faire rester dans sa chambre. On envoya cette fâcheuse nouvelle à M. de Saint-Silvain, qui, malgré les douleurs aigu{??}ës auxqu-elles il était en proie, se fit mettre dans sa voiture, et vint pour chercher sa fille. Victoire était près d'elle, et +la faire rester dans sa chambre. On envoya cette fâcheuse nouvelle à M. de Saint-Silvain, qui, malgré les douleurs aiguës auxqu-elles il était en proie, se fit mettre dans sa voiture, et vint pour chercher sa fille. Victoire était près d'elle, et détournait ses esprits de la cruelle perte qu'elle venait de faire, en lui parlant d'Enneric. Cela seul pouvait distraire ses douleurs; mais, par intervalles, elle se levait avec précipitation, courait à sa porte, à sa fenêtre, et, les bras tendus, criait: Ma tante! ma chère et très - chère tante! je ne vous verrai plus! ...... Elle était dans un de ces moment où l'âme exaltée ne connaît plus de bornes, quand on vint lui annoncer que son père arrivait. Mon père! ah! je suis perdue! dit-elle en se jetant dans les bras de Victoire. Ma chère amie, sanvez-moi! aidez-moi à fuir, que je ne le voie pas! ... M. de Saint-Silvain se présenta à sa porte, Soutenu par deux domestiques. -- Eh! pourquoi me fuir, ma fille? lui dit-il en entrant. Depuis quand la présence de votre père vous effraie-t-elle? Je viens vous chercher, et j'espère vous faire oublier la perte que vous avez faite, et à laquelle je Suis plus sensible que vous ne croyez peut-être ..... Ah! sans doute, dit Zabeth, j'en ai -fait une bien grande! ... j'ai perdu tout{??} ma famille, en perdant ma bonne tante ma bien-aimée tante! -- Il vous res{??} un père. -- A moi, monsieur? ... il {??} me reste plus rien .... -- Je vois bien ma chère amie, que la douleur vo{??} égare ... -venez chez moi. -- Chez vous?.{??} non, monsieur, je n'irai pas ... la de{??} nière volonté de ma tante est que j'entre{??} au couvent, et je ne quitterai cette maison que pour m'y retirer ... -- Mais, Zabeth{??} tu oublies que tu parles à un père -qu{??} t'aime? -- Un père qui aime sa fille, dit{??} elle en se jetant à ses pieds, ne la sacrifi{??} pas à une .... Pardonnez .... ô mon père pardonnez-moi .... mais ne me force{??} point à vous suivre ... -- Allons, allons{??} ma chère enfant, ta -tête est égarée. Il n{??} serait pas décent que tu restasses seule ici{??} viens avec moi: quand tu auras choisi un{??} couvent, je ne te retiendrai pas. En disam{??} -t{??}es mots, il la prit par la main pour {??}'emmener. Elle fit des cris perçant, vous-{??}ut faire quelque résistance; mais la nature épuisée par tout ce qu'elle avait éprouvé de peines depuis huit jours, ne {??}put résister plus long-temps; elle -tomba {??}évanouie dans les bras de sa femme-de-chambre. Son père profita de ce moment: on la transporta dans sa voiture. Victoire soutenait la tête de sa maîtresse, et on se rendit à Château-neuf. +fait une bien grande! ... j'ai perdu toute ma famille, en perdant ma bonne tante ma bien-aimée tante! -- Il vous reste un père. -- A moi, monsieur? ... il ne me reste plus rien .... -- Je vois bien ma chère amie, que la douleur vous égare ... +venez chez moi. -- Chez vous?. non, monsieur, je n'irai pas ... la denière volonté de ma tante est que j'entre au couvent, et je ne quitterai cette maison que pour m'y retirer ... -- Mais, Zabeth, tu oublies que tu parles à un père +qui t'aime? -- Un père qui aime sa fille, dit elle en se jetant à ses pieds, ne la sacrifice pas à une .... Pardonnez .... ô mon père pardonnez-moi .... mais ne me force point à vous suivre ... -- Allons, allons, ma chère enfant, ta +tête est égarée. Il ne serait pas décent que tu restasses seule ici, viens avec moi: quand tu auras choisi un couvent, je ne te retiendrai pas. En disant +ces mots, il la prit par la main pour l'emmener. Elle fit des cris perçant, vous-lut faire quelque résistance; mais la nature épuisée par tout ce qu'elle avait éprouvé de peines depuis huit jours, ne put résister plus long-temps; elle +tomba évanouie dans les bras de sa femme-de-chambre. Son père profita de ce moment: on la transporta dans sa voiture. Victoire soutenait la tête de sa maîtresse, et on se rendit à Château-neuf. Quand madame de Saint-Silvain vit arriver sa victime, un sourire amer se fit voir sur ses lèvres. On porta Zabeth à la chambre qui lui était destinée; on la mit au lit, et on fit venir un médecin. Elle ne recouvrit l'usage de ses sens que très-long-temps après. Elle promena un œil égaré sur ceux qui l'entouraient. Son père et Victoire étaient près d'elle: madame de Saint - Silvain sur un siège un peu plus éloigné, la regardait. Quan Zabeth l'aperçut, elle referma les yeux, et dit avec un ton douloureux: O ma tante! ... Le médecin lui trouva de la fièvre, et dit qu'il fallait la laisser seule. Il ordonna ce qu'il crut nécessaire, et s'en alla. @@ -1051,7 +1050,7 @@ cela, mademoiselle, que vous me secondez? Voilà le seul moment dont on pouvait monsieur, si mon père me peut croire utile à son bonheur, et qu'il veuille me donner sa parole que, si je me trouvais malheureuse dans sa maison, il consentira à me laisser aller au couvent: je suis toute décidée à ne lui pas refuser de rester chez lui. -- Vous le voulez, mademoiselle? dit M. de la Combe en se levant en courroux; je ne puis rien contre votre volonté et la sienne: restez; mais ne me demandez jamais mon assistance dans vos peines. Aujourd'hui, ce sont des roses ... Quand les épines vous piqueront, vous vous repentirez, mais trop tard, de votre faiblesse. Je suis fâché de vous le dire; mais -je suis trop franc pour vous le cacher, ne comptez plus sur moi. Il s'en alla avec précipitation, et n'attendit ni la réponse de Zabeth, ni celle de son père. Le notaire {??}leva le siège, et s'en fut. Zabeth restée seule avec son père, ne savait +je suis trop franc pour vous le cacher, ne comptez plus sur moi. Il s'en alla avec précipitation, et n'attendit ni la réponse de Zabeth, ni celle de son père. Le notaire leva le siège, et s'en fut. Zabeth restée seule avec son père, ne savait quel parti prendre. M. de Saint-Silvain lui dit avec émotion: Il est violent la Combe! il y a long-temps que je le connais ainsi; mais, ma chère fille, sois tranquille; je te donne ma parole que si quelqu'un osait te rendre malheureuse, sur-le-champ je te menerois moi-même au couvent. Je sais que je supporte pour moi beaucoup de choses pour avoir la paix; mais pour les autres, pour une fille qui m'est si chère, je ne souffrirais pas que l'on abusât de la bonté de mon caractère; non, ma chère Zabeth, sois tranquille; tu n'auras jamais à te plaindre de la bonté que tu as pour moi. Ah, mon père! ne vous servez pas de @@ -1071,11 +1070,11 @@ goûts avilissans. La comparaison ne peut avoir lieu; vous lui devez plus que ja pas chez son ancien camarade, à moins que le besoin ne fût urgent. Pour Frédérique, il se promit de voir souvent mademoiselle de Saint-Silvain: il était chargé de la correspondance d'Enneric, et il ne pouvait, ni ne voulait abandonner deux êtres auxquels son cœur prenait le plus vif intérêt. Zabeth, comme nous l'avons dit, -près avoir satisfait aux désirs de son {??}ère, était remontée dans sa chambre, {??} s'y applaudissait de l'effort qu'elle ve-{??}oit de faire. Madame de Saint-Silvain, {??}ux aguets, était sur-le-champ entrée dans {??}e cabinet de son mari pour -Savoir le résultat de la conversation. Elle commença {??}ar se plaindre de la manière dont M. de {??} Combe la traitait. M. de Saint-Sil-{??}ain excusa son ami de son mieux; et sa fmme +près avoir satisfait aux désirs de son père, était remontée dans sa chambre, {??} s'y applaudissait de l'effort qu'elle venait de faire. Madame de Saint-Silvain, aux aguets, était sur-le-champ entrée dans le cabinet de son mari pour +Savoir le résultat de la conversation. Elle commença par se plaindre de la manière dont M. de la Combe la traitait. M. de Saint-Sil-vain excusa son ami de son mieux; et sa fmme eut l'air -de lui pardonner. Mais, {??}ans le fond de son cœur, elle l'avait {??}ris dans la haine la plus prononcée. Quand elle sut que Zabeth restait chez mon père, elle en fit paraître la joie la {??}lus vive. Oui; mais c'est à une condition, dit-il: c'est -que personne ne la {??}ourmentera. Je veux que ma fille soit {??}eureuse, et qu'elle n'ait point à se re-{??}entir de cette condescendance. Personne {??}ci n'a rien à lui dire; et, sur-tout, que +de lui pardonner. Mais, dans le fond de son cœur, elle l'avait pris dans la haine la plus prononcée. Quand elle sut que Zabeth restait chez mon père, elle en fit paraître la joie la plus vive. Oui; mais c'est à une condition, dit-il: c'est +que personne ne la tourmentera. Je veux que ma fille soit heureuse, et qu'elle n'ait point à se resentir de cette condescendance. Personne ici n'a rien à lui dire; et, sur-tout, que Dupuis ne s'avise pas de vouloir l'assimiler aux petits vagabonds du village avec lesquels il ne cesse de jouer? Cette réflexion fit faire un peu la grimace à sa chère moitié; mais elle eut assez d'adresse pour ne pas dire ce qu'elle en pensait. Zabeth restait, et ses vœux étaient remplis. Elle se promit bien d'employer toutes ses manières de séductions pour s'emparer de l'esprit de la fille, comme elle avait fait de celui du père. Toutes les attentions, tous les petits soins furent prodigués à notre aimable Zabeth. Elle était sensible à tant d'égards, y répondait de son mieux, mais ne pouvait vaincre l'éloignement qu'elle sentait au fond de son cœur pour une femme qu'elle ne pouvait ni aimer, ni estimer. Son plus doux amusement diff --git a/plain/files/Lesuire_Aventurier1.txt b/plain/files/Lesuire_Aventurier1.txt index 439e6c43..d20e0bdf 100644 --- a/plain/files/Lesuire_Aventurier1.txt +++ b/plain/files/Lesuire_Aventurier1.txt @@ -376,14 +376,14 @@ Elle me fit jurer de la voir souvent, à Naples. Pour la petite Agnès, il est i “A qui? bon Dieu. Si c'était à vous ..... “Mais c'est à quoi l'on ne songe pas.“ Nous restâmes long - temps les bras entrelacés, joue contre joue, confondant nos larmes. Nous jurâmes de nous aimer éternellement, et de nous voir le plus souvent qu'il nous serait possible. Je regrettai, du fond du cœur, cette charmante enfant. Enfin je quittai ma jolie retraite, avec le Cardinal et sa suite; et nous volâmes dans les bras de sa sœur. Ainsi cette entreprise, pour laquelle j'avais amassé fusil, -labre et pistolets; dans laquelle il semblait qu'il fallait pourfendre des géants, exterminer des légions de diables, et faire couler des ruissi{??} aux de sang, fut terminée, comme on voit, de la manière la plus gracieuse et la plus +labre et pistolets; dans laquelle il semblait qu'il fallait pourfendre des géants, exterminer des légions de diables, et faire couler des ruisseaux de sang, fut terminée, comme on voit, de la manière la plus gracieuse et la plus amicale. -La Princesse Gémelli nous reçut comme deux êtres célestes: elle m'appela, de non-{??}eau, son sauveur et celui de son frère. Le Cardinal convint qu'il me devait la vie et le bonheur. J'eus beau dire que je n'avais point été obligé de +La Princesse Gémelli nous reçut comme deux êtres célestes: elle m'appela, de nouveau, son sauveur et celui de son frère. Le Cardinal convint qu'il me devait la vie et le bonheur. J'eus beau dire que je n'avais point été obligé de combattre. „Tant “mieux, me répondit-on; il n'y a point eu “effusion de sang; mais en doit-on moins, “à vos bontés, et à vos secours, la délivrance du Cardinal?“ Je m'amusai un instant du contraste que m'offrait le frère habillé en femme, et la Sœur déguisée sous les ornements d'une dignité, qui ne convient qu'à des hommes. Dès le souper, la Princesse reparut sous les habits de son sexe, et je trouvai, dès-lors, un air plus tendre dans les regards qu'elle m'adressait à la dérobée. Le Cardinal reparut sous la pourpre Romaine, et l'échange fut complet. Ce dignitaire était d'une gravité rigoureuse, d'une philosophie dont on n'a point d'idée. Jadis, m'assurait-on, il était riant et badin. Deux mois passés dans un fouterrain, sans livres -et sans lumière, l'avaient beaucoup éclairé{??} et en avaient fait un très austère et très profond raisonneur. Il re{??}toit amèrement le temps qu'il avait per{??} dans les plaisirs, et ne parlait que de réforme et de pénitence. +et sans lumière, l'avaient beaucoup éclairé,et en avaient fait un très austère et très profond raisonneur. Il regrettait amèrement le temps qu'il avait perdu dans les plaisirs, et ne parlait que de réforme et de pénitence. Cependant il fut obligé de reparaître dans le monde, où il reçut un accueil d'autant plus statteur, que depuis long-temps on ne le voyait plus dans les cercles. On ne s'aperçut, dans la société, de rien qui fût relatif au travestissement réciproque du frère et de la sœur. La Princesse ne jugea pas à propos de retourner dans fon Couvent. Pour S. Ém. il y a apparence qu'elle recouvra bientôt le goût du plaisir; mais si elle reprit les mœurs de Sybaris, elle conserva le langage de Sparte. @@ -396,7 +396,7 @@ de sœur, vous la présenter “pour épouse, et vous voir heureux avec “elle. Sur-le-champ j'écrivis à mon Amante: „j'ai trouvé un Ange, ma chère Adélaïde, accours, viens, que je te mette “dans ses bras. C'est une Princesse, qui “veut te traiter comme elle-même, faire “de toi, son intime amie, et te donner, “pour époux, le tendre choix de ton “cœur.“ Je reçus bientôt une lettre d'Adélaïde, qui m'apprenait qu'elle allait partir incessamment; et me témoignait, d'un style enchanteur, tous les sentiment que lui inspirait une Dame si généreuse. Je montrai -Sa lettre à la Princesse, qui l'admira ha{??} tement, et me dit les choses les plus flatteuses à ce sujet. „J'aurai donc l'avantage, “dit-elle, de pouvoir faire deux heureux. “Ah! si je ne puis l'être moi-même, ce “sera du moins un dédommagement. +Sa lettre à la Princesse, qui l'admira hautement, et me dit les choses les plus flatteuses à ce sujet. „J'aurai donc l'avantage, “dit-elle, de pouvoir faire deux heureux. “Ah! si je ne puis l'être moi-même, ce “sera du moins un dédommagement. Je “ne pourrai plus vivre dans moi-même; “je vivrai dans vous, heureuse de votre “bonheur.“ On sent combien de pareils sentiment, de la part de cette adorable Princesse, devaient m'inspirer, pour elle, un tendre attachement. Sans le profond respect-que je devais à toutes ses qualités, elle eût sans doute balancé, dans mon cœur, ma chère Amante. Hélas! elle m'eût permis l'amour. Elle gémissait en secret de ne pas me l'inspirer, parce qu'elle le ressentait pour moi. Elle daigna se confier assez à l'honnêteté des sentiments qu'elle me connaissait, pour me faire un aveu si délicat. Elle @@ -467,7 +467,7 @@ chemin, et nous nous engageâmes dans un pays désert et ruiné. Bon Dieu, quel provisions, et préparer notre souper. D. César faisait des ragoûts à empoisonner l'enfer, et il y faisait honneur épouvantablement. Je n'ai jamais vu manger avec tant d'intrépidité; mais il ne payait nulle part. C'est pour cela, sans doute, qu'il avait désiré que je l'accompagnasse jusque chez lui. „Je vous “établis, me disait-il, contrôleur de ma “maison, et mon trésorier. Pour moi, “je daignerai faire la cuisine, comme “beaucoup de grands hommes et de héros “de l'antiquité.“ Outre la dépense des provisions, il me fallait payer, dans chaque auberge, -pour et{??} ruydo +pour el ruydo (pour le bruit), c'est-à-dire, pour le trouble que nous avions causé. Quand D. César avait préparé son infernal dîner: „Voyez, me disait-il, “combien l'Espagne est préférable à la “France. J'y ai voyagé, en France; quelles “détestables auberges! Quand vous y arrivez, un tas de valets, de servantes, “fondent sur vous, enlevent votre portemanteau, vos effets; vous avez peine à “les suivre jusqu'à la chambre où l'on “vous dépose. Vous y voyez des rideaux “aux fenêtres et au lit, pour vous dérober “le précieux bienfait du jour, et vous “faire un cachot de votre asile. On vous “mène ensuite dans une grande salle où “la table est mise, au moins pour vingt “personnes. Vous vous trouvez avec un “tas de visages que vous n'avez jamais @@ -491,12 +491,12 @@ allez voir comme mon “Infante va me recevoir. Elle a dû en-“tendre parler de mes exploits, qu'on a “sans doute consignés dans les papiers “publics. D'ailleurs, elle m'adore.....“ Comme il disait ces mots, la vieille laveuse de vaisselle l'aperçut, et le reconnut. Elle vint à lui, furieuse: „te voilà, dit-elle, “chien d'ivrogne! que viens-tu faire ici? “viens-tu te faire pendre?“ -- „Ah! “ma chère, que dites-vous, s'écria Don “César? Est - ce là une chose à supposer, “de la part d'un homme qui a acquis tant “de gloire?“ -- „Oui, reprit-elle, un “coquin, qui a manqué d'être condamné “aux galeres! Je sais de tes tours....“ Je fais grâces à mes lecteurs du reste de ce colloque. D. César, manquant de tout, fut trop heureux d'être reçu dans l'auberge, en qualité de valet d'écurie. Il est vrai qu'il se donna -le nom d'Écuyer. Il voulait être le mien{??}. Il se sentait un vrai goût pour moi, {??} desiroit sincèrement de s'attacher à ma personne. Pour moi, il me suffisait de lui avoir payé son voyage jusques chez lui, et je n'étais pas tenté de le +le nom d'Écuyer. Il voulait être le mien. Il se sentait un vrai goût pour moi, et desiroit sincèrement de s'attacher à ma personne. Pour moi, il me suffisait de lui avoir payé son voyage jusques chez lui, et je n'étais pas tenté de le défrayer plus long-temps. Vous sentez qu'amené par un tel compagnon, je ne reçus pas un grand accueil dans cette auberge, et je n'y fus pas traité bien splendidement. Il me fallut cependant y passer la nuit. Le lendemain matin, Don César, déjà installé en fonction, -daigna me faire la conduite, en menant boire ses c{??}heveaux. Il m'offrit des lettres de recomm{??}lation pour plusieurs Seigneurs de la Cour, m{??}e {??}omit de s'intéresser touj{??}ours à m{??} {??} outint gravement son ton de d{??} avec des -démons-{??} ont, chargées, de re{??} prendre à la lettre. Je le {??} à s{??}on écurie; et je pris le ch{??} de la Capir{??}ale. -J'arriva{??}i bientôt à Madrid, qui est une assez jolie ville, depuis qu'on l'a pavée et nettoyée. L'air en est extrêmement vif; beaucoup plus que celui de Paris; cependant la légèreté et la gaîté sont du côté des Parisiens, tandis que +daigna me faire la conduite, en menant boire ses cheveaux. Il m'offrit des lettres de recommdation pour plusieurs Seigneurs de la Cour, me promit de s'intéresser toujours à moi et soutint gravement son ton de dignité avec des +démonstrations, chargées, de respect, qu'il parut prendre à la lettre. Je le laissai à son écurie; et je pris le chemin de la Capitale. +J'arrivai bientôt à Madrid, qui est une assez jolie ville, depuis qu'on l'a pavée et nettoyée. L'air en est extrêmement vif; beaucoup plus que celui de Paris; cependant la légèreté et la gaîté sont du côté des Parisiens, tandis que lot Madrilenos Sont renommés pour leur gravité. Parmi nos Philosophes, les uns mettent les vertus et les défauts d'une Nation sur le compte du climat, les autres les attribuent à l'influence du Gouvernement. Qu'ils expliquent cette contrariété, et qu'ils vaient ce que peut opérer, sur un peuple ardent, la taciturnité imposée par la rigoureuse Inquisition. J'avais des lettres de recommandation pour plusieurs Grands d'Espagne, qui, par parenthese, ont le privilège d'être, la plupart, assez petits de @@ -529,7 +529,7 @@ Soudain elle crie: „ô ciel! voici mon „mari,“ et se sauve. Mon introductr forcé de me tapir sous le lit. La femme se sauve; le mari entre; et je frémis de me trouver dans un état si embarrassaut et si humiliant. „Quel est ce mari, me disais - je en “moi - même? La Princesse serait-elle “mariée, contre la promesse qu'elle m'avait faite?“ Je ne reconnaissais point la voix du mari, pour celle du méchant Spinacuta, qui avait été sur les rangs, pour l'épouser, à Naples. Mais un nouveau surcroît de malheur vient m'accabler. Je conçois clairement, par les discours, que j'entends très distinctement, que ce mari, en allant à la campagne, à une petite distance de Madrid, est tombé de cheval, et s'est cassé -une jambe: c'est pour cela qu'on l'a rapporté sur une civiere. Sa femme, sans doute, m'avait fait venir, grâce à son absence, dont elle comptait bien tirer parti. Ce malheur dérangeait ses projets; et j'en {??}essentois inconvénients, beaucoup +une jambe: c'est pour cela qu'on l'a rapporté sur une civiere. Sa femme, sans doute, m'avait fait venir, grâce à son absence, dont elle comptait bien tirer parti. Ce malheur dérangeait ses projets; et j'en ressentais inconvénients, beaucoup plus fortement qu'elle. On mettait le mari au lit. „O Ciel! me disais - je, l'y “voilà condamné pour quarante jours; “et moi pour aussi long-temps. Quarante “jours dans un pareil état, il y a de quoi “mourir quarante mille fois.“ Je me rappellais d'avoir vu, dans la vie de Cartouche, que ce brigand s'était ainsi trouvé, sous le lit d'un précepteur, qui fut malade pendant deux jours; mais il ne savait pas si son malade serait long-temps au lit; et moi, j'avais la désespérante certitude que le mien y serait retenu six semaines. „Il “n'y a pas moyen de rester dans cet @@ -549,7 +549,7 @@ de tousser me rappelait à mes souffrances. La nuit vint encore m'apporter la do A peine étais-je éveillé, que j'entendis quelqu'un s'écrier: „où est le diamant de “M. le Duc? il a disparu.“ -- „Il a été “volé, s'écrie un second interlocuteur, “il faut déterrer le voleur.“ Nouvel embarras pour moi! „Si l'on ne découvre pas “le coquin, me disais-je, et si l'on m'aperçoit, c'est fait de moi; je passerai “pour le voleur.“ Je ne m'étais point aperçu du vol; il avait été fait, sans doute, pendant que je dormois: ainsi, tout, jusqu'au sommeil, me trahissait. Il était infaillible que j'allois être perdu, si j'étais découvert; et comment me dispenser de l'être? -Tout-à-coup une grande Dame, la maîtresse du logis, paraît: ce n'était pas son dessein, de me {??}hir, mais il était, sans doute, écrit, +Tout-à-coup une grande Dame, la maîtresse du logis, paraît: ce n'était pas son dessein, de me trahir, mais il était, sans doute, écrit, que tout devait se tourner contre moi. Madame n'avait pas manqué d'amener, avec elle, son petit chien. Le détestable animalcule m'aperçoit, sur-le-champ, et aboie contre moi. On remarque qu'il fait rage contre quelqu'objet, qui est sous le lit; et l'envie vient naturellement d'y regarder. Madame, pour parer cet inconvénient, s'écrie: „Ce n'est rien, je sais ce “que c'est.“ Dans le moment un chat, qui s'était vautré au fond de la cheminée, prend feu, au moins quant à son poil, et se Sauve sous le lit: il y communique l'incendie à plusieurs matières combustibles, à mes cheveux, à mes habits. On regarde sous le lit; on m'aperçoit. Je prends mon parti, sur-le-champ. Je sors de ce pénible asile; je m'élance; je parois tout en feu. @@ -606,10 +606,10 @@ Une “fois je me suis trouvée seule avec lui, en “passant la nuit auprès de “Je suis un ingrat, un monstre..“ Et s'apercevant qu'il avait une bague;“ tiens, “me dit-il, ma chère Thérésine, prends “cette bague, vends-la, soulage ton pauvre père“. Il me la passa au doigt et “bientôt il expira. Quand il fut mort, “on demanda ce qu'était devenue sa bague. Je la produisis, racontant l'histoire, “telle qu'elle était, dans la pureté de “ma conscience. Le Duc de Valamos “m'arracha la bague, me dit que j'étais “une malheureuse, qu'il devrait me faire punir, et que la plus grande faveur “qu'il pût m'accorder était de me chasser. J'obtins ma grâce, à la sollicitation “de Madame; mais mon pauvre père “a toujours langui, depuis ce temps fatal. Pour comble -d'infortune, sa femme, ma belle-mère est toujours féconde; malheur réel pour un homme, qui, “ne jouissant pas de toute sa santé, ne “peut soutenir son {??}digente famille! Il “y a huit mois, que sa femme lui a donné un nouvel hétritier, qui n'aura +d'infortune, sa femme, ma belle-mère est toujours féconde; malheur réel pour un homme, qui, “ne jouissant pas de toute sa santé, ne “peut soutenir son digente famille! Il “y a huit mois, que sa femme lui a donné un nouvel hétritier, qui n'aura point “d'héritage à recueillir. Ce père infortuné n'a pu payer les mois de nourrice; “et, depuis deux mois, malade, accablé de misère, il souffre, dans une “prison mal - saine, les horreurs de la “captivité; tandis que sa femme et ses “enfants éprouvent, dans leur grenier, “la plus déplorable indigence. J'ai épuisé “toutes mes ressources, pour les soulager; et je ne savais plus comment faire. “Il y a quelques jours, j'allai visiter mon “père dans sa prison. Il me fit saigner “le cœur, -par la peinture qu'il me traça “de son état. Je le vis moribond, gelé de “froid, sur quelques brins de paille. Il “me demandai{??}des secours d'un ton si “lamentable, que je partis, décidée à +par la peinture qu'il me traça “de son état. Je le vis moribond, gelé de “froid, sur quelques brins de paille. Il “me demanda des secours d'un ton si “lamentable, que je partis, décidée à “lui en procurer, de quelque manière “que ce fût. Je revins à l'hôtel, je cherchai en vain dans ma chambre. J'ai mis “en gage toute ma garde-robe; et même “en partie, celle de mes camarades. “J'ai eu occasion d'aller chez M. le Duc. “Je m'y suis trouvée seule un moment. “J'ai vu, sur la cheminée, cette fatale “bague. J'ai dit: “elle m'appartient: je “ne fais que reprendre mon bien; il n'est “pas juste, que je laisse languir mon père, “dans les horreurs de la prison, tandis “que je puis le Soulager, en faisant le sacrifice de ce bijou. Alors, je ne sais si “c'est un ange céleste ou infernal, qui “m'a poussée. J'ai pris la bague, j'ai couru, à toutes jambes, chez un Juif, “qui m'en a donné quatre pistoles d'or. “J'ai couru delà à la @@ -665,16 +665,16 @@ borgne, qui n'était pas loin de celle où demeurait le Duc de Valamos. Mon guid des dents; mais il se rangea respectueusement, pour me laisser passer. Il me vit entrer chez son épouse. Ma conductrice me fit laisser mes sandales à la porte: „tant qu'on verra, dit-elle, cet auguste gage, personne n'osera entrer“. A ces mots, elle m'introduisit mystérieusement dans un très bel appartement, et me remit à une fort belle Dame. C'était la Duchesse de Valamos.“ Hé, mon “cher ami, me dit-elle, nos vœux sont “bien traversés. Nous avons bien de la “peine à nous voir. Mon dieu! que je “vous ai causé de peines! comme je cherche de tout mon cœur à les réparer!“ „Madame, lui répondis-je, vous avez “fait éclater votre générosité à mon égard, “d'une manière qui me prescrit et m'inspire une éternelle réconnaissance“. --Que parlez -- vous de réconnaissance? “Interrompit - elle. Atrendez donc que “vous ayez réçu, de moi, quelques marques de mon tendre attachement. Je “vous en prépare; je veux vous faire in{??} -“o rt digne de vous... Retirez donc cette “vilaine barbe, qui vous déguise“. A ces mots, elle la détacha elle-même, et la jeta dédaigneusement à ses pieds. +- vous de réconnaissance? “Interrompit - elle. Atrendez donc que “vous ayez réçu, de moi, quelques marques de mon tendre attachement. Je “vous en prépare; je veux vous faire un +fort digne de vous... Retirez donc cette “vilaine barbe, qui vous déguise“. A ces mots, elle la détacha elle-même, et la jeta dédaigneusement à ses pieds. Alors, la Duchesse m'embrassa avec autant de vivacité que de tendresse. Ses manières étaient peu mesurées, peu décentes même, si l'on veut; mais elles avaient quelques agréments pour un jeune homme de mon âge; car encore un coup, cette Dame était fort belle. Quoique je visse clairement que c'était elle seule, qui m'avait attiré chez elle; je lui demandai des nouvelles de la Princesse Gémelli: „Elle “est fort aimable, répondit la Duchesse; “mais doit-elle vous occuper exclusivement en ma -présence? Ne suis-{??}je rien “pour vous?“ Alors ses yeux devinrent expressifs. Ce n'était pas ce regard pur, honnête de la chaste Princesse, ma Minerve et mon amie; c'était celui de Vénus. Il parlait aux sens, s'il n'allait pas jusqu'au cœur. Je +présence? Ne suis-je rien “pour vous?“ Alors ses yeux devinrent expressifs. Ce n'était pas ce regard pur, honnête de la chaste Princesse, ma Minerve et mon amie; c'était celui de Vénus. Il parlait aux sens, s'il n'allait pas jusqu'au cœur. Je crus, cependant, devoir affecter, de ne pas m'apercevoir, de ce qu'il y avait d'expressif dans fes regards, et me renfermer toujours dans les limites de la décence et du respect. La Duchesse se contraignait aussi de son côté. “Là, mon cher ami, me dit-elle, que “désirez-vous? Que cherchez-vous dans “ce pays-ci? Voyons ce que je puis faire “pour vous, voyons comment je puis “vous être utile.“ Je racontai, à la Duchesse, une partie de mes aventures; et je lui peignis au net ma situation: „Mais “voilà qui est admirable, dit-elle. Comment? Un jeune homme, peu avantagé du côté de la fortune, fait des sacrifices à l'amour le plus honnête et le “plus délicat! Ah! vous méritez qu'on “vous aime, comme vous aimez. Il faut “que je vous tienne lieu de cette chère “Adélaïde. Je lui suis, sans -doute, fort “inférieure du côté des grâces. Elle peut, “d'ailleurs, vous vouloir autant de bien “que moi. Mais elle ne peut pas vous en.{??} “faire autant. Je vais, sur - le - champ, “m'employer en votre faveur; et, d'abord, sous peu de jours, +doute, fort “inférieure du côté des grâces. Elle peut, “d'ailleurs, vous vouloir autant de bien “que moi. Mais elle ne peut pas vous en faire autant. Je vais, sur - le - champ, “m'employer en votre faveur; et, d'abord, sous peu de jours, j'espère que “vous serez Garde-du-Corps de notre “Roi Don Carlos Tercero. “ Emu par tant des marques de bonté, de la part d'une grande Dame, qui n'affectait que de vues des bienfaisance, flatté peut-être en secret, de me voir chérir à ce point, par une femme d'une si haute Sphere, je lui fis des remerciments, où il @@ -684,7 +684,7 @@ troublant un si dangereux tête-à-tête. Il en vint un; mais le remède fut pir Dans ce moment, on ouvre rapidement la potte. M. le Duc paraît, appuyé sur deux béquilles.“ Comment, s'écria “Madame, furieuse, mais non déconcertée? On ose venir m'interrompre “dans les saints devoirs de la piété! N'avez - vous pas dû voir, à la porte, les “sandales du Révérend Pere?“ -- „Oui, “sans doute, répondit le mari; mais j'ai “trouvé aussi ce joli joujou, dont votre “petit chien s'amusait. Voyez.“ A ces mots, il montra ma barbe postiche, que la Dame avait jetée à ses pieds, et dont son petit chien, s'était emparé. Elle l'avait mis à la porte, sans y faire attention; et le petite animal avait joué, dans tout l'hôtel, avec cette malheureuse barbe. On avait eu soin de la ramasser, et de la porter au Duc qui, furieux, -était venu sur-le-champ faire, à sa femme, la querelle qu'elle mér{??}itoit. +était venu sur-le-champ faire, à sa femme, la querelle qu'elle méritait. “Vous êtes un malheureux, s'écria “Madame. Le jeune Pere n'est point “en âge d'avoir de la barbe. Je ne sais “quel est ce chiffon. C'est vous qui le “produisez; et c'est un prétexte que “vous prenez, pour me faire la plus “odieuse chicane.“ - „Madame, reprit le “Duc, vous êtes convaincue par le fait; “et je vais ordonner de votre sort, conformément à ce que me prescrit l'honneur. Quant à votre joli Novice, je vais “faire dire aux Capucins de venir le “chercher; et ils en feront tout ce qu'il “leur plaira.“ Il me prenait donc pour un Capucin; et ne se doutait pas que je fusse le prétendu voleur, qui avait passé deux jours sous son lit. @@ -838,7 +838,7 @@ parfaitement immobile, retenir mon haleine pendant un temps considérable, contr ne répondis point. On entra chez moi; car, ordinairement, on me passait ma nourriture par le trou du guichet. On vit l'infortuné Cataudin étendu roide mort sur la paille. „Ciel! dit “le Frere Geolier, il est mort!“ Il me tâta et s'écria: „Il faut qu'il y ait long-temps; car il est déjà tout roide et tout “froid. „Il appela un régiment de Capucins. Le prisonnier est mort, leur “dit-il, d'un air effaré. „Hé bien, dit “le Gardien, il faut l'enterrer.“ - „Mais, “reprit un jeune Profès, il n'est peut-être pas tout-à-fait mort.“ -- „Hé “bien, répliqua le Gardien, il le deviendra totalement, quand il sera sous la -“terre. Allons, demain, de grand matin, il faudra l'enterrer dans le cimetière. Mais, dit encore le Profès, d'ici “à ce temps-là, s'il revient? -- “En “ce cas, répondit le Gardien, on ne “l'enterrera{??} pas.“ +“terre. Allons, demain, de grand matin, il faudra l'enterrer dans le cimetière. Mais, dit encore le Profès, d'ici “à ce temps-là, s'il revient? -- “En “ce cas, répondit le Gardien, on ne “l'enterrera pas.“ J'avais eu soin de mettre en réserve quelques aliments, retenus, quelques jours auparavant, sur mon ordinaire. Ces petits reliquats inconnus me soutinrent jusqu'au lendemain, sans que je touchasse à ma portion du jour. On revint le jour suivant de grand matin. On me trouva dans la même attitude, roide, froid, pâle. On remarqua, auprès de moi, mon pain entier. “Fort bien, dit-on, il n'y a pas touché. “Il est mort, ou peut passer pour l'être; “cela nous suffit. Il a eu l'avantage, du “moins, de mourir sous le saint habit; “il a expié, par sa retraite, la petite faute “qu'il avait commise en le profanant; et “il participera, sans doute, aux grâces que “le bienheureux saint François obtient “pour ses Enfants.“ @@ -857,7 +857,7 @@ tenant la tête, rentra précipitamment avec les autres matamores. Je poursuivis tranquillement ma route. J'étais en veste; et, n'offrant rien de particulier dans ma mise, je n'attirois les yeux de personne. J'arrivai donc paisiblement à mon logis. On fut aussi enchanté que surpris de me revoir. Je trouvai plusieurs lettres de la Duchesse, qui, de sa prison aërienne, me priait à genoux, de venir la visiter et la délivrer. J'étais ému en sa faveur. J'avais dessein de travailler pour sa délivrance; mais je devais, auparavant, rendre ce service à ma chère Thérésine, qui le méritait bien mieux, par l'honnêteté de son caractère, et par sa situation plus pressante. -Je trouvai, dès le jour même, six militaires de mes amis, très déterminés, dont je requis l'assistance. Ils me dit{??}nt qu'ils étaient à mon service, pour la vie et pour la mort. Je m'assurai que Thérésine était encore au pouvoir des Moines; +Je trouvai, dès le jour même, six militaires de mes amis, très déterminés, dont je requis l'assistance. Ils me disent qu'ils étaient à mon service, pour la vie et pour la mort. Je m'assurai que Thérésine était encore au pouvoir des Moines; et j allai, l'après-midi, armé de toutes pièces, accompagné de mes six déterminés, au couvent des Capucins. Le mort ne l'était plus. Je fis venir le Pere Gardien, qui me parut tremblant. Je le sommai impérieusement de me remettre une jeune fille, que ses Moines avaient l'indignité de garder chez eux, pour l'exposer aux outrages et à la brutalité de leurs novices. „Jésus, mon Dieu! que me dites vous? “s'écria le Vénérable, en faisant un signe “de Croix. Nous! une fille dans notre saint “asile!“ -- „Oui, repris-je, d'une voix “terrible, elle a gémi dans la même “prison que moi. Elle a déclaré son sexe, “dans le dessein d'être délivrée, et d'aller “soigner son père mourant. Vos Novices se sont emparés d'elle; et qui sait @@ -977,7 +977,7 @@ pétillants de son maître, que la prétendue fille pourrait lui inspirer quelqu que ce discours dut me causer plus d'alarme que de joie. J'étais fort embarassé. J'avais lieu de craindre qu'on ne me reconnût; mais je réfléchis que le bon homme avait la vue très basse, et que, d'ailleurs, il m'avait très peu vu. Je comparus devant S. E., qui me lorgna le plus près qu'elle put, avec sa lunette. Son regard dit au valet, qu'il me trouvait de son goût; et il me semblait, même, que son œil indécent prenait quelque chose de celui d'un satyre. “Hé bien, -“mon enfant, me dit-il, en me prenant la main, vous cherchez donc une “condition?“ -- „Oui, M. le Duc, “lui répondis-je; j'en rougis; mais les “circonstances me forcent de prendre “ce parti.“ -- „Il n'y a point à rougir{??} “de cela, reprit-il.“ -- +“mon enfant, me dit-il, en me prenant la main, vous cherchez donc une “condition?“ -- „Oui, M. le Duc, “lui répondis-je; j'en rougis; mais les “circonstances me forcent de prendre “ce parti.“ -- „Il n'y a point à rougir “de cela, reprit-il.“ -- „Je n'ai pas “été élevée pour cela, m'écriai-je, en “soupirant.“ -- „Tant mieux, repliquat-il. Si vous avez de l'éducation, “tant mieux je le répète. Ecoutez ma “chère enfant, (ici ses yeux commenceront à briller), il faudrait bien aimer votre maîtresse; mais il faudrait “aussi aimer un peu son mari; parce que “c'est lui qui vous paie, qui vous nourrit, qui est enfin le vrai maître de la “maison.“ -- „J'espère, M. le Duc, lui “répondis - je, qu'on serait content de “moi.“ -- „Vous ne seriez pas capable, “reprit-il, de vous attacher trop à une “femme imprudente, dont j'ai horriblement à me plaindre. D'ailleurs, vous “sentez que celui qui tient en main les “revenus, est en état de vous mieux récompenser, et mérite mieux, je crois, @@ -1006,7 +1006,7 @@ En supposant que la Duchesse parlât sincèrement, je ne me souciois point de me J'eus occasion de sortir dès le jour même: ma Maîtresse voulut en vain m'en empêcher; elle me fit, du moins, jurer que je reviendrois. J'avais la plus grande envie de manquer à un pareil serment. Une seule chose me retenait. Je sortais pour aller porter des secours à Thérésine; et c'était avec les libéralités de la Duchesse que j'allois l'obliger. Je n'avais pas d'autres ressources, et j'en étais profondément humilié. -Bien enveloppé dans une mante, j'allai trou{??}ver ma chère Thérésine. Son cœur me reconnut plutôt que ses yeux, à travers mon déguisement. Quelle joie je vis briller dans ses regards! Elle était plongée dans les plus vives alarmes à mon égard; +Bien enveloppé dans une mante, j'allai trouver ma chère Thérésine. Son cœur me reconnut plutôt que ses yeux, à travers mon déguisement. Quelle joie je vis briller dans ses regards! Elle était plongée dans les plus vives alarmes à mon égard; elle se trouvait, d'ailleurs, dans le plus grand embarras, pour sa subsistance. Je lui racontai mon histoire. Quel tendre intérêt elle y prit! Mais elle me dit timidement: „Et “vous vivrez avec la Duchesse?... Je sens “tous les avantages qu'elle a Sur moi.“ La chère fille soupira. Des larmes coulèrent de ses grands yeux noirs. Je les séchai avec mes baisers. Je jurai à Thérésine, que je l'aimais cent fois mieux que la Duchesse; et, pour le lui prouver..., moi, qui prêchois à la Dame une si pure morale,... le dirai-je?... je m'oubliai avec la soubrette... Ah! ma faute était bien pardonnable, aux @@ -1015,7 +1015,7 @@ put m'empêcher de retourner chez cette Dame. Je pris congé de cette belle gris Je retoutnai à l'Hôtel dans cette ferme résolution, qui me semblait louable; et qui ne l'était cependant pas; car enfin, ce n'était que renoncer à un désordre, pour tomber dans un autre; c'était quitter une femme mariée, pour abuser d'une jeune fille. Je rencontrai, sur ma toute, un de mes amis, qui parut bien loin de me reconnaître, empaqueté, comme je l'étais, dans une mante. Je me fis connaître à lui. Je comptais qu'il allait éclater de rire, en voyant mon déguisement; au contraire, il me -dit, d'un air effrayé: „Sauvez-vous; “on vous poursuit à mort. Le Comte “Spinacuta est ici: il paraît votre mortel “ennemi. Il est Colonel du régiment “Royal-François. Ce régiment est Espagnol. Nou{??}e Roi l'avait prêté à son fils “le Roi de Naples; +dit, d'un air effrayé: „Sauvez-vous; “on vous poursuit à mort. Le Comte “Spinacuta est ici: il paraît votre mortel “ennemi. Il est Colonel du régiment “Royal-François. Ce régiment est Espagnol. Notre Roi l'avait prêté à son fils “le Roi de Naples; mais il vient de le “rappeler. On dit que vous êtes déserteur “de ce corps. Le Colonel vous poursuit “avec un acharnement qui n'a point “d'exemple; et, si l'on vous attrappe, “c'est fait de vous.“ -- „Je le crois bien, “répondis-je, à mon ami.“ En effet, ce malheureux Colonel était ce méchant Seigneur qui avait été sur le point d'épouser, à Naples, la Princesse Gémelli, et qui s'était vu privé de ce brillant mariage, par l'amour dont on m'honorait. J'avais aperçu, dans son œil sinistre, le sombre @@ -1034,7 +1034,7 @@ trouver: son cœur, d'ailleurs, l'y portait. On en avertit, charitablement, ma M je ne puis t'amuser, je vais me sacrifier, pour apercevoir quelquefois, “dans tes yeux, un rayon de joie, ingrat, “que j'aurai la douleur de n'avoir pas “causée. Tu aimes Thérésine; tu l'entretiens à mes dépens, perfide; tu ne la “vois pas autant que tu voudrais, parce “qu'elle est obligée de venir te trouver; “hé bien, je vais la prendre à mon service, ou plutôt au tien. J'aurai le “chagrin de voir une rivale dans ma domestique, et une rivale préférée; mais “je te verrai content, et ce Sera ma satisfaction. Je fus sensible à cette apparence de générosité. Tout ce qui avait l'om-bre d'un côté louable me plaisait, de la -part de cette femme, que j'aurois eu bef{??}om d'estimer, pour l'aimer; et cette action louable consistoir{?K} à me donner une seconde maîtresse. +part de cette femme, que j'aurois eu besoin d'estimer, pour l'aimer; et cette action louable consistoir{?K} à me donner une seconde maîtresse. Thérésine entra, en effet, des le jour même, au service de sa rivale. Cette Dame affecta de la traiter avec beaucoup de douceur. Je lui en sus gré, et je le lui témoignai. J'affectai aussi, par ménagement pour elle, d'être fort réservé, devant elle, avec ma Thérésine; mais j'allois souvent respirer, en secret, auprès de cette chère enfant, qui avait de si douces vertus. O! pourquoi sa Maîtresse n'était-elle pas aussi honnête qu'elle? Cependant, cette honnêteté se démentait dans mes bras, malgré les beaux projets que nous formions d'être toujours, ensemble, parfaitement sages. L'Amour, entre nous deux, se riait de nos projets, et nous soumettait à son dangereux ascendant. @@ -1069,11 +1069,11 @@ Madame avait eu soin, pour mettre mon conte en exécution, de faire arranger du fit fondre le beurre, qui coula le long de son visage et de son cou. Il éveilla son épouse: „Je ne sais ce que j'ai, lui dit-il, “je sens une sueur gluante, qui m'incommode et m'inquiète.“ La Dame fit un cri et dit, avec un effroi bien imité: „Ah! je vous l'avais bien dit.“ Elle approcha la lumière, examina le pauvre homme: „Ah! ciel, s'écria-t-elle; que “vois-je? tenez, voyez vous-même, lui “dit-elle, en lui présentant un miroir.“ Il se regarda, se vit couvert d'une prétendue Sueur jaune et gluante. Il était pusillanime, et craignait beaucoup la mort. „Ah! “c'est fait de moi, s'écria-t-il; mon Dieu! “ayez pitié de moi.“ -- „Qu'on aille “chercher le Médecin ou le Chirurgien, “s'écria Madame, de son côté. Mon “Dieu, -que vais-je devenir?“ Elle sau{??}-glottoit; elle pleurait: oh! les femmes. -Le Chirurgien ne se fit pas attendre. Quand il vit le prétendu malade en cet{??} +que vais-je devenir?“ Elle sanglottoit; elle pleurait: oh! les femmes. +Le Chirurgien ne se fit pas attendre. Quand il vit le prétendu malade en cet état, il sourit imperceptiblement; et, lui tâtant le pouls, il dit: „Le pouls n'est pas “mauvais.“ -- „Monsieur, vous voulez “m'endormir, lui dit ma maîtresse, je “vous jure que mon mari est très-malade“ Quand l'Esculape vit que Mme. la Duchesse voulait absolument que M. le Duc fût malade, il dit en lui-même: „Soir, c'est “de l'argent qui me vient.“ Il fit d'abord prendre, au noble imbécille, un petit clystere détersif; il joignit, à ce remède, une copieuse saignée; enfin il lui administra -l'émétique, et fit de façon que M. le Duc présenta le spectacle, peu ragoûtant, d'un homme qui rend par en haut{??}, par en bas, et par les veines; afin que ce qui a été dit par l'oracle fût accompli: +l'émétique, et fit de façon que M. le Duc présenta le spectacle, peu ragoûtant, d'un homme qui rend par en haut, par en bas, et par les veines; afin que ce qui a été dit par l'oracle fût accompli: Clisterium donare, Posteà saignare, Ensuita purgare. @@ -1082,7 +1082,7 @@ veste, il la trouva trop étroite. „Oh! oh! dit-il, “Madame, cela est partic “Madame; vous êtes enflé.“ Le bonhomme fut vraiment effrayé. „Cela est singulier, dit-il, d'être, comme cela, malade, “sans en rien sentir!“ On le fit remettre au lit. L'Esculape fut appelé de nouveau: „Monsieur, dit la Dame, mon mari est “enflé; il y a engorgement; il y a plénitude. Il faut dégager cela.“ Les mêmes remèdes furent administrés de nouveau: Clysterium donare, etc. -Son Excellence n'ayant rien à rendre, t{??}endit du sang: nouvel effroi! „Il y a “quelqu'abcès, dit Madame.“ Nouvel évanouissement de sa part. Monsieur, d'inanition, de faiblesse et de peur, s'évanouit aussi. Voilà, non seulement son Excellence +Son Excellence n'ayant rien à rendre, tendit du sang: nouvel effroi! „Il y a “quelqu'abcès, dit Madame.“ Nouvel évanouissement de sa part. Monsieur, d'inanition, de faiblesse et de peur, s'évanouit aussi. Voilà, non seulement son Excellence qui se croit malade, mais toute la maison qui commence à le croire. Le prétendu malade avait une faim canine; il demandait vainement à manger: il voulut courir au buffet pour s'en procurer; on le retint. D'après les efforts qu'il fit, on se jugea dans le transport; on le garrotta. Voilà M. le Duc dans son lit, qui pleure niaisement de se voir garrotté, d'être saigné, purgé et point rassasié. Madame feignit aussi d'être malade, du chagtin de voir son mari dans cette triste situation. Elle voulait passer les nuits auprès @@ -1096,7 +1096,7 @@ parce qu'il n'était pas assez fort, pour soutenir les fatigues d'un voyage. Il allée fort étroite, qui conduisait à un escalier encore plus étroit, au haut duquel on le fit entrer, par une petite porte, où l'on ne pouvait passer que de côté, dans un petit appartement, meublé selon l'ordonnance, qui était la résidence de l'Apelle des bords de la Garonne. M. le Duc fut admis à la table du Peintre, dont il fit les frais; par ce moyen, cette table devint beaucoup plus substantieuse. Le Gascon, et toute sa famille y faisaient honneur. Le convalescent avait le plaisir de voir que tous ses commensaux étaient gais et séreins, qu'ils acquéraient de l'embonpoint et du coloris, et que leur visage commençait à ne se sentir presque plus, ni de leur pays, ni de leur profession. -Pour qu'il ne prît pas envie à M. le Duc de so{??}ir, on le retint par la jambe: celle qui avait été remise dernièrement, était toujours douloureuse; en prétextant de vouloir la guérir, on mettait, dessus, un empl{??}âtre qui y entretenait le feu, +Pour qu'il ne prît pas envie à M. le Duc de sortir, on le retint par la jambe: celle qui avait été remise dernièrement, était toujours douloureuse; en prétextant de vouloir la guérir, on mettait, dessus, un emplâtre qui y entretenait le feu, et une espèce de plaie: il était donc obligé, non-seulement de garder la chambre, mais encore d'avoir toujours la jambe emmaillottée, reposant sur un tabouret. Sa chaste épouse se fit défendre, par lui, de venir le voir, sous prétexte que les visites d'une Dame de ce rang, dans un si humble logement, pourraient éclairer sur la retraite de son époux. Elle passait le temps chez elle, en grande partie, avec @@ -1124,11 +1124,11 @@ Le barbare alla faire visite au reclus, lui demanda pourquoi il s'était caché. confier: il vérifia qu'elle était fausse, le dit au mari, lui fit voir qu'il avait été la dupe de sa femme, tant pour sa prétendue disgrâce, que pour sa prétendue maladie; et qu'elle ne l'avait supposé malade et disgracié, que pour l'écarter d'elle, afin de se livrer toute à fon amant, déguisé en femme - de - chambre. „Mais ce coquin, dit-il, est un déserteur de mon régiment; je vais le faire “arrêter.“ Alors, il sembla que des écailles tombèrent de dessus les yeux du Duc. Il fut, -d'abord, pétrifié de surprise et d'indignation: ensuite, sa fureur éclata par des imprécations. „Ah! la malheureuse, s'é-{??} “cria-t-il; elle me tenait enfermé. Je vais{??} “paraître à la Cour; je vais la confondre{??} “et obtenir un ordre, -pour la faire enfermer. Vîte une voiture. Je ne veux pas{??} “rester une minute dans ce taudis.“ L'ingrat! comme il parlait de la maison{??} du charitable Peintre Gascon! -Par un hasard extraordinaire, sa femme,{??} qui ne venait presque pas le visiter, sa{??} femme, dis-je, sans songer à mal (ce qui{??} ne lui était pas ordinaire), entra dans ce{??} moment. „Ah! coquine, s'écria-t-il; ah!{??} “scélérate.“ Il -S'élance pour lui fendre{??} la tête; elle s'enf{??}uit: il court après elle;{??} mais, chargé d'une énorme épaisseur, il{??} est arrêté par la porte, trop étroite pour{??} le laisser passer: elle s'en aperçoit, éclate{??} de rire, s'arrête sur -l'escalier, le brave et{??} le raille impitoyablement; tandis que{??} l'épais Seigneur, écumant de rage, faisait{??} les efforts les plus risibles, pour sortir, et maudissait sa femme, et le Peintre, et lui-même. +d'abord, pétrifié de surprise et d'indignation: ensuite, sa fureur éclata par des imprécations. „Ah! la malheureuse, s'écria-t-il; elle me tenait enfermé. Je vais “paraître à la Cour; je vais la confondre “et obtenir un ordre, +pour la faire enfermer. Vîte une voiture. Je ne veux pas “rester une minute dans ce taudis.“ L'ingrat! comme il parlait de la maison du charitable Peintre Gascon! +Par un hasard extraordinaire, sa femme, qui ne venait presque pas le visiter, sa femme, dis-je, sans songer à mal (ce qui ne lui était pas ordinaire), entra dans ce moment. „Ah! coquine, s'écria-t-il; ah! “scélérate.“ Il +S'élance pour lui fendre la tête; elle s'enfuit: il court après elle; mais, chargé d'une énorme épaisseur, il est arrêté par la porte, trop étroite pour le laisser passer: elle s'en aperçoit, éclate de rire, s'arrête sur +l'escalier, le brave et le raille impitoyablement; tandis que l'épais Seigneur, écumant de rage, faisait les efforts les plus risibles, pour sortir, et maudissait sa femme, et le Peintre, et lui-même. Fin du Livre cinquième. SECONDE SUITE DE @@ -1137,7 +1137,7 @@ Madame la Duchesse aurait dû mieux employer son temps, et venir me secourir; car, tandis qu'elle s'amusait niaisement à braver son mari, on m'arrêtait chez elle, comme déserteur. Mon ennemi avait osé assurer au Gouvernement, ce qu'il n'avait lieu que de conjecturer; savoir, que j'étais le déserteur qu'on cherchait. Il se sentait assez de crédit pour n'être pas puni, s'il fe trompait dans ses conjectures. J'étais déjà dans un cachot, quand la méchante Dame revint du triste logis de son mari. Elle apprit mon malheur. J'avais fait des efforts plus qu'humains pour me défendre; quoique je fusse fans armes, et enveloppé du sot attirail d'une femme, je m'étais défendu si vaillamment, que la garde, qui m'avait arrêté avec tant de peine, n'avait -pu s'empêcher de s'intéresser à moi, et de{??} +pu s'empêcher de s'intéresser à moi, et de dire, autour de moi, tout haut: „Ce “serait dommage de faire périr un si “brave jeune homme.“ Ma Thérésine m'avait suivi de près: elle se dit ma sœur, et on la laissa pénétrer dans ma prison. Elle ne me quitta pas. Comme elle paraissait accablée de mon malheur! et combien je recevais de consolations d'une si chère personne! La Duchesse se hâta de venir pareillement me visiter. Elle fut aussi surprise que scandalisée de trouver là sa concurrente; mais son amour pour moi dissipa ce léger nuage; elle embrassa même, en pleurant, sa rivale: „Ma chère amie, lui dit-elle, il ne @@ -1158,7 +1158,7 @@ bien loin de lui témoigner de la “haine, je lui rends le plus grand service, Ce discours du noir Spinacuta parut faire quelqu'impression sur le Conseil de guerre. Il citoit des faits; et ces faits, interprêtés avec malignité, offraient, contre moi, un coup-d'œil défavorable. Avec un caractère qui m'avait, jusqu'ici, concilié l'attachement de presque tous ceux avec qui j'avais vécu, je me voyais présenté sous l'aspect d'un criminel. J'avouai franchement qu'il y avait des apparences contre moi; que si j'avais donné dans quelques égarements, dont aucun n'était punissable par les lois, -ç'av{??}t toujours été à mon corps défendant, mais que je n'avais jamais commis ce qu'on appelle un crime: que les hommes étaient les jouets des circonstances à tous les âges, et sur-tout au mien. J'expliquai ensuite tous les faits qui +ç'avait toujours été à mon corps défendant, mais que je n'avais jamais commis ce qu'on appelle un crime: que les hommes étaient les jouets des circonstances à tous les âges, et sur-tout au mien. J'expliquai ensuite tous les faits qui paraissaient déposer contre moi: il me suffisait, pour prouver mon innocence, de les raconter tels qu'ils sont exposés dans ces Mémoires. J'établis, d'une manière assez claire, que ma disgrâce, à Naples, était l'ouvrage du Colonel mon ennemi, de même que mon présent embarras. Il avait paru convaincre; il me sembla que je persuadai. L'accusateur et l'accusé présentaient les mêmes faits, sous un jour différent. Il fallait que chacun prouvât ce qu'il avançait. On soutenait que j'étais un Scélérat, un monstre à étouffer: il était visible, au contraire, que tout le monde me trouvait fort aimable; c'était l'expression que j'entendais sortir de toutes les bouches; et mon accusateur paraissait, à tous les yeux, plus noir que moi. On @@ -1222,7 +1222,7 @@ innocents; et toi sur-tout, ma chère Adélaïde, qui mérites sa protection et Dans ce moment on ouvre mon cachot; des Soldats entrent. „Ciel! s'écrie Adélaïde; et elle tombe évanouie. Il était visible qu'elle croyait qu'on venait me chercher, pour me conduire à la mort; et pouvais-je ne le pas croire moi-même? Je Sentis, un instant, mon cœur défaillir. Je tombai, le visage sur celui de mon Amante. Je la serrai contre mon cœur; je l'embrassai tendrement, charmé de ce que son évanouissement lui épargnait l'horreur de me voir enlever pour le supplice. Je la recommandai au Ciel, et j'eus la force de -la quitter. Je me remis entre les mains des Soldats; et je sortis comme un éclair. Je courais si vite, que les satellites ne pouvant me suivré{??}, me retinrent, et me forcerent de me régler sur leurs pas. +la quitter. Je me remis entre les mains des Soldats; et je sortis comme un éclair. Je courais si vite, que les satellites ne pouvant me suivré, me retinrent, et me forcerent de me régler sur leurs pas. On me fit bientôt monter dans une voiture; on ferma des glaces de bois, comme celles de nos fiacres; de sorte que je ne savais pas où j'allois. Au bout de quelque temps on me fit descendre, et entrer dans un grand édifice, que je ne connaissais pas, qui ressemblait à un Couvent. On me fit descendre plusieurs degrés; on m'ouvrit une porte de fer; on me chargea de chaînes, et l'on m'attacha à la muraille, dans un étroit souterrain, où j'avais à peine la place d'étendre mon corps. La porte de fer est soudain refermée, et je reste plongé dans l'ombre et dans l'horreur. @@ -1240,7 +1240,7 @@ Au sein de l'ombre épaisse, où je n'étais distrait par aucun objet attrayant, plusieurs “siècles.“ Je me rappelai cette sorcellerie qu'on m'attribuait, dont m'avait parlé Adélaïde, et ce filtre que le peuple me prêtait. Je crus entrevoir, dans ces extravagances, le mot de l'énigme, et deviner pourquoi l'Inquisition se mêlait de mon affaire. Je me rappelai, de plus, un objet sur lequel je n'avais jamais réfléchi: c'était une figure habillée à l'Espagnole, à-peu-près comme on représente Figaro, dans le Barbier de Séville, -que j'avais rencontréeplusieurs fois, qui semblait s'attacher sur mes pas, et m'observer d'un œil perçant et sinistre. Je crus me rappeler même que j'avais vu le même homme sous différents déguisements; c'était sans doute, un {??}-pion qu'avait +que j'avais rencontréeplusieurs fois, qui semblait s'attacher sur mes pas, et m'observer d'un œil perçant et sinistre. Je crus me rappeler même que j'avais vu le même homme sous différents déguisements; c'était sans doute, un espion qu'avait mis, sur mes pas, le noir Spinacuta. Ainsi l'on avait éclairé toutes mes démarches. Je n'y avais pas fait attention dans le temps; mais ce souvenir me frappa dans l'ombre de mon cachot. Je comparus, quelques jours après, de nouveau, devant l'odieux Tribunal. On me fit les mêmes questions. Je répondis que je n'avais pas compris, la première fois, ce que leurs Révérences entendaient par les bruits répandus contre moi; que je m'étais rappelle enfin, ce que j'avais entendu dire, dans mon autre prison; savoir, qu'on avait répandus dans le peuple, que je m'étais livré à l'étude de la magie, et que j'avais un prétendu filtre qui me faisait paraître jeune, et gagner le @@ -1409,7 +1409,7 @@ J'entrevois les commencements d'une découverte singulière, qui va faire époqu volant. Il ne réussira probablement pas; mais il fera peut-être penser à des expédient plus heureux. J'entends parler sourdement de remplir, de fumée ou d'air inflammable, des ballons ou enveloppes de toile ou de taffetas gommé. Ce fluide étant plus léger que l'air atmosphérique, doit s'élever et emporter, avec lui, le ballon. Je connais quelqu'un qui a imaginé qu'un globe abfolument vide, pourrait être encore plus léger, que sa parfaite rondeur lui procurant l'avantage de résister de tous côtés, l'empêcherait d'être écrasé, quand il serait vide, par la pression de l'air extérieur. Avec un piston, à mesure qu'on pomperait l'air, on verrait la machine s'élever; à mesure qu'on le rendrait, on la verrait descendre. On n'a que des calculs -contre cette expérience. L'homme qui l'a imaginée n'aurà{??} pas le crédit de la faire annoncer +contre cette expérience. L'homme qui l'a imaginée n'aurà pas le crédit de la faire annoncer dans les Journaux*; d'ailleurs, elle est trop simple pour qu'on s'empresse de la tenter. Voilà encore une idée du même Auteur. Qui sait si l'air, simplement raréfié par la chaleur, ne pourrait pas suffire pour enlever un ballon; et si une simple lampe, attachée à ce ballon, ne pourrait pas entretenir la raréfaction de l'air? Quoi qu'il en soit, je vois qu'on va lancer, dans l'air, des globes, d'abord seuls; ensuite avec des animaux, qu'on y attachera; enfin des hommes oseront y monter; d'abord ils se feront retenir avec des cordes; mais bien-tôt ils s'engageront dans les airs à ballon perdu. La foule sera enthousiasmée d'une si brillante expérience, et cependant ces globes aérostatiques ne seront, d'abord, que de @@ -1439,7 +1439,7 @@ En attendant qu'il se découvre, j'ai assisté à ses funérailles, ou plutôt dévotement que le reste du peuple. O! si l'on avait su que j'avais été l'un des ministres de la persécution! Je sais comme vous avez été traité par la foule; je sais qu'on vous a traîné dans les boues. Comment avez-vous pu échapper à une populace furieuse? Je me hâte de finir. Monsieur le Comte, vous êtes malade, je me porte bien. J'ai gagné, à votre service, quelqu'argent, qui m'a procuré l'avantage d'obtenir mon Amante. Vous n'obtiendrez sûrement pas la vôtre. Vous n'aurez ni la Princesse Gémelli -pour{??} votre{??} épouse, ni la belle Adélaïde pour votre{??} ma{??}îtresse. Je suis rentré avec le Comte Almaviva, qui ne me laissera mon{??} de r{??}; et si vous avez besoin de {??} ne suis pas votre, etc. +pour votre épouse, ni la belle Adélaïde pour votre maîtresse. Je suis rentré avec le Comte Almaviva, qui ne me laissera manquer de rien; et si vous avez besoin de moi, je ne suis pas votre, etc. Figaro. Réplique du Comte Spinacuta, à Figaro, traduite de l'Italien. diff --git a/plain/files/Louvet_Fin.txt b/plain/files/Louvet_Fin.txt new file mode 100644 index 00000000..b7bd18f9 --- /dev/null +++ b/plain/files/Louvet_Fin.txt @@ -0,0 +1,5616 @@ + +LA FIN DE AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS +Hélas! je suis à la Bastille. +J'y passai presque tout l'hiver, quatre mois, quatre mois entiers. On l'a mille +fois écrit, cependant je me vois forcé de l'écrire encore : +tous les chagrins sont rassemblés dans ce séjour funeste, et de tous les +chagrins le plus inconsolable, l'ennui, l'ennui terrible, y veille nuit et jour +à côté de l'inquiétude et de la douleur. Je crois que la mort l'habiteroit +bientôt seule, s'il était possible qu'on empêchât l'espérance d'y pénétrer. O +mon roi! le jour où, dans ton équité, tu détruiras ces prisons fatales sera pour +ton peuple un jour d'allégresse. +Le soleil, qui depuis plus de deux heures peut-être éclairait le reste du monde, +commençait à peine à paraître pour nous, malheureux prisonniers; à peine un de +Ses plus faibles rayons, obliquement dirigé, frappait la première moitié de +l'étroite et longue lucarne à regret pratiquée dans +l'épaisseur d'un énorme mur. Mes yeux, qui depuis longtemps n'avaient plus de +larmes, mes yeux appesantis allaient se fermer pour quelques instants. Pour +quelques instants je cessois d'appeler Sophie ou la mort; tout à coup j'entends +S'ouvrir ma triple porte, et le gouverneur entre, qui me crie: «Liberté, +liberté!» Comment un infortuné, détenu seulement depuis quelques jours dans un +des moins affreux cachots de la Bastille, peut-il entendre ce mot-là sans +expirer de joie? Comment ai-je pu supporter l'excès de la mienne? Je n'en sais +rien; mais ce que je sais bien, c'est que j'allois, tout nu, me jeter hors de +mon tombeau, quand on me représenta qu'il fallait au moins prendre le temps de +m'habiller. Jamais toilette ne me parut plus longue, et pourtant ne se fit plus +vite. +Je mis peu de temps à gagner la première porte. Dès qu'elle s'ouvrit, M. de +Belcour accourut vers moi. Avec quel transport j'embrassai +mon père! avec quel plaisir il me reçut dans ses bras! +Après m'avoir adressé les plus doux reproches, après m'avoir rendu les plus +tendres caresses, le baron entendit la question délicate que déjà lui répétait +un époux plein d'inquiétude et d'impatience. «Ta Sophie, me dit-il, je voudrais +pouvoir te la rendre, mais une femme charmante qui prend l'intérêt le plus vif à +tout ce qui te touche…» +Je crus que le baron parlait de la marquise de B…; un soupir m'échappa. Quiconque +Se rappellera tout ce que la marquise a fait et souffert pour moi me pardonnera +ce soupir. J'ignore si mon père avait été surpris de l'entendre; mais il se tut +quelques instants, et me regarda très attentivement; puis il reprit: +«Cette dame, qui prend un vif intérêt à tout ce qui vous touche, m'a dit…—Vous a +dit!… Mon père, vous l'avez vue? vous lui avez parlé?—Oui, mon ami.—Vous lui +avez parlé, mon père?—Je lui ai parlé, oui.—Eh bien! n'est-il pas vrai qu'elle +est… Mais tout à l'heure vous en faisiez la remarque, elle est vraiment +charmante!—J'en conviens.—Et vous croyez, mon père, qu'elle s'intéresse toujours +beaucoup…—A vous; oui, je le crois.—Mon père, elle vous a dit?…—Que Mme de +Faublas s'était vue forcée de quitter son couvent le lendemain du jour où l'on +vous y avait arrêté. Personne n'a pu découvrir en quel endroit Lovzinski l'a +cachée.—O chère épouse! oh! dans quel état elle était, lorsque les soldats, +m'ayant environné, m'accablèrent de leur nombre. Je la vis tomber… évanouie,… +mourante. Ah! si ma Sophie n'est plus, tout est fini pour moi.—Éloignez ces +idées funestes, mon fils… Sans doute votre femme n'est pas morte, elle vit pour +vous aimer: le jour qu'elle quitta son couvent, elle paraissait bien désolée, +bien inquiète, mais on ne craignait rien pour sa vie.—Vous me rassurez, vous me +consolez, nous la retrouverons.—Je le désire vivement, cependant je n'oserais +l'assurer. J'ai fait de grandes recherches, nous en ferons encore; mais je vous +avoue que je commence à désespérer du succès.—Quoi! mon père, elle vit, je suis +libre, et je ne la retrouverois pas! Ah! je la retrouverai, soyez sûr que je la +retrouverai.» +Cependant notre voiture avançait. Déjà sortis des cours de la Bastille, nous +touchions à la porte Saint-Antoine, lorsqu'un domestique à cheval, ayant fait +Signe à notre cocher d'arrêter, me remit une lettre en me disant: «C'est de la +part de mon maître, que voici.» Il me montrait un jeune cavalier qui caracoloit +en face de notre carrosse, à l'entrée même du boulevard. Malgré le chapeau rond +dont le joli garçon tenait ses yeux presque couverts, je reconnus le vicomte de +Florville. Je reconnus l'élégant frac anglais dont il s'était paré dans des +temps plus heureux pour venir, jusque dans la chambre du chevalier de Faublas, +désabuser un amant trop injuste, et une autre fois, pour conduire Mlle Duportail +à la petite maison de Saint-Cloud. Je me précipitai à la portière en criant: +«C'est elle!» Aussitôt le vicomte m'honora du sourire le plus caressant, me +Salua de la main, et prit le galop. Enchanté de le revoir et ne pouvant contenir +ma joie, je criois toujours: «C'est elle!» Le baron criait aussi. «Mon ami, vous +allez tomber dehors… Vous allez tomber, Monsieur, prenez donc garde!—Mon père, +c'est elle!—Qui, elle?—Elle, mon père!… cette femme charmante dont nous parlions +tout à l'heure. Regardez.» +J'avais pris ou j'avais cru prendre la main de M. de Belcour; je tirois à moi, et +je déchirois sa manchette. «Si vous voulez que je regarde, rangez-vous un peu, +me dit-il. Où la voyez-vous donc?—Là-bas, là-bas. Elle est déjà un peu loin; +mais vous pouvez encore distinguer son joli cheval et son charmant +habit.—Comment! se met-elle en homme quelquefois?—Souvent.—Et elle monte à +cheval?—Bien, très bien, avec infiniment de grâce et d'adresse.—Vous êtes mieux +instruit que moi, répondit le baron, qui paraissait avoir un peu d'humeur; je ne +Savais pas cela.—Mon père, vous permettez que je lise ce qu'elle m'écrit?—Oui, +et même tout haut, si cela se peut; vous m'obligerez.» +Je lus tout haut: +Jusqu'à ce que votre malheureux duel soit entièrement oublié, +Monsieur, vous ne pouvez pas plus que monsieur votre père, qui a bien fait +de garder le nom qu'il avait pris à Luxembourg, reparaître dans la capitale +Sous celui de Faublas. Faites-vous appeler le chevalier de Florville, si +cela ne vous est pas trop désagréable, et si vous ne trouvez rien de pénible +à vous rappeler quelquefois le souvenir d'une amie aux sollicitations de +laquelle vous devez enfin votre élargissement. +«Je savais bien qu'elle faisait des démarches, interrompit le baron; mais elle +n'espérait pas un si prompt succès. Je n'ai reçu que ce matin l'heureuse +nouvelle de votre liberté prochaine; encore ne me l'a-t-on mandée que par un +écrit d'une main inconnue. Continuez votre lecture, mon ami.» +Ce soir nous pourrons causer ensemble un moment. Ce soir vous +recevrez une visite de Mme de Montdésir, et vous ferez ce qu'elle vous dira… +Brûlez ce billet. +Le baron me demanda vivement quelle était cette Mme de Montdésir; je répondis que +je n'en savais rien. «Il y a toujours, me répliqua-t-il avec impatience, il y a +toujours quelque chose de bizarre et d'obscur dans tout ce qui vous arrive. Au +reste, j'aurai dès ce soir l'explication de tout cela.—Dès ce soir, mon +père?—Oui, dès ce soir, nous irons chez elle remercier cette dame…—Nous irons +chez elle?… Mais je ne peux pas m'y présenter, moi.—Pourquoi donc?—Parce que son +mari…—Son mari? pourrait-il le trouver mauvais? Mais d'ailleurs il est mort.—Son +mari? Il est mort?—Eh! oui, il est mort. Vous qui paraissez être si bien +instruit de ce qui la regarde, comment ne savez-vous pas cela?—Demandez-moi +plutôt comment je le saurais, mon père… Il est mort! j'en suis vraiment fâché. +Pauvre marquis de B…! c'est apparemment des suites de sa blessure: j'aurai +toujours cela à me reprocher.» +M. de Belcour ne m'entendait plus, parce que sa voiture venait de s'arrêter +devant un couvent de la rue Croix-des-Petits-Champs, près la place Vendôme. +«Vous allez voir votre sœur, me dit le baron.—Ah! ma chère Adélaïde!—Je l'ai +mise ici, continua mon père, pour qu'elle fût plus près de nous; tout à l'heure +vous remarquerez sans doute avec plaisir que, des fenêtres de l'hôtel où je loge +maintenant, vous pourrez apercevoir votre sœur, lorsqu'aux heures de récréation +elle se promènera dans le jardin de son couvent. Vous concevez qu'il était +impossible que je continuasse à demeurer rue de l'Université, et qu'au contraire +il m'a fallu prendre un autre quartier que celui du faubourg Saint-Germain. +Suivez-moi, mon ami, nous allons emmener Adélaïde, qui ne sera pas fâchée de +dîner avec nous.» +Elle vint d'abord au parloir. Comme elle était embellie depuis plus de cinq mois +que je ne l'avais vue! Que je la trouvai mieux faite encore et mieux formée, +plus grande et plus jolie! O fille tout aimable, si je n'avais pas été ton +frère, que n'aurois-je pas fait pour être ton amant! +Je tenais sa main, que je mouillai de mes larmes; ses larmes tombaient sur ma +main, et mon père nous prodiguait à tous deux mille douces caresses. Cependant, +c'était moi qu'il embrassait le plus souvent. «N'en sois point jalouse, dit-il à +ma sœur, qui en fit la remarque avec l'ingénuité qu'on lui connaît, permets +qu'aujourd'hui je l'aime un peu plus que je ne te chéris. Depuis plus de six +mois peut-être je souffre et je m'inquiète, et ce n'est pas toi, ma chère fille, +ce n'est pas toi qui me donnes du chagrin.» Le baron, pour adoucir cette espèce +de reproche, me pressa vingt fois sur son sein. +Du couvent nous nous rendîmes, en moins d'une minute, à notre hôtel, où mon père +me mit d'abord en possession de l'appartement qu'il m'avait destiné. Je fus +charmé de retrouver le fidèle Jasmin dans mon antichambre; mais je ne pus, sans +beaucoup de chagrin, voir dans ma chambre à coucher, très petite, un seul lit +très étroit. «Oh! mon père, vous avez logé le chevalier de Faublas comme s'il +devait longtemps encore gémir dans le veuvage; voici la chambre du célibat.» +Pour toute réponse, M. de Belcour m'ouvrit une porte voisine. Après avoir +traversé plusieurs pièces très vastes, j'entrai dans une fort belle chambre, où +Se trouvaient deux alcôves et deux lits. Je fis un saut de joie: «Voici le +temple de l'hymen. L'amour y ramènera ma femme pour moi; mon père, je +n'habiterai cette chambre qu'avec Sophie et l'amour. Jusqu'à ce que ma femme me +Soit rendue, j'occuperai cet autre appartement si triste; personne n'entrera +dans celui-ci, personne: aucune beauté moins digne de ce lieu ne le profanera +par sa présence. Et ce boudoir, qu'il est joli! qu'il est galant!… galant et +joli sans doute; mais, quand mon amante y sera venue seulement une fois recevoir +mes adorations, le boudoir n'existera plus: ce sera vraiment un temple, un +Sanctuaire; je n'approcherai de l'autel qu'avec un saint respect…» +L'autel, c'était un lit de repos: je lui parlais et je le baisois. +Nul autre que moi ne s'en approchera… Ah! ma sœur, n'entrez pas! n'entre pas, ma +chère Adélaïde, je t'en prie… L'accès de ce lieu de délices ne doit être permis +qu'à ma femme. Oui, ma Sophie, je le jure par toi, jamais mortelle ne pénétrera +dans ce sanctuaire où mes hommages t'attendent; oui, je le jure encore, elle y +Sera seule adorée, la divinité que mes vœux les plus ardet y vont appeler +chaque jour. +Quand il faisait ce double serment, au moins inutile, le chevalier de Florville +était loin de soupçonner qu'avant la fin de la journée il arriverait grand +Scandale en ce lieu si témérairement consacré. +Mon père me fit voir que, du boudoir, on passait dans un cabinet de toilette, et, +du cabinet de toilette, dans un corridor, au bout duquel on trouvait un escalier +dérobé. Ce ne fut pas sans peine qu'on m'arracha de l'appartement de ma femme; +M. de Belcour, avant d'avoir pu me déterminer à passer dans le sien, fut obligé +de sourire aux propos tendres, et d'admirer les douces caresses dont j'honorois +Successivement chacun des petits meubles du charmant boudoir. +Ne me demandez pas comment il se fit que plusieurs heures s'écoulèrent sans que +j'eusse pu donner seulement un souvenir à Mme de B…, sans que j'eusse trouvé le +moment d'interroger encore M. de Belcour sur l'état nouveau de cette veuve qui +devait m'être si chère. Songez qu'Adélaïde me parlait de sa bonne amie; songez +que ma sœur pleurait avec moi l'absence de ma bien-aimée. +Oui, nous pleurions encore lorsque les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. +Au bruit d'une voiture qui entrait, mon père courut à la fenêtre; puis il revint +à moi: «Mon ami, c'est elle; quoiqu'elle sût très bien que vous étiez ici, je le +lui ai fait dire: elle vient apparemment nous demander à dîner.» J'allois me +précipiter sur l'escalier, M. de Belcour me retint. «Mon fils, vous ne l'irez +pas remercier dans le vestibule; c'est à moi de la recevoir.—Mon père!—Mon ami, +restez là; restez avec Adélaïde, je le veux.» +Il descendit et remonta le moment d'après. En vérité, je m'attendais à voir +paraître la marquise de B…; ce fut la baronne de Fonrose qui entra. Mon +étonnement, déjà très grand, devint extrême lorsque je la vis accompagnée d'une +jolie petite brune qui, prompte comme l'éclair, vint tomber dans mes bras. Quand +elle m'eut vingt fois serré dans les siens, vingt fois embrassé, vingt fois +appelé son cher ami, elle s'aperçut qu'il y avait là deux personnes qu'elle ne +connaissait pas, et qui, très surprises de son excessive joie, comme de sa +vivacité plus excessive encore, la regardaient faire en silence, et semblaient +attendre impatiemment qu'elle eût fini. «Pardon, dit-elle à mon père en le +Saluant, je ne vous avais pas remarqué… Mais ce n'est pas ma faute,… c'est que… +c'est qu'il est bon de vous avertir que je suis naturellement un peu prompte»; +et sans attendre la réponse de M. de Belcour: «Quelle est cette jeune personne?» +me demanda-t-elle en me montrant Adélaïde. Dès que j'eus répondu que c'était ma +Sœur, elle courut l'embrasser en lui disant: «Mademoiselle, je suis bien aise +que vous lui soyez parente d'aussi près, car je vous trouve bien jolie.» +Ma chère Adélaïde, extrêmement troublée, ne put répondre un seul mot; mais +j'entendis que mon père, à peine revenu de sa première surprise, priait tout bas +Mme de Fonrose de lui dire le nom de cette jeune dame, qu'il trouvait en effet +passablement prompte. La baronne répondit tout haut: «C'est l'une de mes plus +intimes amies; je crois vous avoir parlé quelquefois de madame la comtesse de +Lignolle.» Mon père adressa la parole à la comtesse: «Il me paraît que mon fils +a l'honneur d'être connu de madame?—Beaucoup, Monsieur, dit-elle.—Oui, beaucoup, +répétait la baronne, qui riait: ils ont fait des charades ensemble.» +Chacun s'était assis; la comtesse me faisait signe de venir me placer à côté +d'elle; j'y allois; le baron m'arrêta. «Étourdi que vous êtes!» me dit-il; puis, +me présentant Mme de Fonrose: «Recevez, Madame la baronne, les remerciement de +mon fils.—Il faut convenir qu'il m'en doit, répondit-elle: je lui ai promptement +ramené une jolie dame pour laquelle il a sans doute quelque amitié.—Mais, +reprit-il, ce n'est pas de cela seulement qu'il s'agit.—Vous avez raison; il m'a +encore l'obligation de lui avoir fait lier connaissance avec elle. Aussi me +Suis-je empressée, ce matin, d'aller chercher la comtesse, dès que j'ai su par +vous que le chevalier venait de sortir de sa prison.—Dès que vous l'avez su par +moi! mais vous le saviez, j'espère, avant que je vous l'eusse fait +dire?—Non.—Comment, non? vous n'avez point fait de démarches pour obtenir la +liberté du chevalier?—J'en ai fait, il est vrai.—Ce n'est pas à vous qu'il doit +Son élargissement?—D'honneur, je ne le crois pas.—Madame, vous m'étonnez, +S'écria-t-il avec un peu d'humeur. Pourquoi vous refuser à la réconnaissance du +père, quand vous sollicitez celle du fils?—Quand je sollicite celle du fils! +Expliquez-vous, Monsieur.—Eh! oui, Madame, vous me faites un mystère de votre +heureux succès, tandis que vous n'avez eu rien de plus pressé que d'en instruire +le chevalier.—Dites-moi, Monsieur, répliqua-t-elle avec impatience, comment j'ai +pu instruire le chevalier, dont je n'ai…?—Comment, Madame? par une lettre que +vous lui avez écrite ce matin.—Une lettre!» +Maintenant il était clair pour moi que, pendant toute la matinée, il s'était fait +entre le chevalier de Faublas et son père un long quiproquo. Il était clair que +celui-ci avait toujours entendu parler de Mme de Fonrose, tandis que celui-là ne +Songeait qu'à Mme de B… Frappé de la chaleur que M. de Belcour mettait dans son +explication avec Mme de Fonrose, je ne pouvais douter qu'il ne fût très amoureux +d'elle et un peu jaloux de moi. Je n'avais qu'un mot à dire pour justifier la +baronne, mais il ne fallait pas compromettre la marquise et me faire une +querelle avec la comtesse. Quel parti prendre? Pendant que je cherchais un +expédient capable de concilier tous les intérêts contraires, Adélaïde paraissait +rêveuse, Mme de Lignolle inquiète, Mme de Fonrose impatientée, et le baron +continuait. +«Oui, Madame, une lettre qu'on lui a remise de votre part au moment que nous +passions à la porte Saint-Antoine; une lettre dans laquelle il vous plaît de lui +donner le nom de Florville .—Le nom de Florville!—Et dans +laquelle encore vous lui annoncez pour ce soir la visite de je ne sais quelle +dame de Montdésir.—Je suis fort aise que vous m'appreniez ce nom-là. Cependant, +Monsieur, je vous l'avoue, j'attends avec quelque impatience que vous vouliez +bien finir ce trop long badinage.—Il ne tient qu'à vous, Madame; avouez +Simplement…—Quoi, Monsieur? toutes les rêveries qui vous passent par la +tête?—Avouez simplement, continua-t-il d'un ton piqué, avouez que, patiemment +postée à l'entrée du boulevard, vous attendiez un regard du chevalier.—Si +monsieur le baron ne s'amuse pas, il a perdu la raison.—Avouez, Madame, il n'y a +pas de quoi me fâcher. Tout ce qui pourrait m'étonner un peu, c'est que vous +ayez cru nécessaire de vous enfuir à toute bride lorsque j'ai voulu mettre la +tête à la portière.—A toute bride? l'expression est excellente.—Au galop, au +galop, si vous l'aimez mieux.—Celle-ci n'est pas moins bonne.—Eh! sans doute, +S'écria-t-il avec une extrême vivacité, à toute bride ou au galop, pourquoi pas, +puisque vous étiez à cheval et en habit de cavalier?—Moi, ce matin, sur le +boulevard, à cheval et en habit de cavalier? Moi, Monsieur? songez-vous bien à +ce que vous dites? Ah! cela est trop fort!…—Madame, on vous a vue comme je vous +vois.—Qui, Monsieur?—Mon fils.—Lui?—Lui-même.—Eh bien, je m'en rapporte à ce +qu'il va dire.—Parlez, Chevalier, est-ce moi que vous avez vue?» Je répondis: +«Non, Madame.—Comment, non? s'écria M. de Belcour. Ne m'avez-vous pas dit…?—Mon +père, nous nous sommes mal entendus. Quand vous comptiez qu'il était question de +Madame, je vous parlais d'une autre personne.—Et de qui +donc?—Dispensez-moi…» +La comtesse, se levant alors avec beaucoup de vivacité, me dit: «Je veux le +Savoir, moi!» J'affectai de rire en répétant: «Vous voulez le savoir?—Oui, +reprit-elle, je veux savoir quelle femme si pressée de vous voir vous guettoit +ce matin sur votre passage et vous a écrit.—Vous voulez le savoir?—Oui, +Monsieur.—Quoi! sérieusement, continuai-je en jouant l'étonnement, vous voulez +que je dise…?—Oh! que vous m'impatientez! Oui, je le veux.—Absolument, +Madame?—Eh! oui.—Vous l'exigez?—Je l'exige.—Si je vous obéis, vous ne serez pas +fâchée?—Non.—Mais, voyez, Madame; faites bien vos réflexions.—Je perds +patience.—Ah çà! mais, du moins, je ne le dirai donc qu'à vous, et tout +bas?—Quel supplice!… Non, Monsieur, tout haut et à tout le monde.—Vous le +permettez?—Apparemment, puisque je l'ordonne.—Vous l'ordonnez?—Eh! oui, oui, +oui, cent fois oui!—Allons, c'est que probablement vous avez quelques +raisons?…—Sans doute, j'en ai.—A la bonne heure!… je vais le dire. ( Au baron et à la baronne, en montrant la comtesse. ) +C'était madame.—Cela n'est pas vrai, s'écria-t-elle.—Vous croyez donc que je ne +vous ai pas reconnue?—Je vous jure que ce n'était pas moi.» +Je lui soutins que c'était elle; je le lui soutins avec tant d'assurance et un si +grand air de vérité que mon père le crut fermement. La baronne elle-même y fut +trompée. «Il est vrai, dit-elle à la comtesse, que vous mettez quelquefois des +habits d'homme, et que je ne vous ai pas trouvée ce matin chez vous, quand j'ai +été vous y chercher. Je vous ai attendue près d'une heure.» Mme de Lignolle, +désolée, désolée plus que je ne puis le dire, criait en vain: «J'étais allée +chez ma tante, la marquise d'Armincour; de ma vie je n'ai monté à cheval, je ne +Savais pas que le chevalier dût aussitôt obtenir sa liberté.» En vain +criait-elle, personne ne paraissait la croire; et moi, toujours armé d'un +imperturbable sang-froid bien propre à redoubler sa vive impatience, je ne +cessois de lui répondre tranquillement: «Ah! je vous ai bien reconnue!» Je +pense, en vérité, que la comtesse se fût alors jetée par la fenêtre si, cruel au +point de lui enlever l'unique amusement dont sa petite fureur pût être un peu +calmée, je l'eusse empêchée de me pincer les bras et de me casser son éventail +Sur les doigts. «Vous vous fâchez, Madame, je l'avais bien dit! voilà ce que je +prévoyais quand je résistois. Aussi, pourquoi me forcer de parler?—Quoi! +Monsieur, pouvais-je deviner…?—Que je vous nommerois? Ah! voilà ce que c'est! +vous ne me pressiez tant qu'afin que je nommasse une autre personne. Comment +n'ai-je pas senti cela? J'ai tort en effet, j'ai grand tort! Quelle gaucherie de +ma part!» En lui parlant ainsi, j'affectois de baisser la voix, mais en même +temps j'avais soin de prononcer assez distinctement pour que chacun m'entendît. +Ce dernier coup la mit tout à fait hors d'elle-même; elle m'allait battre +Sérieusement, si je ne m'étais enfui. +O ma Sophie! je courus à ton appartement, je courus jusqu'au fond de ton boudoir +chercher un asile que je croyais sûr. +Je me trompais: Mme de Lignolle y entra presque en même temps que moi. Trop +coupable ou trop étourdi, je ne songeai qu'au plaisir de la voir dans un lieu de +délices, où je pouvais si promptement faire succéder aux cruelles fureurs de la +colère les douces fureurs de l'amour. Je la pris dans mes bras, et du ton le +plus tendre: «Puisque vous m'assurez que ce n'était pas vous, lui dis-je, il +faut bien que je vous croie; cependant j'aurois gagé toute ma fortune que ce +matin Mme de Lignolle m'avait rencontré près du boulevard. Jolie comtesse, cette +erreur de mes yeux, cette erreur dont vous êtes affligée, que prouve-t-elle? +rien autre chose, assurément, sinon qu'en tout temps préoccupé de votre +Souvenir, l'amant qui vous adore vous voit partout.—Eh bien, voilà une bonne +raison, répondit la comtesse aussitôt apaisée; que ne la disiez-vous plus tôt, +je ne me serais pas mise en colère.» Elle m'embrassa. +De mes deux serments, l'un était déjà complètement oublié, puisque Mme de Lignolle +restait dans le boudoir où je l'avais laissée trop facilement entrer. L'autre, +j'en fais en toute humilité l'aveu pénible, l'autre, qu'on ne regardera pas +comme le moins essentiel, j'allois aussi peu religieusement et peut-être aussi +vite le violer, si Mme de Fonrose ne fût tout à coup arrivée pour empêcher que +le même instant ne me vît souillé d'un double parjure… Hélas! +«Allons, enfants, dit-elle en ouvrant la porte, que voulez-vous donc faire là? +Vous êtes aussi trop étourdis. Le baron se fâche, il ne veut pas que sa fille +dîne avec vous. En conscience, a-t-il tort? Allons, revenez avec moi, +rentrons.—Voilà, répondit la comtesse, un joli boudoir. Nous y reviendrons, +Monsieur de Faublas, Duportail, de Flourvac, de Florville: car vous êtes le +jeune homme aux cinquante noms.—Comtesse, vous savez donc tout cela?—Et bien +autre chose encore; nous aurons quelque dispute ensemble, je vous en +avertis.» +Je fermai l'appartement de ma femme. La comtesse saisit son temps pour me prendre +la clef, qu'elle mit dans sa poche. «Vous en avez sans doute une autre, me +dit-elle; moi, j'ai besoin de celle-ci.» +Quand ces dames rentrèrent dans le salon, mon père n'y était plus. Je courus le +rejoindre sur l'escalier, qu'il descendait avec Adélaïde. Ma chère sœur avait +les larmes aux yeux. «Voilà une dame qui nous fait bien du mal, mon frère. C'est +Sans doute à cause d'elle que nous ne dînons point ensemble; elle est trop +familière et trop vive, cette dame; défiez-vous-en. Tenez, mon frère, je n'aime +pas les femmes qui montent à cheval. N'allez pas mettre encore un habit +d'amazone pour celle-là, et vous battre avec son mari. Trouveriez-vous donc +quelque plaisir à faire du mal à un honnête homme, et à retourner à la Bastille? +Mon frère, n'aimez pas cette dame; oh! je vous en prie, ne l'aimez pas. Songez à +ma bonne amie; ma bonne amie reviendra; elle vous aime bien, ma bonne amie, et, +je vous le dis, cette comtesse lui causerait autant de chagrin que cette autre +marquise qui la faisait tant pleurer.» +Ainsi, ma chère Adélaïde me donnait, sans prétention comme sans finesse, +d'excellentes leçons. Mais le moyen de goûter sa morale, à présent que la +comtesse m'attend là-haut? Le moyen d'entendre la raison, quand le plaisir est +là? Un jour viendra, mon aimable sœur, un jour viendra que vous-même, instruite +par les passions, vous ne pourrez, sans de grands combats, donner l'exemple avec +le précepte. En attendant, prêcheuse innocente, vous perdez vos bonnes paroles; +je ne suis touché que de votre douleur, et, pendant que mon père vous reconduit, +je vole embrasser ma maîtresse. +M'ama 'l secondo mio , dit Mme de Fonrose, qui me voyait +faire. Amo 'l primo mio , reprit-elle pendant que Mme de +Lignolle me rendait mon baiser. Mais, après s'être précipitamment jetée entre +nous, elle ajouta: «Doucement, chers enfants, je suis désolée de séparer les deux jolies personnes ! cependant, +il faut que vous gardiez pour un autre moment la fin de l'heureuse charade.» +A l'application presque aussi heureuse que la baronne en faisait, je vis bien que +la comtesse n'avait point de secrets pour elle. +Placé entre deux jolies femmes, dont l'une applaudissait aux tendresses que me +prodiguait l'autre, je devais trouver le temps bien rapide en son cours. Il est +vrai que, lorsque mon père revint, je le croyais à peine sorti. Monsieur le +baron prit avec la comtesse un ton froidement poli; mais, grâce à Mme de +Fonrose, le dîner s'égaya. Chaque saillie de M. de Belcour lui valait un sourire +de la baronne, et M. de Belcour paraissait beaucoup aimer ce sourire. Plus +Sensible pourtant au plaisir de me revoir à sa table, le baron, souvent et +longtemps, reposa sur moi ses regards satisfaits. Souvent il parla d'Adélaïde, +et, chaque fois qu'il en parla, le regret de son absence lui coûta plus d'un +Soupir. Oui, pendant ce dîner trop court, oui, mon père, et je m'en souviendrai +toute ma vie, je n'eus besoin que d'une attention légère pour discerner que +votre maîtresse pouvait un instant vous distraire, mais que toujours vous vous +attendrissiez pour votre fille, mais que vous étiez heureux par votre fils. Oui, +mon père, je ne vous observai qu'un moment, et mon cœur sentit que, malgré les +Séductions de cet autre amour si puissant, si tyrannique, le seul amour paternel +vous donnait en ce moment les plaisirs que vous vouliez cacher et la joie qu'il +vous était si doux de laisser paraître. +Un ami commun vint la partager; le vicomte de Valbrun, tout à l'heure instruit de +mon élargissement, accourait m'en féliciter. Il me parut que Mme de Fonrose eût +désiré qu'il se fût moins pressé. M. de Valbrun prit avec elle le ton +orgueilleusement modeste qui semble appartenir à l'amant prédécesseur, et je vis +au contraire M. de Belcour affecter les airs supérieurs d'un rival préféré. +«Oui, c'est une affaire arrangée, me dit tout bas le vicomte, qui s'aperçut que +j'observois curieusement chaque acteur de cette scène pour moi nouvelle, c'est +une affaire arrangée, je ne suis plus rien chez la baronne. Hélas! poursuivit-il +en riant, j'ai moi-même fait tous mes malheurs. Instruit par moi de votre +détention, le baron revient à Paris, je le présente à la baronne, et tout d'un +coup l'ingrat me l'enlève. Trop heureux encore si monsieur son fils veut bien me +laisser tranquille possesseur de cette petite Justine qui seule occupe en ce +moment-ci mon désœuvrement.—Monsieur son fils ne troublera pas vos amours, +Soyez-en sûr, Vicomte.—Je ne m'y fie pas trop; jurez par Sophie.—De tout mon +cœur! je le jure.» +Ce jour n'était pas pour moi le jour des serments heureux: bientôt on saura que je +devais encore violer celui-ci. +«Messieurs, comptez-vous finir? dit Mme de Lignolle, impatientée de nous voir +parler bas. De qui donc vous entretenez-vous avec tant de mystère? de Mme de +Montdésir?—Mme de Montdésir! répéta le vicomte.—C'est, reprit la comtesse d'un +ton de dépit mêlé d'ironie, c'est une belle inconnue qui doit faire ce soir une +visite à M. le chevalier; ce matin elle l'a prévenu par un billet doux.» M. de +Valbrun, d'un air étonné, répéta encore les derniers mots de la comtesse: «Un +billet doux!—Oui, répondit-elle; priez monsieur de vous le montrer, vous verrez +que c'est très intéressant.—Ah! Chevalier, faites-moi ce plaisir-là.» +Je ne fis aucune difficulté de confier à M. de Valbrun la lettre de la marquise. +Il la lut plusieurs fois avec une attention qui me parut mêlée d'inquiétude, +puis il me la rendit sans se permettre la moindre réflexion. Mais, un instant +après, quand nous sortîmes de table, il me tira sans affectation dans +l'embrasure d'une fenêtre. «Cette lettre, me dit-il, je devine de qui elle +vient.—Vicomte, vous avez très bien fait de n'en rien dire.—Ah! soyez +tranquille. Quant à Mme de Montdésir, c'est Mme de B… qui…» J'interrompis M. de +Valbrun. «Je le crois comme vous: c'est la marquise, c'est elle assurément.» Le +vicomte reprit: «Pendant votre détention, qui aurait pu durer très longtemps, +Justine m'a dit cent fois que Mme de B… ne cessait de travailler à votre +liberté. Elle a peut-être quelque chose de très intéressant à vous +apprendre.—Comme vous dites, Vicomte, et c'est là sans doute le motif de la +visite qu'elle me rendra ce soir.—Chevalier, je ne suis pas fâché qu'elle vienne +chez vous, puisque cette démarche peut vous être utile; mais, du moins, soyez +Sage, songez à Mme de Lignolle, songez à Sophie, n'allez pas…» +La comtesse, qui ne me perdait pas de vue un moment, vint alors nous joindre, et +mit fin à cette conversation, dans laquelle le vicomte et moi nous avions +compris, chacun de diverse manière, plusieurs mots susceptibles de plusieurs +interprétations. Oui, Lecteur, je vous en demande pardon, c'était encore un +quiproquo. +Cependant la baronne parlait d'aller à l'Opéra. M. de Belcour, dès qu'il sut que +la comtesse n'y accompagnait point Mme de Fonrose, déclara qu'il ne sortirait +pas de chez lui. Celle-ci tenta complaisamment tous les moyens de l'écarter, et, +désolée de le trouver inébranlable, finit par dire qu'elle resterait aussi; d'un +autre côté, la comtesse, inquiète, m'assurait tout bas qu'elle ne me quitterait +pas de la soirée. «Je serai, disait-elle d'une voix altérée, charmée de +connaître cette Mme de Montdésir si prompte à vous donner des rendez-vous.» +Puis, avec beaucoup de douceur, elle ajouta: «N'avez-vous pas d'ailleurs quelque +chose à me dire en particulier?» J'avoue que la jalousie de Mme de Lignolle et +Sa tendre vivacité me jetaient dans une perplexité fort étrange. Sans doute je +me livrais avec transport à l'espoir charmant que me donnait cette question si +polie: N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en +particulier? mais aussi, flatté d'une espérance plus douce encore, +persuadé que, sous un nom supposé, Mme de B… dans un quart d'heure peut-être +Serait dans l'appartement du chevalier de Florville, je me demandais quel +intérêt si pressant la ramenait chez moi si vite, et quelquefois j'osais me dire +que l'amour, justement offensé des résolutions violentes qu'elle avait prises à +ce fatal village d'Hollrisse, mettrait sa gloire à me la rendre ici plus faible +que jamais. Or, chacun sent dans quel embarras se trouvait le chevalier de +Faublas; brûlant du désir de remercier le plus tôt et le mieux possible la +bienfaitrice chérie à laquelle il devait plus d'une espèce de réconnaissance, +mais pas à pas suivi d'un empressé disciple, qui semblait impatiemment attendre +la leçon que son maître eût été bien fâché de lui refuser. Que chacun plaigne +donc un malheureux jeune homme obligé d'abord d'écarter de chez lui la jolie +comtesse pour y introduire la belle marquise, et ensuite réduit à la dure +nécessité de renvoyer sa première maîtresse pour recevoir sa première écolière; +qu'en ce moment critique on craigne surtout qu'il ne fasse quelque sottise! Eh! +qui n'eût pas, dans une occasion aussi difficile, perdu la tête comme moi? +Je pris un parti que je croyais bon; je saisis, pour m'échapper du salon, un +instant où la comtesse causait avec la baronne; je courus à mon appartement; +j'appelai mon domestique. «Écoute, Jasmin, va te mettre en sentinelle à la porte +de la rue; une dame viendra bientôt, qui demandera le chevalier de Florville; tu +la prieras de te suivre, tu l'en prieras bien poliment, mon ami, car c'est une +grande dame; à la faveur de la nuit, vous passerez sans que le suisse vous voie; +vous traverserez la cour, et vous monterez par l'escalier dérobé; cette dame +voudra bien attendre dans mon appartement; tu l'y laisseras sans lumière, parce +qu'il ne faut pas que, des fenêtres du baron, on puisse s'apercevoir qu'il y a +quelqu'un chez moi. Tu m'entends bien?—Oui, Monsieur le chevalier.—Attends donc, +ce n'est pas tout: au lieu de venir m'avertir chez le baron, tu descendras dans +la cour, et tu joueras sur ton méchant violon cet air que tu écorches si bien: +Tandis que tout sommeille . Quand tu croiras que j'ai +dû t'entendre, tu remonteras ici, où tu attendras mes derniers ordres. As-tu +bien compris tout cela?—Oui, Monsieur.—Tu ne veux pas que je répète?—Non, +Monsieur, et vous allez être obéi de point en point. Oh! que je suis aise de +vous revoir! oh! je le disais bien, que, quand mon jeune maître serait de +retour, l'amour et les plaisirs repasseroient dans mon antichambre.—Tu oubliais +les petits profits, Jasmin. Tiens, prends cela, car j'aime les gens qui ont de +l'intelligence.» +Je n'avais quitté la comtesse qu'une minute, et déjà pourtant elle demandait +qu'un domestique allât voir où je pouvais être. Il y avait une bonne heure que +j'attendais près d'elle le signal convenu, quand Jasmin le donna. Mon bon Jasmin +racloit comme un ménétrier de la foire; mais c'est ici surtout que vous +admirerez l'empire de mon imagination sur mes sens: aux premiers crincrins du violon criard, je crus entendre, sous les +doigts de mon laquais, résonner la harpe du roi-prophète, ou, vous l'aimerez +mieux peut-être, la lyre d'Amphion. Jamais notre Amphion moderne, Viotti , dans ses plus beaux jours, ne tirera de son +instrument des sons plus enchanteurs. +Heureusement l'enthousiasme ne me transporta pas au point de me faire oublier +l'heureux moment qui m'était annoncé. Je me penchai à l'oreille de la comtesse, +et d'un air empressé: «Quand donc permettrez-vous que je vous entretienne sans +témoins?—Le plus tôt possible, répondit-elle naïvement, il ne s'agit que de +trouver un moyen de nous échapper. J'y vais rêver; tâchez aussi d'imaginer +quelque expédient… Mais, tenez,… oui, oui, laissez-moi faire. Monsieur, dit-elle +à mon père, la baronne m'a dit que vous aimiez le trictrac?—Oui, Madame.—J'y +Suis passablement forte, Monsieur.—Voulez-vous en faire une partie, +Madame?—Volontiers.» +Qui demeura très étonné? ce fut moi. Jouer avec mon père, quand il s'agissait de +me donner un tête-à-tête! Cela me paraissait une gaucherie, une gaucherie dont +je me consolai par réflexion: car, si l'amant de la comtesse en devait souffrir, +l'ami de la marquise en pourrait profiter. Oui, je croyais que j'allois m'évader +Sans que Mme de Lignolle elle-même y prît garde. Mais je me trompais, la petite +personne avait les yeux ouverts sur moi; elle m'appela près d'elle, me força de +m'asseoir, et ne me permit, sous aucun prétexte, de quitter ma place. +Il y avait une demi-heure que cela durait, je commençais à m'ennuyer fort, et la +marquise apparemment s'ennuyait aussi, puisque Jasmin recommença son solo. Mon +cher confident craignait peut-être que je ne l'eusse pas d'abord entendu, car +cette fois il faisait un tapage d'enfer. On conçoit combien ce pressant carillon +devait augmenter mon impatience; je me sentais comme piqué de cent mille +épingles, et voyez quelle ingratitude! la lyre d'Amphion ne me semblait plus +qu'une cornemuse. Le baron, qui dans ce moment faisait une école, ne trouva pas +non plus cette musique fort mélodieuse; il courut à la fenêtre, qu'il ouvrit, et +demanda quel était le maudit racleur qui lui écorchoit ainsi les oreilles. +«C'est moi, répondit aussitôt Jasmin, sensible au compliment; c'est moi.—Ayez la +complaisance de ne pas m'étourdir ainsi», lui dit le baron. Et moi, bon fils, +par égard pour mon père qui s'enrhumoit et s'époumonnoit à la fenêtre, je criai +de toutes mes forces: «Finissez, Jasmin; vous faites un bruit! on vous entend +dans le salon comme si vous y étiez: finissez… tout à l'heure,… tout à l'heure, +entendez-vous?—Oui, oui, Monsieur; voilà qui est dit. Je vous entends à +merveille.» +Touché de mon attention, le baron se remit au jeu d'un air satisfait; l'étourdie +comtesse perdit bientôt ses avantages et la partie. Un mal de tête tout à coup +Survenu lui fournit le prétexte de refuser sa revanche, qu'elle pria la baronne +de prendre pour elle. La comtesse, aussitôt que Mme de Fonrose se fut mise à sa +place, me joignit dans un coin du salon, et me demanda tout bas si l'escalier +était éclairé. «—Oui, ma jolie petite élève.—En ce cas, partez, je vous +Suis.—Tout de suite?—Oui, mon cher ami.—Quelle imprudence! Gardez-vous-en +bien.—Parce que?—Parce qu'il est impossible que nous quittions la compagnie tous +deux en même temps.—Bon!—Impossible: cela serait remarqué, vous vous perdriez. +Je vais monter, on pourra me croire occupé chez moi, et dans une bonne +demi-heure…—Une demi-heure? Ah! c'est trop long.—Il le faut absolument.—Quoi! je +vais me morfondre ici une demi-heure?—Le temps ne me paraîtra pas plus court +qu'à vous, jolie comtesse; mais, en vérité, faire autrement ce serait nous +conduire comme deux enfants. Voyez, le baron s'est déjà retourné plusieurs fois; +il nous observe, il s'inquiète.—Le baron! le baron! est-ce que nos affaires le +regardent?—Il croit pouvoir se mêler des miennes parce que je suis son fils. Que +voulez-vous? presque tous les pères et mères ont cette ridicule +prétention-là.» +Jasmin n'osait plus jouer du violon, mais je l'entendais, comme un chanteur +français , brailler à tue-tête: Tandis que tout +Sommeille . +«Ma charmante amie, je pars. Je vous attends dans ma chambre à coucher.—Non pas! +dans le boudoir.—Pourquoi?—Parce qu'il est plus joli, plus +commode…—Cependant…—Dans le boudoir, Monsieur; je veux que ce soit dans le +boudoir.—Mais…—Je le veux.—Il faut donc vous obéir. Ah çà! gardez-vous bien de +venir avant une demi-heure.—Oui.—Vous me le promettez?—Oui, oui, oui!» +Je m'élançai comme un trait: «Jasmin, sors d'ici, ferme les portes, et va-t'en au +bas de l'escalier dérobé attendre cette dame, qui ne tardera pas à redescendre. +Tu l'as amenée sans qu'on la vît?—Oui, Monsieur.—Tu la reconduiras avec les +mêmes précautions. Où est-elle?—Ah! Monsieur, que vous êtes heureux! la jolie +femme!—Dis donc où elle est.—Monsieur, nous sommes entrés dans le cabinet de +toilette…—Après?—Vous ne me donnez pas le temps, Monsieur! Elle a vu le boudoir, +et n'a pas voulu aller plus loin. Je l'ai laissée sans lumière, comme vous me +l'avez dit.—Bon! éteins encore celle-ci, je n'en ai plus besoin; va-t'en et +ferme les portes sur toi.» +Ferme les portes sur toi! La belle précaution! étourdi! ne +m'être pas souvenu que la comtesse s'était emparée de ma seconde clef. +Plein d'une sécurité fatale, je traversai l'appartement de ma femme aussi vite +que me le permit la profonde obscurité qui m'environnait, et j'entrai dans +l'heureux boudoir: «Chère maman, tendre amie, c'est donc ici que vous êtes! Le +chevalier de Florville a donc le bonheur de vous posséder chez lui!» D'une voix +étouffée elle répondit: «Oui.—Que je vous dois de tendresse et de +réconnaissance! que je vous aime! que je vous remercie!» +Tout en lui parlant, je la cherchais; deux bras officieux que je rencontrai +m'attirèrent; je fus pressé sur un sein doucement agité; une bouche empressée +vint chercher la mienne et me rendit ardemment mes ardet baisers. Aussitôt +j'osai davantage; loin de m'opposer la moindre résistance, ma belle amie, plus +que faible, ne parut attentive qu'à précipiter le succès de mes rapides +entreprises. Le lit de repos entraîna sa chute et la mienne; quelques minutes +virent plusieurs fois sa défaite et plusieurs fois mon triomphe. +Malheur à qui l'ignore! il y a pour l'homme favorisé d'une imagination brûlante, +il y a dans la vie des moment où le sentiment du bonheur, devenu trop vif, +absorbe tout autre sentiment; des moment où l'âme, avide d'un objet unique, +égarée par le poignant désir de sa possession, le crée, et se l'approprie jusque +dans un objet étranger. Le prestige est alors si tout-puissant qu'aucune faculté +ne peut plus, pour le détruire, exercer son empire particulier; alors la mémoire +ne sait plus se ressouvenir, ni l'esprit réfléchir, ni le jugement comparer. +Malheur à qui l'ignore! Cependant, comme on va bientôt le voir, j'eus quelques +regrets d'être tombé dans cette extase-là. +«Grands dieux! j'entends du bruit, ma chère maman, sauvez-vous.» Comment se +Serait-elle sauvée? Elle se trouvait sans lumière dans un appartement inconnu, +dont les détours m'étaient à moi-même peu familiers. Je voulus favoriser sa +fuite, et, la prenant par la main, je tâchai de trouver la porte du cabinet de +toilette; je n'en eus pas le temps, l'autre porte du boudoir s'ouvrit trop tôt. +Trop favorisée du hasard et de l'amour, qui guidaient dans les ténèbres sa +marche rapide, Mme de Lignolle atteignit le couple amant que son approche +épouvantait. «Enfin, c'est vous, mon ami!» dit-elle en baisant une main qu'elle +venait de saisir; et ce n'était pas ma main qu'elle baisait. La marquise, tout à +coup retenue, n'osait plus faire un mouvement; et moi, qui concevois sa crainte +et son embarras mortels, je me hâtai de me jeter entre elle et Mme de Lignolle, +et par conséquent de couvrir de mon corps celui dont la comtesse tenait captif +un membre essentiel, qu'elle continuait de caresser tendrement. «C'est vous, mon +ami?» répéta-t-elle. Forcé de lui répondre, je fus, dans mon trouble extrême, +assez injuste pour lui faire un crime d'avoir avancé l'instant du rendez-vous. +«Pourriez-vous trouver que je suis trop tôt venue? me répondit-elle. J'ai vu le +baron très occupé de sa partie, je n'ai pu maîtriser mon impatience, j'ai +profité du moment pour m'esquiver.—Et vous avez eu tort, Madame. Il ne fallait +pas vous presser, il fallait attendre; je vous en avais priée, vous me l'aviez +promis. Mon père va s'apercevoir de votre évasion, mon père va venir…» +Hélas! je ne croyais pas si bien dire: il accourait dans le moment même. Un cri +d'effroi m'échappa: «Ma chère maman, vous êtes perdue!» Le baron, armé d'une +bougie fatale, s'arrêta dans l'embrasure de la porte, et quelle scène il +éclaira! D'abord lui-même, qui comptait ne trouver qu'une femme avec son fils, +ne fut pas médiocrement étonné d'en voir deux qui se tenaient amicalement par la +main. Mme de Lignolle ensuite, Mme de Lignolle, également indignée, honteuse et +Surprise, montrait assez sur son visage, où se peignaient les combats de +plusieurs passions contraires, qu'elle ne pouvait ni me pardonner l'infidélité +que sans doute je venais de lui faire, ni se pardonner à elle-même les sottes +caresses dont, il n'y a qu'un instant, elle accablait sa rivale, sa rivale, qui, +toute droite, plantée contre la muraille, ne donnait pas signe de vie. Mais vous +jugez que, des quatre acteurs de cette étrange scène, je ne fus pas le moins +Stupéfait, lorsqu'un coup d'œil, furtivement jeté sur l'infortunée statue, m'eut +fait reconnaître… Je la regardai trois fois encore avant de me persuader que mes +Sens eussent pu m'égarer à ce point!… Cette femme, dans les bras de laquelle +j'avais cru posséder la plus belle des femmes, ce n'était qu'une brunette +passablement gentille! celle en qui tout à l'heure j'idolâtrois Mme de B…, ce +n'était que Justine! +Beauté, présent des cieux, fille de la nature et reine de cet univers, souffre +qu'un de tes sujets, respectueux, mais sincère, te soumette une réflexion que +tes enthousiastes adorateurs appelleront peut-être un blasphème. Puisqu'il est +vrai que, tantôt exaltée par les amours, et tantôt par les dégoûts flétrie, +l'imagination, toujours active et toujours inconstante, peut, à chaque instant, +et dans un instant cent fois, à son gré, te créer et t'anéantir, dis-moi, +qu'es-tu donc en toi-même? où donc est ton plus grand charme? où réside ta +véritable puissance? +Cette femme dans les bras de laquelle j'avais cru posséder la plus belle des +femmes, ce n'était qu'une brunette passablement gentille! celle en qui, tout à +l'heure, j'idolâtrois Mme de B…, ce n'était que Justine! +Attendez cependant: c'était peut-être quelque chose de mieux que Justine. Cette +jolie chaussure, cette robe élégante et riche, ce superbe chapeau surmonté d'une +ondoyante aigrette, mille autres pompeux atours, ce rouge surtout, ce rouge de +qualité, qui jamais ne colora des joues roturières, qu'est-ce que tout cela, je +vous prie? Assurément rien de ce brillant attirail n'appartient ni à la femme de +chambre de Mme de B…, ni même à la prêtresse de la petite maison du vicomte. O +Madame de Montdésir! voyez mon embarras et prenez-en pitié: est-ce sous un nom +récemment véritable que vous vous êtes présentée chez moi? Avez-vous, aux dépens +de quelque dupe, acquis le noble de qui le précède et +dont je m'enorgueillis pour vous? Mais doucement, la peau du lion n'est pas si +bien revêtue qu'on ne puisse encore entrevoir un petit bout de l'oreille +délatrice. Dans votre parure de femme de cour, il y a je ne sais quelle +indécence aussi trop affectée qui trahit la fillette… Allons, tout bien examiné, +ce n'était que Justine. +Elle s'en aperçut aussi, la maligne comtesse, qui d'un regard méprisant +parcourait de la tête aux pieds son indigne rivale. «Madame est apparemment Mme +de Montdésir?» lui dit-elle. Justine, qui venait de se remettre, paya +d'effronterie et répondit d'un petit ton moqueur: «A vous servir, Madame.—Madame +est peut-être mariée? reprit la comtesse.—Oh! tout ce qu'il y a de plus mariée, +Madame.—Que fait le mari de madame?—Hélas! tout ce qu'il peut. Et le vôtre, +Madame?—Rien, répliqua la comtesse avec humeur. Vous êtes bien hardie de +m'interroger; répondez seulement aux questions dont on veut bien vous honorer. +Je vous demande ce que fait votre mari; quel est son état, son métier, ce qu'il +est, enfin?—Ce qu'il est?… Mais il est… ce qu'apparemment le vôtre est aussi, +Madame.» +J'avoue qu'ici j'eus avec Mme de Lignolle un tort nouveau. Cette saillie de +Justine était amusante sans doute, mais je ne devais pas en rire aux éclats +devant la comtesse, comme je le fis. Il est vrai, puisque je suis en train de +tout dire, il est vrai que l'impatiente petite personne me punit rigoureusement: +elle me donna… Oui, je crois que c'est un soufflet qu'elle me donna. +On devine que mon père ne resta pas paisible spectateur d'une scène aussi +Scandaleuse; mais il n'est pas superflu de conter comment il y mit fin, comment +il vengea mon affront. Au bruit de la sonnette vigoureusement tirée, accourut un +domestique à qui M. de Belcour ordonna d'éclairer Mme de Montdésir jusqu'à la +porte de la rue. Puis il adressa la parole à la comtesse: «Madame, j'ai +peut-être trois fois votre âge, je suis père, et vous êtes chez moi. Je me vois +donc obligé de vous dire sans détour ce que je pense de votre conduite: elle est +tellement inconsidérée, et vous devez, Madame, me remercier de ce que, par un +reste de ménagement, je ne me sers pas d'une expression plus forte, elle est +tellement inconsidérée que je ne vois d'excuse pour vous que dans votre extrême +jeunesse. Si mon fils a des maîtresses, Madame, ce n'est point ici qu'il peut +les recevoir; et toute femme qui conservera quelque idée des bienséances ne +choisira jamais, pour donner des rendez-vous au chevalier, la maison de son père +et l'appartement de sa jeune épouse. Enfin, Madame, une femme bien élevée, une +femme de qualité surtout, se gardera bien de traiter son amant, fût-il +véritablement très coupable et fût-elle seule avec lui, comme vous n'avez pas +craint de traiter le vôtre en ma présence même.» +Mme de Lignolle demeura quelque temps interdite; le baron continua d'un ton moins +Sévère: «Toutes les fois que madame la comtesse, seulement l'amie de M. de +Belcour et du chevalier de Florville, voudra bien faire quelques visites à l'un +et à l'autre à la fois, elle les honorera tous deux également; mais aujourd'hui +vous retenir plus longtemps, Madame, ce serait, je pense, abuser de l'embarras +de votre situation… Mon fils, allez au salon; dites à la baronne que madame la +comtesse, qui veut s'en aller tout à l'heure, la prie de la reconduire chez elle +et l'attend dans sa voiture… Madame, permettez-moi de vous accompagner jusqu'en +bas.» La comtesse, si furieuse qu'elle en perdait la raison, repoussa la main de +mon père et lui dit: «Non, Monsieur, je descendrai bien toute seule. Vous me +renvoyez de chez vous, ajouta-t-elle de ce ton impérieux que je lui avais vu +prendre avec son mari, mais souvenez-vous-en! venez chez moi quelque jour! +venez-y, vous verrez!» +Je n'entendis pas ce que M. de Belcour répondit à cette menace qui dut l'étonner. +Jaloux de réparer du moins par ma docilité les étourderies dont je me sentais +coupable, jaloux d'apaiser mon père justement irrité, je m'acquittois déjà de sa +commission auprès de la baronne, qui, surprise du brusque départ de la comtesse, +m'en demanda la cause. Je protestai que Mme de Lignolle lui raconteroit mieux +que moi, dans tous ses détails, le malheureux événement qui me privait si tôt du +bonheur de la voir. Mme de Fonrose prit la main du vicomte et descendit; je +l'accompagnai jusque dans le vestibule. De là j'entendis l'impatiente comtesse, +pour toute réponse, lui crier sans relâche: «Ah! le perfide! ah! l'ingrat!» +Mon père, resté seul avec moi, remonta dans l'appartement de Sophie, où je le +Suivis. Il s'arrêta devant la porte du boudoir: «Ce matin nulle mortelle ne +devait pénétrer jusque-là, me dit-il, et ce soir deux femmes y sont entrées! +Celle que je ne connais point, ce n'est pas grand'chose, je crois; mais l'autre, +cette Mme de Lignolle! elle m'épouvante! une femme de cet âge! un enfant! déjà +Si entreprenante, si peu réservée, si hardie! pourquoi faut-il que, pour votre +malheur, elle ait un rang, de l'esprit et de la figure? Mon ami, cette Mme de +Lignolle m'épouvante! je n'en ai pas vu de plus folle, de plus imprudente, de +plus emportée! Craignez-la; vous êtes vous-même trop étourdi, trop vif, elle +peut vous mener loin. Voyez comme pendant plusieurs heures elle a déjà su vous +faire oublier celle dont je vous ai vu toute la matinée pleurer l'absence! Quoi! +les infortunes de Sophie et son sort incertain ne peuvent-ils vous occuper +assez? Faut-il absolument que plusieurs objets exercent à la fois l'activité de +votre âme et l'inconstance de vos sens? Ne serez-vous jamais sage? L'adversité +ne vous a-t-elle encore donné que de trop faibles leçons? Et votre femme, si +charmante, si malheureusement séduite, si respectable, j'ose le dire, jusque +dans ses faiblesses; votre intéressante femme, si digne d'un fidèle amant, +n'aura-t-elle jamais que le plus volage des époux? Ah! Faublas, Faublas!» +Le baron vit couler mes larmes, et me quitta sans ajouter un mot de consolation. +Que le reste de la soirée s'écoula lentement! Et, quand le moment de me coucher +fut venu, qu'il me parut pénible d'occuper, tout près de l'appartement aux deux +grands lits, la chambre qui n'avait qu'un lit très étroit! Cependant il faut +convenir que j'étais là moins mal qu'à la Bastille. Dans ma prison j'appelois la +mort, chez moi ce fut le sommeil que j'invoquai. +Viens, Morphée, dieu des maris, viens. Ce que tu fais continuellement pour eux +tous, daigne, je t'en prie, le faire pour moi, seulement pendant quelques +heures. Écarte de mon lit les tendres sollicitudes, les impatiens désirs, le +brûlant amour; recueille-moi dans ton sein paisible, appelle autour de nous +l'insouciance et la paresse, les langueurs et l'indifférence, l'abattement et +les dégoûts. Surtout fais passer jusqu'au fond de mon âme l'entier oubli de ma +chère moitié. Mais, quand le jour voudra chasser la nuit, ne laisse pas le +chevalier de Faublas dans un état qui lui est si peu naturel. Ah! je t'en +conjure, ordonne aux rêves du matin de venir caresser son imagination reposée, +ordonne-leur de lui rapporter une image chérie, permets qu'à l'aurore il se +réveille dans les bras de Sophie. Dieu des mensonges, tu ne m'auras donné qu'un +rêve; mais serai-je le premier célibataire qu'un rêve aura consolé? Et pour le +jouvenceau que tu favorises, comme pour la novice que tu éclaires, tes plus +grossières impostures ne deviennent-elles pas de très douces réalités? Oui, dieu +bienfaisant, tu m'auras rendu mon courage; plein d'un nouvel espoir, je +quitterai ma couche avec toi. J'irai, je m'informerai, je demanderai ma femme à +tout l'univers; et, si l'amour me seconde, tu me verras bientôt ramener au +temple de l'hymen la beauté la plus capable de t'en chasser. +Hélas! pourquoi la fin de mon invocation était-elle aussi maladroite que la +harangue fameuse de ce Nestor très radoteur à cet Achille très rancunier? Un +dieu peut se piquer comme un héros: mon indigne prière fut rejetée; je n'obtins +ni le sommeil réparateur, ni les heureux songes, et pendant toute la nuit il me +fallut donner des larmes à l'absence. +Une lettre qui me fut apportée dès le matin me rendit un peu de gaieté; lisez ce +qu'on m'écrivait. +Jamais, Monsieur le chevalier, vous ne laissez à une pauvre +femme le temps de se reconnaître. Je devrais être accoutumée à vos manières; +mais j'y suis toujours prise, parce que je n'ai pas de mémoire et parce que +je perds la tête. Vous, cependant, vous auriez dû vous souvenir de nos +anciennes conditions, qui étaient que je commencerois toujours par ma +commission. +Hier au soir, vous m'en avez fait oublier une fort +importante. Certaine grande dame, dont je n'étais que l'indigne servante +quand vous passiez pour son fidèle serviteur, fâchée de ce que je n'ai pas +pu vous parler hier comme elle m'en avait chargée, me prie de vous écrire +aujourd'hui qu'elle désire avoir avec vous un court entretien. Elle sera +chez moi dans deux heures… Venez plus tôt, si vous voulez qu'en l'attendant +nous déjeunions tête à tête. J'en ai, moi, la plus grande envie, car vous +aviez de si bonnes façons qu'on n'y peut tenir. +Toute à vous, +De Montdésir. +De Montdésir! Allons, il n'y a plus de doute, Justine s'est anoblie. La +prospérité change les mœurs; Justine dédaigne le nom de ses obscurs ancêtres. Le +toute à vous me paraît leste; il me semble que la +chère enfant prend le ton de la supériorité… Pourquoi pas? Je suis noble, mais +elle est gentille. A-t-on décidé cette éternelle question, s'il est plus permis +d'être fier du hasard qui donne la naissance et les richesses que de celui qui +dispense les grâces et la beauté? Justine, pour les doux combats de Vénus, vaut +mieux que bien des duchesses; et moi-même oserais-je me vanter d'être là son +égal?… Allons, Faublas, humilie-toi, dépouille une vanité puérile, pardonne un +peu d'orgueil à ton vainqueur… Relisons certain passage de sa lettre: Une grande dame, dont je n'étais que l'indigne servante , +etc. Mme de B…, très certainement! Mme de B… veut me voir dans une maison +tierce! Mme de B… veut me parler en particulier! Dieux! si l'amour me la rendait +aussi tendre… Jasmin!—Monsieur!—Attend-on la réponse?—Oui, Monsieur.—Dites que +j'y cours… Ah çà! mais elle n'y sera que dans deux heures… Qu'importe? Je +trouverai Justine, je causerai avec cette petite; j'ai du chagrin, cela me +dissipera… Oui, Jasmin, oui: dis que je pars, que je pars sur les pas du +commissionnaire.» +En effet, j'étais au Palais-Royal presque aussitôt que lui. Ce qui me frappa chez +Mme de Montdésir, ce fut moins la beauté de son logement, l'élégance de ses +meubles, l'air effronté de son petit laquais et de sa laide chambrière, que +l'accueil vraiment protecteur dont Justine m'honora. Presque couchée sur une +ottomane, elle jouait avec un angora, quand on lui annonça ma visite. «Ah! ah! +dit-elle nonchalamment, eh bien! qu'il entre»; et, sans se déranger, sans +abandonner les pattes du joli chat: «C'est vous, Chevalier? Il est de bien bonne +heure; mais pourtant vous ne m'incommoderez pas, j'ai mal dormi, je ne suis pas +du tout fâchée d'avoir compagnie.» Elle adressa la parole à sa femme de chambre: +«Mademoiselle, ne rangerez-vous pas cette toilette? En vérité, je ne sais à quoi +vous employez votre temps, mais vous ne finissez rien.» Mon tour revint: +«Monsieur, prenez donc un fauteuil, asseyez-vous, nous causerons.» La soubrette +attira encore son attention: «Allons, voilà qui est bien; vous m'impatientez, +laissez-nous. Si quelqu'un vient, on dira que je n'y suis pas.—Madame, mais vous +avez donné parole à votre couturière…—Bon Dieu! Mademoiselle, que vous êtes +bête! Quand je vous dis quelqu'un, est-ce que je vous parle de cette femme? +Est-ce que c'est quelqu'un, cette couturière? Vous la ferez attendre.—Madame, et +Si elle n'a pas le temps?—Je vous dis que vous la ferez attendre; elle est faite +pour ça, et vous pour vous taire. Allez, partez.» +J'étais d'abord resté muet de surprise; mais enfin je ne pus retenir un grand +éclat de rire. «Dis-moi, belle enfant, depuis quand fais-tu la princesse?—Il est +bon, me répondit-elle, de garder avec ces gens-là, et devant eux, son quant à soi . Ainsi, ne te fâche pas du ton que…—Comment! +Justine me tutoie?—Pourquoi non? puisque tu plais à Mme de Montdésir, et puisque +tu l'aimes.—Fort bien, ma petite! en vérité, voilà ce que je me suis dit à +moi-même, il n'y a pas une demi-heure, en lisant ta familière épître. Cependant, +permets une observation: ne m'aimais-tu pas autrefois?—Autrefois? fi donc! je +t'aimais, oui, autant que peut aimer une malheureuse femme de chambre.—Et +maintenant?—Maintenant je n'ai pas moins de tendresse, et cette tendresse est +plus honnête, plus distinguée: car enfin je suis établie, j'ai un état .—En effet, Madame, je vous en fais mon compliment, tout ici +respire l'opulence… Conte-moi donc comment tu as fait cette brillante +fortune.—Volontiers, mais j'ai auparavant beaucoup de choses plus intéressantes +à te dire.» +Je laissai parler Justine, qui s'expliqua merveilleusement bien. Il me parut que +cette petite avait encore prodigieusement acquis depuis trois mois, et je +m'étonnai moins de la méprise qui la veille avait abusé mes sens. Au reste, je +n'oserais point assurer qu'il n'y avait pas là quelque nouveau prestige: un joli +déshabillé agit souvent plus puissamment qu'on ne pense; et quiconque ne l'a pas +éprouvé ne peut imaginer combien, aux attraits déjà connus d'une jeune personne +qui fut longtemps trop négligée dans sa parure, une parure plus élégante ajoute +d'attraits nouveaux. Je dirai même ce que peut-être bien des hommes ne savent +pas, mais ce qu'à coup sûr aucune femme n'ignore, c'est que mainte fois telle +coquette dédaignée ou trahie n'eut besoin, pour soumettre le rebelle et ramener +l'inconstant, que d'ajouter à sa chevelure une fleur, une frange à sa ceinture, +un falbala à sa jupe. Que voulez-vous? J'en suis fâché moi-même, mais l'amour +S'amuse de toutes ces babioles; c'est un enfant auquel il faut des joujoux. +Cependant j'espère que vous m'entendrez, j'espère que vous comprendrez de quel +amour je vous parle, quand je vous parle de Justine. +Ne croyez pourtant pas que j'oubliai totalement M. de Valbrun. Il est vrai que je +me rappelai son souvenir et ma parole assez tard pour que Mme de Montdésir ne +pût ni s'en étonner ni s'en plaindre; mais ce fut uniquement la faute de ma +mémoire, et point du tout celle de ma volonté, car en vérité je vous le dirais +tout de même. +Le moment de la confiance et du repos étant arrivé, je priai Mme de Montdésir de +m'apprendre quelle espèce d'intérêt le vicomte prenait à son sort; elle m'en fit +Sans balancer la confidence entière: M. de Valbrun, bientôt dégoûté de sa petite +maison, mais chaque jour plus attaché à sa maîtresse, avait mis Justine dans ses +meubles. Il lui donnait vingt-cinq louis par mois, sans les loyers, qu'il +payait, sans les cadeaux fréquent, sans quelques menues dépenses de maison; et +voilà ce que Mme de Montdésir appelait avoir un état . Dès +que je sus qu'elle était, dans toute la force du terme, une fille entretenue , je la priai très sérieusement de me considérer comme +une passade +, et je tirai de ma poche quelques louis que je la forçai +d'accepter. Or, je ne puis, à cette occasion, m'empêcher de soumettre au lecteur +une observation peut-être utile à l'histoire de nos mœurs. Lorsque autrefois +Justine, femme de chambre de la marquise et renfermée dans l'obscurité de sa +Servile condition, se donnait généreusement, dans ses moment de loisir, à +quiconque la trouvait gentille, je ne me faisais aucun scrupule de l'aimer pour +rien; je regardais même comme un pur effet de ma libéralité les petits présent +dont parfois je récompensois son ardeur complaisante. Maintenant que, +Stipendiaire du vicomte, Mme de Montdésir trafiquoit de ses appas, je n'aurois +pas cru pouvoir les fatiguer gratis à mon profit sans +blesser la délicatesse. Tous ceux de nos jeunes gens de qualité qui ont quelques +principes se conduisent et raisonnent de même; aussi, pour une jolie fille que +Ses attraits doivent mener à la fortune, le plus difficile n'est pas de trouver +cinquante merveilleux qu'elle puisse intimement persuader de son mérite, mais un +honnête homme qui, le premier, s'avise d'y mettre un prix. +Quoi qu'il en soit, je payai Mme de Montdésir, et j'osai lui demander à déjeuner. +Il nous fut apporté par l'effronté laquais. Le drôle était d'une jolie figure, +et je m'aperçus d'abord que sa maîtresse n'avait pas pour lui le ton revêche, +les airs impertinens dont elle accablait la pauvre chambrière. Madame de +Montdésir, je vous observe, et vous n'y faites pas assez d'attention, et vous +négligez de garder avec cet heureux serviteur le fameux quant-à-soi dont vous m'avez parlé! Madame de Montdésir, ou je me +trompe fort, ou dans vos grandeurs présentes vous conservez les premiers goûts +Si désintéressés de votre condition première! Justine, ce petit monsieur-là me +rappelle La Jeunesse … Ah! Vicomte, cher Vicomte, prenez +garde à vous, ceci vous regarde, et désormais vous regardera seul: car, à +compter de ce moment, je promets bien qu'il n'y aura plus rien de commun entre +votre maîtresse et moi… Mais ne pensons plus à Mme de Montdésir; il me semble +que j'entends Mme de B… +Mme de B… n'arriva pas du côté par où j'étais entré. Je la vis tout à coup +paraître au fond de la dernière chambre occupée par Mme de Montdésir; je courus +me jeter à ses genoux que j'embrassai. La marquise se pencha sur moi, et me +donna un baiser; puis, voyant que je me relevois promptement pour le lui rendre, +elle recula deux pas et ne me présenta que sa main, encore ce fut d'un air plus +poli qu'empressé, de cet air qui, loin de solliciter une caresse, semble +commander un hommage. Mais moi, moi charmé de tenir encore une fois dans les +miennes cette main depuis si longtemps chérie, je sentis, en lui donnant +plusieurs baisers bien vifs, que, toujours digne de l'amour, elle était trop +jolie pour le respect et pour l'amitié. Mme de Montdésir vint faire sa révérence +à Mme de B…; celle-ci la reçut comme autrefois elle recevait Justine. «Petite, +lui dit-elle, je suis contente du zèle et de l'intelligence que vous avez mis +dans la prompte exécution de mes ordres; vous me connaissez, je ne serai point +ingrate. Allez, fermez cette porte en sortant, et que personne ne puisse +pénétrer jusqu'ici.» +Dès que Justine eut obéi, je tâchai d'exprimer à Mme de B… tout l'excès de ma +réconnaissance et de ma joie. «Chevalier, répondit la marquise en retirant sa +main qu'apparemment je serrois trop fort, vous ne m'entendrez point, jouant ici +la délicatesse, affecter de nier ce que mille gens ne tarderaient pas à savoir +et viendraient vous certifier: c'est par moi que les portes de la Bastille se +Sont ouvertes pour vous. Peut-être la petite de Montdésir vous a déjà dit à quel +point quatre mois d'assiduités à la cour y ont accru le crédit dont je +jouissais, et je vous assure, mon ami, que la considération de vos malheurs +qu'il fallait finir ne fut pas la moindre de celles qui m'animèrent et me +Soutinrent dans la poursuite de mes projets ambitieux. Je suis maintenant au +plus haut degré de faveur que puisse atteindre la fortune d'un courtisan; et, si +votre liberté, d'abord presque tous les jours inutilement sollicitée, mais enfin +obtenue malgré mille obstacles et mille ennemis, n'a pas, aussitôt que je +l'aurois voulu, signalé toute l'étendue de mon pouvoir, du moins je puis me +glorifier de ce qu'elle en est la preuve la moins équivoque, et je ne crains pas +de vous avouer que je vois en elle mon plus doux succès. Ne croyez pas cependant +que votre meilleure amie compte borner là ses bons offices. Je sais que, pour +vous, la liberté n'est pas le premier des biens; je sais que Faublas, quoique +Sans cesse caressé de plusieurs amantes, ne peut vivre heureux s'il languit +Séparé de celle qu'il a toujours préférée. Je prétends la lui rendre, je +prétends découvrir la retraite de Duportail, fût-elle au bout de l'univers.—O ma +bienfaitrice, m'écriai-je, ô ma généreuse amie!» La marquise retira sa main que +je voulais reprendre, et continua: «Et, quand j'aurai pu réunir les deux +charmant époux, j'oserai tenter pour leur félicité commune quelque chose de plus +hardi. Je tâcherai, si Faublas récompense mes soins de sa confiance et s'il me +permet d'aider sa jeunesse de mes conseils, je tâcherai de le prémunir contre +les séductions de mon sexe et les égarement du sien; je tâcherai de lui faire +Sentir qu'un jeune homme autant que lui favorisé par l'hymen doit trouver son +bonheur dans sa félicité. Gardez-vous d'imaginer que je m'aveugle sur les +difficultés de cette entreprise. Non, je n'ignore pas que les plus grandes me +viendront de vous. Je la connais, votre impatiente vivacité, qui rarement vous +laisse le temps de résister aux occasions périlleuses; je la connais, votre +imagination bouillante, qui trop souvent vous force à les aller chercher: voilà, +Faublas, les ennemis que je crains; voilà ce qui m'effraye plus que les tendres +emportement de votre étourdie comtesse, plus que les adroites instigations de la +baronne, son intrigante amie.» J'interrompis Mme de B… «Quoi! vous connaissez +ces dames?… Mais comment savez-vous…?—M. de Valbrun, me répondit-elle, a peu de +Secrets pour Mme de Montdésir, qui depuis trois mois n'en a plus pour moi.» +L'air dont Mme de B… me regardait en appuyant avec une affectation marquée sur +ces mots équivoques: qui depuis trois mois n'en a plus pour +moi , ne me permit pas de douter du véritable sens qu'elle voulait leur +donner. Je ne pus m'empêcher de rougir; la marquise vit mon trouble et me +dit: +«Laissons Justine, tout à l'heure nous parlerons d'elle; auparavant il est bon +que je vous éclaire sur le caractère de Mme de Fonrose, et je ne serai pas +fâchée que vous sachiez si je connais Mme de Lignolle. +«La petite comtesse, vaine de ses appas, qu'elle croit incomparables, de son +esprit, qu'on lui dit être original, de sa naissance, dont elle ne sait pas +qu'on suspecte la légitimité; fière aussi des richesses qu'elle attend et du +rang qu'elle espère, forte du hasard qui lui a donné la plus faible des tantes +et le plus imbécile des maris, la petite comtesse imagine qu'on ne lui doit +qu'hommages, adorations et respects. Étourdie, impérieuse, obstinée, fantasque +et jalouse, elle a tous les défauts d'un enfant gâté. Toujours elle se montrera +moins sensible au plaisir de plaire qu'au bonheur de commander; on la trouvera +la plus exigeante des maîtresses, comme on la voit la plus impertinente des +femmes; elle fera bientôt de son amant son premier valet, comme elle a déjà fait +de son mari son dernier esclave. Je vous la garantis également incapable de +dissimuler ses extravagantes opinions et de réprimer ses passions désordonnées; +ainsi vous l'entendrez sans cesse essayant de justifier par la sottise qu'elle +dira la sottise qu'elle aura faite; et j'ose vous prédire qu'avec l'inépuisable +fonds d'amour-propre dont on la connaît pourvue, elle s'efforceroit inutilement +de corriger en elle les vices réunis de la nature et de l'éducation. +«Quant à la baronne, sa réputation est faite, personne ne l'estime, parce que +tout le monde la connaît. Le scandale de ses débuts a fait mourir de chagrin M. +de Fonrose, un très galant homme, seulement coupable d'avoir voulu, dans un rang +élevé, donner à sa trop noble femme le goût des bourgeoises vertus. Aussi madame , dans ses gaietés, appelait-elle monsieur le Philosophe de la rue Saint-Denis . A l'époque de la mort de +Son mari, Mme de Fonrose, entièrement libre, s'est hâtée de justifier les +brillantes espérances qu'elle avait données. Nous l'avons vue s'élever au-dessus +de toutes les bienséances, éternelles ennemies de son sexe; et, dans toutes les +rencontres, elle a stoïquement soutenu son grand caractère. En moins de dix ans +le nombre de ses conquêtes s'est tellement multiplié que, craignant enfin d'en +oublier quelqu'une, elle vient tout récemment de prendre le très sage parti d'en +dresser elle-même l'honorable liste. Dans cet interminable vocabulaire, le nom +de monsieur votre père se trouve peut-être le millième, et sera probablement +Suivi de mille autres noms, sans compter le vôtre. Ce qui rend plus étonnant +encore l'invincible courage de cette femme capable de supporter l'affluence +perpétuelle de tant de gens, c'est qu'elle accueille tout le monde et ne renvoie +jamais personne. Jamais le nouvel arrivant ne fait, chez cette Messaline, aucun +tort au premier venu. Elle en gardera trente à la fois, si trente le veulent +bien. Celui que cet arrangement n'accommode pas se retire sans esclandre; si +l'on s'aperçoit du vide qu'il laisse, on le remplit, mais, dans tous les cas, le +déserteur revient-il après six mois d'absence, il est toujours sûr d'être bien +reçu. Au reste, ne croyez pas que ces menus détails puissent seuls remplir une +tête aussi vaste que celle de la baronne! il faut encore à cet intrigant génie +des occupations au dehors; désolée des moment de loisir que ses amours lui +laissent, elle ne s'en console qu'en favorisant les amours d'autrui. Allez chez +elle un jour qu'elle reçoit, vous la verrez environnée de jolis garçons qu'elle +forme et de jeunes femmes qu'elle produit. +«Telles sont les ennemies que je me propose de combattre avec vous; cependant je +crois devoir pendant quelque temps leur laisser le plaisir de votre défaite. +Grossissez incessamment l'immense liste des heureux que Mme de Fonrose a faits; +cette femme trop occupée ne pourra retenir plus d'un jour un jeune homme que je +connais sensible, et que je crois délicat. Quant à Mme de Lignolle, je permets +qu'elle vous arrête quelques semaines. Puisque absolument il vous faut un objet +de distraction, je préfère à toute autre une enfant capricieuse et légère, qui +ne vous inspirera qu'une fantaisie passagère comme la sienne. Soyez donc, en vos +jours de désœuvrement, la poupée dont elle raffole; mais songez qu'il faudra, +dès que je pourrai vous ramener Sophie, rompre sans retour avec la +comtesse.» +J'en pris l'engagement avec la marquise, je la remerciai vivement de l'intérêt +qu'elle me témoignait, je lui promis de n'aimer que ma femme aussitôt que ma +femme me serait rendue. Cependant je n'avais pas entendu sans chagrin Mme de B… +réclamer ma fidélité pour Sophie, et je me hâte, afin que personne ne soit tenté +d'improuver le vif déplaisir qu'involontairement je ressentais, je me hâte +d'avertir tout le monde que la marquise était alors, plus que jamais, brillante +des agrément de sa jeunesse et de l'éclat de sa beauté. Je trouvais sa peau +d'une blancheur plus éblouissante, les roses de son teint me paraissaient avoir +plus de fraîcheur, ma mémoire me retraçait d'autres appas que mon imagination me +montrait encore perfectionnés; mais aussi je me sentais forcé de reconnaître +quelque chose de plus décent, de plus assuré dans son maintien toujours +enchanteur, et, dans toute sa personne, comme autrefois remplie de grâces, je ne +Sais quel air de dignité qui n'appartient point aux amours: j'étais désespéré! +Vingt fois je voulus lui rappeler le souvenir qui m'agitait, le douloureux +Souvenir de mon bonheur passé; vingt fois elle m'imposa silence par un geste et +par un regard, qui semblaient me dire: «Plaignez mon malheur, et respectez votre +amie.» +Il fallut me résoudre à la respecter, il fallut me résoudre à l'écouter quelque +temps encore sans l'interrompre. Elle me détailla la foule des moyens qui +maintenant étaient en son pouvoir et dont elle comptait user pour chercher Mme +de Faublas; et, quand elle me vit bien persuadé que personne au monde ne pouvait +retrouver Sophie si Mme de B… ne le pouvait pas, elle me parla de Justine. +«Cette petite, me dit-elle, m'a promis de n'apporter aucun obstacle au projet +que j'ai formé de vous rendre sage; mais je la soupçonne peu capable de garder +constamment une résolution désespérée; ainsi je vous prie de vouloir bien ne pas +mettre son courage à de rudes épreuves. Vous ne pouvez honnêtement, +ajouta-t-elle d'un ton plus sérieux, lui continuer la longue affection que vous +avez eue pour elle. Une intrigue de cette nature ne vous convient sous aucun +rapport: mon ami, vous n'êtes ni assez fou pour avoir l'intention d'enrichir Mme +de Montdésir, ni assez lâche pour songer à l'aimer gratuitement. Il paraît qu'on +est généralement d'accord sur ce point qu'il faut un peu moins mépriser le riche +libertin qui va sans cesse marchandant des filles que le freluquet obscur qui +fait métier de leur plaire; mais on ne sait pas bien encore s'il est plus +ridicule de payer fort cher leurs faveurs, dont on se soucie fort peu, qu'il ne +Semble honteux de les obtenir par des bassesses quand on n'a pas d'or pour les +acheter. Ce qu'il y a de mieux prouvé, c'est que quiconque eut une fois le +malheur de trouver quelque plaisir dans la société de ces sortes de femmes doit +bientôt, s'il n'y prend garde, y perdre, avec sa fortune ou sa santé, l'estime +des honnêtes gens et sa propre estime.» +Pour justifier celle de la marquise, je ne lui dissimulai point que ce matin, et +tout à l'heure, Mme de Montdésir violait avec moi sa téméraire promesse, et même +je lui contai naïvement quelle douce méprise, pour me donner la veille un des +plus fortunés instants de ma vie, avait dans mes bras embelli Justine de tous les +attraits de Mme de B… Je vis la marquise plusieurs fois rougir, et plusieurs +fois je l'entendis soupirer de mon erreur, sans doute inexcusable. Enhardi par +Son trouble, j'osai risquer, avec une légère caresse, une insidieuse question: +«Et vous, ma chère maman, ne songez-vous donc jamais à moi? jamais un tendre +Souvenir…» Mme de B…, déjà remise, m'interrompit: «Devez-vous demander si je +Songe à vous? Tout ce que je vous dis ne prouve-t-il pas que votre amie, sans +cesse occupée de vos intérêts les plus chers…—Il est donc vrai que vous êtes mon +amie?… Hélas! vous n'êtes plus que mon amie!—Faublas, vous devriez m'en +féliciter.— Ma chère maman , je ne puis que m'en +plaindre.—Mon ami, c'est Madame qu'il faut dire.—Madame, +à vous? jamais je ne m'y accoutumerai.—Il le faut cependant, Faublas.—Ma… +Madame, on m'appelle Florville.—Tant mieux, je suis sensible à votre +déférence.—Ma chère maman, que de bonheur!…—Mon ami, c'est Madame qu'il faut +dire.—Que de bonheur ce nom me rappelle!—Laissons cela.—Qu'avec plaisir je me +Souviens de l'aimable vicomte qui le portait!—Parlons d'autre chose, mon +ami.—Que ne suis-je encore Mlle Duportail!—Chevalier, changeons de +conversation.—Que n'allons-nous encore ensemble à Saint-Cloud! +—Bon Dieu! déjà midi! s'écria-t-elle en regardant sa montre; Florville, je veux +pourtant, avant de vous quitter, vous donner une commission.» Elle tira de son +portefeuille un papier qu'elle me remit. «J'ai moi-même sollicité cette lettre +du ministre, qui rappelle en France mon plus mortel ennemi. Faites-moi le +plaisir de l'adresser au comte de Rosambert, à Bruxelles, où il est maintenant. +Annoncez-lui qu'il peut, sous son nom, reparaître dans la capitale, et même à la +cour. Je vous permets de lui apprendre que celle qu'il outragea pouvait d'un mot +le priver à jamais de ses biens, de ses emplois, de sa patrie, et vient +d'obtenir son retour. Qu'il ne croie pas cependant que je renonce à ma +vengeance; mais qu'il sache que je la veux digne de moi. Un lâche châtiment ne +Sera point le prix d'une lâche injure. Punir avec noblesse un homme indigne de +Sa naissance, qui ne craignit pas de m'insulter bassement, c'est punir deux +fois. Adieu, mon ami.—Adieu, Madame… Serai-je longtemps privé du bonheur de vous +revoir?—Non, Florville, je compte revenir ici quelquefois.—Dites +Souvent.—Souvent, si je puis.—Et bientôt?—Le plus tôt possible,… dans quelques +jours… Vous serez averti par Justine. Adieu, mon ami.» +Quand Mme de B… fut partie, j'appelai Mme de Montdésir. «Dis-moi donc où +communique cette porte par laquelle j'ai vu la marquise entrer et sortir?—Chez +le bijoutier voisin, que madame a généreusement payé pour cela, me +répondit-elle. C'est ici de même qu'au boudoir de la marchande de modes.—Oh! +non, Justine, ce n'est pas de même, il s'en faut bien.—Quoi donc! notre +maîtresse a-t-elle été cruelle?—Oui, mon enfant.—Peut-être parce que vous êtes +marié.—Crois-tu?—Dame! je sens qu'à sa place cela me ferait une peine terrible, +je serais d'abord comme un petit démon; mais nous autres femmes, nous ne savons +pas garder rancune, je finirois par m'apaiser.—Tu penses donc que la +marquise…—S'apaisera! Oui, soyez tranquille; et puis, ajouta-t-elle d'un ton +caressant, je sais bien qu'il te reste des consolations.» +Mme de Montdésir me paraissait en effet très disposée à m'en offrir, mais j'eus +le courage d'emporter mon chagrin. +Jasmin attendait impatiemment mon retour. Il me dit que Mme de Fonrose venait +d'envoyer quelqu'un pour me prier de passer chez elle. Je commençai par écrire +au comte de Rosambert une courte lettre, que je fis porter à la poste, et puis +je me rendis chez la baronne. +Quand on lui annonça le chevalier de Florville, Mme de Fonrose fit un cri de +joie. Elle me conduisit à son cabinet de toilette, m'y plaça devant un miroir, +et sonna l'une de ses femmes, qui, moins jolie, mais non moins adroite que +Justine, en un instant me fit, avec des rubans et des fleurs, la plus élégante +coiffure dont une jeune personne ait jamais pu s'enorgueillir. Ensuite je me vis +paré d'une robe de pékin lilas, on me passa le plus décemment possible un jupon +pareil, et, pour compléter la métamorphose, mon pied fut enfermé dans un petit +Soulier du Cadran bleu . Mme de Fonrose alors renvoya sa +femme de chambre; puis, en me donnant plusieurs baisers, elle voulut bien me +dire qu'il y avait peu de femmes aussi aimables que moi. J'allois imprudemment +lui rendre et ses propos flatteurs et ses tendres caresses, quand un secourable +laquais s'avisa de crier de la porte: «Monsieur de Belcour.» +La baronne, craignant que mon père ne pénétrât jusqu'au cabinet de toilette, +courut le recevoir, et le joignit dans la pièce voisine. «Je viens, lui dit le +baron, vous faire des excuses avec des reproches, et vous exprimer mes regrets. +Hier, il a fallu nous quitter un peu brusquement. J'en ai beaucoup souffert, et +la faute en est tout à fait à vous, Baronne. Vous m'avez amené la plus folle +petite personne…—Dites une femme charmante, Monsieur, pleine d'attraits, de +vivacité, de gentillesse, d'esprit…—Cela peut être, Madame; mais…—Point de +mais», interrompit-elle. Cependant il continua: «Je vous avoue que je ne vois +pas sans chagrin mon fils embarqué dans une intrigue nouvelle. Il me serait trop +cruel de penser que sa femme sera toujours absente…—Eh! bon Dieu! +tranquillisez-vous, Baron; quand elle reviendra, nous lui rendrons son +mari.—Trop tard peut-être, il la chérira moins; et sa Sophie, en vérité, mérite +d'être heureuse.—Vous voilà! je vous admire! à vous entendre, on croirait qu'une +femme ne peut trouver son bonheur que dans les perpétuelles adorations de son +mari; et vous avez apporté du fond de votre province cette idée de l'autre +Siècle que tout bon époux doit bourgeoisement assommer sa femme d'un éternel +amour. Eh mais! Monsieur, d'où venez-vous? Comment! ignorez-vous encore que +maintenant un honnête homme ne se marie qu'afin de se donner une maison, un +état, un héritier?—Et c'est pour cela, Madame, que les honnêtes gens dont vous +parlez n'ont, après quelques années de mariage, ni état, ni maison, ni enfants +qui leur appartiennent.—Vous êtes, répliqua la baronne en riant, l'homme du +monde le plus amusant, quand vous en voulez prendre la peine. Qu'on mette les +chevaux, dit-elle à un domestique.—Vous ne dînez pas chez vous? s'écria mon +père.—Non, vraiment.—Moi qui comptais passer la soirée avec vous!—J'en suis tout +à fait désolée, lui répondit-elle d'un ton caressant, mais c'est une chose +impossible.—Madame, peut-on, sans indiscrétion, demander où vous dînez?—Chez la +petite comtesse.—Y allez-vous seule?—Non.—Avec mon fils, peut-être?—Avec le +chevalier? point du tout.—Vous riez, Baronne.—Je vous donne ma parole d'honneur +que ce n'est pas monsieur votre fils qui m'accompagne chez la comtesse.—Eh! qui +donc?—Une jeune personne dont je ne crois pas que vous ayez entendu parler.—Vous +l'appelez?—Mlle de Brumont.—De Brumont? non, je ne la connais pas. Vient-elle +vous chercher, ou l'allez-vous prendre?—Mais… je ne sais, j'attends.—Restez-vous +tard chez Mme de Lignolle?—Je comptais rentrer de bonne heure pour souper avec +vous.—Vous aviez là, Baronne, une excellente idée.—Et je ferais défendre ma +porte, continua-t-elle, si vous ne craigniez pas trop l'ennui du tête-à-tête.—Je +crains seulement que le tête-à-tête ne soit trop court», répondit-il en lui +baisant la main. +Un domestique vint dire que les chevaux étaient mis. Mlle de Brumont, pressée de +revoir sa maîtresse, trouvait que le baron causait trop longtemps avec la +Sienne. Oui, ma Sophie, c'est à toi que j'en demande pardon, Faublas rêvait au +moyen d'éconduire promptement son père. +Agathe, cette alerte femme de chambre qui m'avait coiffé, voulut bien recevoir un +louis d'or et prendre pitié de ma peine. Elle me conduisit, par un petit +escalier, dans la cour, où je trouvai le carrosse de la baronne; puis elle se +chargea d'aller dire à sa maîtresse que Mlle de Brumont venait d'arriver, mais +qu'ayant su que Mme de Fonrose avait du monde, et ne voulant voir personne, elle +attendait la baronne dans sa voiture. +Ma commission fut exactement faite; bientôt je vis descendre Mme de Fonrose: mon +père lui donnait la main. Il jeta dans la voiture un regard curieux, mais j'eus +l'impolitesse de me cacher la figure avec mon éventail. +Nous partîmes. La baronne, qui riait, me félicita du succès de ma ruse. Elle prit +ma main, la serra doucement, m'honora de plusieurs regards bien tendres, et plus +d'une fois me répéta que mon père pouvait passer pour un très aimable homme, +mais que j'étais bien la plus charmante femme qu'elle eût jamais vue. +Cependant nous avancions, la conversation changea d'objet. Mme de Fonrose daigna +m'avertir que la comtesse, sans doute encore très irritée, pourrait d'abord me +recevoir assez mal; mais elle ajouta que j'apaiserois cette femme comme on les +apaisoit toutes, avec des serments, des louanges et des caresses. +Monsieur était avec madame, quand on nous annonça chez la comtesse. «Oui, ma foi! +dit le comte, c'est elle!» Mme de Lignolle, emportée par un premier mouvement, +Se leva d'abord et me tendit les bras; mais tout d'un coup, agitée d'un +Sentiment contraire, elle se rejeta dans son fauteuil en criant: «Je ne veux pas +la voir.» J'allois partir, Mme de Fonrose me prévint: «Cependant je vous la +ramène bien repentante et bien désolée; je vous assure qu'elle brûle de mériter +Sa grâce.—Sa grâce, après tant d'ingratitude!—Il est vrai, dit M. de Lignolle, +que mademoiselle s'est permis, à notre égard, un étrange procédé. Ne rester ici +que deux ou trois jours, et nous planter là sans rien dire! il fallait au moins +qu'elle avertît madame quelques jours d'avance.—Qu'elle m'avertît! s'écria la +comtesse. Il eût été fort bon qu'elle m'avertît! Monsieur, vous ne savez ce que +vous dites; on ne doit pas m'avertir, car on ne doit pas me quitter.—Ah! +pourtant, il faut convenir que mademoiselle était libre; elle avait le droit de +vous demander son congé, comme vous aviez le droit de la renvoyer. Mais dans ce +cas-là, je le répète, on s'avertit mutuellement quelques jours +d'avance.—Monsieur, voulez-vous bien me faire grâce de vos réflexions? Dans un +autre moment, elles m'amuseroient peut-être, je vous avoue que maintenant elles +me fatiguent.» Le comte se tut; je pris la parole: «Madame, je conviens que j'ai +quelques torts envers vous; mais les apparences me montrent plus coupable que je +ne le suis en effet.—Comment! vous ne m'avez peut-être pas fait une +infidélité?—Et une infidélité de quatre mois! interrompit le comte. Quatre mois +Sans nous donner seulement de vos nouvelles!—Mademoiselle, madame a raison, cela +n'est pas bien.—Il faut aussi plaider un peu pour elle, dit Mme de Fonrose; je +Sais de bonne part que cette absence de quatre mois lui a paru fort longue, et +que, si l'on avait voulu lui laisser la liberté de vous venir voir, elle en +aurait de bon cœur profité.—Baronne, vous voudriez en vain l'excuser, vous +n'ignorez pas qu'elle m'a trahie!—Vraiment, sans doute, reprit M. de Lignolle, +c'est une espèce de trahison.—Elle m'a sacrifiée!—Oui, continua l'époux +approbateur, elle nous a véritablement sacrifiés, si elle a été s'établir +ailleurs.—Justement, Monsieur, s'écria la comtesse, c'est ce qu'elle a +fait.—Madame, je me reconnais coupable; mais…—Vous l'entendez, interrompit-elle, +en joignant avec transport ses jolies petites mains, qu'elle leva d'abord vers +le plafond et dont elle se couvrit les yeux et le front. Vous +l'entendez! elle a été s'établir ailleurs, elle-même en convient.—Madame, +daignez m'écouter jusqu'à la fin, permettez…—Elle a été s'établir ailleurs! +répéta douloureusement la comtesse, qui se mit à pleurer; elle a été s'établir +ailleurs!—Chez une femme? demanda le comte.—Eh! sans doute, chez une femme, lui +répondit Mme de Lignolle avec beaucoup de vivacité. Vous faites des questions!…» +Il m'adressa la parole: «Quelle est cette femme chez qui…?—Que vous importe ce +qu'elle est? interrompit la comtesse. Qu'importe en quelle qualité? +répliqua-t-elle encore.—Est-elle noble, cette femme-là? me demanda-t-il.—Oui! +noble, s'écria-t-elle, comme mon palefrenier.—Et que fait-elle?—Ce qu'elle fait! +ce qu'elle fait! dit la comtesse, dont la colère allait toujours croissant à +chaque interrogation de son curieux mari, elle fait des sottises et de mauvaises +plaisanteries.—Et elle s'appelle?» Mme de Lignolle s'écria: «Oh! je le sais +comment elle s'appelle; mais je veux que vous le disiez, Mademoiselle.—Madame, +dispensez-moi…—Mademoiselle, point de mauvaises excuses, je le veux.—Eh bien, +elle s'appelle Montdésir!—Montdésir, j'en étais sûre; Montdésir!… Elle a pu me +quitter pour une autre!… Elle a été s'établir chez une madame Montdésir!» Et la +comtesse se remit à pleurer. «La voilà qui s'attendrit, me dit la baronne, elle +va se calmer, elle va pardonner. Tombez à ses pieds, Mademoiselle, et demandez +grâce.» Je me jetai à ses genoux que j'embrassai; et, pendant que Mme de Fonrose +lui adressait tout bas quelques mots de consolation, le comte me faisait, avec +de doux reproches, une paternelle remontrance. +«Vous êtes jeune, Mademoiselle de Brumont, vous avez pour vous toutes les grâces +de l'esprit et de la figure; cependant vous ne parviendrez point à réparer +l'injustice que la fortune vous a faite d'ailleurs, si vous êtes inconstante +dans vos goûts, si vous ne voulez vous attacher à personne, si vous allez vous +établissant partout, sans pouvoir vous fixer nulle part. Qui nous avez-vous +préféré, je vous prie? Une roturière, une femme de rien, qui est philosophe, je +le parierois. N'étiez-vous pas cent fois mieux ici? Je ne crois point avoir +manqué d'égards pour une demoiselle que j'estimois vraiment beaucoup, et, quant +à ma femme, elle vous aimait au point d'en être folle. D'ailleurs, sans compter +mille autres avantages, vous en aviez chez nous un très grand, qu'on rencontre +rarement ailleurs: celui de deviner tous les jours des charades, et d'en faire +vous-même tout à votre aise.» +Le chagrin de la comtesse ne put tenir contre les dernières réflexions de son +mari. A peine M. de Lignolle finissait de parler que madame tomba dans les +convulsions d'un rire inextinguible. Tout à coup la sombre douleur fit place à +la joie folle sur ce charmant visage où je vis les ris et les pleurs ensemble +mêlés. Il m'était aisé de m'apercevoir que Mme de Fonrose aurait, comme moi, +donné de l'or pour qu'il lui fût permis de rire aussi haut que la comtesse; mais +j'étais, comme elle, retenu par la crainte de donner d'étranges soupçons à ce +mari qui nous regardait, et qui devait être également surpris du violent chagrin +de sa femme et de son excessive gaieté. Le comte, en effet, remarqua ma +contrainte, et voici comment il me rassura: +«Vous avez l'air stupéfaite, Mademoiselle; mais il ne faut pas que ceci vous +étonne. Aucune affection de l'âme ne m'échappe , à moi: +dans votre absence, la belle humeur de madame s'était visiblement altérée; j'ai +découvert qu'il y avait un moyen sûr de lui rendre sa gaieté, je lui ai parlé +charade: aussitôt voilà madame riant comme une folle. J'ai répété plusieurs fois +l'expérience, et toujours avec le même succès. Vous en êtes vous-même témoin, +depuis un quart d'heure elle ne cesse! et tenez, voilà un redoublement.» +En effet, la comtesse recommença de plus belle, et Mme de Fonrose ne se gêna +plus; je fus comme elle entraîné, et M. de Lignolle lui-même ne put voir trois +personnes s'égayer de si bon cœur, sans se mettre de la partie. Nos bruyant +éclats de rire durent être entendus de tout le voisinage. +Cependant, quoique Mlle de Brumont se pâmât de rire, le chevalier de Faublas ne +perdait pas la tête. D'une bouche avide il pressait les lis d'un bras plus doux +que l'ivoire, et d'une main caressante il serrait doucement les plus jolis +genoux du monde. «Pardonnez-lui, dit à la comtesse Mme de Fonrose, qui, ne +S'ennuyant pas de me regarder, ne perdait aucun détail de cette joyeuse +pantomime.—Pardonnez-lui, répéta le mari confident, qui, non content de +m'applaudir par des regards et par des signes, se baissa deux fois pour me +glisser à l'oreille ces paroles tout à fait encourageantes: «Bon, bon! ne vous +lassez pas, tenez ferme, elle est vaincue!—Pardonnez-moi, m'écriai-je à mon +tour, d'une voix tendre et d'un ton suppliant; pardonnez-moi, car je me repens +et je vous aime.—Et moi aussi, je vous aime, répondit-elle en m'embrassant, et +je vous pardonne, ajouta-t-elle en m'embrassant encore, mais à condition que +vous ne verrez plus cette madame de Montdésir.—Oh! non.—Et que vous n'irez +jamais vous établir ailleurs que chez moi.—Jamais.—En ce cas, je vous pardonne, +et je vous aime, et je vous embrasse; et, si vous me tenez parole, je vous +aimerai et je vous embrasserai toute ma vie.—Eh bien, s'écria M. de Lignolle, +charmé de la joie de sa femme, puisque madame vous aime, vous embrasse et vous +pardonne, je veux aussi vous pardonner, vous aimer et vous embrasser.» Il +m'honora de plusieurs baisers. «Et moi aussi, dit Mme de Fonrose, je vous aime, +je vous pardonne et je vous embrasse, car depuis un quart d'heure vous m'avez +bien amusée. +—Qu'on dise pourtant que les charades ne sont bonnes à rien! reprit le comte d'un +air de triomphe. Voyez comme elles nous ont tous mis de bonne humeur, comme la +paix s'est faite aussitôt que…» La comtesse l'interrompit: «A propos de charade, +Mademoiselle de Brumont, savez-vous bien que monsieur n'a pas encore pu deviner +la nôtre?—Bon! c'est qu'elle n'est pas exacte, répondit-il.—Voilà une bonne +raison! s'écria Mme de Fonrose. Comment! Mademoiselle, votre charade n'est pas +exacte?» Je lui répliquai en montrant la comtesse: «C'est madame qui l'a +faite.—Oui, répondit celle-ci; mais c'est vous qui me l'avez fait +faire.—N'importe, reprit la baronne, si elle n'est pas exacte, il faut la +recommencer.» La comtesse repartit: «C'est notre intention, Madame.—Sans doute, +dit M. de Lignolle, il faut la recommencer.—Cela vous fera donc plaisir? lui +demanda sa femme.—Assurément, Madame, et beaucoup; je voudrais même pouvoir vous +y aider; je voudrais pouvoir vous enseigner…—Je vous rends mille grâces, +interrompit-elle; je ne veux plus désormais d'autre précepteur que Mlle de +Brumont. D'ailleurs, Monsieur, ce serait peut-être bien inutilement que vous +essayeriez de devenir le mien.—Sans doute! j'ai fait dans ma vie, tant en +énigmes qu'en charades, plus de cinq cents poèmes: ce serait un vrai travail +pour moi de me remettre aux premiers élémens.—Cependant, Monsieur, lui dis-je, +je prendrai la liberté de vous observer que madame la comtesse est jeune, +curieuse et pressée d'apprendre.—Eh bien! Mademoiselle, vous n'avez pas besoin +d'un second pour lui montrer tout ce qu'il lui importe de connaître; vous êtes, +j'en suis sûr, très en état de donner d'excellent principes à votre écolière; +et, par exemple, quand une fois vous l'aurez commencée, je m'engage volontiers à +la finir.—Non pas, s'il vous plaît: je prétends n'en céder à personne la gloire +et le plaisir.—Eh bien, comme vous voudrez; cela ne m'empêchera pas de +m'intéresser vivement aux progrès de votre écolière.—Monsieur, ce que vous avez +la bonté de me dire est très propre à m'encourager. Je donnerai de bonnes leçons +à madame la comtesse, je vous le promets.—Donnez, Mademoiselle, donnez.—Je ferai +plus d'une charade avec elle, je vous en réponds!—Faites, Mademoiselle, +faites!—Ainsi, Monsieur, dit Mme de Lignolle, je puis donc, sans risquer de vous +déplaire, m'occuper de ce petit travail-là.—Eh! bon Dieu, Madame, toute la +journée, si cela vous amuse.—Bon! reprit-elle, je suis contente. Je m'en faisais +quelque scrupule, parce que je craignais de m'arroger un droit que je n'eusse +pas; mais, à présent que vous m'en avez donné la permission, me voilà tout à +fait à mon aise.—A la bonne heure; mais je vous engage à recommencer celle que +vous avez seulement ébauchée ensemble: car sûrement je l'aurois devinée, si elle +avait été bien faite… Allons, Mademoiselle, point de paresse, point de mauvaise +honte; recommencez cela, faites-le mieux.—J'y tâcherai, Monsieur.—De votre mieux +et le plus tôt possible.—Ah! tout à l'heure, si madame le veut.—Non, interrompit +la baronne, dînons, dînons, aussi bien vous aurez le temps. Je compte vous +laisser passer ici la quinzaine.» Je crus avoir mal entendu. «Quoi! la +quinzaine? lui dis-je.—Vraiment, répondit-elle. Le terme vous paraît court! je +le conçois; mais je n'ai pu obtenir qu'il fût plus long.—Obtenir!…—J'ai tenté +l'impossible, Mademoiselle: car je savais combien vous désiriez prolonger votre +Séjour chez la comtesse.—Certainement,… mais…—Mais vos parents sont demeurés +inflexibles.—Vous dites, Madame, que mes parents…?—Ils ne vous ont accordé que +quinze jours.—Vous dites que mes parents m'ont accordé…—Oui, seulement quinze +jours. Rien n'a pu les déterminer à se priver, pour un temps plus long, du +bonheur de vous posséder chez eux.—Quinze jours, Madame la baronne! Vous êtes +Sûre?…—Je suis sûre, Mademoiselle, qu'ils ne vous permettront pas de rester plus +longtemps; arrangez-vous d'après cela, dans quinze jours je vous remmène, c'est +une chose convenue.—Convenue!—Oui, Mademoiselle, décidée.—Décidée, +Madame!—Irrévocablement décidée, Mademoiselle.—Ah! ah!—En attendant, je viendrai +vous voir presque tous les jours, comme vous pensez bien.—Oui, Madame.—Et +presque tous les jours aussi je les verrai, vos parents.—Oui, Madame.—Ainsi vous +aurez perpétuellement de leurs nouvelles.—Oui, Madame.—Et ils recevront +continuellement des vôtres.—Oui, Madame.—Tenez, ce soir je soupe avec l'un +d'entre eux.—Je le sais; c'est même un de mes grands-parents, celui-là, je +crois?—Justement, Mademoiselle, je lui parlerai de vous, de votre absence.—Ah! +je vous en serai bien obligée.—Je ne doute pas que d'abord cette séparation de +quinze jours ne l'effraye, comme les autres; mais je lui ferai entendre raison +là-dessus.—Vous me rendrez un vrai service.—Je vous réponds qu'il ne sera pas +fâché.—Madame, je m'en rapporte à vous.» +On conçoit que je demeurai très surpris de la manière artificieuse et hardie dont +la baronne venait de m'établir, pour ainsi dire malgré moi, chez la comtesse. +Cependant je n'oserais pas dire que j'en fus bien fâché, car peu de gens me +croiraient; mais du moins, ô ma Sophie! j'assurerai qu'à l'instant même je pris +intérieurement la ferme résolution de conserver mes relations avec Mme de B…, +pour être, en cas de besoin, promptement informé de ses découvertes et pour me +conduire en conséquence. +Le comte, qui n'avait rien perdu de mon dialogue avec Mme de Fonrose, demanda si +mes parents demeuraient maintenant à Paris; la baronne répondit qu'ils y étaient +incognito pour des raisons qu'elle savait, mais +qu'elle ne pouvait dire. +Nous allons nous mettre à table: je fus placé entre le mari et la femme; de temps +en temps, la comtesse passait adroitement sous la nappe une main qui rencontrait +toujours la mienne, et mon genou touchait le sien. Aussi M. de Lignolle se +fût-il étonné de nos fréquentes distractions, si Mme de Fonrose, toujours +attentive et toujours complaisante, n'eût vingt fois relevé la conversation +prête à tomber, et vingt fois ne nous eût très habilement avertis de nos +imprudences ou tirés de nos rêveries. Au dessert, cependant, il fallut payer de +ma personne. La baronne, soit qu'elle voulût me distraire de l'objet dont elle +me voyait trop occupé, soit qu'elle prît quelque plaisir à me tourmenter un peu, +la baronne s'avisa de me porter un coup plus difficile à parer que tous les +autres. «A propos, dit-elle, vous savez sans doute la grande nouvelle? Le +chevalier de Faublas est sorti de la Bastille.—Qui, le chevalier de Faublas? +demanda le comte.—Ne vous rappelez-vous pas l'histoire de ce joli garçon qui, +Sous des habits de femme…—S'est introduit chez le marquis de B…?—Oui, oui.—Et +l'on a remis en liberté ce mauvais sujet? Et ce petit garnement ne sera pas +claquemuré pour le reste de sa vie?—Comte, vous êtes bien sévère. On dit que +c'est un très aimable enfant.—Un fieffé libertin, qu'on aurait dû fouetter en +place publique!» La baronne alors m'adressa la parole: «Mlle de Brumont ne dit +mot; est-elle de l'avis de monsieur?—Non, Madame, pas tout à fait, non… Ce +chevalier de Faublas dont vous parlez, je le juge excusable; il est bien jeune +encore: à moins qu'il n'ait commis de ces fautes…—Il a fait des horreurs, +S'écria M. de Lignolle. Vous ne savez donc pas son histoire, Mademoiselle? Je +vais vous la conter. D'abord, il a quitté les habits de son sexe, et, se donnant +pour femme, il est entré dans le lit de la marquise de B…, presque sous les yeux +de son mari. N'est-ce pas affreux?—Permettez que je vous arrête, Monsieur; ceci +ne me paraît pas vraisemblable. Est-il possible qu'un homme ressemble à une +femme si bien qu'on s'y méprenne?—Cela n'est pas ordinaire, mais cela s'est +vu.—Si vous ne me l'assuriez, je ne le croirais pas, dit la comtesse.—Il faut le +croire, répondit-il, car c'est un fait. Au reste, ce marquis de B… n'en est pas +moins un imbécile avec ses connaissances physionomiques. C'est la science du +cœur humain qu'il faut posséder.» Je l'interrompis: «Il me paraît que, si vous +aviez été à la place du malheureux marquis, ce M. de Faublas ne vous eût pas +fait sa dupe.—Oh! soyez-en sûre. Je n'ai peut-être pas plus d'esprit qu'un +autre; mais je suis observateur, je connais le cœur de l'homme, et nulle affection de l'âme ne m'échappe .—Nous savons cela, +dit la baronne; mais, pour revenir à notre mauvais sujet, je vais un peu vous +étonner en vous apprenant qu'il a l'obligation de sa liberté à la marquise.—A +Mme de B…? s'écria le comte.—A Mme de B…! s'écria la comtesse avec beaucoup de +vivacité.—A Mme de B…! m'écriai-je moi-même, en jouant l'étonnement.—A Mme de +B…, répéta froidement la baronne. Tout le monde l'assure.» La comtesse se leva +brusquement et m'adressa la parole: «Quoi! c'est la marquise?…» +Elle parlait si haut et si vite, elle paraissait tellement surprise, inquiète et +fâchée, que, tremblant de l'entendre me faire ou quelque imprudent reproche ou +quelque dangereuse question, je me hâtai de l'interrompre: «Adressez-vous à +madame la baronne. Qu'allez-vous me demander, à moi qui ne sais pas un mot de +toute cette fable?» M. de Lignolle daigna me seconder. «Une fable, comme dit +fort bien mademoiselle. En effet, comment imaginer que la marquise ait osé…—Il +n'y a rien que de vrai dans ce que j'avance, reprit la baronne. Qu'une fille +toute neuve, une vierge pure, sans malice, sans passions et sans reproche, +trouve fort scandaleux l'événement que j'annonce, et que, dans l'innocence de +Son cœur, elle refuse d'y croire, cela me paraît fort naturel. Je ne puis même, +en passant, m'empêcher de blâmer la comtesse, qui a déjà quelque usage du monde, +d'avoir été tout à l'heure tentée de questionner, sur certaine matière, une +personne aussi inexpérimentée que l'est sa demoiselle de compagnie. Mais que M. +de Lignolle, homme d'esprit, homme de tête, M. de Lignolle, qui a l'expérience +du monde, de la cour, et des femmes surtout, que M. de Lignolle, observateur +profond, excellent juge, M. de Lignolle, enfin, appelle fable un fait peu commun +Sans doute, mais qui n'est pas sans exemple et paraîtra même vraisemblable à +quiconque connaît les mœurs de ce siècle de corruption, voilà ce que je ne +conçois pas.—Encore, répondit le comte, faudrait-il que j'eusse particulièrement +étudié le caractère de Mme de B… Je ne la connais que pour avoir entendu +quelquefois parler d'elle.—Et moi, malheureusement, pour l'avoir souvent +rencontrée dans mon chemin. Je pourrais lui contester les dons naturels et les +dons acquis; mais la plupart des jeunes gens de la cour disent qu'elle est +belle, et ils le savent bien; mais les vieux courtisans assurent qu'elle est +plus qu'eux tous adroite, insinuante, artificieuse et dissimulée: il faut les +croire. Ceux-ci lui accordent beaucoup d'esprit, ceux-là lui reconnaissent de +grands talents; tous généralement conviennent qu'elle est née pour l'intrigue. +Les uns s'étonnent que l'ambition puisse régner avec tant d'empire dans un cœur +qu'ils craient fait pour des passions plus douces; les autres, la voyant sans +cesse occupée de plus grands intérêts, ne conçoivent pas par quel miracle il lui +reste un moment pour l'amour. Ce que chacun ne peut se lasser d'admirer en elle, +c'est un continuel mélange de l'audace qui distingue les forts, et de l'astuce +qui semble n'appartenir qu'aux faibles. Quelquefois elle étonne ses ennemis et +Ses rivales par les coups hardis qu'elle frappe; souvent elle les fatigue de sa +tranquille patience et de sa persévérance éternelle. Tantôt c'est le tigre +irrité qui s'élance sur le chasseur et le terrasse, et tantôt le chat sournois +qu'on voit des heures entières tapi près de la retraite de la proie qu'il +attend. Tenez, je ne veux pour preuve de sa rare capacité que la manière dont +elle s'est relevée plus puissante après sa terrible chute. Quand son affaire +avec le chevalier de Faublas fit tant de bruit, nous la crûmes perdue, elle +Seule eut le courage de ne pas désespérer de sa fortune. Vous dire comment elle +persuada à son mari coiffé, battu et mécontent, qu'il n'était pas un sot, je ne +le saurais: ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui nous voyons qu'ils +vivent très bien ensemble. Au reste, c'est là le moindre des succès qu'elle +S'était promis: dès qu'elle eut enchanté le bon époux, elle songea à délivrer +l'ami charmant. Pour cela, que fait-elle? M. de , qui avait +beaucoup de partisans parce qu'il jouissait d'un léger mérite et d'une +fortune considérable, M. de , depuis longtemps, était vainement +amoureux d'elle, et vainement visait au ministère. La marquise entre dans le +parti nombreux qui le porte aux premières places; après quatre mois d'efforts +elle culbute le ministre, effraye un des concurrent, trompe l'autre, et +l'heureux compétiteur qu'elle sert se voit enfin nanti du fameux portefeuille. +Alors sa bienfaitrice ne dédaigne pas de devenir son amante… Vous paraissez +étonnée, Mademoiselle de Brumont?… Hélas! oui, la belle victime s'est immolée… +Elle a généreusement consommé le grand sacrifice. Ainsi Mme de B… retrouve son +premier crédit, qu'elle augmente encore. Ainsi le chevalier de Faublas est rendu +à la société, pour y faire, si nous n'y prenons garde, quelque nouvelle +incartade.» +Enfin, Mme de Fonrose se tut, et, puisqu'elle ne voulait que m'embarrasser, elle +eut lieu de s'applaudir de la nouvelle fatale; fatale! car je m'en affligeai +beaucoup. En ne m'examinant qu'un peu, je ne trouvais guère probable que +l'adorateur de Sophie et l'amant de la comtesse fût encore amoureux de Mme de +B…; cependant j'entendais s'élever du fond de mon cœur une voix secrète qui me +criait que la marquise aurait dû me laisser en prison. Oui, dans mon déplaisir +extrême, j'osais accuser mon amie d'avoir trop fait pour moi. Ils auraient donc +raison, les consolans moralistes qui tous les jours impriment que l'homme est +naturellement ingrat? +Mme de Lignolle, mécontente de mon chagrin, qu'il n'était pas malaisé +d'apercevoir, fit tout haut cette remarque: «Vous avez l'air bien sérieux, +Mademoiselle?—Vraiment oui», dit le comte. Je ne répondis rien à la comtesse +parce que la baronne, habile à deviner et prompte à prévenir les imprudences de +Son amie, déjà s'était emparée d'elle, et tout bas lui disait sans doute ce +qu'elle croyait propre à la retenir et à la calmer; mais je saisis ce moment +pour m'approcher de M. de Lignolle et lui confier un grand secret: «Monsieur, si +j'ai bonne mémoire, vous m'avez autrefois témoigné le désir qu'il ne fût jamais +question d'amourette et de galanterie devant votre jeune épouse.» Il me +répondit: «Cela est vrai, mais il est question de ce libertin, je prends de +l'humeur, je me laisse entraîner, et j'oublie mes résolutions. Au reste, je vous +remercie de l'avis que vous voulez bien me donner, j'en vais profiter, nous +allons nous entretenir d'autre chose.» Il me tint cruellement parole; je fus, +toute la soirée, obligé de deviner des charades, d'entendre de longues +dissertations sur les affaires de l'âme. +A dix heures, la baronne se retira pour aller souper avec celui qu'elle appelait +mon grand-parent. A minuit, M. de Lignolle souhaite à la comtesse une bonne +nuit, et un bon sommeil à Mlle de Brumont. De ces deux souhaits si contraires, +un seul pouvait être exaucé: la comtesse eut une bonne nuit, justement parce que +Mlle de Brumont dormit peu. +Ne vous en étonnez pas, vous qui vous souvenez qu'hier au soir, et ce matin, +Justine m'a passablement occupé. Songez à ma détention trop longue, songez que +l'économique régime du célibat, rigoureusement gardé pendant cent vingt mortels +jours, a dû convenablement me préparer aux excès dispendieux de plusieurs nuits +heureuses. +Et vous aussi, malheureux amant, qui, pour avoir rencontré la satiété dans les +bras de l'amour, ne concevez plus un bonheur trop au-dessus de vos forces, +recevez avec mes preuves un avis salutaire, et prenez courage: faites-vous +mettre à la Bastille, restez-y quatre mois seulement, et, quand vous en +Sortirez, vous verrez de quoi vous serez capables, avec quel empressement vous +volerez aux genoux de vos maîtresses! Ah! que de fois vous leur direz: «Je vous +aime», si elles vous le disent une fois! Ah! que vous les retrouverez jolies, si +vous les retrouvez fidèles! +La mienne l'était, et jura de l'être toujours. De mon côté, je la rassurai si +bien que le lendemain matin son cœur ne conservait aucun soupçon jaloux. Nous +fîmes ensemble un déjeuner charmant, car nous ne fûmes pas gênés par la présence +d'un tiers. M. de Lignolle, en partant pour Versailles, où il allait passer +plusieurs jours, m'avait recommandé de tenir fidèle compagnie à sa femme et +d'avoir bien soin d'elle. +Ce fut elle qui prit soin de moi. Ses petites mains arrangèrent mes cheveux, ses +petites mains m'habillèrent. Il est vrai que je n'en fus ni mieux coiffé ni +mieux vêtu. Il est vrai que, plein de réconnaissance, je lui rendis, +maladroitement si l'on veut, mais pourtant fort bien, à ce qu'elle disait, tous +les services que j'avais reçus d'elle. La matinée tout entière, comme un +instant, s'écoula dans ces occupations si douces. Nombrez, s'il se peut, les +distractions qui prolongèrent nos travaux et les folies qui les interrompirent. +Mme de Lignolle, naturellement si vive, est devenue plus étourdie de moitié; +Faublas, que vous connaissez, serait-il plus raisonnable qu'elle? Figurez-vous +notre enfantine joie, nos comiques tendresses, nos bruyant transports. Imaginez +jusqu'à quel point nos caprices peuvent être amusans, et nos espiègleries +piquantes. Devinez le babil de nos querelles et le silence de nos combats. +Représentez-vous ce que nos bouderies ont de plus intéressant, et nos +raccommodemens de plus voluptueux: fille de compagnie peu respectueuse, je viens +de faire à ma maîtresse une malice presque impertinente, et, pour m'attirer plus +Sûrement le châtiment que je mérite, j'ai l'air de vouloir m'y dérober. La +comtesse, qui me voit fuir, vole sur mes pas, et sur mes pas se précipite dans +la sombre alcôve où je parois chercher à me cacher. Un cri qu'elle pousse +annonce que je suis découverte et saisie; mais le vainqueur, tout à coup vaincu, +reconnaît trop tard le piège qu'on lui tendait, il tombe et demande grâce; je +reste inexorable, et je donne un baiser. O vous, qui que vous soyez, que ces +jeux effarouchent, si dans vos sévérités vous voulez du moins vous montrer +équitables, ne nous jugez point selon les rigoureuses lois qui gouvernent les +hommes! Je n'ai pas dix-huit ans encore, la comtesse en compte à peine seize; +nous sommes deux enfants. +Mme de Lignolle n'avait pas fait défendre sa porte pour tout le monde. Nous +reçûmes, dans l'après-dîner, la visite de Mme de Fonrose, qui m'apporta des +nouvelles de mon père, et celle de la marquise d'Armincour, à qui sa nièce avait +mandé le retour de Mlle de Brumont. La bonne tante, enchantée de me revoir, me +prodigua les compliment. Pénétrée pour moi de la plus profonde estime, elle +n'avait point oublié que je réunissois, à l'avantage assez commun de tout +connaître, le rare talent de tout expliquer, et que, dans une circonstance +embarrassante, je l'avais puissamment aidée à donner à son Éléonore des instructions de première nécessité. La vieille marquise +m'aimait tant et me faisait tant de caresses que je ne pouvais, sans manquer à +la réconnaissance, trouver sa visite trop longue. Sur quoi j'observerai que la +baronne, qui apparemment me jugeait ingrat, s'efforça, par toutes sortes de +moyens, d'amener la bonne tante souper chez elle. Quand elle vit qu'il était +impossible de l'y décider, elle prit elle-même le parti de rester avec nous. A +minuit, nos deux convives se retirèrent; la même jolie femme de chambre qui +m'avait habillée s'empressa de détruire son ouvrage, et l'amie de la comtesse +redevint son amant. +Je dis l'amie de la comtesse, et je dis bien. On savait chez elle que je n'étais +plus sa demoiselle de compagnie. Au reste, je crois que, dans l'occasion, tout +bon gentilhomme pourrait, sans déroger, se mettre en condition comme j'y eusse +été. Vraiment! le matin présider à la toilette de madame, causer l'après-dîner +dans son boudoir, et le soir entrer dans son lit, je ne vois rien là qu'un jeune +homme bien né doive trouver pénible et ne puisse faire honorablement. Quant à +moi, je sais bien que je remplissois les différents devoirs de ma place avec +grand plaisir et sans craindre de compromettre ma noblesse. De toutes manières, +je me trouvais chez Mme de Lignolle aussi bien que chez moi. +Aussi bien que chez moi!… de temps en temps, mais pas toujours. Non, mon père, +non. Quoique deux journées seulement se fussent écoulées depuis notre +Séparation, je sentais le besoin de vous revoir. O ma Sophie! je brûlais du +désir d'aller chez Justine savoir si Mme de B… n'avait rien appris de ton sort, +et l'idée de tes infortunes empoisonnait mon coupable bonheur. +Ce fut pour l'amour de ma femme que j'eus avec ma maîtresse un démêlé sérieux dès +que le jour parut. «Je crois que tu pleures, s'écria la comtesse étonnée; +qu'as-tu donc?» Lui avouer que je donnais ces larmes à l'absence de Sophie, +c'eût été vraiment une cruauté; j'aimai mieux me permettre un officieux +mensonge. «Je m'afflige parce qu'il faut, mon Éléonore, que je vous quitte pour +quelques heures.—Me quitter! pourquoi faire?—Une visite…—A qui?—Pas à mon père, +car il me retiendrait, et je veux revenir; mais à ma sœur.—A ta sœur! mon bon +ami, rien ne presse.—Je ne puis m'en dispenser aujourd'hui.—Tu ne le +peux?—Non.—Absolument?—Absolument.—Eh bien, j'irai avec toi.—Quelle idée! Nous +montrer ensemble dans les rues de Paris! On n'a qu'à me reconnaître.—Nous +baisserons les stores.—Oui! ne faut-il pas toujours descendre de voiture et y +remonter? Et puis est-il possible que je te mène à ce couvent? à quoi cela +ressemblerait-il?—Je t'attendrai à la porte.—Eh! non, non.—Vous ne voulez +pas?—Je le voudrais de tout mon cœur; mais…—Vous me trompez.—Ma jolie petite +amie, peux-tu le croire?—Je le crois: vous méditez une infidélité.—Éléonore!…—Ce +n'est pas chez votre sœur que vous allez, mais chez cette indigne marquise, ou +peut-être chez cette petite sotte de Montdésir.—Ma chère Éléonore!…—Mais, si +vous avez des rendez-vous, vous les manquerez: car je vous défends de +Sortir.—Vous me le défendez?—Oui, je vous le défends.—Madame, prenez ce ton avec +M. de Lignolle, tant qu'il voudra bien le permettre; quant à moi, je vous +déclare que je ne le souffrirai pas, et que je veux sortir tout à l'heure.—Et +moi, Monsieur, je vous déclare que vous ne sortirez pas.—Je ne sortirai +pas?—Non.—Ah! nous allons voir.» +Je fis un mouvement pour me précipiter hors du lit; de la main droite, elle me +retint par les cheveux, et, de la gauche, elle tira le cordon de sa sonnette +avec tant de violence qu'elle le cassa. Ses femmes effrayées accoururent à sa +porte. Elle leur cria: «Qu'on dise au suisse qu'il tienne l'hôtel exactement +fermé et qu'il ne laisse sortir aucune des femmes de ma maison.» +Cette manière de garder un amant me parut si neuve que je fus obligé d'en rire: +ma gaieté plut à la comtesse, qui se mit à rire aussi. Quelques minutes se +passèrent dans le délire de cette joie; nous nous levâmes ensuite, et, quand je +fus habillée, la querelle recommença. +«Éléonore, je m'en vais. Je te donne ma parole d'honneur qu'avant deux heures je +Serai de retour.—Mademoiselle de Brumont, je te donne ma parole que mon suisse +ne te laissera pas sortir.—Quoi! sérieusement, Madame?—Très sérieusement, +Monsieur.—Comtesse, je n'essayerai point de forcer le passage, parce qu'ajouter +à votre imprudence une imprudence encore, ce serait visiblement vous +compromettre; mais souvenez-vous de la violence que vous me faites, songez que +vous n'aurez pas toujours le pouvoir de retenir votre amant chez vous malgré +lui, et qu'une fois libre, il pourra tarder longtemps à venir reprendre un joug +que vous lui aurez rendu pesant.—Ah! l'indigne! il menace de m'abandonner!… +Faublas, quand tu ne reviendras pas, je t'irai chercher… J'irai chez toutes tes +maîtresses les unes après les autres: chez cette Mme de Montdésir, pour la +Souffleter; chez la marquise, pour te redemander à son mari; jusque chez ta +femme, s'il le faut, pour lui déclarer que je suis ta femme aussi… Oui, ta +femme. Ce M. de Lignolle ne s'est marié qu'avec mon bien. C'est toi qui m'as +vraiment épousée; c'est toi seul, mon ami, tu le sais bien… Pourquoi veux-tu +Sortir et m'aller faire une infidélité? Pendant que tu étais à la Bastille, je +n'avais de rendez-vous avec personne, moi. Je ne savais que t'appeler, +m'impatienter et gémir… Est-ce Mme de B… qui t'attend? Avoue-le, je te le +pardonne, si tu n'y vas pas… Quel avantage a-t-elle donc sur moi, cette Mme de +B… que tu me préfères? Est-elle belle? Je suis jolie. A-t-elle des talents? Tu ne +connais pas tous les miens: je chante bien, je danse mieux, et je vais tout à +l'heure, si tu le veux, te jouer sur mon piano toutes les sonates d'Hedelman et +de Clementi. A-t-elle de l'esprit? Je n'en manque pas. Vous aime-t-elle +beaucoup? Je vous aime davantage, et je suis plus jeune, plus fraîche, plus +aimable. Je te le dis, moi, je le dis… Tu ris, Faublas? Eh bien, oui, ne sors +pas, et nous allons rire, causer, jouer ensemble, courir l'un après l'autre, +nous caresser, nous battre, nous amuser comme hier. Hier le temps a passé si +vite! Reste avec moi, mon bon ami, je te promets que cette journée-ci ne nous +paraîtra pas moins courte que celle d'hier.—Tout cela, Madame, est inutile. Vous +me retenez de force, mais prenez garde que votre prisonnier ne vous échappe: +car, en quittant sa chaîne, il la brisera.—Vous osez répéter encore… Mettez mon +courage à cette horrible épreuve, et vous verrez,… perfide! Je vais partout à +votre poursuite; je vous surprends chez une rivale, je la tue, je vous tue, je +me tue, et, jusque dans mes derniers moment du moins, je vous prouve que je vous +adore, ingrat que vous êtes!… Grands dieux! où suis-je? Je ne me connais plus… +Faublas, mon ami, ne sois pas fâché, ne sors pas… Tu ne dis mot, tu me +repousses… Ah! je t'en prie, pardonne-moi. Tiens, regarde, je pleure, je suis à +genoux.» +Je fus attendri, je la relevai, je la consolai, nous entrâmes en pourparler, nous +capitulâmes. J'obtins qu'on irait tout à l'heure lever chez son suisse la +défense qui me tenait aux arrêts chez elle; mais elle obtint que je ne sortirois +pas. +Le lendemain cependant je me sentis plus inquiet, et, résolu de voir Justine à +quelque prix que ce fût, je parlai de ma sœur à la comtesse. L'interminable +dispute allait s'échauffer, lorsqu'au coup de marteau du maître, les portes de +l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. M. de Lignolle accourut à l'appartement de sa +femme, et, du plus loin qu'il nous vit, il s'écria: «Félicitez-moi, Mesdames, je +rapporte de Versailles le brevet d'une pension de deux mille écus.—Pour qui? +demanda la comtesse.—Pour moi, répondit-il de l'air du monde le plus +Satisfait.—Monsieur, j'en suis fort aise, puisque vous en paraissez content; +mais qu'est-ce pour vous qu'une pension de 6,000 livres?—Je n'ai pas pu +l'obtenir plus forte.—Vous m'entendez mal, reprit-elle d'un ton froid qui +contrastait merveilleusement avec la joie de son mari. Loin de me plaindre que +la pension soit trop modique, je m'étonne que vous l'ayez sollicitée; vous, +Monsieur, qui possédez plus de douze cent mille livres de biens-fonds, et à qui +j'ai apporté près du double en mariage.—Madame, on n'est jamais trop riche.—Eh! +Monsieur, tant d'honnêtes gens ne le sont pas assez! Pourquoi ne pas laisser les +grâces de la cour se répandre sur ceux qui en ont un véritable besoin?—Il est +vrai, dit le comte en se frottant les mains, qu'une foule d'amateurs s'étaient +mis sur les rangs; je n'ai pas été seul favorisé. Les brevetés sont: d'Apremont, +que vous connaissez…—Une seule de ses terres lui rapporte vingt mille écus!—Et +de Verseuil…—Il est lieutenant d'une province!—Et d'Hérival, aussi.—Son oncle, +ancien ministre, l'a chargé de richesses qu'il dissipe et d'honneurs dont il est +indigne.—Et Flainville, encore.—Il a, par l'agiotage, quadruplé l'opulente +Succession de ses pères!—Et puis un monsieur de Saint-Prée… Mais non, je me +trompe, celui-là n'a rien obtenu.—Ah! le brave homme! m'écriai-je. Quel +dommage!—Vous le connaissez? me dit la comtesse.—Oui, Madame. Un vieux officier +plein de mérite et de courage! Vous ne verriez pas sans admiration les +cicatrices dont il est couvert, et le récit des malheurs qui ont renversé sa +fortune vous intéresserait vivement.—Il est pauvre? s'écria-t-elle.—Très pauvre. +On s'est montré du moins assez juste pour recevoir l'aîné de ses garçons à +l'École militaire, et sa fille cadette à Saint-Cyr.—Il a beaucoup +d'enfants?—Trois autres demeurent encore à sa charge, et, comme lui, languissent +dans un village du Languedoc…—Là! dites-moi, n'est-ce pas une chose affreuse que +des courtisans qui nagent dans l'opulence enlèvent à cette famille infortunée +Son honorable et dernière ressource?…» Elle se tourna vers son mari: «N'en +êtes-vous pas honteux?—Honteux de quoi? répondit le comte: si ce monsieur est +malheureux, qu'il se plaigne; s'il est oublié, qu'il se montre. Que fait-il dans +Sa province? qu'il vienne à Versailles; qu'il paroisse à l'Œil-de-Bœuf. Est-ce à +moi de l'aller chercher? Il a fait de malheureuses campagnes: eh bien! dix mille +officiers n'ont-ils pas été blessés comme lui? N'est-il pas guéri comme eux? A +la cour, ce ne sont pas des cicatrices qu'il faut montrer. Il ne s'agit que +d'avoir des amis, de la patience et de l'importunité. Si rien de tout cela ne +manque à M. de Saint-Prée, son tour viendra.» La comtesse repartit avec +vivacité: «Mais, sans vous, peut-être son tour était venu.» M. de Lignolle, +affectant le ton de la supériorité, répliqua: «Que vous êtes enfant! vous n'avez +pas la moindre connaissance du monde. Supposons que, pour faire place à ce +monsieur, je me fusse bonnement retiré; d'autres, moins délicats, l'auraient +écarté. D'ailleurs, si dans la vie on était arrêté par la foule des petites +considérations particulières, on ne songerait jamais à soi.» Mme de Lignolle +rougit, pâlit, frappa des pieds. «Brumont, vous l'entendez! voilà de ces raisons +qui me mettent hors de moi. Cela me ferait sauter au ciel!… Monsieur, je ne +connais, comme vous le dites bien, ni le monde, ni le cœur humain, ni, Dieu +merci! l'art des beaux raisonnement; mais j'écoute ma conscience: elle me crie +qu'aujourd'hui vous avez surpris les ministres, trompé le roi et volé des +malheureux.—Madame, l'expression…—Oui, Monsieur, volé!» Son mari voulut sortir, +elle le retint, et d'un ton qui paraissait plus calme elle continua: «Si vous ne +trouvez pas moyen, sous quelques jours, de vous démettre de votre pension en +faveur de M. de Saint-Prée, je vous déclare que je me chargerai du soin de lui +faire passer tous les ans deux mille écus par une voie indirecte et par forme de +restitution.—Comme il vous plaira, Madame; vous le pouvez sans vous gêner +beaucoup: ce sera tout au plus le tiers de la somme annuelle que vous vous êtes +réservée pour votre entretien.—Ne vous en flattez pas, Monsieur, je ne toucherai +point à cette portion de mon revenu. Quoique je ne vous en doive aucun compte, +je suis bien aise de vous répéter ce que je vous ai déjà dit cent fois: je ne me +consolerais pas de dépenser follement vingt mille francs en bagatelles de +toilette, lorsqu'il y a dans nos terres des misérables qui manquent de pain. Je +ferai de mes économies un emploi selon mon cœur. Quant à la dette que vous venez +de contracter envers M. de Saint-Prée, vous l'acquitterez avec les biens qui +nous sont communs; si vous m'en laissez le soin, j'engagerai mes diamants; et, +quand je les aurai fait mettre au mont-de-piété pour vous, nous verrons si vous +ne les retirerez pas.—Non, Madame.—Non? je pense que vous osez dire non! Moi, je +vous répète que je le veux, et que cela sera. Monsieur le comte, vivons en paix, +croyez-moi, ne me poussez point à bout; j'ai des parents, j'ai des amis, j'ai +raison, ma séparation ne serait pas difficile à obtenir. Vous vous passerez bien +de ma personne, je le sais; mais la perte de mon bien pourrait vous laisser des +regrets amers… Tiens, Brumont, car je ne puis m'en taire, tu vois l'homme du +monde le plus insensible et le plus avare. Il faut que tous les jours je me +dispute avec lui pour empêcher des lésineries ou des injustices. Depuis six mois +que nous sommes ensemble, je n'ai pas eu la satisfaction de le voir une fois, +une seule fois, secourir un malheureux! Son unique bonheur est de thésauriser. +Il s'est fait un dieu de son or! Aujourd'hui qu'il vient d'augmenter ses +richesses, il ne vit que de l'espérance de les augmenter demain! Et demandez-moi +pour qui. Pour des collatéraux: car des pauvres, il ne sait pas s'il en existe; +et des enfants, il n'en aura jamais,… à moins qu'une malheureuse charade…» +Depuis un quart d'heure la comtesse était fort en colère; tout à coup elle se mit +à rire comme une folle. Cependant, après un court moment de réflexion, elle +reprit: +«A moins qu'une malheureuse charade… ne lui tienne lieu d'un enfant chéri… Au +reste, il a raison de les aimer, car elles ne lui coûtent rien à faire… A propos +d'enfants, Monsieur, il me tarde de revoir les miens. L'automne dernier, je +désirais aller faire un tour dans le Gâtinois, vous m'avez retenue par des +visites de mariage; et j'ai su que depuis vous avez fait à ma terre un voyage +que vous vouliez que j'ignorasse: maintenant que je vous connais, cette +mystérieuse visite m'alarme pour mes paysans. Monsieur, je prétends qu'on ne +change rien à leur condition; je prétends que les vassaux de la marquise +d'Armincour n'aient pas à se plaindre d'être devenus ceux de la comtesse de +Lignolle. Bonnes gens, ma bonne tante m'éleva parmi vous; elle fit de vos +honorables travaux mes premiers plaisirs, et de vos innocent plaisirs mes plus +charmantes occupations! Elle vous apprit à me chérir, elle m'apprit à vous +respecter, elle m'apprit à être heureuse de votre bonheur, fière de votre amour +et riche de vos prospérités. Souvent elle me disait, je m'en souviens avec +délices, elle me disait: «Éléonore, ne trouves-tu pas bien doux d'avoir, à ton +âge, autant d'enfants qu'il y a d'habitants dans ce village?» Oui, ce sont mes +enfants. Oui, bonnes gens, je veux vous ramener votre mère. Elle ne vous paraîtra +pas trop vieille encore, et j'espère que maintenant, comme lorsqu'elle était +plus petite, vous la verrez avec attendrissement encourager vos travaux, +ordonner vos fêtes, ouvrir vos bals, présider à vos banquets, récompenser vos +laborieux garçons, et couronner vos jolies rosières.» +Tout à l'heure la comtesse riait, maintenant je voyais ses yeux se remplir de +larmes. +«Monsieur, reprit-elle aussitôt avec beaucoup d'impétuosité, je pars +demain.—Demain! Madame, c'est trop tôt; la saison…—Pardonnez-moi, Monsieur: le +printemps, qui s'approche, ramène les beaux jours. Il fait un temps superbe. +Demain, je pars pour ma terre du Gâtinois, j'y reste quelques jours, je reviens +ensuite chercher ma tante, dont les affaires seront finies, et je vais avec elle +passer quelques semaines en Franche-Comté. J'ai aussi des enfants dans ce +pays-là.—Mais, Madame…—Monsieur, demain je pars, c'est une chose décidée. +J'emmènerai Mlle de Brumont. Si vous êtes prêt, vous viendrez avec nous. +Avez-vous affaire? Ne vous gênez pas. Je n'ai besoin, ni pour mes travaux, ni +pour mes plaisirs, d'un homme également incapable de contribuer au bonheur ou de +compatir aux misères de personne.» +A l'instant même elle ordonna qu'on préparât ses malles et sa voiture de +campagne. M. de Lignolle s'en alla mécontent et soumis. +Cependant la comtesse versait quelques larmes; je voyais l'intérêt le plus tendre +régner sur son visage, où le feu de la colère venait de s'éteindre: mon cœur se +pénétrait du sentiment délicieux dont le sien paraissait vivement ému. La +Sensibilité, fille de la Providence et quelquefois du malheur, sœur de la +commisération et mère de la bienfaisance, est, je crois, une de ces vertus qui, +pour l'éternelle propagation de notre espèce, nous fut accordée à nous autres +hommes, afin que nous pussions être aimés, et à vous, nos douces compagnes, pour +que vous eussiez à tout âge et en tout temps un sûr moyen de plaire. Au moins, +j'ai toujours vu qu'il n'y a point de si vieille figure que ne puisse rajeunir +Son expression touchante; et tel est même son admirable pouvoir qu'en +embellissant la moins jolie, elle ajoute encore mille agrément à la plus belle. +Jugez donc combien, en ce moment, Mme de Lignolle me parut plus brillante de ses +attraits piquans et de son extrême jeunesse, et soyez moins étonné d'apprendre +qu'une cause en soi digne d'éloges ait produit, par l'occurrence, des effets +condamnables. +Quelques minutes après son départ, M. de Lignolle revint à l'appartement de +madame. Heureusement j'avais mis les verrous. «Vous vous êtes enfermées? +cria-t-il.—Oui, Monsieur, répondit-elle.—Pourquoi donc?—Parce que nous +recommençons notre charade.—Est-ce une raison pour que je n'entre pas?—Si c'est +une raison! je le crois bien! Je vous ai déjà dit, Monsieur, que je ne voulais +pas être dérangée quand je composois. Revenez dans un quart d'heure, la leçon +Sera peut-être finie.» +Elle ne dura pas si longtemps, la leçon; mais, après l'avoir prise et donnée, +l'écolière et le disciple eurent une petite explication qu'il ne fallait pas que +tout le monde entendît. +«Éléonore, ma charmante amie, tout à l'heure je t'écoutais avec transport prêcher +à ton mari, qui ne les connaît pas, des vertus que j'idolâtre. Tu m'es devenue +plus chère, tu me parois plus jolie.—Eh bien, me répondit-elle, c'est ce que ma +tante m'a toujours dit, toujours elle m'a répété qu'un air de bonté parait une +figure mieux que tous les chapeaux de Mlle Bertin. Elle avait donc raison, +puisque mon amant s'en aperçoit. Oh! que je suis contente! s'écria-t-elle en +faisant un saut de joie; que je suis contente d'être bonne, puisqu'en effet cela +me rend plus aimable à tes yeux! Tiens, Faublas, je le serai chaque jour +davantage; tiens, mon ami, j'ai mes défauts comme tout le monde. Je suis vive, +impérieuse, colère; on me croirait méchante, et dans le fond il n'y a pas de +meilleure femme que moi. Je vaux de l'or. Tous les jours tu me découvriras des +qualités nouvelles, je te le dis. Tu verras, tu verras!… Demain, je t'emmène à +ma terre, en es-tu bien aise?—J'en suis enchanté, ma petite amie.—Pourquoi +petite? Pas tant, ce me semble: ne trouves-tu pas que je suis grandie depuis +quatre mois?—Au moins d'un pouce.—Ah! je compte grandir encore. Je grandirai, +Sois-en sûr! Cela te fera plaisir aussi, n'est-il pas vrai?—Grand plaisir, +assurément. Pour revenir à la question que tu me faisais tout à l'heure, je suis +enchanté d'aller à la campagne avec toi; mais, si tu veux que je parte demain, +il faut souffrir que j'aille aujourd'hui chez Adélaïde, et que j'y aille +Seul.» +Ici recommença notre dispute, qui cette fois se termina tout à mon avantage. +J'eus même le bonheur de faire comprendre à la comtesse qu'il ne fallait pas +qu'elle me donnât son carrosse. On fit avancer un honnête fiacre, à qui +j'indiquai d'abord le couvent d'Adélaïde; mais, à quelques pas de l'hôtel, je +priai mon phaéton de me conduire incognito chez +Justine. +La paresseuse était encore au lit, où M. de Valbrun causait avec elle. Tous deux +pourtant, dès qu'on eut annoncé Mlle de Brumont, lui crièrent d'entrer. Je fus +reçu comme un ami commun. Je ne sais pas si le vicomte, tout à fait exempt de +jalousie, trouvait, à me voir chez sa maîtresse, autant de plaisir qu'il mit +d'affectation à me l'assurer; mais je sais bien que Mme de Montdésir faisait des +efforts malheureux pour que M. de Valbrun ne vît pas qu'elle lui préférait M. de +Faublas. La pauvre enfant, encore un peu neuve dans son métier, remplissait +difficilement sa tâche. J'avoue que ce ne fut point pour l'aider à sortir +d'embarras que je lui parlai de mes affaires. Elle parut fâchée de m'apprendre +qu'elle n'avait aucune nouvelle à me donner de la part de la marquise, et elle +Se chargea volontiers de la faire avertir que je partois avec Mme de Lignolle +pour le château de ***. Le vicomte me promit, de son côté, qu'il ne dirait point +à la baronne en quel endroit il m'avait rencontré. +Du Palais-Royal j'allai rue Croix-des-Petits-Champs, au couvent de ma sœur. +Paroître devant elle dans mon nouveau travestissement, c'eût été beaucoup +affliger ma chère Adélaïde et commettre une imprudence inutile. Je me contentai +de griffonner dans ma voiture, et de faire remettre à la tourière un petit +billet, par lequel j'apprenais à Mlle de Faublas que son frère allait passer +quelques jours à la campagne. +En effet, le lendemain de bonne heure nous partîmes, Mme de Lignolle et moi. Le +comte, retenu pour quelques affaires, nous faisait espérer qu'il lui serait +impossible d'aller nous rejoindre avant huit jours. Je n'entreprendrai pas de +vous peindre la folle joie que ressentit ma jeune maîtresse, lorsqu'elle se vit +en route avec moi. Je ne vous dirai pas non plus jusqu'à quel point ce voyage +m'amusait; mais vous savez qu'on ne s'ennuie pas de courir la poste avec une +femme qu'on aime. Il était près de cinq heures lorsque nous arrivâmes à son +château, distant de Paris de plus de vingt lieues. Nous n'avions pas dîné; je +Sentais un vif désir de me mettre à table; mais la comtesse s'occupa d'abord +d'un autre soin qu'elle jugeait plus essentiel. Nous commençâmes par aller +visiter l'appartement qu'on lui avait préparé; elle fit dresser un second lit à +côté du sien. Il était désormais décidé que Mlle de Brumont coucheroit partout +où coucheroit Mme de Lignolle. +Cependant, la nouvelle de notre arrivée s'étant répandue dans les villages dont +la comtesse était seigneur, il y eut le soir même grand concours au château. Mme +de Lignolle ne reçut point la triste et cérémonieuse visite d'un campagnard +gentillâtre, fier de son antique inutilité, ni de quelques bourgeois enrichis, +plus vains encore de leurs privilèges nouveaux: sa nombreuse cour se composa +tout entière de ces hommes presque partout dédaignés et partout respectables, à +qui la plupart de nos gens prétendus comme il faut ont +persuadé que le premier des arts était un vil métier. Moins crédule et plus +fortuné, chacun des honnêtes laboureurs que je voyais paraissait avoir la +conscience de ses talents en particulier, et en général le noble orgueil de son +état. Tous montraient devant Mme de Lignolle une modeste assurance; tous étaient +redevenus des hommes, depuis qu'une femme les avait protégés; tous, en se +félicitant du retour de la comtesse, s'affligeaient de ne pas revoir la +marquise, et demandaient au Ciel qu'il lui plût de rendre à la nièce les +bienfaits dont la tante les avait comblés. Pressées autour de ma charmante +maîtresse, les femmes l'accablaient de remerciement et d'éloges, les filles la +couvraient de fleurs, les enfants se disputaient sa robe pour la baiser. Digne de +l'amour qu'elle inspirait, Mme de Lignolle avait retenu tous les noms, elle +adressait au vieux Thibaut un remerciement affectueux, à la bonne Nicole une +obligeante question, un compliment flatteur à la jeune Adèle, une douce caresse +au petit Lucas. Elle s'inquiétait avec intérêt de la situation des affaires +communes; en vérité, vous eussiez dit une tendre mère tout à l'heure revenue au +Sein de son heureuse famille. +«Éléonore, lui dis-je, ma chère Éléonore, vous méritez d'être l'objet de +l'allégresse générale, car vous paraissez la sentir vivement.—Très vivement, mon +ami, je t'assure, je suis touchée jusqu'aux larmes. Jamais, cet hiver, la plus +intéressante tragédie ne m'a si fort émue. Dis-moi donc pourquoi tant de gens +opulens, qui, dans leurs terres, ne font de bien à personne, courent à Paris +S'attendrir, au théâtre, sur des maux factices?—Ils ne s'y attendrissent pas, +mon amie; dans nos salles, ce n'est que le tiers état qui +pleure. Les gens prétendus comme il faut ne savent pas +même quand l'acteur est là; ils vont à la comédie pour se lorgner dans les loges +et se saluer dans les corridors. Vous concevez qu'ils ne s'amusent pas; mais ils +S'étourdissent, pendant quelques heures, sur l'ennui qui les dévore.—Tu as +raison, j'ai cru moi-même m'en apercevoir quelquefois; aussi j'ai pris mon +parti. Je passerai la plus grande partie de l'année dans mes terres; et je veux +employer en bonnes œuvres l'argent que me coûterait une loge à chacun des trois +Spectacles.—Ah! mon amie, que les journées alors te paraîtront courtes! ah! si +tu vas toujours au-devant des malheureux, tu n'auras pas un moment à perdre. Du +côté des plaisirs, tu y gagneras beaucoup encore, je crois; les scènes +intéressantes viendront te chercher. Et comment ne serais-tu pas continuellement +amusée et attendrie, quand tu auras sans cesse des pleurs à essuyer et des +transports de joie à contenir?…—Eh bien! s'écria-t-elle, me voilà décidée, je +resterai dans mes terres,… pourvu que tu ne me quittes pas, Faublas, pourvu que +tu me sois fidèle…—Comment ne le serais-je pas, ma charmante amie? Où +trouverais-je, avec plus de vertus, tant…» +Je ne pus en dire davantage. O ma Sophie! un souvenir m'empêcha d'achever. +«Tu m'aimeras donc toujours? reprit tout bas Mme de Lignolle.—Toujours.—Tu ne +t'occuperas jamais que de moi?—Que de toi… Mais voyez donc, Madame la comtesse, +comme ces paysannes sont jolies.—Et comme ces jeunes gens ont bonne mine, me +répondit-elle. Vraiment je suis tentée de croire qu'il se fait ici beaucoup +d'enfants, et de beaux enfants, parce que les pères sont content de leur +Sort.—Non, n'en doutez pas, mon amie. Le commerce, si fatal à l'espèce humaine +par les dangereux travaux qu'il occasionne, par les voyages de long cours qu'il +commande, par les guerres fréquentes qu'il nécessite, le commerce enlève tous +les jours des bras à l'agriculture. Un fléau destructeur qu'il amène avec lui, +le luxe, vient encore, dans nos campagnes, décimer les plus beaux hommes, qu'il +précipite à jamais dans le vaste abîme des capitales, où s'engloutissent les +générations. Que reste-t-il pour cultiver nos champs déserts? Quelques tristes +esclaves condamnés à l'oppression des heureux de la terre, qui, par la plus +inique des répartitions, ayant gardé pour eux l'oisiveté avec la considération, +les exemptions avec les richesses, laissent à leurs vassaux la misère et le +mépris, le travail et les impôts. Si la misère avilit l'âme, les chagrins +altèrent le corps. Les chagrins rongeurs gravent sur les visages où ils +S'attachent d'ineffaçables marques, plus hideuses que les rides de la vieillesse +et que les difformités de la laideur; des marques de réprobation, qu'un père +malheureux transmet à sa postérité, comme lui vouée à toutes les ignominies. +C'est ainsi que l'individu s'abâtardit en même temps que l'espèce diminue. +Partout où vous verrez le paysan peu nombreux et bien laid, prononcez hardiment +qu'il est bien misérable.» +Tandis que je m'attendrissois avec la comtesse, dans cet entretien qui +m'inspirait pour elle beaucoup d'estime et beaucoup de respect, plus de cent +couverts avaient été mis sur une immense table circulairement dressée dans un +Salon de verdure aussitôt illuminé. Les violons aussi venaient d'arriver; une +impatiente jeunesse autour de nous rangée attendait le signal. Mme de Lignolle +prit la main d'un joli garçon; je fis de même, et le bal commença. +L'heure du souper vint trop tôt pour les danseuses et pour leurs amant, mais au +grand contentement des mamans et des pères, qui sont toujours, en pareil cas, +plus pressés de se mettre à table que les enfants. Mme de Lignolle voulut que je +l'aidasse à faire les honneurs du festin; nous nous retirâmes lorsque après que, +tous les convives ayant porté plusieurs santés à leur hôtesse et à sa tante +chérie, les vieillards entonnèrent des chansons à Bacchus et les jeunes gens des +hymnes à l'amour. +Je vous dirai confidemment qu'un peu fatigué de l'exercice des nuits précédentes, +je ne goûtai, durant tout le cours de celle-ci, d'autre plaisir que celui de +dormir tranquille auprès d'Éléonore étonnée. M. de Lignolle à ma place n'eût +fait ni plus ni moins: aussi, loin de m'en glorifier, je m'en accuse. Mais +rassurez-vous pour la comtesse et pour moi; l'amour, toujours juste, avait +décidé que, dans la matinée du lendemain, ma jeune maîtresse obtiendrait un +dédommagement. +Il n'était pas midi; depuis plusieurs heures l'alerte comtesse me faisait courir +dans son parc; un jardin anglais nous invitait à goûter quelque repos à l'ombre +de ses bocages tortueux. Un frais zéphyr balançait mollement le feuillage du +cèdre et du saule, de l'érable et du mélèze, du platane et de l'acacia. Sur +leurs branches mariées et confondues mille oiseaux chantaient le printemps et +Ses plaisirs; un ruisseau, tout à l'heure rapide, et maintenant ralenti dans son +cours, caressait de son onde argentée les fleurs qui bordaient ses rives. Au +fond d'un bosquet sombre que formaient le lilas et le rosier, le chèvrefeuille +et l'aubépine ensemble entrelacés, était une grotte mystérieuse, dernier asile +de l'amour. +Joyeux, je m'avance; et quel est mon étonnement quand je lis à son entrée cette +inscription: Grotte des charades ! «Grotte des charades! +m'écriai-je.—Grotte des charades! répéta la comtesse; il ne faut pas demander, +ajouta-t-elle en riant de toutes ses forces, si monsieur le comte est venu +S'exercer ici l'automne dernier»; puis, d'un ton majestueux, elle reprit: « Grotte des charades ! Faublas, oseras-tu y entrer?» Et son +œil plein de feu m'invitait à réparer les torts de la nuit dernière. J'eus +l'audace de pénétrer avec elle dans ce lieu de délices; un lit de mousse +Semblait y avoir été préparé des mains de Vénus, il reçut deux amant… Pendant +quelques minutes nous n'entendîmes plus ni les oiseaux, ni le zéphyr, ni l'onde… +L'heureuse grotte venait de mériter son nom, que, peut-être, nous allions lui +confirmer encore, lorsque l'approche d'un profane nous força de suspendre nos +transports. +C'était encore M. de Lignolle qui nous surprenait par sa brusque arrivée. «Ah! +ah! dit-il, c'est que vous étiez en train de travailler ici?—Oui, Monsieur, ne +me l'avez-vous pas permis, de travailler?—Sans doute.—En ce cas, le lieu doit +vous être égal.—Parfaitement égal… Mais, Madame, vous avez l'air embarrassée: +est-ce que je serais venu mal à propos?—Mal à propos… Non,… non, pas tout à +fait… Nous nous occupions de vous.—Quoi! en composant une charade?—Nous n'en +faisons jamais que vous n'y soyez pour quelque chose.—Comment cela?—Le comment, +je ne puis vous le dire. Au reste, soyez tranquille, il ne s'agit que d'une +bagatelle… qui devrait vous concerner un peu, mais qui, dans le fait, ne vous +concerne pas du tout.—Par ma foi, Madame, ceci est trop obscur, je n'y comprends +plus rien.—C'est ce qu'il faut. Monsieur; mais vous saurez peut-être cela +quelque jour… Laissons les charades… Monsieur, vous êtes arrivé bien vite? vous +avez bien promptement terminé vos affaires?—Madame, je ne les ai pas faites. Je +compte m'en aller après-demain. Je suis venu parce que j'étais pressé… de vous +voir d'abord,… et puis de revoir cette terre, qui, depuis nombre d'années, est +assez mal gouvernée.—Assez mal! jamais vous ne la gouvernerez mieux. Je ne +prétends pas qu'elle le soit autrement.—Il y aura pourtant quelques petites +réformes à faire.—Aucune! je vous déclare d'avance que je ne le souffrirai pas… +Monsieur, ajouta-t-elle en sortant de la grotte, vous avez peut-être une charade +à composer? Nous vous laissons.—Madame, mais que je ne vous chasse pas. Et la +vôtre?—La nôtre est faite; nous allions peut-être en commencer une seconde; mais +vous arrivez comme un jaloux!—Madame, je vous en prie! c'est à moi de me retirer +Si la place vous fait plaisir.—Non, non, restez, répondit-elle en riant, ce sera +pour un autre moment. Nous n'y perdrons rien, soyez tranquille.» +L'après-dîner, Mme de Lignolle me proposa de venir voir ses vassaux; nous +entrâmes dans le premier village chez un fermier de la comtesse; elle lui dit: +«Bastien, tu n'es pas venu souper avec moi, je viens te demander à goûter. +Pourquoi ne t'ai-je pas vu hier avec tes camarades? Est-ce que tu ne m'aimes +plus?» L'honnête homme baissa les yeux d'un air embarassé. Sa femme, moins +timide, répondit: «Not' homme a dit comme ça qu'il ne voulait pas se faire +l'honneur de donner à not' dame le plaisir de l'aller voir, parce qu'il ne se +Souciait pas un brin de lui fendre le cœur de sa peine; et il assure qu'il est +Sûr qu'elle ne la sait pas.—C'est justement parce que je ne la sais pas qu'il +faut vite me la dire. Voyons, Bastien, conte-moi-la ta peine; nous sommes de +vieux amis, mon enfant, viens t'asseoir là, et parle.» +Le bon fermier se fit un peu presser et s'expliqua: «J'ai renouvelé mon bail, +votre intendant m'a augmenté.—Augmenté! de combien?—De cent pistoles.—Bastien, +dis la vérité: qu'est-ce que tu gagnois avec moi?—Deux mille francs.—Tu n'as +donc plus que cent pistoles de bénéfice?—Pas davantage.—Et tu es père de cinq +enfants, je crois?—Depuis que nous n'avons vu madame, Dieu m'a fait la grâce de +m'en donner un de plus.—Belle grâce pour un pauvre diable qui ne gagnerait que +mille francs!» Elle se tourna vers moi: «Le père, la mère, six enfants! Et pour +nourrir, loger, habiller tout cela, cent malheureuses pistoles! Je sais qu'à la +rigueur ce n'est pas, dans ce pays-ci, la chose impossible; mais ne jamais +recevoir un ami, n'avoir jamais la poule au pot, s'interdire sans cesse la plus +petite dépense qui ne soit pas exactement nécessaire; et enfin, après des années +de travail et de parcimonie, rien pour établir les garçons, rien pour doter les +filles! Non, bonnes gens, non, cela ne sera pas… Tiens, Brumont, fais-moi le +plaisir de dire à La Fleur qu'il aille tout à l'heure avertir mon homme +d'affaires que je l'attends ici.» +Quand je rentrai, la comtesse disait: «Sois tranquille, Bastien, prends courage, +et va me chercher de la crème, car Mlle de Brumont l'aime beaucoup, et moi +aussi.» +Il en apporta deux pleins saladiers. Je crois que la comtesse se fût donné une +indigestion, si l'espièglerie n'eût chez elle combattu la friandise. Elle ne +pouvait se résoudre à avaler de suite trois cuillerées du doux liquide; il +fallait qu'à chaque instant elle en barbouillât la figure de sa bonne amie, qui +au reste le lui rendait bien. Nous nous amusions de nos enfantillages, au point +d'en rire comme deux écervelées, quand l'homme d'affaires arriva. +Aussitôt le visage de la comtesse redevint sérieux. «Je voudrais bien savoir, +Monsieur, pourquoi, sans me consulter, vous avez augmenté le bail de cet honnête +homme, en le renouvelant.—Madame, je connais les intentions de monsieur le +comte…—J'entends. Mais vous n'avez pas songé que ce moyen de lui faire votre +cour était celui de me déplaire souverainement. Écoutez, je ne prétends pas +discuter cette affaire avec M. de Lignolle; vous avez fait la faute, c'est à +vous de la réparer. Si demain, avant midi, vous ne m'apportez un nouveau bail +qui remette les choses sur leur ancien pied, vous ne coucherez pas le soir au +château.—Madame…—Point de réplique; allez.» +Le mari, la femme et l'aînée des filles se jetèrent aux genoux de la comtesse, et +baignèrent ses mains de leurs pleurs; jugez de mon émotion quand je vis Mme de +Lignolle verser aussi de délicieuses larmes sur les mains qui serraient les +Siennes! Emporté par le premier mouvement de mon enthousiasme, je me précipitai +dans ses bras, je la pressai sur mon sein, je lui donnai plusieurs baisers; je +m'écriais: «Adorable enfant, tu vas me devenir chère!—Mes bons amis, dit-elle +aux fermiers, c'en est trop, relevez-vous, relevez-vous donc. Si la +réconnaissance est une dette, Brumont vient de l'acquitter pour vous. Toutes les +richesses de la terre ne sauraient payer le plaisir que je ressens.» +Ils se levèrent, nous partîmes; ce qui restait encore de la crème fut oublié. +Dût le passage trop rapide d'une scène très intéressante à une scène très gaie +vous étonner beaucoup, et même vous fâcher un petit moment, il faut que je vous +raconte le comique incident de la nuit suivante, car je n'y puis tenir. +La comtesse n'ignorait pas que M. de Lignolle venait de prendre pour lui +l'appartement voisin du nôtre; mais l'étourdie n'avait pas remarqué qu'une +Simple cloison séparait son lit du lit où son mari ne dormait pas encore. Or, +devinez, aux questions qu'il fit à sa femme, devinez, dis-je, la cause du bruit +qu'il avait entendu: «Vous êtes incommodée, Madame?—Qui me parle?—Moi.—Que me +demandez-vous?—Si vous êtes incommodée.—Incommodée!… Point du tout.—Tout à +l'heure je vous entendais vous plaindre.—Me plaindre, moi!… Je ne me plaignais +pas, Monsieur, je vous assure; vous avez rêvé cela.—J'ai bien entendu; mais +vous-même vous rêviez peut-être… Au reste, j'ai tort de m'alarmer; si vous aviez +besoin de quelque chose, vos femmes ne sont pas loin.—Et Mlle de Brumont est là, +tout près de moi, Monsieur.—Oh! Mlle de Brumont s'entendrait-elle à donner des +Soins à une femme qui…—Mieux que toutes les femmes du monde…—Avez-vous eu +occasion d'en essayer, Madame?—Plusieurs fois, Monsieur.—Déjà!—Oui, et je vous +certifie que mes femmes et vous-même, Monsieur, vous aussi, vous m'eussiez +laissée mourir, faute de pouvoir me donner les secours qu'elle a eu le talent de +me prodiguer!—En ce cas, je puis dormir tranquille.—Oui, dormez, dormez.—Je vous +Souhaite une bonne nuit, Madame.—Grand merci. Elle ne commence pas trop +mal.—Bonne nuit, Mademoiselle de Brumont.—Monsieur, j'y tâche.» +Ceci, du moins, fut pour la vive comtesse un avertissement de gémir plus bas, +S'il lui arrivait de gémir encore, et surtout de ne me pas donner d'autre nom +que mon nom de fille, soit qu'il lui plût de recevoir quelques nouveaux secours, +Soit qu'elle crût n'avoir plus que des remerciement à me faire. +Le jour était grand lorsque nous nous réveillâmes. Mme de Lignolle me proposa de +monter en voiture et d'aller rejoindre son mari, dès le matin parti pour la +chasse. J'acceptai. Nous partîmes. A peu près à une demi-lieue du château, nous +mîmes pied à terre, parce que la comtesse voulut gravir une colline avec moi. +Déjà nous touchions à son sommet, et les gens de Mme de Lignolle étaient assez +loin derrière nous, quand nous fûmes surpris de voir un cavalier, qui d'abord +venait au galop, arrêter son cheval dès qu'il nous eut atteints, et nous +examiner curieusement. «Que veut cet homme? demanda la comtesse.—J'apporte une +lettre à Mlle de Brumont.—Donne.—Je dois la remettre à Mlle de Brumont +elle-même.—C'est moi.» Il lui répondit: «Non, ce n'est pas vous. C'est lui , ajouta-t-il en me montrant.—Comment! lui !—Oui, lui .» Il me jeta le +billet et repartit aussi vite qu'il était venu. +Je décachetai, je lus. «Qu'est-ce donc, Faublas? s'écria-t-elle, tu pâlis.—Rien, +rien, mon amie.—Montre-moi ce billet.—Je ne puis. Non.» Avant que j'eusse deviné +Son dessein, elle m'arracha le maudit papier et le mit dans sa poche. +Nous redescendîmes la colline, nous reprîmes le chemin du château, et, malgré mes +vives instances, je ne pus obtenir que la lettre me fût rendue. Rentrée dans son +appartement, la comtesse s'y enferma avec moi; puis, s'étant à l'improviste +jetée dans un cabinet de toilette , dont la porte se ferma sur +elle, rien ne l'empêcha de lire l'épître fatale. C'était un cartel ainsi +conçu: +Tu fus longtemps Mlle Duportail, tu es maintenant Mlle de +Brumont; j'ai toujours vu dans ta physionomie que tu ferais toute ta vie +métier de tromper des maris et de séduire des femmes. Il ne tiendrait qu'à +moi d'intéresser un second dans ma querelle, en divulguant ton secret; mais +tu croirais que j'ai peur. Si tu n'es pas en effet devenu femme, tu te +rendras dans trois jours, le 10 du présent mois de mars, dans la forêt de +Compiègne, au milieu du second chemin de traverse à gauche. J'y serai depuis +cinq jusqu'à sept heures du soir, sans amis, sans domestiques, et je n'aurai +d'autre arme que mon épée. +Signé : Le Marquis de B… +Il n'y avait pas deux minutes que Mme de Lignolle avait disparu, quand elle +revint se précipiter dans mes bras. «Il y faut aller, mon ami, me dit-elle, il y +faut aller. Je ne suis pas femme à te rien conseiller contre l'honneur. Nous +allons dîner et partir, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Le 10! C'est +aujourd'hui le 9, tu as près de quarante lieues à faire; il n'y a pas un moment +à perdre. Dis?—Oui, mon amie.—Eh bien, nous arriverons cette nuit à Paris. Tu +Seras demain sur les cinq heures du soir à Compiègne, et avant la fin du jour tu +tueras le marquis… Hein?—Oui, mon amie.—Mais ne t'avise pas de le manquer; +tue-le, au moins, cela est très essentiel: tue-le, il a notre secret… Tu conçois +le danger? Tu conçois?—Oui, mon amie.—Cependant c'est une chose bien cruelle que +d'ôter la vie à quelqu'un!… que d'avoir la vie d'un homme à se reprocher!… Non, +Faublas, non, ne le tue pas; blesse-le seulement, et tu lui feras donner sa +parole d'honneur qu'il ne dira rien… Entends-tu?—Oui, mon amie.—Et tu reviendras +tout de suite m'assurer que c'est une affaire finie… Je t'attendrai à Paris… Tu +reviendras tout de suite, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Ou bien j'irai avec +toi, cela n'est pas impossible. Qu'en penses-tu?—Oui, mon amie.—Eh! mais il dit +toujours oui! il me répond sans m'entendre.» +Je l'entendais, mais je ne la comprenas pas. Effrayé des malheurs qui me +menaçaient, je songeais avec désespoir qu'un duel allait une seconde fois me +priver de ma patrie, m'enlever à mes amis, à la marquise, à ma sœur, à mon +père,… hélas! à ma Sophie,… et, vous le dirai-je? à cette petite Mme de +Lignolle, que je trouvais chaque jour plus aimable et plus intéressante. +«Faublas, continua-t-elle, dis-moi donc ce qui t'inquiète: est-ce parce qu'il +faut me quitter pendant quelques jours que tu t'affliges? Mon ami, comme toi, +j'en suis désolée; mais cette absence ne sera pas longue. Je te reverrai +après-demain matin, n'est-ce pas?… Parle donc.—Oui, mon amie.—Ce oui, vous le +prononcez encore du même ton, Monsieur! Vous ne m'écoutez pas!… Faublas, tu +n'écoutes pas ton Éléonore?—Oui, mon amie.—Bon Dieu! dans quel accablement je le +vois. Qui peut donc à ce point…? Eh! mais… En effet!… s'il arrivait un malheur! +Si c'était au contraire M. de B… qui le…; mais non, cela ne se peut pas. Mon +amant est le plus adroit et le plus brave des hommes… Faublas! tu le tueras, je +te le dis, tu le tueras!… Réponds-moi donc.—Oui, mon amie.—Encore ce oui!… qui +m'impatiente!… qui me désespère!… Monsieur! Monsieur!—Ah!… finissez, Éléonore, +vous me faites mal!—Parlez-moi donc, parlez-moi… Dis, mon ami, dis ce qui +t'inquiète!—Ce qui m'inquiète! tu le demandes!… Éléonore, un duel!—Il a raison! +grands dieux!… quitter la France… Mon ami, ne la quitte pas, viens chez moi, tu +Seras mieux chez moi que dans l'étranger… Et, si on allait l'arrêter, +l'emprisonner encore, nous séparer à jamais!… Ah! Faublas, je t'en prie, ne +Souffre pas qu'on t'arrête, ne te laisse pas conduire en prison; n'attends pas +ceux qui voudraient courir après toi. Reviens vite à Paris. Réfugie-toi chez ton +amie… Et, s'ils osent te poursuivre jusque dans ma maison… S'ils l'osent! +laisse-moi faire, ils auront affaire à moi et à toi, mon ami: Faublas, je te +défendrai, tu me défendras, nous serons deux.» +Mme de Lignolle me donna, dans son extrême agitation, mille autres conseils à peu +près semblables, dont il était difficile que je profitasse. On vint enfin +l'interrompre. «Je n'y suis pas, cria-t-elle.—Madame, lui répondit-on, c'est +monsieur le curé.—Monsieur le curé? ne le renvoyez pas; qu'il entre.» Elle +courut ouvrir la porte: «Digne homme, vous venez bien à propos, j'allois envoyer +vous prier de passer ici. Je ne vous demande pas ce que vous avez fait des fonds +qu'à son dernier voyage ma tante vous a laissés; je n'ignore pas que votre +Sagesse égale votre intégrité. D'ailleurs j'ai vu, depuis deux jours seulement +que je suis ici, j'ai vu l'aisance dans toutes les habitations et la +réconnaissance sur tous les visages: mon cœur est content… Ah! pourtant, je ne +vous dissimulerai pas que j'ai deux chagrins: vous savez que madame la marquise +n'a jamais souffert qu'il se trouvât dans son domaine un seul homme obligé +d'aller en journée pour vivre. J'apprends que le pauvre Antoine est dans ce cas. +On assure que c'est un brave garçon, qui n'a jamais mérité les malheurs qui +viennent de le réduire à la triste condition de manouvrier.—On dit vrai, Madame +la comtesse.—Eh bien! achetons-lui quelques arpent de terre. Que l'honnête homme +ait, comme tous mes vassaux, son petit champ à cultiver. Ce qui me fait encore +de la peine, c'est qu'hier, en me promenant, j'ai remarqué dans la rue Basse que +la quatrième chaumière à main droite tombait en ruines. Elle appartient, si j'ai +bonne mémoire, à Duval, le vigneron.—Vous n'oubliez rien.—Voyez, le bon +vieillard n'a peut-être pas de quoi la faire rétablir! C'est l'antique domicile +de ses pères: il y a vécu content, je veux qu'il y meure tranquille: nous +dépenserons quelques louis pour cela. Quant à cette route de traverse qui +conduit à la ville prochaine, et dont ma tante a fait paver le commencement, je +n'ai pu l'aller voir; mais je ne crois pas qu'elle soit fort avancée?—Non, +Madame.—Hélas! tant pis. Ces pauvres enfants, obligés de voiturer leurs denrées +au marché quelque temps qu'il fasse, perdent quelquefois des chevaux dans ce +détestable chemin, et ont eux-mêmes de la boue jusqu'à mi-jambe. Cela ruine +leurs bourses et leurs santés… Douze cents francs suffiraient-ils pour achever +cette route?—Je le crois, Madame la comtesse.—Allons, finissons-la cette +année.» +Elle prit une plume, elle écrivit un moment, puis elle revint au respectable +ecclésiastique. «Tenez, Monsieur le curé, voilà un bon de quatre mille francs +Sur mon homme d'affaires. Vous voudrez bien d'abord prélever là-dessus les +Sommes dont nous venons d'arrêter l'emploi, et le reste vous le distribuerez, +Suivant la circonstance, aux plus nécessiteux. Je ne m'excuse point de vous +laisser tant d'embarras, je sais que mes enfants sont aussi les vôtres: croyez +que j'aurois eu bien du plaisir à partager les soins que vous prenez d'eux; mais +une affaire indispensable me rappelle à Paris.—Seroit-ce une affaire +malheureuse? s'écria le digne homme. Vous avez les yeux rouges, votre figure est +altérée… O mon Dieu, soyez juste! n'envoyez à cette généreuse femme que des +prospérités; le renversement de sa fortune replongeroit cent familles dans +l'indigence. O mon Dieu! pour qui garderiez-vous les richesses, si vous les +ôtiez à ceux qui en font le meilleur usage! Et qui donc, sur la terre, pourrait +prétendre au bonheur, si tant de vertus ne l'obtenoient pas!» +Quelques heures après le départ du bon prêtre, M. de Lignolle revint de la +chasse. Il commença la longue histoire de tous les beaux coups qu'il avait +faits, quand madame lui annonça que nous allions tout à l'heure dîner et partir. +Le comte reçut cette nouvelle avec étonnement, mais avec plaisir. Il nous dit +que, quoiqu'il se fût proposé de ne retourner à Paris que le lendemain, il +avanceroit très volontiers son départ d'un jour pour avoir le plaisir de revenir +avec nous. La comtesse, qui eût mieux aimé ne voyager qu'avec moi, fit quelques +tentatives pour que son mari se montrât moins poli. Malheureusement il avait +déjà calculé que ce retour commun épargneroit quelques frais de route, et +madame, apparemment, ne crut point que ce fût le cas de frapper un coup +d'autorité. +Il est vrai qu'une occasion plus utile de dire: Je le +veux , ne tarda pas à se présenter. Nous sortions de table lorsque l'homme +d'affaires vint, devant sa maîtresse, prier le comte de signer le nouveau bail +de Bastien. Monsieur refusa d'abord; madame aussitôt se fâcha. La contestation +fut courte, mais vive, et M. de Lignolle, en poussant de profonds soupirs, +Signa. +Enfin, nous nous mîmes en route. L'air profondément rêveur de Mme de Lignolle me +disait assez qu'elle s'occupait des malheurs qui menaçaient nos amours, et +cependant je crois que j'étais encore plus inquiet, plus triste qu'elle. Ce +combat, réprouvé par de justes lois, commandé par le tyrannique honneur, ce duel +fatal où je courais me tourmentait horriblement. Je ne sais quel pressentiment +doux et cruel m'avertissait aussi que je touchais au moment de ma vie le plus +intéressant; que quelques minutes allaient amener pour moi la situation la plus +embarrassante où puisse jamais se trouver un homme trop sensible, en même temps +combattu par les événements et par ses passions. +Nous avions fait deux lieues. De loin je découvrais la ville de Nemours , et près de nous le clocher de Fromonville . Alors Mme de Lignolle se sentit incommodée. +L'indisposition dont elle se plaignait me fit en même temps frémir d'inquiétude +et de plaisir: c'était un grand mal de cœur. Quelle joie et quelle douleur pour +moi! mon Éléonore était mère!… Elle l'était, sans doute!… Mais j'allois la +quitter, j'allois me battre! et dans trois jours peut-être je me voyais forcé +d'abandonner tout à la fois! tout! maîtresse, enfant, patrie!… Et mon père?… Et +ma Sophie?… Sophie que je n'adorois plus seule, mais que j'adorois toujours! +Ainsi mon esprit recueillait mille pensées diverses; ainsi mon âme éprouvait +mille sentiment contraires; et ce n'était qu'un faible prélude des terribles +agitations que mon amante allait partager avec moi. +Son mari, le premier, lui conseilla, et moi-même je la pressai de laisser un +moment sa berline et de prendre un peu d'exercice. Elle connaissait le pays, et +nous dit qu'en effet elle se sentait la force et l'envie de gagner, en se +promenant, le pont de Montcour , où elle ordonna à son +cocher d'aller nous attendre. Elle ne voulut pas souffrir que ses femmes, qui +Suivaient dans une calèche, missent pied à terre pour l'accompagner. Nous +quittâmes la grande route, nous descendîmes à travers le village de Fromonville , jusqu'à l'écluse de ce nom. La comtesse +venait de refuser le bras de M. de Lignolle, et s'appuyait sur le mien. Nous +marchions lentement sur la verte pelouse qui couvre en cet endroit les bords du +canal . Toujours indisposée, ma chère Éléonore penchait de +temps en temps sa tête, qui venait reposer sur mon épaule, et de temps en temps +laissait échapper, avec un soupir tendre, une douce plainte. Son regard +languissant, mais satisfait, semblait, en m'annonçant qu'elle connaissait la +cause de son mal et qu'elle la chérissait, semblait, dis-je, solliciter mon +amour plutôt que ma pitié. Et moi, je l'avoue, moins effrayé pour le moment des +dangers de son état que ravi du bonheur d'être père, je contemplais avec plus de +plaisir que de crainte l'altération de ce joli visage, devenu plus joli par sa +pâleur intéressante. Tous deux entièrement occupés l'un de l'autre, nous ne +pouvions rien voir du charmant paysage que M. de Lignolle admirait. +Tout à coup, un cri douloureux, un seul cri, parti d'une maison bourgeoise que je +n'avais pas même aperçue, frappe mon oreille et vient jusqu'à mon cœur… Dieux!… +quelle voix!… Soudain je m'élance. J'aperçois à travers des barreaux qui me +retiennent, j'aperçois à l'autre extrémité d'un grand jardin, sous une allée +couverte, une jeune personne apparemment évanouie, que deux femmes emportent +dans un pavillon assez éloigné, dont la porte aussitôt retombe sur elles. Je +n'ai pu distinguer les traits de l'infortunée, mais j'ai vu ses longs cheveux +bruns qui tombaient jusqu'à terre! j'ai vu cette taille enchanteresse qui ne +peut appartenir qu'à elle! Ce cri de douleur surtout, j'ai cru le reconnaître. +Oui, j'ai cru pour la seconde fois entendre ce gémissement du désespoir, ce +lamentable accent qu'elle ne put retenir, lorsqu'au couvent du faubourg +Saint-Germain de barbares satellites m'empêchèrent de mourir dans ses bras. +Cramponné sur la grille bien fermée que j'ébranle, que je voudrais renverser, je +ne cesse de crier: «Elle se trouve mal, elle se trouve mal!» et j'entends à +peine Mme de Lignolle qui me supplie de faire attention qu'elle se trouve mal +aussi. +Une paysanne vient à passer, qui, voyant mon inquiétude, me dit: «C'est qu'elle +est malade.—Qui?—C'te demoiselle.—Son nom?—Je vous l'dirions ben, Mamselle; mais +je ne le savons pas.—Ces femmes, qui sont-elles?—Ah! oui, devine. Jugez donc, +Mamselle, qu'elles ne parlent pas comme nous autres, ces +femmes.—Comment?—Comment? Dame! je ne le savons pas, comment. Pis que not' curé, +qui savont le latin tout comme son livre de messe, n'y comprend' itou ni pu ni +moins que ma poche: ça vous dégoise un baragouin que l'diable j'n'y entendrois +goutte.—Y a-t-il des hommes dans la maison?—Par-ci, par-là, Mamselle. +Quelquefois j'en voyons un qui a l'air du père à tous.—Il est vieux?—Pas vieux, +Si vous voulez; mais, dame! c'est mûr.—Parle-t-il français ?—Celui-là? Oh! c'est +bien pis. Il ne parlont pas du tout. C'est, sous votre respect, un ours, +Mamselle. Quand j'approchons de sa tanière , il avont +l'air de vouloir nous avaler, et pis y a un domestique aussi, qui n'étiont pas +jeune itou, et qui jargonnont l'iroquois comme les autres.—Depuis quand tout ce +monde-là demeure-t-il ici?—Dame! y a ben queuque part comme ça trois ou +quatre…» +Mme de Lignolle, hors d'elle-même, ne la laissa point achever. «Taisez-vous, +bavarde, passez votre chemin…; et vous, Mademoiselle, comptez-vous rester là +jusqu'au soir?… Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus!» Le comte, qui très +heureusement ne comprend pas le véritable sens de ces paroles équivoques: Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus , lui dit en vain, +pour la rassurer, qu'il serait impossible que nous nous perdissions, même +pendant la nuit, par un chemin frayé. Il le lui dit en vain; elle s'inquiète, +elle se lamente, elle s'écrie: «Mon ami, ne m'entendez-vous pas?… Cruel, +pourriez-vous ainsi m'abandonner? Dans l'état où je suis, sera-ce la pitié des +passants qu'il faudra que j'implore?» +Je regardai Mme de Lignolle, et je frémis. Ce n'était plus cette intéressante +figure où le vif plaisir combattait la faible douleur; chacun de ses traits +Semblait renversé. La brûlante colère brillait dans ses yeux; la pâle terreur +décoloroit son front; ses genoux chancelant ne la portoient qu'à peine; elle +frémissait de tous ses membres. +Ce qu'elle vient de me dire et l'état où je la vois rappellent enfin ma raison +égarée. Je suis à l'instant frappé de la foule des dangers qui nous environnent +dans ce lieu redoutable où je m'obstine à rester. Si mon oreille ne m'a pas +trompé, si l'émotion de mon cœur ne m'abuse pas, c'est ma Sophie que tout à +l'heure j'ai entendue gémir, c'est elle que je viens de voir mourante. Sans +doute elle n'a poussé ce cri de désespoir qu'en reconnaissant, sous des habits +perfides, son infidèle époux. Puisque ma femme est dans cette maison, Duportail +l'habite avec elle. L'amant déguisé de Mme de Lignolle n'échappera point au +premier regard de celui qui vit si souvent les métamorphoses de l'amant de Mme +de B…; et mon inflexible beau-père, s'il m'aperçoit, dès demain va changer de +retraite et m'enlever encore mon épouse adorée,… adorée! quoique trahie. M. de +Lignolle enfin, qui déjà me demande quel intérêt je prends à ces femmes, qui +parle de s'informer quels sont ces étrangers, d'entrer dans cette maison, M. de +Lignolle peut, au premier mot d'une explication facile autant que funeste, +découvrir le double mystère de mon sexe et de mon nom. +La foule de ces considérations terribles vient à la fois m'épouvanter; et, dans +mon subit effroi, je fais, pour m'élancer loin de la grille, un aussi brusque +mouvement que celui par lequel je me suis, il n'y a qu'un moment, précipité +dessus. +Je presse dans mon bras gauche le bras droit de la comtesse; de la main droite je +Saisis la main gauche de son curieux mari; et, sans examiner si l'un veut me +Suivre et si l'autre en a la force, je les entraîne tous deux, d'une haleine, à +plus de deux cents pas de la périlleuse maison. Là, je m'arrête. Incertain, je +me retourne, et mon triste regard se porte aux lieux que je fuis… Hélas! une +forêt de peupliers, peut-être favorable, me cache les murs où je laisse au +désespoir ce que j'ai de plus cher au monde! Mon cœur alors se serre, je n'ai +plus besoin de cacher mes larmes, car je ne peux plus en verser. +Cependant la comtesse, qui prétend qu'une marche rapide lui fait du bien, me +presse de l'aider à reprendre sa course. Il me faut en même temps soutenir ma +malheureuse amie, à chaque instant prête à tomber, dissimuler mon trouble +extrême, et répondre, d'une manière satisfaisante, à M. de Lignolle, qui se +traîne sur nos pas en me questionnant. +Nous arrivons à Montcour. La comtesse, excédée de fatigue, se jette dans son +carrosse, et n'ouvre la bouche que pour recommander à son cocher de faire la +plus grande diligence jusqu'à Fontainebleau, où nous devons prendre des chevaux +de poste. M. de Lignolle, essoufflé, haletant, pour mieux goûter le repos, garde +quelque temps le silence. Je puis enfin librement sonder les plaies de mon cœur +et me livrer à mes réflexions déchirantes. +Faublas, où t'emporte cette voiture rapide? Cruel, où vas-tu si vite? Qui +laisses-tu derrière toi?… Depuis quatre mois, séparée de celui qu'elle idolâtre, +elle l'appelait tous les jours en pleurant; mais du moins les tourments de +l'absence pouvaient être adoucis par cette consolante idée qu'un fidèle époux en +gémissait comme elle. Maintenant, beaucoup plus malheureuse, elle est obligée de +Se dire que l'ingrat la délaisse et la fuit. Ce matin, sans doute, elle +chérissait l'auteur de ses maux; ce soir, elle doit le haïr… O Sophie! Sophie! +quand tu liras dans mon cœur, tu ne pourras que me plaindre, me pardonner et +m'adorer encore… Il est vrai que ta rivale est auprès de moi; mais vois la +douleur que lui cause l'amour que je t'ai promis, l'amour que je te porte. Elle +est auprès de moi; mais dans quel état, grands dieux! Tout à l'heure elle +fondait en larmes! Tout à l'heure, de peur d'éclater en reproches, elle se +faisait cette horrible violence de ne pas m'adresser un mot, un seul mot de +plainte… Ses paupières enflammées se sont appesanties, un cruel assoupissement +l'accable, l'immobilité de la mort l'a frappée!… Ma chère Éléonore, que je te +plains!… que je t'aime!… Qu'ai-je dit? O Sophie, rassurez-vous. Quand le moment +Sera venu, vous verrez si je balance entre ma femme et ma maîtresse… Éléonore, +tu ne pourrais me faire un crime de te quitter pour elle. Plus belle que toi, ma +Sophie n'est pas moins jolie… Elle a tes vertus, elle a mes serments… Éléonore, +ne crains pas cependant que ton cruel ami puisse t'abandonner tout à fait. Ton +amant serait-il assez dénaturé pour oublier qu'il t'a faite mère? Non, mon amie, +non. Quelquefois je viendrai secrètement pleurer avec toi tes malheurs. Nous ne +passerons plus des jours entiers sous le même toit; mais… Quels projets! Oh! qui +prendra pitié de ma situation?… qui fixera mes irrésolutions sans cesse +renaissantes? Oh! qui empêchera que ma fatale sensibilité ne fasse le perpétuel +malheur de deux objets presque également adorables?… Mais où m'égaré-je encore? +Malheureux! il ne s'agit pas de me partager entre elles. Je dois les perdre +toutes deux. Je ne fais que passer à Paris. Jamais peut-être je ne reverrai +Fromonville. L'honneur m'appelle à Compiègne, à Compiègne où je cours chercher… +non pas la mort,… je verrais sans terreur le comte et le marquis contre moi +réunis pour leur semblable querelle,… non pas la mort, mais l'exil, en ce moment +plus affreux qu'elle… Exécrable pouvoir de l'opinion! c'est pour immoler un +ennemi justement irrité que je quitte en même temps deux femmes chéries; c'est +l'inflexible honneur qui me commande cet odieux sacrifice. La vue des supplices +tout prêts n'aurait pu m'y déterminer; un barbare préjugé m'y force! +«Mademoiselle, s'écria tout d'un coup M. de Lignolle, voyons si vous devinerez +celle-ci.» Je répondis tout bas: «Que le Ciel extermine la race entière des +charades!» et tout haut: «Vous prenez mal votre temps, Monsieur, je suis d'une +bêtise amère.—Voilà les femmes! répliqua le comte, je les reconnais. Elles sont +poltronnes comme des lièvres. A la moindre égratignure, elles craient voir la +mort. Tenez, la comtesse est plus tourmentée de la peur de son mal que de son +mal même: car ce n'est pas une maladie qu'elle a, ce n'est au fond qu'une +indisposition; effet assez ordinaire de la campagne, du printemps, et, que +Sait-on? d'un exercice un peu forcé… C'est qu'aussi, Mademoiselle, vous allez +avec un train… Ma foi! vous lui ferez mal, je vous en avertis… Peut-être +pourtant n'est-ce chez la comtesse qu'un excès de santé, une apoplexie +d'humeurs,… d'humeurs propices,… bénignes,… de bonne humeur… Enfin cela devient +clair. Vous voyez bien que l'état de ma femme n'est pas alarmant. Cependant elle +S'afflige. Pourquoi? parce que c'est son âme qui s'affecte; et son âme s'affecte +parce que les âmes des femmes sont comme ça. Or, qui dit femme dit fille; et, +comme vous aimez la comtesse, du moins je le crois, et sans vanité je m'y +connais, comme vous l'aimez, vous vous chagrinez de son chagrin, au point d'en +devenir bête,… à ce que vous dites; mais j'imagine bien qu'il ne faut pas +prendre la chose au pied de la lettre. Toujours est-il vrai que vous ne pouvez +pas deviner ma charade, parce que votre âme aussi s'affecte; et c'est ainsi que +les plus grandes opérations de l'esprit dépendent des plus petites affections de +l'âme.—Cela peut être, Monsieur; mais je vous supplie de me laisser à mes +rêveries.» +Plus d'une fois je lui répétai la même prière avant que nous fussions à Paris, où +nous n'arrivâmes qu'à trois heures du matin. La comtesse, ayant à peine permis à +Son mari d'entrer dans son appartement, se hâta de renvoyer aussi ses femmes, +et, restée seule avec moi, vint tomber dans mes bras. «Faublas, ne mentez pas. +N'est-ce pas elle que vous avez retrouvée?—Oui, mon amie, c'est elle.—Que je +Suis malheureuse!… Répondez: se pourrait-il que vous eussiez le dessein de +m'abandonner?—T'abandonner, mon Éléonore? Eh! le moyen de le pouvoir, le moyen +d'être aimé de toi sans t'adorer, sans brûler du désir de te revoir!—N'est-il +pas vrai, Faublas? C'est précisément ce que je me dis quand je pense à toi; et +j'y pense sans cesse… Ainsi, mon bon ami, tu comptes revenir de Compiègne ici, +Sans t'arrêter nulle part, sans aller ailleurs?—Sans aller ailleurs! et ma +femme?—Eh bien, votre femme?—Ma femme, qui depuis si longtemps…!—Il veut l'aller +rejoindre!—Ma femme…—Qu'elle est heureuse d'être sa femme, d'avoir des droits +légitimes parce qu'elle a dit oui dans une église! car +voilà toute la différence. Comme elle, vous m'avez trompée, vous m'avez séduite; +j'en suis contente, et je vous idolâtre comme elle… Et ce mal de cœur, +croyez-vous que ce ne soit rien? C'est un enfant, un enfant que vous m'avez +fait, Monsieur… Je ne m'en plains pas! je ne dis pas que j'en suis fâchée! au +contraire… Ma grossesse va me compromettre, m'exposer, me perdre peut-être; je +le sais. Mais qu'ils m'enlèvent mon rang et mes richesses, j'y consens de tout +mon cœur, pourvu qu'ils me laissent avec ma liberté mon amant… Oui, toute +réflexion faite, je suis enchantée d'être mère, c'est un avantage que j'ai sur +ta Sophie, d'abord, et puis tu dois me mieux aimer, car je te chéris davantage. +Cependant, ingrat que vous êtes! vous osez penser à me quitter dans l'état où je +Suis!—Mais, mon amie, songez donc que j'ignore moi-même ce que je vais devenir +ce soir. Sans doute il ne sera pas question de revenir à Paris, mais de quitter +la France…—Vous essayez en vain de me donner le change: c'est à Fromonville que +vous espérez trouver un asile!… Monsieur, je vous déclare que, si vous y allez, +vous m'y traînerez à votre suite. Je vous déclare que je pars avec vous pour +Compiègne, que je vous suis partout, que je m'attache à vos pas comme votre +ombre. Perfide! vous n'aurez, je vous le jure, d'autre moyen de vous débarrasser +de moi que de m'immoler à côté de votre ennemi.—De grâce, calmez-vous, +écoutez…—Je n'écoute rien. Vous voulez m'abandonner, je vous conserverai malgré +vous; oui, j'emploierai jusqu'à la violence. Nous allons ensemble à Compiègne, +c'est une chose résolue; et, quant à Fromonville, si je ne puis vous empêcher +d'y retourner, j'espère que vous ne pourrez pas non plus m'empêcher de vous y +Suivre. Au reste, vous n'y êtes pas encore! Un bon coup d'épée pourra bien ne +pas vous permettre d'y courir si vite, à Fromonville!… Grands dieux! qu'ai-je +dit? Non, Faublas, non. Tiens; j'aime encore mieux que tu ne sois pas tué. Mon +ami, défends-toi bien, nous verrons après qui de Sophie ou de moi l'emportera; +défends-toi de toutes tes forces, ne te laisse pas blesser comme dans ton +premier combat. Tue-le plutôt; oh! je t'en prie, tue-le… Mon ami, je serai là, +je t'aiderai de mes conseils; je t'encouragerai par mes cris, tu combattras sous +mes yeux, devant moi, devant la mère de ton enfant: tu seras invincible… Hein?… +réponds-moi, parle-moi donc.—Que voulez-vous que je réponde, quand vous +n'écoutez qu'un aveugle emportement, quand vous formez les projets les plus +insensés?… Éléonore, ma chère Éléonore, est-il possible, dis-moi, que tu viennes +à Compiègne te donner en spectacle?…—Cela est possible, car cela sera.—Mon amie, +Soyez donc raisonnable. Supposons que tu supportes les fatigues de ce second +voyage, et que, par un bonheur inconcevable, personne ne reconnaisse Mme de +Lignolle courant la poste avec le chevalier de Faublas, puis-je, je te le +demande à toi-même, puis-je souffrir que tu sois témoin d'une scène sanglante +quand ton état si critique exige tant de ménagement?—Tant de ménagement! Sans +doute! c'est pour cela que je dois vous suivre à Compiègne, et que vous ne devez +point aller à Fromonville. Que deviendrai-je, quand je vous saurai parti pour +joindre votre adversaire,… et peut-être mon ennemie? A chaque instant du jour, +tourmentée des plus affreuses inquiétudes, je verrai mon amant infidèle ou +mourant. Eh! de quelque manière qu'on me le ravisse, si je le perds, que +m'importe la vie? Faublas, je t'en supplie, prends pitié de moi, de ton enfant, +de toi-même; crains mes fureurs, ne me livre pas à mon désespoir… Faublas, je +t'en conjure, promets que demain tu ne verras pas Sophie; promets que ce soir je +verrai le marquis avec toi.» +Elle était à mes genoux, qu'elle embrassait, qu'elle inondoit de ses larmes. Le +plus insensible des hommes n'eût pu lui résister. Je promis tout ce qu'elle +voulut. +Quoique nous dussions partir avec l'aurore, nous ne pûmes nous décider à rester +debout jusqu'à son lever. Mme de Lignolle avait besoin de consolations autant +que de repos. Nous nous couchâmes: je fis heureusement succéder, aux pénibles +agitations d'une journée très longue, les agitations douces d'une trop courte +nuit; et la comtesse, exténuée de tant de fatigues, finit par s'endormir +profondément. C'était là tout ce qu'attendait son malheureux amant, à qui la +tendre pitié venait d'arracher un mensonge, et que l'impérieuse nécessité +forçait à la perfidie. +Enfin, le jour fatal va luire. A la faible clarté de son premier rayon, je +Soulève avec précaution le drap qui m'enveloppe; par des mouvement égaux et +mesurés je me glisse jusqu'au bord du lit, qui reste muet; déjà mes pieds +touchent le parquet, ou plutôt l'effleurent à peine; la couverture doucement +retombe, et sur cette couche, où l'amour heureux soupirait tout à l'heure et +maintenant repose encore, l'amour abandonné va bientôt gémir. +Je me suis habillé lentement, parce qu'il a fallu m'habiller sans bruit. +Cependant me voilà déjà prêt, je vais partir… Quel frisson mortel me saisit!… +J'entre dans la chambre à coucher de Mlle de Brumont, dans cette chambre qui +conduit au petit escalier; j'y entre, et je sens mon cœur défaillir. Irrésolu, +je m'arrête; inquiet, je me retourne, et je m'éloigne, je reviens, et je veux +fuir, et je m'approche… Grands dieux! me suis-je trompé? n'a-t-elle pas dit +quelques mots? Ne m'a-t-elle pas nommé?… Écoutons!… Oui, cette fois je l'ai bien +entendue. C'est Faublas, c'est son ami que, d'une voix étouffée, +douloureusement, elle appelle… Aimable et chère enfant!… Pauvre petite!… un +Songe l'avertit de mon évasion, un songe affreux l'agite et n'est pas trompeur!… +Attendri, désolé, je me penche sur elle; ma bouche lui murmure un adieu; mes +lèvres ont presque pressé les siennes; j'ai laissé tomber une larme sur son sein +découvert… Hélas! et me voici sur l'escalier dérobé. +Mon malheureux sort voulut que je rencontrasse dans la cour M. de Lignolle, qui +déjà montait en carrosse. «Ah! ah! si matin? me dit-il.—Oui, Monsieur,… je… +Sors…—Quoi! sans la comtesse?—Elle est fatiguée, elle dort; elle sait que j'ai +affaire pour vingt-quatre heures.—Seule, à pied?—Je vais prendre un fiacre.—Non, +Mademoiselle, je vous conduirai où vous avez affaire.—Mais, Monsieur, cela va +vous déranger; vous êtes pressé.—Qu'importe? Permettez-moi…—Je ne le souffrirai +pas.» +Pendant que je conteste avec M. de Lignolle pour échapper à ses cruelles +politesses, la comtesse peut se réveiller et faire un éclat terrible: cette +réflexion me détermine. Je me jette dans la maudite voiture, M. de Lignolle y +monte, et me prie de dire à son cocher où je veux qu'on me mène. Ma première +pensée fut pour le couvent de ma sœur; mais, tout bien examiné, je crus qu'il +valait mieux me faire conduire chez Mme de Fonrose. +LE DUEL +Nous arrivons à la porte de la baronne, je descends de voiture; et, comme +j'allois entrer dans l'hôtel, M. de Belcour en sortait incognito . +Il me reconnaît, il s'écrie: «Enfin, vous voilà donc? Il faut donc que ce soit le +hasard…» Tremblant, je l'interromps: «Mon père, monsieur que vous voyez dans son +carrosse, j'ai l'honneur de vous le présenter: c'est le comte de Lignolle, le +mari de cette jeune dame chez qui…» Le comte, qui nous a entendus, descend à la +hâte, se jette au col de mon père, et le félicite d'avoir une fille pleine +d'esprit, à qui l'on ne peut donner une charade qu'elle ne devine. Il ajoute: +«Nous vous la rendons pour vingt-quatre heures; mais nous espérons que demain +vous nous ferez le plaisir de nous la ramener vous-même.» M. de Belcour s'en +défend; M. de Lignolle insiste. «Il faut, dit-il, que Mlle de Brumont revienne, +car ma femme est malade…» Le baron, qui déjà s'impatiente, répond: «J'en suis +fâché, mais…—Mais, reprend l'autre, il ne faut pas que cela vous alarme. Ce +n'est rien: une indisposition, un mal de cœur; cela vient, je crois, de ce +qu'elle a fait tous ces jours-ci trop d'exercice… avec mademoiselle votre fille, +tenez, qui est forte, alerte, vigoureusement constituée… La comtesse n'a pas +encore le tempérament si formé. Au reste, comme je vous le dis, ce n'est rien. +Pourtant, cela deviendrait sérieux si Mlle de Brumont ne revenait pas, parce que +ma femme, qui l'aime à la folie, en prendrait du chagrin: son âme s'affecteroit, +Monsieur; et, quand l'âme d'une femme s'affecte, votre serviteur, il n'y a plus +personne.—Monsieur, je vous répète que je ne puis rien promettre.—Je ne vous +quitte pas que vous ne m'ayez donné votre parole.—Mais, de grâce!…—Ah! je vous +en supplie, Monsieur de Brumont.» +Le baron, emporté par sa vivacité, s'écria: «Eh! Monsieur! laissez-moi en repos.» +Puis il me jeta un regard terrible, et me dit: «N'est-il pas bien affreux que je +Sois sans cesse compromis?…» Je frémis, je me précipitai dans ses bras: «O mon +père! souvenez-vous de la Porte-Maillot.» +Ces mots lui rendirent assez de sang-froid pour qu'aussitôt il s'empressât de +faire beaucoup d'excuses et de remerciement à M. de Lignolle. Cependant celui-ci +demeurait toujours fort étonné de la colère que le prétendu M. de Brumont venait +de laisser paraître. Pour dissiper tous ses soupçons à cet égard, je me crus +obligé de lui faire tout bas, et d'un ton très mystérieux, cette insidieuse +confidence: «Mme de Fonrose vous a dit que certaines affaires de famille +forçaient mon père à vivre inconnu dans ce pays-ci; et vous voulez qu'il vienne +vous voir! et vous vous avisez de l'appeler tout haut par son nom!—Ah! que je +Suis fâché de mon étourderie! dit aussitôt le comte au baron.—Et moi, de ma +vivacité, répondit celui-ci.—Vous vous moquez, reprit M. de Lignolle, c'est moi +qui ai tort… Mais aussi pourquoi refuser de rendre mademoiselle votre fille à ma +femme? Allons, puisque vous ne pouvez pas la ramener vous-même, promettez du +moins de nous la renvoyer.—Je promets, répliqua M. de Belcour, de faire en sorte +que vous n'ayez pas à vous repentir des honnêtetés dont vous me comblez.—Voilà +qui est dit. Je pars content… Mais vous n'avez pas de voiture. Voulez-vous que +je vous reconduise chez vous?» Ce fut moi qui pris la parole: «Bien obligé; il +faut que je parle à la baronne, j'espère que mon père voudra bien rentrer chez +elle avec moi; nous avons quelque chose de particulier à lui dire.» +Il partit. Quand sa voiture fut un peu loin, nous nous jetâmes dans un fiacre, +qui, nous conduisant de l'extrémité du faubourg Saint-Germain à la place +Vendôme, me laissa tout le temps de retomber dans mes rêveries. Uniquement +occupé du désespoir où devait être ma femme hier délaissée, où serait bientôt ma +maîtresse ce matin trahie, j'avais l'air d'écouter attentivement les sages +représentations que M. de Belcour en ce moment perdait. De vains sons frappaient +mon oreille; je ne fus tiré de ma léthargie que par ces derniers mots de la +longue réprimande: Le malheur de Sophie, que vous +oubliez . «Non, je ne l'oublie pas, non… Quant à son malheur, il est grand +Sans doute; mais il ne durera pas longtemps… Demain, oui, demain… Et vous, mon +père, dès aujourd'hui… Ah! pardon. Je ne sais ce que je dis… Mon père, vous +descendez ici, vous allez voir Adélaïde?—Oui, Monsieur.—Moi, je ne me +présenterai point au parloir dans le costume où je suis. Je vais rentrer à +l'hôtel, changer d'habits, et puis,… adieu, mon père. O vous que j'aime autant +qu'elle, adieu!—Comment, mon ami! ne vas-tu pas venir me rejoindre?—Vous +rejoindre?… Ah! oui, vous rejoindre!… Mon père, embrassez-moi donc, +pardonnez-moi tous les chagrins que je vous donne.—De tout mon cœur, mon ami; +mais je t'en prie…—En vérité, je désirerois devenir sage, mais je suis entraîné… +Vous voulez bien embrasser ma sœur pour moi, n'est-il pas vrai?—Tout à l'heure +tu feras ta commission toi-même.—Oui, mon père,… à demain.—Que me dit-il! +Deviens-tu fou?—Il est vrai que je parle sans réflexion… Adieu, je suis fâché de +vous quitter, adieu!… Dans une heure vous aurez de mes nouvelles.» +J'arrivai à l'hôtel. Jasmin faisait sentinelle à la porte; le faquin sourit de me +voir demoiselle, et me dit que Mme de Montdésir a déjà envoyé deux fois ce matin +pour s'informer si j'étais revenu de la campagne, et pour recommander qu'on me +priât, dès que j'arriverois, de courir chez elle. «Bon! cela s'arrange avec mes +projets. Vite, Jasmin, un coup de peigne.—En homme, Mademoiselle?—Oui.» +Ce ne fut pas long. +«Jasmin, une plume, de l'encre, du papier. Promptement!… Bien! Pendant que +j'écris, dépêche-toi d'apprêter tout ce qu'il me faut pour m'habiller de la tête +aux pieds.—En homme, Mademoiselle?—Eh! sans doute. Ensuite tu prépareras mon +cheval de selle et le tien.—J'accompagnerai monsieur?—Oui.—Tant mieux. Je m'en +vais me divertir.—Jasmin, tu me donneras mon épée.—Ah! tant pis. Tant pis, si +c'est pour nous battre, car nous tuerons quelqu'un. Ce pauvre petit marquis, je +crois toujours le voir… là… pan… tomber par terre… Aussi c'est bien sa faute, +car nous le ménagions; ça faisait trembler!… Puisque celui-là n'est pas mort, il +fallait qu'il eût l'âme chevillée dans le ventre.—Jasmin, que diable! allez +donc! allez donc! nous n'avons pas un moment à perdre… Et surtout ne t'avise pas +de jaser.—J'aimerais mieux être pendu, Monsieur, que de vous trahir.» +Cependant j'écrivais à mon pèreCependant j'écrivais à mon père. Je lui donnais, sur la retraite de Sophie, tous +les renseignement nécessaires, et ma lettre finissait ainsi: +Partez, mon père; ah! je vous en supplie, partez à l'instant +pour Fromonville. Que Duportail ne vous échappe pas encore une fois. Quels +que saient ses motifs, voyez mon beau-père, parlez-lui, fléchissez-le: qu'il +nous rende son adorable fille, emmenez ma chère Adélaïde avec vous; de +grâce, emmenez-la. Les deux bonnes amies seront si contentes de se revoir! +Que la présence d'Adélaïde annonce à Sophie le retour de Faublas! que les +tendres caresses de la sœur la préparent aux transports du frère, du frère +qu'elle adore, et dont elle est idolâtrée! On ne saurait trop ménager +l'extrême sensibilité de Sophie. Mon père, daignez ne rien épargner pour +qu'elle apprenne sans danger la nouvelle de notre réunion prochaine. Elle +est maintenant au désespoir; sa joie la tueroit! Mon père, je remets en vos +mains mes plus chers intérêts: je vous recommande ce qu'il y a de plus +respectable, de plus beau, de meilleur dans le monde; je vous recommande ma +bien-aimée. +Que ne puis-je aussi tout à l'heure voler à Fromonville! +Hélas! je vais ailleurs. Ai-je besoin de vous dire qu'une affaire +indispensable m'en fait la loi? Cependant ne vous alarmez pas. Demain, avant +midi, je serai près de mon père et près de ma femme; je le jure, par elle et +par vous. +Je m'habillai, je cachetai ma lettre; un homme fut chargé de la porter au couvent +d'Adélaïde, et de la remettre à M. de Belcour. Jasmin reçut l'ordre d'aller +m'attendre à la porte Saint-Martin, et je courus chez Mme de Montdésir. +Je trouvai, non pas Mme de B…, mais le vicomte de Florville. «Enfin, dit-il, le +voilà.» Je m'excusai de l'avoir fait attendre, et je remerciai la marquise de +m'avoir envoyé chercher au moment même où je m'inquiétois de savoir comment je +me procurerois le bonheur de l'entretenir seulement pendant quelques minutes. +J'ajoutai que je rapportois de la campagne une grande nouvelle. «Quoi donc?—J'ai +vu Sophie.» Elle pâlit, elle s'écria: «Il n'est pas possible!» +En deux mots je lui appris quelle retraite Duportail s'était choisie, et comment +un heureux hasard me l'avait fait découvrir. La marquise m'écoutait d'un air +interdit; je la suppliai de vouloir bien envoyer tout à l'heure à Fromonville +des gens chargés de veiller sur Duportail, et de le suivre partout: car je +tremblais que mon beau-père n'eût encore l'intention et ne trouvât le moyen +d'échapper à M. de Belcour. «Comment! me demanda-t-elle d'une voix altérée, n'y +allez-vous pas vous-même?—Je ne le puis, une affaire importante m'appelle +ailleurs.» Elle reprit d'un air plus calme et d'un ton plus ferme: «Quoi! Mme de +Lignolle a-t-elle déjà tant d'empire?—Ce n'est pas Mme de Lignolle qui m'arrache +à Sophie. Un devoir indispensable…—Achevez… Ne puis-je savoir…?—Croyez, ma chère +maman, que je ne me console pas d'avoir un secret pour vous.—Chevalier, c'est +assez me dire qu'il y aurait de l'indiscrétion de ma part à pousser les +questions plus loin. Je veux bien penser que je n'ai point à me plaindre de tant +de réserve. Je vais donner les ordres les plus pressant pour que Duportail soit +gardé à vue dès ce soir et ne puisse faire un pas dont je ne sois instruite +Sur-le-champ; moi,… ou la petite Montdésir en mon absence, ajouta-t-elle avec un +profond soupir.—En votre absence, maman! Vous quittez Paris?—Tout à l'heure, mon +ami.—Quel malheur pour moi! que je suis fâché de vous perdre, dans ce moment +Surtout où vos conseils eussent été si nécessaires! Où donc allez-vous?—A +Versailles, d'abord.—A Versailles, avec cet habit!… Maman, c'est, ce me semble, +le frac anglais du charmant vicomte qui m'adonne son nom; ce frac que vous +embellissiez le jour que nous fûmes ensemble à Saint-Cloud?—Cela se peut, +dit-elle en affectant de n'en être pas sûre. Oui,… je crois qu'oui.—Et de +Versailles, vous partez pour…?—Chevalier, je me vois à regret forcée de répéter +vos propres expressions: Croyez que je ne me console pas +d'être obligée d'avoir un secret pour vous. —Mais encore, ce voyage +doit-il être bien long?—Peut-être, mon ami, peut-être, dit-elle d'une voix +tremblante; et c'est pour cela qu'avant de l'entreprendre j'ai vivement souhaité +de vous faire mes adieux.—Vos adieux! Maman, ma chère maman, vous m'inquiétez: +vous paraissez triste… De grâce, confiez-moi…» Elle m'interrompit: «Respectez +mon secret: je n'ai point tâché de surprendre le vôtre; je ne veux pas même le +deviner, je ne le veux pas. Allez, Faublas, et revenez content, s'il est +possible… Je ne puis m'expliquer, je ne puis dire quel événement se prépare,… +quelles craintes m'agitent,… quels vœux j'ose former… Mais, mon ami, mon aimable +ami, qu'il serait cruel de ne se plus voir!—Grands dieux! vous gémissez, vous +avez les larmes aux yeux!—Adieu, Faublas. Trop cher enfant, adieu. Je ne vous +quitte qu'avec douleur; souvenez-vous-en, si quelque grand malheur arrive. +N'oubliez pas que la marquise de B… vous perdit par une trahison, et devint +elle-même la victime d'un lâche qui se disait votre ami. N'oubliez pas surtout +qu'elle ne cessa de vous conserver l'am… l'amitié la plus tendre,… la plus +tendre», répéta-t-elle en me serrant la main. +Elle me donna un baiser, et m'échappa. +Je demeurai confondu de ce que je venais d'entendre; et, dans le premier moment +de ma surprise, je répétai quelques-unes des expressions qui venaient d'échapper +à Mme de B…: Allez, et revenez content… Je ne puis dire quels +vœux j'ose former… Qu'il serait cruel de ne se plus voir! Il n'est plus +douteux que Mme de B… sait que je vais me battre, et connaît mon ennemi… Quels vœux j'ose former! Ces vœux, elle ne pourrait, sans +crime, les expliquer clairement. Mais peut-être suis-je excusable, moi, de +chercher à pénétrer le secret de son cœur, sa pensée la plus cachée… Qu'il serait cruel de ne se plus voir! Vous me reverrez, +Madame de B…, vous me reverrez, n'en doutez pas. Je sortirai vainqueur d'un +combat dont vous êtes le prix . +Imprudent marquis, quelle audace est la vôtre d'appeler Faublas au champ de +l'honneur! Quelle témérité d'attaquer des jours si bien défendus! Les destinées +de trois femmes charmantes tiennent à mes destinées. +Justine, qui survint, avait peut-être aussi l'intention de me donner, à sa +manière, quelque encouragement ; mais il était déjà si +tard que je n'aurois pu l'entendre quand même j'en aurois eu la fantaisie. +A la porte Saint-Martin, je trouvai mon domestique, qui me suivit jusqu'au +Bourget; là, je lui ordonnai de ramener mon cheval à Paris, et je pris la +poste. +Avant cinq heures du soir je me trouvai dans la forêt de Compiègne, au lieu +désigné. Je m'y promenais depuis quelques minutes, lorsque deux hommes tout à +coup m'abordèrent et me mirent le pistolet sur la gorge. Ils me demandèrent si +j'étais gentilhomme. Je ne balançai point à répondre oui. «En ce cas, me +dirent-ils, veuillez, Monsieur, mettre ce masque sur votre visage et demeurer +témoin d'un combat que vont se livrer tout à l'heure ici deux personnes de +grande qualité. Donnez votre parole de ne pas vous permettre un seul geste, un +Seul mot pendant l'action, et, quel que soit l'événement, d'en garder un profond +Secret.—Je ne me vante pas, Monsieur, d'être un homme de grande qualité; mais il +est vrai que je possède, avec quelques richesses, un ancien nom. J'ai moi-même +rendez-vous ici pour me battre. Peut-être vous trompez-vous, peut-être serai-je +l'un des deux acteurs de la scène malheureuse dont vous exigez que je reste +Spectateur tranquille.—Monsieur, nous saurons bientôt si cela doit être; en +attendant, mettez ce masque, et donnez votre parole d'honneur.» +On conçoit que je fis et que je promis tout ce qu'ils voulurent. +Près d'une heure s'était passée depuis que je me trouvais dans cette situation, +qui commençait à me paraître inquiétante, quand je crus entendre quelque bruit +vers l'extrémité de l'allée qui aboutissoit à la grande route. Un moment après, +je vis entrer du même côté, dans le chemin de traverse où j'étais, une chaise de +poste environnée de plusieurs hommes armés et masqués. Il me parut que cette +troupe, que je crus d'abord toute composée d'assassins, venait de s'assurer du +laquais et du postillon, et forçait le maître à mettre pied à terre. Tremblant +qu'il ne fût massacré devant moi, je voulus, dans le premier mouvement d'un zèle +téméraire, m'élancer à son secours: les deux hommes qui veillaient sur moi se +contentèrent de me retenir en me disant: «Voici le moment critique, songez à ce +que vous avez promis.» +Cependant l'inconnu, toujours entouré, avançait vers nous d'un pas ferme et d'un +air délibéré. Plus il approchait, plus je croyais reconnaître les traits d'un +jeune homme que je n'avais pas vu depuis longtemps. Lorsqu'il fut à très peu de +distance, l'un de mes gardiens alla droit à lui, le pria de s'arrêter, et lui +dit: «Un homme d'honneur se plaint que vous lui avez fait une mortelle injure, +et prétend tout à l'heure en obtenir la réparation. S'il tombe sous vos coups, +il promet qu'aucun détail de ce combat ne sera jamais su de personne; s'il ne +meurt pas de ses blessures, il s'engage à revenir dans le même lieu, aussitôt +qu'il sera guéri, pour y soutenir encore sa querelle qui ne peut être +complètement vidée que par la mort de l'un des deux champions. Prenez les mêmes +engagements, Monsieur le comte, et jurez sur votre honneur de les remplir.—Quoi! +répondit le jeune homme, milord Barrington se fâche de ce que j'ai quitté +l'Angleterre sans faire mes adieux à son auguste épouse? Il faut convenir que +ces maris sont partout un singulier peuple! Cet époux d'outre-mer, surtout, me +paraît d'une bonne force: voulait-il que je brûlasse d'une éternelle flamme pour +Sa langoureuse moitié? D'ailleurs, s'il me gardait rancune, que ne me l'a-t-il +dit dans son pays? Que ne s'est-il ensuite rendu à Bruxelles, où je me suis +arrêté longtemps parce qu'on m'a dit qu'il me cherchait? Pourquoi venir, après +Six semaines, avec cet épouvantable attirail, m'attaquer dans ma patrie, au +moment où j'y rentre… Ah çà! mais j'espère que ce n'est pas à coups de poing que +nous nous battrons?» +A sa voix comme à sa figure, à la gaieté de ses discours comme à son sourire +moqueur, il ne me fut plus permis de méconnaître Rosambert. Alors seulement je +commençai à soupçonner l'étrange vérité. O Madame de B…, ce fut pour vous que +mon cœur tressaillit! mais je me gardai bien de montrer par quelques gestes ou +d'exprimer par quelques mots ma surprise extrême et ma terreur profonde: j'étais +lié par mes serments. +Déjà pourtant on présentait à Rosambert un cheval qu'on l'invitait à monter, et +un pistolet qu'on le priait de charger lui-même. Le comte, aussitôt à cheval, +tout en chargeant son arme, dit à ceux qui l'environnaient: «Oui, vous avez +raison, voici le combat si cher à messieurs d'Albion… Au pistolet près, je dois +de grands remerciement au magnifique lord; il me rajeunit de plus de mille ans. +En vérité, Messieurs de la Table ronde, l'héroïque parade que le prud'homme nous +fait jouer ici ressemble tout à fait à une aventure du roi Artus. Comme les +preux de son temps, vous arrêtez les passants sur les grands chemins pour les +forcer gracieusement à rompre des lances avec vous.» En jetant les yeux sur moi, +Rosambert continua: «Ce cavalier si joliment tourné, qui fait bande à part, qui +ne dit mot, qui ne se mêle en rien de vos forfanteries, est-ce un gentil +damoiseau qu'il faut que je délivre ou quelque grande princesse en homme +travestie? Je l'aimerais mieux, moi; et le géant que je dois pourfendre, le +fameux géant, où donc est-il?» L'étranger qui avait jusqu'alors porté la parole +dit à Rosambert: «Monsieur le comte, jurez de remplir les conditions +prescrites.—Foi de gentilhomme, Messieurs», s'écria-t-il. +L'un de nos gardiens donna le signal par un coup de feu. Nous vîmes aussitôt un +cavalier accourir à toute bride, de l'autre extrémité de l'allée. Rosambert +l'attendit sans s'ébranler; mais, soit qu'il présumât beaucoup de lui-même, soit +qu'il ne conservât pas tout le sang-froid nécessaire en ces occasions, il fît +feu de trop loin sur son ennemi, qu'il manqua. L'autre, au contraire, montrant +et plus d'adresse et plus d'intrépidité, tira presque aussitôt, mais enfin tira +le dernier. La balle siffla aux oreilles de Rosambert, emporta une boucle de ses +cheveux, et frappa son chapeau de manière qu'elle le fit sauter. Le comte, en le +reprenant, s'écria: «Ceci devient sérieux, c'est à ma cervelle qu'il en veut, le +beau masque!» +Son adversaire, en effet, s'était, comme moi, couvert le visage d'un mince +carton; mais je ne pus m'empêcher de frémir en reconnaissant le frac anglais +Sous lequel, ce matin même, la marquise avait paru devant moi chez Justine! +Le vicomte de Florville, car je ne doutais plus que ce ne fût lui, venait de +retourner son cheval, et regagnait au galop le bout de l'allée d'où tout à +l'heure il était venu. Rosambert, qui le suivait des yeux, reprit: «Voilà bien +le frac national de milord; mais, de par saint Georges, ce n'est pas là son +épaisse encolure. Messieurs, ajouta-t-il d'un ton où perçaient le dépit et +l'audace, je n'aurois point osé faire à la nation anglaise cette injure de +croire que ses braves fussent dans l'usage de se battre par mascarade et par +procuration. Au reste, je vais tâcher, m'eût-on prudemment détaché le plus +habile arquebusier des trois royaumes, je vais tâcher de faire en sorte qu'un +étranger, fût-il le diable, n'ait pas à se glorifier d'avoir remporté sur un +François une victoire sans danger… O toi qui ne manquas jamais une hirondelle au +vol, mon cher Faublas, où es-tu? Que n'ai-je, pour le châtiment d'un traître et +pour l'honneur de la France, que n'ai-je en ce moment ton coup d'œil si prompt +et ta main toujours sûre!» +Le comte ayant rechargé son arme, un nouveau signal fut donné. Rosambert, cette +fois, ne demeura pas immobile, il poussa vigoureusement son cheval, et les deux +adversaires, s'étant rencontrés à peu près au milieu de la lice, se tirèrent à +la distance de cinq ou six pas. Le comte ne perça que le collet de l'habit de +Son ennemi, qui, plus heureux, lui fracassa l'épaule droite et le jeta par +terre. +Le vainqueur aussitôt, se démasquant, fit voir au vaincu stupéfait le visage de +Mme de B… «Tiens, lâche, dit la marquise, regarde, reconnais-moi, meurs de +honte. C'est une femme qui t'immole! Tu n'as eu du courage et de l'adresse que +pour l'insulter.» +Rosambert parut un moment accablé de la douleur de sa blessure et de l'ignominie +de sa défaite; un moment il fixa sur la marquise des yeux égarés. Mais bientôt, +reprenant son caractère, il lui adressa, d'une voix éteinte, ces mots +entrecoupés: «Quoi! belle dame,… c'est vous… que j'ai… le bonheur de revoir!… +Que les temps… sont changés! Cependant… notre dernière… entre…vue… m'amu…sa +davantage,… et vous… aussi, friponne,… quoi que… vous en puissiez… dire. +Ingrate! est-ce ici, est-ce ainsi… que vous deviez mettre… hors de combat… un +bon jeune homme jadis venu… tout exprès de Paris à Lu… à Luxembourg… pour vous +procurer… un… doux… passe-temps?—Rosambert, lui répliqua la marquise, tu +voudrais en vain dissimuler ta rage et tes douleurs. Le Ciel est juste; je puis +m'applaudir d'une double vengeance: ton châtiment, qui déjà commence, n'est pas +prêt à s'achever. Souviens-toi de nos conditions; souviens-toi que mon ennemi +doit garder mon secret partout et me ramener ici ma victime.» +Le comte, soulevant sa tête avec effort, la tourna de mon côté: «Ce jeune homme, +dit-il, c'est sûre…ment le chevalier de Faublas!… Fau…blas!» J'ôtai mon masque, +je fus à lui. «Embrassons-nous d'abord, continua-t-il. Elle m'a… vaincu, mon +ami,… n'en soyez point étonné:… ce n'est pas la première fois qu'elle… m'abat. +Et vous, pendant que j'invoquois… bonnement votre nom, vous étiez là qui… +faisiez des vœux… contre moi;… mais je vous le pardonne… Elle est si… aimable! +Venez… me voir… à Paris, si je n'y arrive pas… justement pour… m'y faire… +enterrer.» +La marquise alors me prit à l'écart et me dit: «Chevalier, pardonnez-moi le +mystère que je vous ai fait du péril où j'allois m'exposer, et la ruse dont je +me suis servie pour vous en rendre le témoin. Mon amant, hélas!… avait vu +l'outrage; mon ami devait être présent à la réparation. Faublas, je le sais +bien, me gardait encore tant d'attachement qu'il se fût chargé volontiers +d'épouser ma querelle; mais il ne m'eût peut-être point assez estimée pour me +juger digne de la soutenir moi-même. +«Cependant, ajouta-t-elle avec une joie mêlée de fierté, je viens de prouver +qu'il y a six mois je ne prenais point un engagement au-dessus de mes forces, +lorsque, réduite à l'affreuse nécessité de vivre seulement pour ma vengeance, je +jurois de vous étonner en l'accomplissant. Maintenant, Faublas, tout ce qu'il y +avait d'équivoque ou d'obscur pour vous dans mes discours de ce matin s'explique +de soi-même. Vous sentez de quelle crainte je ne pouvais me défendre quand, les +larmes aux yeux, je demandais à mon ami s'il ne serait pas cruel de ne se voir +plus. Vous concevez de quelle espèce d'inquiétude j'ai dû sentir l'atteinte +quand l'amant de Sophie m'annonça qu'il venait de la retrouver. Ah! croyez-moi, +j'ai d'abord compris que Duportail avait pu vous reconnaître sur la route de +Montcour, et je serais vraiment désolée que ce voyage de Compiègne eût laissé le +temps à votre beau-père de vous enlever encore votre épouse. Faublas, si ce +malheur était arrivé, n'ayez pas l'injustice d'en accuser votre amie. +Dites-vous, pour ma justification, qu'au moment où je vous fis remettre, sous le +nom de M. de B…, ce prétendu cartel, rien ne pouvait me donner à deviner qu'en +revenant avec Mme de Lignolle vous retrouveriez Sophie; dites-vous qu'il n'était +plus, ce matin, nécessaire de vous renvoyer à Fromonville, puisqu'il ne vous eût +jamais été possible, quelque diligence que vous eussiez faite, d'y arriver avant +les émissaires fidèles qu'aussitôt j'y ai dépêchés avec l'ordre exprès de +veiller sur les démarches de Duportail, s'il habitait encore sa retraite, ou de +le poursuivre, s'il l'avait déjà quittée. Maintenant que rien ne vous retient +plus, allez et…» +Mme de B… fut interrompue par des cris perçant qui semblaient partir de la chaise +de poste de Rosambert, restée dans le chemin de traverse, du côté, mais à +quelque distance de la grande route. Nous courûmes tous au bruit; il ne resta +près du blessé que le chirurgien qui bandoit sa plaie. En approchant, nous vîmes +derrière la voiture du comte un cabriolet dans lequel se débattait une femme, +retenue par les mêmes hommes qui s'étaient assurés du laquais et du postillon de +Rosambert. «Grands dieux! s'écriait-elle, des gens masqués! C'en est donc fait! +Ils n'auraient pu le vaincre, ils l'ont assassiné!… Ah! dit-elle, en poussant un +cri de joie, le voilà! le voilà!» Puis, d'un ton douloureux: «Perfide! il est +donc vrai que vous avez eu l'inhumanité de profiter de mon sommeil?…» +La marquise me demanda tout bas si ce n'était pas la petite comtesse. Je répondis +oui, et je m'élançai dans les bras de ma maîtresse. +«Est-ce fini? me demanda-t-elle. J'ai entendu tirer plusieurs coups. Quels sont +ces gens qui m'ont arrêtée? C'était à l'épée que vous deviez vous battre! Je +Suis tremblante,… saisie d'effroi. Ton ennemi, où est-il? Es-tu vainqueur? Il ne +devait amener personne. Pourquoi tout ce monde? ces armes? ces masques?… Mon +ami, que je suis contente de te voir!… que j'ai peur!… Cruel!… que je vous en +veux de m'avoir lâchement abandonnée!» +Ainsi, Mme de Lignolle annonçait, par le désordre de ses questions, le désordre +de ses idées; il me sera plus difficile de peindre celui de sa personne. Dans +Son regard, tout à l'heure attendri, maintenant terne et bientôt étincelant, +vous eussiez vu tour à tour, et presque en même temps, les douces erreurs de +l'espérance, les mortelles rêveries de la crainte, l'ivresse de l'amour heureux, +les fureurs de l'amour trahi. Vous eussiez vu sur son visage, dont l'étonnante +mobilité m'effrayait, toutes les passions impétueuses se livrer de rapides +combats. Chaque muscle semblait tourmenté d'un mouvement convulsif; l'expression +de chaque sentiment passait comme un éclair. +«Le croirais-tu, continua-t-elle, j'ai pu dormir quand tu n'étais plus là! j'ai +pu dormir jusqu'à midi, mais de quel sommeil! grands dieux! quels horribles +Songes le troublaient! tu m'échappois à chaque instant, et je ne voyais plus +auprès de moi que des objets affreux: le marquis, la marquise, ta femme!… Ta +femme! c'est moi qui suis ta femme! n'est-il pas vrai, mon ami?… Ne l'oubliez +jamais, Monsieur! Et le marquis, l'as-tu tué?—Non, mon amie.—Allons, dit Mme de +B… que cet entretien sans doute inquiétait, allons, Florville! à cheval, à +cheval! vous n'avez pas de temps à perdre.—Qu'appelez-vous du temps à perdre? +S'écria la comtesse en lançant un regard terrible au vicomte de Florville, +est-ce qu'il perd son temps quand il est avec moi? Quel est cet impertinent +jeune homme? me demanda-t-elle.—Un parent de M. de B…—Tiens, mon ami, tous ces +gens-là me font peur… Oh! que je souffre depuis hier! Trembler sans cesse pour +moi! pour lui! quel supplice! Perpétuellement m'occuper de cette rivale qui veut +me l'enlever! de cet ennemi qui menace ses jours! Tu l'as blessé?—Non, mon +amie.—Vous ne l'avez pas blessé, Monsieur?… Regardez! je le lui avais tant +recommandé! Mais, comment!… il n'est donc pas encore arrivé, le +marquis?—Florville, reprit Mme de B…, les heures s'envolent, la nuit +S'approche.—Eh! de quoi se mêle donc cet étranger? répliqua la comtesse… +Faublas, ne l'écoute pas, reste là… Que je souffre depuis hier! que l'amour +devient fatal, dès qu'il cesse d'être heureux! que ses tourments paraissent +insupportables, quand ils ne sont pas partagés!—Que dis-tu, mon Éléonore! mon +cœur est navré de tes peines.—Oui? Eh bien, si cela est, me voilà consolée. Je +Suis contente, allons-nous-en.» Je répétai avec elle: «Allons-nous-en. +—Chevalier, s'écria la marquise, oubliez-vous qu'un devoir pressant vous +appelle?—Hélas!—Ce n'est point à Paris que vous êtes attendu.» +Je me dégageai des bras de la comtesse, et du brancard de son cabriolet je sautai +Sur le cheval que me présentait la marquise. «Il va se battre, dit Mme de +Lignolle. Je veux le suivre! je veux être présente à ce combat!» Le vicomte, +prompt à la rassurer, lui répondit: «Calmez-vous, il n'y a pas de danger pour +lui; ce combat est fini.—Fini! répéta-t-elle douloureusement, fini!… C'est donc +à Fromonville?… L'ingrat m'abandonne encore! le barbare me sacrifie!» +Elle voulut s'élancer après moi. Les gens du vicomte la retinrent. Elle poussa +des cris d'inquiétude et de fureur; elle tomba sans connaissance au fond de son +cabriolet. +Ah! qui n'eût plaint cette enfant trop sensible? qui ne se fût ému de ses +douleurs? qui n'eût frémi de son danger? La marquise ne fit aucun effort pour +m'empêcher de descendre de cheval et de remonter dans la voiture de la comtesse: +je fus même extrêmement touché de voir Mme de B… prodiguer ses soins à Mme de +Lignolle. D'une main elle soutenait la tête de mon amante, de l'autre elle lui +vidoit ses flacons sur le visage; elle essuyait avec un mouchoir la sueur froide +qui coulait sur son front. «Pauvre enfant! disait-elle, regardez comme ils se +Sont éteints, ces yeux qui brillaient tout à l'heure du plus vif éclat! Quelle +pâleur couvre ces joues que j'ai vues colorées d'un rose si tendre! Pauvre +enfant!—Mon Dieu! vous m'alarmez, mon amie! croyez-vous qu'il y ait du +danger?—Du danger?… peut-être. La comtesse est d'un caractère violent et paraît +vous aimer déjà beaucoup.—Oh! oui, beaucoup. D'ailleurs, elle a depuis hier des +indispositions légères, mais fréquentes, des maux de cœur…—Elle serait déjà +enceinte! ah! tant mieux!» s'écria Mme de B…, dans l'effusion d'une vive joie; +puis tout à coup elle réprima ce premier mouvement, et d'un ton de commisération +elle reprit: «Tant mieux… pour vous;… non pour elle!… Pour elle, c'est un +événement fâcheux qui l'expose de bien des manières…—Qui l'expose!… Et moi, que +je suis à plaindre aussi! Dans quel embarras je me trouve! L'une est ici, qui se +meurt de la seule crainte que je ne la quitte! l'autre est là-bas, qui se +désespère de ce que je l'ai quittée. Dites-moi donc comment je vais faire. +Apprenez-moi quel parti…—Tout à l'heure, interrompit-elle, je vous engageois à +partir; j'avoue que maintenant, à votre place, je me trouverais moi-même fort +empêchée. Sans doute il faut consulter votre cœur; mais vous devez aussi prendre +conseil des circonstances.—Consulter mon cœur? je n'y trouve que des +irrésolutions, des combats! Prendre conseil des circonstances? ne sont-elles +pas, de l'une et de l'autre part, également inquiétantes, pressantes, +impérieuses? O mon amie, je vous en conjure, prenez pitié de ma situation +vraiment cruelle, finissez mes perplexités, conseillez-moi.—Que pourrais-je vous +dire? S'il ne s'agit que des lois que le devoir vous impose, elles ne sont point +équivoques… Il est vrai pourtant qu'il paraît cruel d'abandonner la comtesse +dans l'état où la voilà… Elle est très vive,… vous la croyez enceinte,… et la +pauvre petite vous aime… comme il faut vous aimer: beaucoup trop!… Partir dans +ce moment-ci, c'est certainement la livrer à des agitations qui peuvent lui +coûter la vie… Il semble plus probable que Sophie, d'un caractère beaucoup plus +doux,… Sophie, accoutumée depuis longtemps à l'absence,… à l'abandon peut-être,… +Supportera moins impatiemment… Cependant, ce n'est pas une chose que je veuille +garantir. Il est tout à fait possible que votre épouse, ne vous voyant pas +revenir et se croyant pour toujours délaissée, en soit au désespoir. +—Au désespoir! oui, répéta d'une voix faible Mme de Lignolle qui reprenait enfin +l'usage de ses sens, au désespoir!» Elle me reconnut; elle me dit: «C'est vous, +Faublas? vous ne m'avez pas quittée? vous avez bien fait; restez là, je le veux, +restez là.» Elle dit à la marquise: «Et toi, farouche étranger, laisse-nous. +Cruel! mes maux te trouvent insensible! Tu n'as donc jamais eu besoin de la +pitié de personne, toi? tu n'as donc jamais aimé?—Si vous saviez à qui vous +faites ces reproches, répondit le vicomte en lui prenant la main; si vous saviez +que Mme de Lignolle, quoique bien malheureuse, est moins à plaindre que +l'infortunée qui lui parle! Et moi aussi, j'ai brûlé de cet amour qui vous +consume! Et moi aussi, j'ai connu ses passagers délices et ses inconsolables +regrets! Comtesse, infortunée comtesse, vous avez encore beaucoup à souffrir, si +vous devez souffrir autant que moi!» +Ici mes yeux rencontrèrent ceux de la marquise; ils étaient humides, les siens, +et leur regard fit palpiter mon cœur! +«Seroit-il vrai, continua-t-elle avec plus de véhémence, serait-il vrai qu'une +divinité maligne présidât aux humaines destinées, et prît un horrible plaisir à +faire de ses dons précieux la plus inégale distribution? serait-il vrai que, par +le raffinement d'un calcul barbare, elle ne se montrât si prodigue envers un +très petit nombre d'êtres privilégiés que pour tourmenter plus sûrement la foule +immense des autres individus maltraités de son avarice? Quoi! jeune homme trop +favorisé, les grâces qui attirent, l'esprit qui séduit, les talents qu'on envie, +la beauté qu'on admire, la sensibilité qui plaît aux yeux et charme l'âme; +toutes ces qualités et mille autres dont l'assemblage n'a peut-être jamais +brillé qu'en toi; quoi donc! un impitoyable dieu ne te les aurait données que +pour le désespoir de tes rivaux et le supplice de tes amantes? Et la constance, +cette vertu qui seule manque à toutes tes vertus, la constance, il ne te +l'aurait refusée, ce dieu jaloux, qu'afin qu'il n'y eût sur la terre, pour +aucune femme, l'espoir d'une grande félicité sans un grand mélange de peines, et +dans aucun homme un modèle absolu de perfection? Quoi! ceux de ton sexe qui, ne +te connaissant pas encore, oseront te disputer le prix de la valeur ou de la +tendresse, tous ceux que la nature aura le plus favorablement distingués, +doivent-ils nécessairement paraître n'avoir encouru que sa disgrâce, quand le +moment sera venu de te les comparer? Quoi! toutes les mortelles qui t'auront vu +Seront-elles invinciblement contraintes au plus prompt amour, hélas! et forcées +au plus long repentir? O destinée!» +La comtesse avait écouté la marquise avec une attention mêlée d'étonnement. «Qui +que vous soyez, lui dit-elle, il vous est bien connu. Vous parlez de lui comme +j'en pourrais parler moi-même. Me voilà un peu réconciliée avec vous; mais +permettez que nous nous quittions. Allons-nous-en, Faublas, allons-nous-en… Eh +bien! vous ne dites mot! vous ne voulez pas?» +Toujours combattu de plusieurs craintes et de plusieurs désirs, je jetai sur la +marquise un regard qui lui annonçait mes irrésolutions et le besoin que j'avais +d'être déterminé par ses avis. Le vicomte me comprit et s'expliqua: «Vraiment! +je ne balancerois plus, j'irais à Fromonville…—A Fromonville! interrompit la +comtesse.—Demain, reprit l'autre; et ce soir je rentrerois dans Paris avec Mme +de Lignolle.—Voilà ce qu'on appelle un bon conseil, s'écria la comtesse; j'en +approuve fort la dernière partie; et toi, Faublas?—Moi aussi, mon Éléonore.» +Dans le transport de sa joie, Mme de Lignolle embrassa Mme de B…, et, je l'avoue, +ce ne fut pas sans un vif plaisir que, pendant quelques minutes, je sentis unies +et pressées dans mes heureuses mains les mains de ces deux charmantes +femmes. +«Monsieur, reprit la comtesse en s'adressant au vicomte, nous allons vous dire +adieu; mais permettez auparavant une question que je vais vous faire, parce que +je suis jalouse. Je le suis, je n'en fais pas mystère. Tout à l'heure vous +pleuriez presque: vous êtes malheureux en amour, et c'est la faute du chevalier. +Rendez-moi le service de m'apprendre près de qui le chevalier vous a supplanté… +Monsieur, poursuivit Mme de Lignolle, qui ne pouvait deviner la véritable cause +de l'embarras que la marquise laissait paraître, vous pardonnerez à son amie +d'imaginer qu'en effet il méritait la préférence; mais au moins je crois, et je +ne cherche pas à vous faire un compliment, je crois que vous étiez fait pour +qu'on balançât quelque temps entre vous et lui… Monsieur, reprit-elle encore, je +vous supplie d'achever la confidence que je ne vous demandais pas; ne craignez +rien pour votre secret, vous avez le mien.—Madame, répondit le vicomte enfin +déterminé sur la réponse qu'il devait faire à l'embarrassante question, dans un +moment de trouble on se plaint de mille choses…—Ah! je vous en prie, dites-moi +quelle maîtresse Faublas vous a…—Madame, je suis, comme monsieur vous le disait +tout à l'heure, parent de M. de B… J'adorois sa femme…—Sa femme! ne m'en parlez +pas, je la déteste!—Vous êtes donc une ingrate, car elle vous aime.—Qui vous l'a +dit?—Elle-même.—Elle me connaît?—Elle a eu le plaisir de vous voir et de vous +parler.—Où cela?—Voilà ce que je ne puis vous dire.—Eh bien, oui, elle a tort de +m'aimer: car, je vous le répète, je la déteste.—Peut-on vous en demander la +raison?—La raison?… c'est une femme dangereuse…—Ses ennemis +l'assurent.—Intrigante…—Les courtisans le publient…—Pas assez jolie pour faire +tant de bruit.—Les femmes le disent.—Galante d'ailleurs.—Elle ne manque ni +d'attraits ni d'esprit… Comment ne lui prêteroit-on pas quelques +aventures?—Quelques! Elle en a eu mille!—Désigne-t-on quelqu'un?—Je le crois! +Moi qui ne vais pas dans le monde, je lui en connais trois.—Voulez-vous les +nommer?—Le comte de Rosambert.—Il est bien fat; et elle l'a toujours nié.—La +bonne raison!… Faublas.—Oh! celui-là, je ne conteste pas. Le troisième?—M. de +.—M. de ! répéta la marquise, que je vis dans le même +moment plusieurs fois rougir et pâlir.—Oui, M. de , le nouveau +ministre, à qui elle s'est donnée pour obtenir la liberté du chevalier… Ce +que je vous dis là vous fait de la peine?—M. de ! répéta la marquise +avec moins de trouble et un étonnement plus marqué.—Cela vous fait de la peine. +Je vois que vous êtes encore bien épris.—M. de ***! voici une accusation bien +nouvelle.—C'est que l'intrigue n'est pas ancienne.—Mais, au moins, a-t-on +quelques preuves?—Comment voulez-vous qu'on en ait? Ils n'ont pas appelé de +témoins.—Cependant, Madame, vous osez assurer cela?—Monsieur, parce que tout le +monde l'assure.—Tout le monde! Chevalier, vous le saviez donc?—Vicomte,… on me +l'a dit, mais je n'y crois pas.—Cela ne fait rien, me répliqua-t-il d'un air +mécontent, vous deviez m'en avertir.—Oui, dit la comtesse, c'est rendre service +à un galant homme que de l'éclairer sur la conduite d'une coquette qui le +trompe. Monsieur, je vous plains sincèrement d'être tombé dans les filets de +celle-là, vous paraissez mériter de rencontrer mieux… Mais venons à ce qui me +touche. Le chevalier ne vous donne plus d'inquiétude?—Pardonnez-moi, +Madame.—Voyez-vous, Monsieur? s'écria la comtesse en me regardant. Il y va donc +Souvent, chez la marquise? demanda-t-elle au vicomte.—Quelquefois.—Voyez-vous, +Monsieur? vous y allez quelquefois!… Il est donc amoureux d'elle encore?—Encore +un peu, je crois.—Voyez-vous, Monsieur? vous en êtes amoureux!—Cependant, reprit +la marquise, il ne faut pas tout à fait s'en rapporter à moi: j'y suis +intéressée, je vois peut-être mal.—Oh! vous voyez bien, Monsieur, vous voyez +trop bien!… Faublas, laissez-moi faire, je saurai vous empêcher d'aller chez +cette coquette et de l'aimer!… Nous vous quittons, poursuivit-elle en +S'adressant à Mme de B… Après la scène dont vous venez d'être témoin, je ne vous +demande pas le secret, et j'y compte: car tout en vous, Monsieur, prévient +favorablement… S'il y avait une troisième place dans mon cabriolet, je me ferais +un vrai plaisir de vous l'offrir… Je vous avoue que je serai charmée de cultiver +votre connaissance. Venez me voir à Paris. Le chevalier m'obligera, s'il veut +bien vous amener;… ou faites mieux, venez seul: vous n'avez pas besoin d'être +présenté par personne. Venez, et je vous promets, si cela vous fait décidément +trop de peine, je vous promets de ne jamais vous dire de mal de la marquise, +quoique ce soit une méchante femme.» +Nous partîmes. Je donnai quelques louis au postillon, qui nous conduisit à la +Croix-Saint-Ouen, où la comtesse l'avait pris, et qui promit de ne rien dire de +tout ce qu'il avait vu. Mme de Lignolle aussi crut devoir acheter la discrétion +de son laquais La Fleur, qu'elle s'était vue forcée de faire le compagnon de son +voyage, et, par conséquent, le confident de nos amours. +Ma jeune amie, cependant, m'accablait de caresses que je lui rendais, de +reproches que je ne méritais plus, et de questions auxquelles il m'était +impossible de répondre. En vain je lui représentais qu'il devait lui suffire que +Son amant ne fût ni mort, ni blessé, ni forcé de la quitter en quittant son +pays: elle n'était pas contente du secret auquel m'obligeait cette parole +d'honneur que je ne devais pas donner, disait-elle. +La conversation tomba naturellement sur le vicomte de Florville. «Il est fort +aimable, ce jeune homme, s'écria la comtesse, qui paraissait observer +curieusement l'impression que ses discours faisaient sur moi.—Fort aimable.—Il a +des grâces!—Beaucoup.—De la tournure!—Vraiment.—Une très jolie figure!—Très +jolie.—Une voix douce comme toi!—Oui.—La sienne est un peu trop claire +cependant, il y manque quelque chose.—C'est un enfant.—Sans doute; que peut-il +avoir? seize ans?—Tout au plus.—N'importe, reprit-elle avec affectation, il est +charmant!—Charmant.—Il paraît plein d'esprit et de sensibilité!—Comme tu dis, +mon amie.» +Ainsi, je ne parlais que par monosyllabes de peur de trop parler, et j'affectois +beaucoup d'indifférence afin d'éloigner toute espèce de soupçon. +«Voulez-vous bien me répondre autrement? s'écria Mme de Lignolle.—Qu'y a-t-il +donc?—Il y a que votre sang-froid me désespère!—Mon sang-froid?…—Oui, j'ai l'air +d'avoir remarqué ce jeune homme, j'en dis beaucoup de bien, tout cela ne vous +émeut seulement pas!—Je ne vois pas ce qui pourrait me fâcher…—C'est de quoi je +me plains. Vous ne témoignez point la moindre inquiétude!—C'est qu'en vérité, +mon amie, je n'en puis prendre aucune, lui répliquai-je en riant.—Pourquoi cela, +Monsieur? Pourquoi n'auriez-vous pas un peu de jalousie? J'en ai bien, +moi!—Éléonore, je te répète que le vicomte ne peut m'alarmer.—Ne riez pas, +Monsieur, je n'aime pas qu'on rie quand je parle raison. Dites-moi, s'il vous +plaît, pourquoi le vicomte…—Pourquoi?… Parce que c'est… un enfant.—Et vous? ne +dirait-on pas que vous êtes vieux?—Et puis, ma sécurité se fonde sur l'estime +que tu m'inspires.—L'estime! l'estime!… Pas tant d'estime, Monsieur, et plus +d'amour. Je l'ai souvent entendu dire dans le temps que je n'y comprenas rien; +et, maintenant que je m'y connais, je sens que cela est trop vrai: on n'est bien +amoureux que lorsqu'on est bien jaloux. Devenez jaloux, si vous voulez me +plaire.—Soyez donc contente, Madame: je vous avoue que je n'étais pas tranquille +pendant que vous examiniez le vicomte avec une attention…—Voilà, +interrompit-elle en m'embrassant, voilà ce que j'appelle parler! Voilà ce qu'il +fallait dire tout de suite… Cependant, Faublas, ne t'alarme pas! Va, je +n'admirois le vicomte que pour t'admirer davantage! Je me disais: «Il est bien, +ce jeune homme, fort bien! mais mon amant est mieux, beaucoup mieux: mon amant +n'a pas une figure moins charmante, et sa taille est plus belle! On remarque +dans son air, dans son maintien, dans toute sa personne, je ne sais quoi de plus +imposant, de plus fier, qui étonne sans effrayer…» Cela ne m'effraye pas, moi! +cela me fait plaisir… De l'esprit, de la sensibilité! Pourroit-il en avoir +autant que toi, le vicomte? Autant que toi qui toute la journée me fais rire, et +de temps en temps me fais pleurer!… C'est alors que je suis bien contente: car +tu ne te moques pas, comme les autres hommes, qui rient de nos larmes; au +contraire, mon ami, tu me consoles, en te chagrinant avec moi: tu sais pleurer, +toi, tu sais pleurer!… Va, sois parfaitement tranquille. Je te reconnais aussi +Supérieur à ce joli garçon que lui-même me paraît l'être à tous ceux que j'ai +vus… Dis-moi, ton père l'aime-t-il, le vicomte?—Beaucoup.—Eh bien, il devrait +marier ta sœur avec ce jeune homme-là. Cela ferait un charmant couple.—Voilà une +idée qui paraît toute simple, et que pourtant je n'aurois pas eue!—Vraiment, je +vois à cela quelque obstacle: le vicomte est engoué de cette marquise. C'est +bien dommage… Tiens, sais-tu pourquoi je l'ai engagé à venir chez moi? Je vais +te le dire: car le moyen de te rien cacher! Il est jaloux de toi, puisqu'il est +amoureux de Mme de B…: il me dira si tu vas chez elle.—Fort bien +trouvé!—Certainement! je ne suis point la dupe de votre fausse gaieté; ce n'est +pas de bon cœur que vous riez. J'ai toujours eu le projet de vous empêcher +d'aller chez cette méchante femme, et le hasard vient de m'en offrir un moyen +que je ne me consolerais pas d'avoir négligé.» +Cependant nous avancions… du côté de Paris, il est vrai, ma Sophie! mais +console-toi, c'était aussi du côté de Fromonville. Sophie! j'allois encore +chercher dans la maison de ta rivale une de ces nuits que je trouvais si +courtes; mais pardonne! Va, je songeais moins aux plaisirs de la nuit prochaine +qu'aux délices du jour qui devait lui succéder, de ce jour où, dans les bras de +ma femme, je pourrais goûter enfin le suprême bonheur depuis si longtemps +désiré. Réjouis-toi, ma Sophie: il est vrai que, dans ce moment même, je reçois +un baiser de Mme de Lignolle; il est vrai que cette douce faveur est la +récompense d'un soupir qu'Éléonore vient de surprendre; mais, ô ma Sophie! +réjouis-toi; ce soupir si tendre, il ne m'était pas échappé pour elle. +Nous quittâmes la poste au Bourget, à ce même village où j'avais renvoyé Jasmin: +les chevaux de la comtesse y étaient restés dans une auberge; nous les reprîmes; +ils nous eurent bientôt ramenés dans Paris. On conçoit que Faublas, maintenant +vêtu comme il lui convenait de l'être toujours, ne pouvait, sans avoir +auparavant changé d'habits, aller chez Mme de Lignolle représenter Mlle de +Brumont: ce fut donc chez Mme de Fonrose que nous prîmes le parti de +descendre. +«Cruels enfants, dit la baronne, d'où venez-vous donc?—Nous mourons de faim, +répondit la comtesse; faites-nous donner à souper.» +Pendant que nous commencions à dépecer la poularde qu'on venait d'apporter, Mme +de Fonrose disait à Mme de Lignolle: «Je me suis rendue chez vous à l'heure du +dîner. On m'a beaucoup inquiétée en m'apprenant que, désespérée de la fuite de +Mlle de Brumont, vous veniez de sortir pour l'aller chercher. Il y avait déjà +quelques heures, poursuivit-elle en s'adressant à moi, que M. de Belcour, +accompagné de Mlle de Faublas, était venu me faire une courte visite. Tous deux +partaient pour Fromonville, persuadés que vous étiez allé vous battre. Ils +n'imaginaient pas qu'un intérêt moins cher que celui de l'honneur pût vous +empêcher de courir avec eux vous jeter aux pieds de votre épouse. Tous deux +tremblent pour vous; tous deux, je ne puis vous le dissimuler, seront en proie +aux plus mortelles inquiétudes, si vous ne les avez pas rejoints avant le milieu +du jour, qui va bientôt paraître.» +Déjà la comtesse ne songeait plus à son repas à peine commencé. Elle interrompit +la baronne pour lui déclarer qu'elle ne souffrirait pas que je la quittasse, et +elle ajouta qu'il lui paraissait très étonnant que Mme de Fonrose, qui se +prétendait son amie, se permît de donner, en sa présence même, de tels conseils +à son amant. La baronne ne fut point embarrassée de se justifier. «Si vous +adorez le fils, dit-elle, j'aime le père; M. de Belcour ne me pardonnerait pas +d'avoir contribué, dans une circonstance aussi grave, à tenir son fils éloigné +de lui. D'ailleurs, ma chère enfant, qu'exigez-vous du chevalier? qu'il viole +inutilement toutes les bienséances. Je suis loin de lui conseiller une infamie; +je ne lui dis pas de vous abandonner, mais d'aller trouver Sophie, de la +ramener, et de faire ensuite comme les gens du monde, comme les meilleurs maris, +qui savent concilier l'amour qu'ils ont pour leurs maîtresses et les bons +procédés qu'ils doivent à leurs femmes. Se conduire autrement, ce serait vous +perdre. Je vous demande, par exemple, si le chevalier peut continuer à demeurer +chez sa maîtresse, lorsque sa femme n'est plus absente? s'il doit ainsi +publiquement afficher le désespoir de l'une et les bontés de l'autre? En +Supposant que vous fussiez assez aveuglée par votre passion pour attendre de lui +cette extravagance, et qu'il fût assez faible pour ne vous la point refuser, je +demande si tout le monde ne saurait pas bientôt que M. de Faublas s'est fait +demoiselle chez vous parce qu'il s'ennuyait d'être homme chez lui? Je ne parle +pas de M. de Lignolle: espérons que le dieu protecteur des amant fera pour ce +mari-là ce qu'il fait communément pour les autres; espérons que ce digne époux +Sera le dernier de Paris qui apprendra que vous l'en avez rendu la fable; mais +Sa famille verra-t-elle tranquillement l'ineffaçable ridicule dont chaque jour +le couvrira? +—Sa famille! que m'importe sa famille? répondit la comtesse, qui n'avait opposé +jusqu'alors aux prudent avis de la baronne que des cris, des pleurs, et mille +exclamations déraisonnables.—Que vous importe? répliqua Mme de Fonrose. Eh mais, +comptez-vous retenir le chevalier malgré les gémissement de sa veuve, qui ne +manquera pas de le réclamer en criant au scandale; malgré l'intarissable +bavardage de votre sempiternelle tante, qui viendra chaque matin vous radoter +Ses gothiques principes; malgré le fameux capitaine Lignolle, capable de laisser +Ses flibustiers pour accourir en poste vous épouvanter de sa large moustache et +de sa longue épée; malgré le public aussi, le public jaloux, inconséquent, +indiscret, qui va sans cesse ébruitant les folies qu'il devrait taire, et +ressuscitant les scandales qu'il faudrait ensevelir; le public qui, ne +respectant personne et ne se respectant pas lui-même, ridiculise les maris qu'il +plaint, protège les femmes qu'il blâme, et condamne sévèrement les fautes dont +pourtant il amuse journellement et nourrit sa malignité; enfin, malgré le baron +qui…?—Malgré tout l'univers, Madame.—Quelle réponse! Avez-vous perdu l'esprit, +ou croyez-vous que j'exagère? M. de Belcour, dont j'allois vous parler, vous ne +le connaissez pas! Il est homme, si vous le poussez un peu, à venir reprendre +Son fils jusque dans votre chambre à coucher!—Et moi, si l'on ne craint pas non +plus de me porter aux dernières extrémités…—Que ferez-vous?—Je me tuerai.—La +belle ressource! Je vous plains… Je vous plains, puisque vous ne sentez pas +qu'il vaut mieux faire un moment le sacrifice d'un bien précieux, pour le +retrouver ensuite et le posséder sans obstacle, que de s'exposer, en le gardant +quelques jours de trop, à mourir de regret de sa perte.» +Mme de Fonrose parlait encore et parlait vainement, quand nous entendîmes un +carrosse entrer dans sa cour. Ce ne pouvait être que celui de M. de Lignolle. +J'eus le temps d'embrasser mon amie, de saisir un membre de la volaille et de me +Sauver dans le cabinet de toilette de la baronne. +Un moment après, j'entendis le comte souhaiter le bonsoir à ces dames. Étonné de +ce que sa femme, qui mangeait rarement en ville, n'était pas de retour à trois +heures du matin, il avait deviné qu'elle soupoit chez la baronne, et qu'elle s'y +trouvait indisposée. Il lui demanda si elle avait pu rejoindre Mlle de Brumont +dans la journée. «Oui, Monsieur, répondit la comtesse, et j'espère qu'elle +reviendra chez moi…—Elle y reviendra certainement! interrompit-il, parce que je +l'ai fait promettre à monsieur son père. En attendant, Comtesse, songez qu'il +est tard, acceptez une place dans ma voiture, et venez…—Bien obligée, +répliqua-t-elle sèchement, je ne compte pas rentrer avant le jour.» +J'aurois pu facilement écouter la fin de cette conversation qui me touchait +d'assez près… Sophie, des intérêts plus chers occupent ma pensée. Un moment la +Séduction toute-puissante de l'objet présent cesse d'agir immédiatement sur moi; +et ce moment décisif peut fixer en ta faveur la victoire trop longtemps +incertaine. Ta rivale n'est plus à mes côtés pour me faire oublier tes tourments +par ses peines et ton amour par ses tendresses; sa voix seulement frappe mon +oreille et ne va pas jusqu'à mon cœur, plein de ton souvenir! Sophie, je viens +de te revoir évanouie, mourante! J'ai contemplé tes charmes et me suis pénétré +de ton désespoir! J'ai frémi des maux que tu souffres; l'idée du bonheur qui +nous attend m'a fait tressaillir. +Quiconque me lit avec quelque attention doit se souvenir qu'il y a peu de temps +une jolie femme de chambre m'a coiffé précisément dans ce cabinet où je me +trouve; il doit se souvenir que, pressé ce jour-là du désir de revoir la +comtesse et d'échapper au baron, je me suis fait conduire, par un escalier +Secret, dans la cour de Mme de Fonrose. Maintenant, au contraire, pour rejoindre +mon père et fuir ma maîtresse, je cherche à tâtons le même chemin, dans cette +partie de la maison dont je connais un peu les êtres. Me voilà sur l'escalier +dérobé, puis dans la cour, et bientôt dans la rue. +Plein d'une tendre sollicitude, M. de Belcour avait deviné ce que tout autre +qu'un père n'eût pu prévoir. Comme il n'était pas impossible, avait-il dit en +partant, que des raisons particulières me forçassent à repasser par la capitale, +le suisse devait veiller toute la nuit pour m'attendre, et mon domestique me +tenir une chaise de poste toute prête. On aimait trop le baron et son fils pour +oublier les ordres de l'un et les intérêts de l'autre. En arrivant à l'hôtel, je +n'eus qu'à monter en voiture, et mon fidèle Jasmin voulut absolument courir +devant moi. Aussi je trouvais à chaque poste des chevaux tout préparés; les +postillons, grâce à mes prodigalités, ne se plaignaient pas d'avoir été +réveillés trop tôt; ils m'appelaient monseigneur, et nous allions comme si nous +eussions eu des ailes. +L'aurore vint, qui me promit le plus beau jour. Voilà cette route si péniblement +parcourue la surveille, dans un sens contraire. Quel heureux changement +trente-six heures ont apporté dans ma situation! Je ne vais point, sous un ciel +étranger, regretter ma patrie; je n'emporte pas le remords d'avoir immolé tel +ennemi qui me poursuivait de sa juste vengeance. C'est à Fromonville que mon +père, tout à l'heure rassuré, me pressera sur son sein! C'est là que tout à +l'heure ma femme consolée… Nous n'arriverons jamais! Va donc, postillon!… Tout à +l'heure je la couvrirai de mes baisers, j'embrasserai ses genoux, je +Solliciterai le prix de ma tendresse extrême… Il est vrai qu'Adélaïde sera là… +Ne pourrons-nous pas la renvoyer, Adélaïde? Quoi! faudrait-il différer jusqu'à +la nuit?… Un siècle d'attente!… Mais la nuit! la nuit! Jamais je n'en aurai +passé de plus délicieuse!… Que ces rosses me traînent lentement! Postillon, va +donc!… Et demain, demain, je serai sur cette route encore! Mais j'aurai Sophie +près de moi! je ramènerai ma femme à Paris! je l'établirai dans la maison +paternelle! dans la chambre de l'hymen , à côté de celle +du célibat , qui sera déserte! à jamais déserte! Je ne +Sortirai plus de l'appartement de ma femme! j'y passerai mes journées, ma vie! +je l'entendrai me faire et me répéter le long récit des maux qui l'ont accablée +pendant l'absence! et moi, moi, je lui raconterai cent fois tout ce que j'ai +Souffert, tous les malheurs qui me sont arrivés… Tous? non. Je ne lui dirai pas +combien la marquise est à plaindre, quelle tendre commisération je lui garde: +Sophie, naturellement soupçonneuse, pourrait s'inquiéter; et je veux non +Seulement lui conserver la plus exacte fidélité, mais encore lui épargner les +tourments de la jalousie… Je ne lui parlerai pas non plus de la comtesse… La +comtesse! elle est maintenant bien seule, bien étonnée, bien triste! elle +pleure, elle se désespère, elle m'accuse de barbarie!… Vraiment, je devais au +moins lui dire quelques mots, la prévenir, la préparer… Quel train cet homme me +mène! Postillon, tu vas comme le vent! Un moment donc, un moment! Où me +conduis-tu si vite? «A Villeneuve-Saint-Georges, mon beau seigneur, répondit-il +en retenant ses chevaux, route de Fontainebleau, route de Fromonville.—De +Fromonville! bon! Eh bien! quel démon t'arrête?—Dame! n'est-ce pas +vous?—Regarde, que de temps perdu! allons, des coups de fouet et va plus +vite!—Va plus doucement! va plus vite! accordez-vous. Jusqu'à présent je n'avais +pas quitté le grand galop, je ne puis faire mieux.—Tu as raison, mon ami, tu as +raison; mais je t'en prie, va plus vite.» +La voiture mille fois maudite roule encore pendant sept mortelles heures. Enfin +je vois le pont de Montcour, et, sur la route de Fromonville, deux personnes +chéries. Bientôt je reçois leurs embrassement et je partage leur joie. L'une me +demande si je n'ai pas reçu de coups dangereux; l'autre, s'il faut encore sortir +de France. «Non, ma chère Adélaïde, je ne suis pas blessé! Non, mon père, nous +ne quitterons pas notre patrie… Mais courons, je vous prie. Que je vous dois de +remerciement! vous avez pu la quitter pour aller au-devant de moi… Venez, +volons, présentez-lui son époux, soyez témoins… Quoi! mon père, vous baissez les +yeux d'un air consterné! Quoi! ma sœur, vous pleurez!… C'en est fait!… Sophie!… +l'absence! l'abandon! Elle n'a pu résister, elle n'est plus!—Elle respire, +S'écria le baron, mais…—Elle vous aime, interrompt ma sœur, mais…—Je vous +entends! c'est donc pour la troisième fois que son tyran me la ravit!» +Tous deux ne me répondent que par leur silence. Tous deux, attentifs à prévenir +l'effet d'un premier mouvement, empêchent que mon désespoir ne me coûte la vie. +M. de Belcour se saisit de mes pistolets et de mon épée; Adélaïde avance un bras +tremblant pour soutenir son frère qu'elle voit pâlir et chanceler. Ma chère +amie, tu n'es pas assez forte! Faublas vient de tomber presque mourant sur ce +même gazon que, la surveille, il effleuroit à peine quand, poursuivre une +maîtresse abandonnée maintenant, il fuyait d'un pas rapide sa femme, aujourd'hui +vainement regrettée! +«Adélaïde! ah! je t'en conjure, prends pitié de ton frère!… Mon père! +laissez-moi, laissez-moi mourir!… Elle m'est enlevée! elle me croit coupable! +Sophie ne sait pas qui j'abandonne pour elle. Sophie ne sait pas que je +donnerais la moitié de ma vie pour qu'il me fût permis de lui consacrer l'autre +moitié… Elle m'est enlevée! elle me croit coupable! laissez-moi, laissez-moi +mourir!» +Adélaïde cependant me tenait dans ses bras et me prodiguait les plus tendres +caresses: les larmes que je lui voyais répandre adoucissaient l'amertume de +celles que je versois, et mon père calmait nos douleurs en les partageant. +«Enfant trop cher et trop malheureux, disait-il, les plus ardentes passions ne +cesseront-elles point de tourmenter ta jeunesse orageuse, et l'adversité, qui +depuis quelque temps s'est chargée du soin de te donner elle-même de cruelles +leçons, l'adversité ne veut-elle plus me laisser désormais que le devoir +rigoureux de t'offrir des consolations ou trop faibles ou tout à fait +impuissantes? O mon fils! je te plains; mais tu me dois aussi quelque pitié.—Mon +père, sait-on au moins ce qu'elle est devenue? sait-on sur quelle route son +ravisseur la traîne?… Vous ne répondez rien! Il est donc vrai que je l'ai tout à +fait perdue, qu'aucun espoir ne me reste!… Maintenant un long intervalle nous +Sépare; avant-hier, je l'ai vue là-bas!… là-bas, ma sœur… Tiens, regarde, ma +chère Adélaïde, regarde, et tes sanglots vont redoubler… D'ici tu peux la voir, +cette grille que j'ébranlai d'une main trop faible, cette grille que j'aurois dû +briser… Ta bonne amie était là! elle était là, ma bien-aimée!… Maintenant un +long intervalle nous sépare!… Sophie! Sophie! un Dieu persécuteur préside à nos +amours. On dirait qu'il te montre quelquefois ton époux, seulement pour te faire +plus vivement sentir l'ennui de son absence; on dirait qu'il me permet +quelquefois de t'apercevoir, seulement pour réveiller dans mon cœur le désespoir +de ta perte: oui, le cruel de temps en temps ne nous rapproche qu'afin de se +donner l'affreux plaisir de nous séparer aussitôt… Je fuis à Luxembourg, mon +amante m'y suit; peu d'heures après, elle retrouve un père qui, le lendemain, +l'arrache à son époux! A travers mille périls je pénètre jusqu'au couvent qui la +renferme: il ne m'est permis de l'admirer qu'un moment! Enfin le hasard me +conduit près de sa prison nouvelle; un cri douloureux m'avertit que ma femme est +là, qu'elle me reconnaît; moi-même je l'entrevois, je l'entrevois mourante, et +cependant l'honneur… L'honneur? du moins, je le croyais. Fatale marquise! ce +n'est pas la première fois que tu fais tous nos malheurs!… L'honneur impérieux +m'entraîne; et, quand je reviens, j'ai tout perdu! le ravisseur de Sophie… +Est-il possible qu'un père soit à ce point dénaturé? Le barbare! que +reproche-t-il encore à son adorable et malheureuse fille? De quelle faute +m'accuse-t-il que n'ait réparée mon hymen? de quel crime que mes revers n'aient +expié? Pourquoi veut-il que deux époux amant périssent consumés de leurs vains +désirs? Pourquoi veut-il précipiter ses deux enfants dans le même tombeau? O mon +père! mon père! +—Cette fois, dit-il, Duportail ne s'est point éloigné de nous sans m'instruire de +Ses motifs et de ses résolutions. Une lettre qu'il a laissée pour moi…—Une +lettre! Voyons, voyons donc.—Mon ami, commençons par gagner le prochain +village.» +Nous entrâmes dans une auberge de Montcour. Le baron voulait lire lui-même la +lettre de mon beau-père; mais, obligé de céder à mes instances, il me la +confia. +Puisque votre fils vient de découvrir encore ma retraite, +puisqu'il s'obstine à poursuivre partout ses victimes, il faut, Monsieur le +baron, que je vous instruise enfin de tous les malheurs de ma fille; il faut +que je vous apprenne des horreurs. +Vous savez dans quel piège, presque inévitable, Sophie fut +attirée; vous n'oublierez jamais en quels lieux et comment l'infortuné +Lovzinski retrouva sa Dorliska si désirée, sa Dorliska moins digne de blâme +que de pitié, même au sein du crime. Baron, l'enlèvement de cette enfant +malheureuse autant que respectable n'était pas le plus grand des forfaits de +votre indigne fils… +«Le plus grand des forfaits de votre indigne fils! quelles expressions! quel +horrible mensonge! vous-même, mon père, vous-même frémissez de cette injure!… +Monsieur le baron, je vous proteste qu'elle sera lavée dans le sang du +calomniateur… Mais, que dis-je? il est votre ami, il est le père de Sophie… +Rassure-toi, ma sœur; mon père, rassurez-vous, excusez le premier transport de +la surprise et de la colère. Excusez…—Donnez, me dit le baron, donnez, que je +finisse cette lecture.—Oh! non, permettez,… je vous en supplie!» +… Le jour que je lui donnais son amante, à l'instant même où +tout se préparait pour leur réunion, j'entends dans la principale rue de +Luxembourg un étranger demander le chevalier de Faublas; et, malgré son +travestissement nouveau, je reconnais celle qui la première forma votre fils +dans l'art détestable de corrompre des femmes et de tromper des maris. Elle +accourait, comme ils en étaient sans doute convenus ensemble, rejoindre au +lieu de son exil le meurtrier de son mari… +«Grands dieux!… Mon père, je vous jure qu'il n'en est rien; j'ignorais que la +marquise dût me suivre à Luxembourg; j'ignorais…—J'aime à le penser, mon ami. Je +ne puis vous croire capable des noirceurs que Duportail a si promptement +Supposées. Mais il est père, et père malheureux: nous devons l'excuser, le +plaindre, nous efforcer de le retrouver et de le fléchir. Continuez.» +… A cette apparition fatale, je pressens tous les malheurs qui +menacent ma Dorliska; je ne vois qu'un moyen de l'arracher au pressant +danger d'un opprobre et d'un abandon publics; et cependant j'arrive au +temple ne sachant encore si je dois me hâter de prendre un parti qui me +Semble extrême. Une audacieuse rivale qui ne respecte rien, que rien +n'étonne, paraît presque en même temps que nous à l'autel de l'hyménée. La +Sacrilège qu'elle est! c'est à la face du Dieu qui reçoit les serments des +époux qu'elle vient sommer celui-ci de violer tous les siens! +Cependant qu'espérait-il, votre cruel fils, le digne élève +d'une femme sans pudeur, le lâche suborneur d'une fille sans défense; +qu'espérait-il, quand il arrachait l'une à la respectable retraite que ses +vertus embellissaient, quand il obtenait de l'autre l'éclatant sacrifice +d'un monde corrompu dont elle était l'idole? Ce qu'il espérait! se donner en +Spectacle à toute l'Europe; s'enivrer de la gloire de traîner, enchaînées au +même char, une fille séduite, une femme adultère; associer ses deux +maîtresses à de semblables plaisirs, à une ignominie pareille; promener de +contrée en contrée Mlle de Pontis, partageant un amant banal et le mépris +public avec la marquise de B…! +«Mlle de Pontis partageant le mépris public avec la marquise de B…! Ah! mon père, +quelle imposture! ah! ma sœur, quel blasphème!…» +… Tels étaient ses desseins, que j'ai prévenus, que j'ai +renversés. Grâce à ma vigilance, Dorliska fut sauvée; mais les événements ont +d'ailleurs justifié tous mes soupçons. Jamais on n'a su bien précisément ce +que la marquise était devenue pendant les six semaines que votre fils a +passées dans les environs de Luxembourg: sans doute ils y vivaient +ensemble… +«Est-ce vrai cela? me dit Adélaïde.—Ma sœur, il est vrai que Mmme de B… venait me +voir de temps en temps; mais je ne savais pas que c'était elle qui me rendait +visite.—Comment ne le saviez-vous pas, mon frère?—Mon amie,… voilà ce que je ne +puis t'expliquer; ce serait trop long.—Je ne suis pas contente de cette réponse, +répliqua-t-elle, je la trouve obscure; ce qui me fâche davantage, c'est que M. +Duportail ait quelquefois raison quand il vous fait de tels reproches. Cela +prouve que vous avez réellement de grands torts avec ma bonne amie. Je vous +impatiente, mon frère? eh bien, voyons, finissez.» +… Chacun la vit effrontément reparaître à la cour quelques +jours après le retour de son amant dans la capitale; et, si toutes ses +intrigues ne purent empêcher que le chevalier ne fût mis en prison, personne +du moins n'ignore que c'est en se prostituant qu'elle vient de l'en faire +Sortir… +«En se prostituant!… Non, mon père, non, je ne puis me le persuader. Il me serait +trop douloureux de le croire!—Insensé! me répondit-il. Que m'importe, je vous +prie, la douleur que vous en pourriez ressentir? Lisez, lisez donc.» +… Quel usage a-t-il fait de la liberté? Sophie ne revenant pas, +il a fallu qu'une autre prît sa place. Le chevalier de Faublas n'est pas +homme à se contenter d'une seule conquête: deux victimes à la fois, deux +victimes au moins lui sont nécessaires. Ce que je ne comprends pas, c'est +qu'après avoir tout récemment découvert ma retraite, il ait jugé convenable +d'y venir montrer à Sophie la nouvelle rivale qu'il lui préfère. +«Que je lui préfère! tandis que c'est pour Sophie que j'abandonne la comtesse! la +comtesse, qui maintenant m'appelle et gémit!… la comtesse! Ah! mon père, si vous +Saviez combien je lui suis cher! comme elle est sensible! comme elle est +aimable! comme…» Le baron m'interrompit: «Monsieur, pensez-vous à ce que vous me +dites?—J'ai tort, mon père, j'ai tort… Mais c'est qu'aussi je me trouve dans la +position la plus embarrassante… Pardon, cent fois pardon.» +… Cette inconcevable démarche, dont je ne devine point les +motifs, renferme apparemment quelque autre mystère d'iniquité que l'avenir +découvrira. Quelle est cette jeune personne près de laquelle j'ai reconnu +votre fils sous des habits trompeurs? une fille simple que son innocence ne +pourra sauver, ou une femme sans expérience dont il va corrompre les vertus +naissantes. Quel est cet homme d'un âge mûr qui les accompagnait? un époux +malheureux qu'il couvrira de ridicule et d'opprobre, ou un père confiant +dont il trahira l'amitié. +Baron, vous êtes père aussi; mais vous paraissez ne vouloir +jamais vous en souvenir. Je ne garderai point avec vous de vains ménagement, +je vous parlerai sans détour: votre indulgence est inexcusable. Mon ami, +craignez d'être bientôt réduit à la pleurer en larmes de sang. Craignez que +le Ciel, enfin lassé, ne punisse en même temps les désordres du fils et +l'excessive faiblesse du père. Craignez qu'un jour, dans sa colère, il +n'envoie un vengeur à ma fille, et à la vôtre un séducteur!… +«Un vengeur à sa fille!… Duportail, je le verrai, ce vengeur que vous m'annoncez! +Duportail, s'il tarde trop à venir, Faublas l'ira chercher!—Calmez-vous, s'écria +le baron; tout à l'heure vous promettiez…—Quoi! Monsieur, non content de me +menacer indirectement, il ose encore insulter ma sœur!… Un séducteur à ma chère +Adélaïde!—Voyez, mon ami, combien les passions peuvent nous rendre inconséquens +et cruels: la seule idée qu'Adélaïde puisse être séduite met son frère en +fureur! il ne la pardonne point à celui dont la fille, pleine d'amour pour la +vertu, fut entraînée cependant aux plus condamnables excès d'un amour criminel! +Faublas, pour un soupçon qu'il trouve injurieux, parle de s'armer contre son +beau-père; et pourtant, à Luxembourg, Lovzinski ne songea point à venger sur un +étranger ravisseur les égarement de sa Dorliska!—Permettez, mon père!… que je +Sache enfin ses résolutions.» +Que mon exemple au moins vous soit un avertissement utile; je +contribuai moi-même aux égarement du chevalier, et, quoique j'en eusse été +le complice involontaire, je ne tardai pas à m'en voir puni. Tous les maux +qui m'accablent me sont venus de cet ingrat jeune homme et de sa fatale +maîtresse, dont je vis tranquillement les criminels amours. Bientôt, engagé +dans une injuste querelle, j'eus la douleur d'enfreindre la plus sage loi +d'un État hospitalier qui m'avait rendu des amis et presque une patrie: mes +mains, souillées du sang de l'innocent, firent triompher la mauvaise cause +; moi-même enfin, j'escortai ma fille qu'on enlevait, +j'aidai son ravisseur à la déshonorer. +Ah! combien elle est moins à plaindre que moi, l'épouse adorée +dont, il y a douze ans, je déplorois la fin tragique! Tranquille, elle +repose dans les forêts de la Sula. Une mort prématurée l'a soustraite aux +plus cruelles infortunes de sa fille et de son ami. +Grâces cependant te saient rendues, Providence éternelle, dont +il faut toujours bénir les décrets! grâces te saient rendues, Divinité +miséricordieuse jusque dans tes rigueurs! Tu voulus que Lovzinski survécût à +Lodoïska pour offrir un jour à sa fille abusée des secours,… hélas! bien +tardifs, pour empêcher du moins sa honte complète, son avilissement +prochain, pour sauver à Dorliska les dernières humiliations que lui gardait +Son séducteur impitoyable. +Oui, ma fille déshonorée ne fut point avilie. Ma fille peut +faire encore la consolation, la joie, l'orgueil de son père… +Ici mes sanglots m'interrompirent un moment. «Oui, m'écriai-je ensuite, l'orgueil +de son père, et de sa famille et de son époux!» Puis, en passant un mot qu'un +père n'aurait dû jamais écrire, qu'un époux ne devait pas répéter, je relus +cette phrase qui calmait un peu mes ressentiment et ma douleur, cette phrase en +faveur de laquelle l'amant de Sophie pardonnait à Duportail les horreurs +imputées au fils du baron de Faublas. Je relus: +Oui, ma fille ne fut point avilie. Ma fille peut faire encore +la consolation, la joie, l'orgueil de son père. Adorable enfant! Son excuse +est dans les vertus qui lui restent, dans les regrets qu'elle donne aux +vertus qu'elle n'a plus… +«Les regrets qu'elle donne!… quoi! Sophie, se pourrait-il…? des regrets! Hélas! +j'aurois cru que l'absence devait seule les exciter! voici le coup le plus +Sensible à mon cœur.» +Mes larmes recommencèrent à couler avec plus d'abondance. Adélaïde pleurait +aussi; mais, le baron paraissant vouloir reprendre l'épître fatale, je me fis +violence pour achever sa pénible lecture; et, comme tout à l'heure, en répétant +une phrase consolatrice, j'eus soin d'en omettre quelques mots qui, selon moi, +n'auraient pas dû s'y trouver. +… Son excuse est dans les vertus qui lui restent, dans les…, et +le dirai-je? dans la foule des avantages inappréciables dont la nature fut +prodigue envers son séducteur, envers cet étonnant jeune homme que nous +eussions tous admiré s'il eût tenté pour le bien la moitié des efforts que +le mal a dû lui coûter, s'il eût voulu convenablement appliquer à l'exercice +de la vertu les rares qualités dont il abusa pour le crime. +Baron, je vous ai rendu compte de mes trop justes motifs, il ne +me reste plus qu'à vous apprendre mes résolutions irrévocables. +De l'impénétrable retraite où je me réfugie, j'aurai toujours +les yeux ouverts sur mon persécuteur… Ma Dorliska m'est infiniment chère; +j'adore en elle la vivante image d'une épouse tous les jours regrettée… +Jugez si je ne souhaite pas ardemment son plus grand bonheur… Ah! qu'avec +transport j'immolerois à ses plus chers désirs le ressentiment de mes +propres injures! Mais celui qui séduisit son amante n'obtiendra sa femme +qu'après l'avoir méritée; et quiconque abusa de la jeunesse de Sophie ne +trompera pas mon expérience. Que le chevalier n'essaye donc pas de me donner +le change. J'ai trop appris à le connaître, j'ai trop appris à redouter son +artificieuse maîtresse, pour m'arrêter jamais aux simples apparences. En +vain prendrait-il maintenant la peine d'afficher les bonnes mœurs, je ne +verrai dans sa conduite que de l'hypocrisie tant que la marquise vivra dans +le monde. Baron, je vous en donne ma parole d'honneur, Faublas, parût-il +entièrement revenu de ses égarement, ne reverra Sophie qu'après que le Ciel +aura, dans sa justice, ordonné l'emprisonnement ou la mort de Mme de +B… +Mais je m'arrête à des suppositions qui me flattent sans +m'aveugler. Je parle d'un amendement que je n'espère pas. Sans doute un +Dieu, trop équitable pour encourager les grands désordres par l'impunité, +garde à la marquise une éclatante catastrophe. Mais l'exemple de son +châtiment, vînt-il en ce jour même épouvanter toutes celles qui lui +ressemblent, serait donné trop tard pour votre fils. Votre fils, d'abord +corrompu, devint aussitôt corrupteur. Il se pervertira de plus en plus dans +la société de ses dignes amis, libertins par principes. On le verra méditer +froidement avec eux ces basses noirceurs qu'ils ont appelées des roueries. +Au défaut des époux et des pères, qui savent rarement venger leurs affronts, +l'ennui, les infirmités, les chagrins, attaqueront bientôt son adolescence +épuisée. Jeune, il doit vieillir; il doit, s'il n'attente pas lui-même à ses +jours, tomber par le fer ennemi; il doit périr avant le temps. +Moi, cependant, j'aurai travaillé sans relâche à guérir ma +fille de sa fatale passion. Le même Dieu qui poursuit les méchant veille sur +les justes. Sophie, lorsque son persécuteur descendra, déchiré de remords, +dans la nuit du tombeau, Sophie, à ses propres yeux réhabilitée, +ressuscitera pour une vie nouvelle. Mes soins aussi contribueront à fermer +les plaies de son cœur. Après d'affreux orages je verrai de beaux jours +renaître pour elle; ma Dorliska reportera sur moi toutes ses affections, +moins vives et plus douces. Le moment heureux viendra où sa raison pourra +lui confirmer ce que déjà lui dit son excellent naturel: une fille comme +elle n'a rien à regretter quand il lui reste un père tel que moi. +Je suis, avec une estime que les torts de votre fils n'ont +point altérée, Monsieur le baron, votre ami, +Le comte Lovzinski. +L'étonnement, l'inquiétude, le désespoir même, m'avaient soutenu pendant cette +longue et cruelle lecture. Après l'avoir achevée, je recueillis toutes mes +forces pour demander à M. de Belcour jusqu'où ma femme avait été suivie, et, dès +qu'il m'eut appris qu'on avait perdu ses traces à la +Croisière +, je me trouvai mal. +Cet évanouissement dura peu. Je me ranimai par les soins de ma sœur; je repris +courage à la voix de mon père. Mon père, me flattant d'une espérance que +peut-être il n'avait pas, me pressait de commencer moi-même, avec ma sœur et +lui, des recherches qui seraient, disait-il, plus heureuses. Tandis qu'il me +parlait, un papier tombé presque sous mes pieds, à côté de ma chaise, s'attirait +toute mon attention. C'était la lettre de mon beau-père, que le baron, tout +occupé de mon état, avait oublié de prendre. Je songeais à m'en emparer sans +qu'il en vît rien: j'y réussis avec assez de bonheur, et je me sentis plus +content que si j'eusse acquis le plus rare trésor. Elle était affreuse, cette +lettre, mais elle était injuste: je m'y trouvais bien maltraité, mais à chaque +ligne on me parlait de Sophie. Cet écrit si cruel et si cher, je le repris donc. +Ah! Faublas! ah! malheureux! où devais-tu le perdre et le retrouver! +Cependant un incident imprévu menaçait de nous retenir à Montcour. Comme nous +venions de monter tous trois en voiture, pour aller du moins jusqu'à ce village +de la Croisière, Adélaïde, trop délicate pour supporter en même temps et les +fatigues d'une longue route, et les chagrins de son frère, et ses propres +agitations, ma chère Adélaïde se sentit fort indisposée. +«Mon père, ces clochers que vous voyez d'ici, je les reconnais, ce sont les +clochers de Nemours. Il nous faut tout au plus vingt minutes pour arriver dans +cette ville, où nous trouverons tous les secours dont ma sœur peut avoir +besoin.» +Nous allâmes y descendre dans une auberge: il y avait à peine un quart d'heure +que nous y donnions nos soins à notre chère Adélaïde, qui paraissait très +incommodée, lorsqu'un courrier vint me demander. Il me remit un billet écrit +d'une main inconnue, et conçu en ces termes: +Monsieur le chevalier est averti, de la part du vicomte de +Florville, que M. Duportail, qui, sur le soir d'avant-hier, avait quitté la +poste à la Croisière, l'a cependant reprise à Montargis, au milieu de la +nuit suivante. +«Venez, mon père, courons! volons…—Votre sœur, me dit-il, est-elle en état de +nous suivre, et puis-je laisser dans une auberge ma fille seule et malade?—Vous +avez raison… Que je suis moi-même fâché de la quitter!… Cependant, mon père, un +intérêt si pressant m'appelle!… permettez-moi de partir sur-le-champ,… que mon +domestique seulement m'accompagne… Vous avez mes pistolets et mon épée; +donnez-les à Jasmin, défendez-lui de me les confier. Vos ordres seront +respectés… Croyez pourtant que cette précaution est bien inutile; rendez-moi mes +armes et soyez tranquille: je ne m'en servirai ni contre moi ni contre le père +de Sophie. Ne craignez rien de ma vivacité, si je le rencontre; si je ne le +rencontre pas, ne craignez rien de mon désespoir… L'époux de Sophie ne +l'obtiendra de Duportail que par une prompte justification, par des prières; +S'il le faut, par des larmes!… Je renonce à tout autre moyen… Votre fils, soit +qu'il ne puisse rejoindre son beau-père, soit qu'il le trouve toujours injuste, +toujours inflexible; votre fils, dût-il être à jamais le plus malheureux des +amant, vivra du moins pour sa sœur et pour vous, Monsieur le baron. Faublas le +promet à son père! le chevalier le jure foi de gentilhomme!» +M. de Belcour, combattu de plusieurs inquiétudes, ne put aussi promptement que je +l'aurois désiré se résoudre à prendre un parti. Peut-être il était effrayé du +danger de livrer à lui-même un jeune homme impétueux, que de nouvelles +adversités semblaient devoir éprouver encore; mais sans doute il fut enfin +déterminé par la crainte plus grande des excès auxquels pouvait me porter ma +douloureuse impatience, s'il s'obstinait à me retenir près de lui. Il ne +m'accorda néanmoins la permission si vivement sollicitée qu'après m'avoir fait +répéter plusieurs fois que, si j'avais le bonheur de faire quelque découverte, +je l'en instruirois aussitôt; qu'au contraire je me hâterois de revenir près de +lui dès qu'il deviendrait probable que de plus longues recherches seraient +inutiles; et qu'enfin, dans tous les cas, je ne laisserais point passer un seul +jour sans lui donner de mes nouvelles. +«Adieu, ma sœur, ma chère Adélaïde, adieu. Va! je suis désolé de te laisser dans +l'état où je te vois… Mon père, vous aurez la bonté de m'envoyer son bulletin +jour par jour, n'est-il pas vrai?» +Lorsque ainsi je m'inquiétois de la santé d'Adélaïde, la mienne n'était guère +meilleure. Deux journées remplies par de pénibles exercices, près de +quatre-vingts lieues faites en moins de trente-six heures; de deux nuits, l'une +entièrement perdue dans le travail d'un voyage, l'autre trop bien employée dans +les jeux de l'amour; enfin les agitations du cœur, plus accablantes cent fois +que les fatigues du corps, tout cela devait avoir épuisé mes forces: aussi je +n'en trouvais plus que dans mon courage et dans mes espérances. +Quelque diligence que nous eussions faite, nous n'arrivâmes qu'à sept heures du +Soir à Montargis, où nous ne trouvâmes pas un cheval dans les écuries de la +poste. Le même malheur venait de m'arriver à Puy-la-Laude; mais j'avais forcé le +postillon de Fontenay à pousser plus loin. Ici, malgré mes offres, mes prières, +mes menaces, le paresseux mille fois maudit refusa d'avancer, et, l' ordonnance à la main, il me fit voir que je ne pouvais en +aucun cas l'obliger à passer deux relais de suite. +Pendant que mon domestique appelait tout l'enfer à mon secours, je prenais des +informations: le maître de poste me disait bien qu'en effet un homme d'un âge +mûr, une très jeune fille et deux femmes étrangères étaient venus lui demander +des chevaux au milieu de l'avant-dernière nuit; mais il ajoutait qu'ils ne +S'étaient fait conduire qu'à une demi-lieue de là, dans un chemin de traverse, +où ils avaient mis pied à terre. J'interrogeois le postillon qui les avait +menés: cet homme, ne pouvant m'apprendre ce qu'ils étaient devenus, offrit du +moins de me conduire précisément à l'endroit où il les avait laissés. Il y +fallait aller à pied: je m'y déterminai, quoique excédé de fatigue… Hélas! et je +pris une inutile peine. Personne n'avait vu ma Sophie! +Triste et désolé, mais ne pouvant renoncer à mon dernier espoir, je m'efforçai de +me persuader que, dans la crainte d'être poursuivi, Duportail, au moyen de +quelques relais disposés exprès, avait pu faire un long détour pour aller +reprendre la poste quelques lieues plus loin, sur la même route. J'envoyai donc +Jasmin chercher des chevaux à la poste prochaine, et lui recommandai de les +amener le plus promptement possible à telle auberge de Montargis que lui indiqua +le postillon qui seul allait m'y conduire. +«Monsieur, me dit la fille de l'hôtellerie, voulez-vous souper?—J'en aurois grand +besoin, je n'en ai pas la moindre envie. Je veux une chambre, de la lumière,… et +qu'on me laisse tranquille.» +Tranquille! quand l'amour élevait dans mon sein les plus furieuses tempêtes! +quand la fièvre me faisait déjà transir et brûler! Tranquille! +Où l'irai-je chercher?… Le moment approche qui va détruire ma dernière espérance… +Duportail a trente-six heures d'avance sur moi; il paraît n'avoir rien négligé +pour échapper à mes poursuites… Je ne la retrouverai pas. +Ils semblent qu'ils se saient tous réunis pour conjurer ma perte… Cet impertinent +maître de poste n'avait pas un cheval dans ses écuries!… Et cet insolent valet +qui refuse de crever à mon service quatre détestables rosses que j'offre de lui +payer dix fois plus qu'elles ne valent! Mais Jasmin, Jasmin me désespère plus +qu'eux tous! le maraud ne reviendra point,… les heures précieuses s'envolent… Je +ne la retrouverai pas. +Les événements aussi combattent contre moi. Il faut que Mme de B… se fasse une +fâcheuse affaire justement quand j'ai le plus grand besoin de ses secours +tout-puissant. Il faut que ma sœur tombe malade au moment où le baron demeurait +mon unique appui. C'en est fait, l'étoile qui veillait sur mes entreprises m'a +retiré son influence. Il est à jamais passé, le temps des succès. La fortune +jadis prévenait mes moindres désirs; maintenant elle se plaît à contrarier mes +plus important desseins: moi, dont chacun eût envié le sort, il n'y a pas un an, +je vais devenir incessamment l'objet de la pitié générale. +De la pitié générale! Oui, je suis en effet le plus infortuné des hommes… Je ne +la verrai plus… Non content de me l'enlever, il travaille, dit-il, à sa +guérison; et c'est en m'imputant mille atrocités… Pourroit-elle un moment penser +que j'en fusse capable? croirait-elle me devoir ses ressentiment,… ou son +mépris, pire que sa haine?… Son mépris! le mépris de Sophie! Cette idée me +révolte et m'accable. +Quelqu'un eut-il jamais de plus malheureuses amours? Il suffit qu'une femme me +distingue et m'intéresse pour qu'aussitôt les hommes, le hasard et le sort lui +déclarent une guerre cruelle… Mme de B…, qu'ils accusent tous, Mme de B…, que +poursuit leur implacable inimitié, qu'a-t-elle fait de si répréhensible?… Elle +m'a trop aimé. Voilà le crime qu'ils ne lui pardonneront pas; et cette femme +déjà trop punie, on m'impose la loi de ne la plus voir! on prétend me forcer à +la détester! Ce n'est pas assez que j'aie déshonoré sa jeunesse, flétri ses +beaux jours, peut-être avancé leur terme, on veut que je m'en applaudisse! on +veut que je lui souhaite une mort prématurée! Quelle barbarie!… Leur jalouse +rage attaquera bientôt aussi la comtesse: car elle m'adore et je la chéris… La +comtesse! elle est enceinte, la comtesse! O mon enfant!… Mon enfant? Hélas!… +non, jamais. Jamais mon père ne l'appellera son fils; ma Sophie ne l'élèvera +point, Adélaïde lui refusera ses caresses, il ne portera pas le nom de Faublas!… +et sa naissance coûtera peut-être à sa mère l'honneur et la vie!… Mais celle-ci, +dieux cruels, dieux persécuteurs, celle-ci, du moins, respectez-la! c'est mon +amante légitime! c'est mon épouse idolâtrée! c'est ma Sophie!… En vain je les +implore. Contre elle ils arment déjà son propre père, ils ordonnent le +parricide!… Je vois l'absence et la calomnie creuser une tombe!… Je vois ma +femme y descendre à quinze ans,… et je reconnais mes destins: la plus chère +victime devait être immolée la première! +Ainsi l'amour, qui m'avait donné les plaisirs et promis le bonheur, l'amour ne me +laissera que des regrets amers, des chagrins inconcevables; et, pour comble +d'horreur, j'aurai coûté la vie à toutes celles qui m'auront aimé!… Malheureux! +vengeons leurs premières douleurs, et prévenons leurs derniers tourments. +Prévenons leur trépas par le mien,… par un suicide!… Oui, ce sera le crime du +Sort… Immolons Faublas pour sauver ses trois amantes: sauvons-les, en séparant +leurs destinées de la mienne!… Du moins je ne périrai pas tout entier. Elles +pourront m'oublier et vivre… M'oublier! jamais. Ni Sophie, ni la comtesse, ni la +marquise, ni personne! Il restera de moi, pour tout le monde, le souvenir de mon +dévouement… Cependant les époux, joyeux du deuil de leurs moitiés, vont +S'applaudir de ce que je n'ai pas vécu plus d'un jour. Les pères, effrayés pour +leurs fils, ne manqueront pas d'exagérer les fautes de ma vie et les horreurs de +ma mort; ils se plairont à remarquer surtout qu'à peine j'ai paru sur la terre. +Mais que m'importent le triomphe et la cruelle joie de ceux-là, les terreurs et +la fausse pitié de ceux-ci! Que m'importe?… Ah! qu'une fois, une fois seulement, +deux amant, dignes de l'être, deux vrais amant, devant ma tombe un instant +arrêtés, se rappellent, avec mes courtes erreurs, le trépas glorieux qui les +aura toutes expiées; qu'ils m'accordent une plainte, qu'ils me donnent une +larme; que, dans le premier mouvement de leur commisération, ils se disent: «Ce +généreux jeune homme, il mourut pour plusieurs! N'eût-il pas mérité de pouvoir +n'en aimer qu'une et de vivre pour son bonheur?» Que deux amant le disent, +qu'Éléonore et Sophie le répètent, mes mânes seront consolés. +Mais mon père, qui le consolera?… Mon père! pourquoi me laisse-t-il à moi-même +dans ces moment affreux?… Pourquoi souffre-t-il qu'on m'arrache Sophie?… +Duportail, tu me la rendras!… tu me la rendras, ou ton sang… Insensé! tu parles +de le soumettre, et tu ne peux pas même le rejoindre! et de sa retraite, qu'il +dit impénétrable, Lovzinski brave tes menaces, impuissantes comme tes +recherches!… C'est à toi de mourir! +Poignans regrets d'un bien perdu sans ressource, cruel désir d'une vengeance +impossible, que vous m'êtes insupportables! Comme vous déchirez un cœur fait +pour les passions douces!… Vainement je voudrais me dérober à vos fureurs… +Poursuivi d'affreuses pensées,… environné de spectres horribles… Sont-ce les +remords?… Sont-ce les furies?… Quels transports m'agitent!… Je me sens des +forces extraordinaires! Je me sens une rage égale à mes forces! Cet enfer qu'ils +appellent le monde, je puis l'anéantir!… Je puis m'ensevelir sous ses débris! Je +le puis! je le veux!… Malheureux! que vas-tu faire?… Arrête!… Éléonore, que tu +vas immoler!… et Sophie! Sophie! ton amante, ton enfant, ta femme, la marquise +aussi, te supplient de les épargner,… ton père et ta sœur embrassent tes +genoux,… ma main tremble, mes forces m'abandonnent… Asseyons-nous… Que j'ai +chaud! que j'ai soif! ah! mon Dieu! +La voilà, cette lettre où mon injuste beau-père lui-même annonce ma tragique fin. +Je retombe sur le sinistre passage: Il doit, s'il n'attente +pas lui-même à ses jours, tomber par le fer ennemi; il doit périr avant le +temps! Barbare, tes prédictions sont des ordres, des ordres que je vais +accomplir! Mais toi-même, tyran farouche, tu ne pourras me refuser quelque +pitié, quand tu verras qu'avant d'exécuter l'arrêt fatal, je l'ai presque effacé +par mes pleurs. +Qu'il est triste, ce calme qui règne autour de moi! qu'il est effrayant, ce +profond silence!… Un désespoir concentré,… l'image du trépas… Pourquoi suis-je +Seul ici?… Où donc est ma sœur? Qui peut retenir mon père? Que fait la marquise? +Mon Éléonore, qu'est-elle devenue?… Comment ne sont-ils pas réunis pour empêcher +qu'il ne me l'arrache encore,… ou pour le forcer à me la rendre?… Mais tous en +même temps me délaissent,… toutes les consolations me manquent à la fois… Je +n'ai plus de parents, plus d'amantes. Ceux de mes amis qui songent à moi +m'évitent; ceux qui ne me fuient pas m'oublient. Me voilà seul, absolument seul +dans l'univers!… Eh bien, la mort me reste! La mort est moins affreuse que +l'état où je suis. +O mon père! j'oubliais ainsi mes promesses; un des pistolets que vous m'avez +rendus venait d'être posé sur une même table, à côté de la lettre de Duportail. +Je trouvais je ne sais quel affreux plaisir à contempler, l'un auprès de +l'autre, l'arrêt et l'instrument de ma mort. Plongé dans le dernier accablement +du désespoir, je n'éprouvais plus ni combats, ni remords, ni terreur: mon heure, +peut-être, était venue! +Tout à coup la porte s'ouvre; et qu'on devine qui se précipite vers moi, qu'on +devine qui je presse sur mon sein, qui me prodigue ses caresses, qui j'accable +de mes remerciement! «Regarde, me dit-elle, tu me donnes volontairement les plus +grands chagrins, et j'accours pour consoler tous les tiens: dès que tu le peux, +tu m'échappes, et je ne me lasse pas de venir à toi la première!» +Un moment, peut-être, vous avez espéré que j'embrassois la plus chérie des trois. +Hélas! non: Sophie ne m'était pas rendue. Mais je retrouvois cette femme presque +autant que la mienne jeune, jolie, sensible et malheureuse: je retrouvois Mme de +Lignolle! +Vous connaissez mes impatiences et mon étourderie, ma prompte ardeur et ses +vivacités. Doucement serré dans ses bras, pouvais-je encore songer à m'endormir +d'un éternel sommeil? Une autre envie que celle de la destruction faisait déjà +bouillonner mon sang, et la fièvre du désespoir tournait tout entière au profit +de l'amour. +Tout le monde sait en quel mauvais état se trouve ordinairement le meuble +principal qui garnit toujours la chambre d'une auberge. Or, qui se chargera +d'excuser la comtesse et le chevalier qu'un même désir entraîna sur le grabat le +plus misérable? Je pourrais, pour leur justification commune, observer que les +lits les plus chers à Morphée ne sont pas les plus agréables à Vénus; mais cette +fois je passe condamnation sur un fait que je tiendrais secret si le fil des +événements ne me forçait à le raconter. Je dirai donc qu'il y eut ici, de la part +du ministre et de la victime, une précipitation également condamnable. +J'avouerai que celle-ci fut, avec trop d'irrévérence, immolée au pied d'un autel +qui n'avait pas même de rideaux. J'avouerai surtout qu'avant de commencer le +Sacrifice, Faublas devait du moins fermer l'entrée du temple aux profanes. +Nous mourions pour la divinité dont tous les feux nous embrasoient, quand on vint +nous troubler dans son culte. La porte de la chambre s'ouvrit tout à coup, +quelqu'un entra brusquement. Une voix qui me parut avoir le double accent de la +Surprise et de la douleur, une voix que je crus reconnaître, laissa d'abord +échapper cette exclamation toute simple: «Bon Dieu! que vois-je?» Hélas! moi, je +ne voyais déjà plus rien; je n'avais pas même la force de faire un mouvement +pour essayer de regarder celle qui venait ainsi déranger deux amant. Soit que +les plaintifs accent de cette voix, toujours chère, eussent produit dans tout +mon être une trop prompte révolution, ou plutôt, soit que la nature, enfin +épuisée par tant de fatigues extraordinaires en si peu de jours accumulées, +demeurât trop faible pour supporter le dernier effort de l'amour, je tombai sans +connaissance dans les bras de la comtesse, qui, pour le moment plongée dans un +évanouissement d'une espèce plus désirable, se trouvait hors d'état de me +Secourir. +Le bruit d'une berline et ses cahots rappelèrent mes esprits. Un clair de lune +favorable me permit de voir dans tous ses détails la situation où j'étais: je la +trouvais, en vérité, plus douce que ma maladie ne me semblait douloureuse. On +m'avait ôté les habits de mon sexe, on m'avait rendu mes habits de femme. +J'étais presque couché dans la voiture, sur le siège du fond. Du même côté, dans +l'encoignure à droite, Mme de Lignolle, étroitement resserrée, supportoit la +plus grande partie de mon corps, devenu vraiment un fardeau. Ma tête appesantie +reposait sur son sein; ses deux mains couvraient mon front glacé; mon visage, +que réchauffoit le sien, recevait des baisers et des pleurs; le souffle +vivifiant d'une amante ranimait le souffle incertain de ma vie presque +éteinte. +En face d'elle et de moi, sur le siège de devant, presque dans le coin de la +gauche, un jeune homme, dont la charmante figure offrait des signes certains +d'une grande altération, soutenait mes jambes sur ses genoux, et, se tenant à +demi courbé, s'appuyait légèrement sur les miens. Il essayait de faire passer la +douce chaleur de ses mains dans mes mains arrosées de ses larmes. La plus +fatigante des attitudes semblait ne rien coûter à son courage. Il attendait avec +inquiétude, mais sans impatience, que son ami, rouvrant enfin ses yeux, payât +tous ses soins d'un regard. +«Bonsoir, mon Éléonore!… et vous, ma… (je me repris) mon ami, cher vicomte, +généreux Florville, bonsoir.» +Toutes deux me répondirent par leurs caresses, par leurs sanglots, par +l'expression touchante de leurs alarmes et de leurs espérances. «Vicomte, je ne +m'étais donc pas trompé? c'était vous qui nous surpreniez?…—C'était moi, +interrompit-il avec un profond soupir.—Vraiment, j'en suis encore toute +honteuse, dit Mme de Lignolle… Heureusement que monsieur savait à peu près… Mais +n'importe. Quelle différence!… Monsieur, je vous conjure encore de n'en rien +dire à personne, à la marquise de B… surtout; je vous en conjure: car vous me +feriez mourir de chagrin.» Il répondit d'un ton pénétré: «Madame la comtesse +peut compter sur la plus inviolable discrétion.—C'est monsieur qui d'abord vous +a secouru, reprit Mme de Lignolle; c'est aussi monsieur qui a bien voulu prendre +la peine de vous habiller: car, enfin, la décence ne me permettait pas…—Le voilà +qui rit! interrompit le vicomte.—Ah! tant mieux! dit la comtesse avec un cri de +joie; sans doute il souffre moins… Vraiment je l'admire! sa gaieté ne +l'abandonne jamais! Faublas rit toujours,… mais quelquefois il pleure aussi! Mon +amant sait pleurer!» Le vicomte se contenta de répondre: «A qui dites-vous +cela?» Mme de Lignolle, après un moment de réflexion, m'embrassa tendrement. +«Monsieur, me dit-elle, vous riez de ce que votre amante, surprise dans vos +bras, parle de décence; mais pourtant j'ai raison. Une femme, d'ailleurs encore +toute confuse, pouvait-elle vous habiller dans une auberge, et devant une foule +de gens accourus au bruit de votre accident? Le vicomte, en se chargeant de ce +Soin-là, m'a rendu le plus grand service; il nous a tous deux secourus en même +temps. Grâce à lui, des étrangers n'ont pas vu mon désordre, les importuns se +Sont promptement retirés; en un clin d'œil vous avez été de la tête aux pieds +revêtu. On ne saurait trouver un ami plus empressé, plus compatissant, une femme +de chambre plus entendue, plus alerte… Vraiment, Monsieur le vicomte, vous +possédez au suprême degré l'art de secourir et d'habiller des femmes… Mais +admire, mon ami, jusqu'où va sa prévoyance! Dans l'espoir de nous rencontrer +ensemble, il s'était muni des habits que maintenant tu portes.» +J'écoutais avec un plaisir secret la comtesse faisant l'éloge de la marquise. +«Cher vicomte, vous êtes en effet le plus généreux, le plus délicat des amis. +Comment vous exprimer ma réconnaissance?—Ménagez-vous, répondit-il, ne parlez +pas, craignez toute espèce d'agitation.—Mon domestique vous a-t-il rejoint dans +cette auberge?—Non.—Quoi! mon père et ma sœur, sans y avoir été préparés, vont +me voir arriver!…—Taisez-vous; je sais qu'ils sont à Nemours: nous les ferons +avertir demain dès le matin.—Demain!… Où me conduisez-vous donc?» +J'ignore ce qui me fut répondu: je retombai dans ma léthargie. +Celle-ci, troublée par des rêves affreux, dura plus longtemps que la première; il +faisait grand jour et j'étais bien faible quand je me réveillai. +Je reconnus le château du Gâtinois, l'appartement de Mme de Lignolle, son lit, +l'heureux lit où l'amant d'Éléonore avait dernièrement passé deux nuits avec +elle. C'était là que maintenant Mlle de Brumont languissait accablée des peines +du cœur et des douleurs du corps! A genoux dans la ruelle, un mouchoir sur les +yeux, les bras étendus vers moi, la tête penchée sur l'extrémité de mon +traversin, Florville, au désespoir, gémissait à ma droite. Je vis à ma gauche un +objet non moins digne de pitié: c'était mon Éléonore, les cheveux épars, la +pâleur sur le front, les yeux levés au ciel, la mort dans les yeux. C'était mon +Éléonore, qui, plutôt étendue qu'assise sur le bord du lit, disait en +Sanglotant: «Le cruel! si du moins il ne parlait que de son épouse! mais il +désire ma rivale la plus détestée! mais sans cesse il appelle cette Mme de B… +dont je ne puis entendre le nom! il l'appelle presque aussi souvent que son +Éléonore! Hélas! je croyais n'avoir à combattre que l'amour de Sophie: je +n'imaginais pas qu'il eût pour la marquise un véritable attachement!… Mais +comment fait-il donc pour aimer ainsi tout le monde? Moi, je ne puis adorer +qu'un homme, je ne puis idolâtrer que lui! Quelle femme aurois-je à redouter si +l'ingrat voulait payer mon amour d'un amour égal!—Eh! Madame, il est chez vous, +interrompit le vicomte, tout à coup sorti du profond accablement où je l'avais +vu plongé. Déjà vous avez sur celles que vous appelez vos rivales l'avantage +d'être mère; bientôt vous aurez l'avantage plus grand d'avoir sauvé ses jours. +Il est chez vous; n'êtes-vous pas trop heureuse? +—Oui, s'écria-t-elle avec transport, ses jours que sa femme avait compromis, que +la marquise aurait abrégés, je les sauverai, moi! j'aurai le bonheur de les +prolonger peut-être, et de les embellir. C'est à moi qu'ils seront consacrés, +car c'est à moi qu'ils appartiendront… Oui! sauvons-les. Employons ce nouveau +moyen d'être aimée, puisque tous les autres ne suffisent pas; serrons de ce +nouveau nœud les liens qui nous unissent; que, dans le cœur de mon ami, la +réconnaissance se joigne à l'amour pour m'assurer une préférence d'ailleurs +méritée. Sauvons-les… Mais le pourrai-je?… Si le mal fait toujours de nouveaux +progrès! si cette fièvre a des redoublemens! si, comme tout à l'heure, dans +l'accès d'un transport furieux, il veut quitter son lit, sortir de cet +appartement, courir à Sophie, qu'il croit voir, à Mme de B…, qu'il croit +entendre? Le moyen de le calmer quand il me met au désespoir! Le moyen de le +retenir, quand je suis si faible!… Une soirée si pénible! une nuit passée dans +les plus vives alarmes! je me sens tout à fait épuisée!… Vous, Monsieur le +vicomte, vous avez plus de force et de présence d'esprit que moi; cependant vous +paraissez aussi bien abattu, bien accablé… Hélas! son ami, comme son amante, +n'aurait-il plus que du courage!… O mon Dieu! donne-nous des forces!… Mais je +vous implore pour une passion que vous condamnez! Que vous condamnez? ah! vous +n'êtes pas injuste! Voyez mon cœur, et jugez. Jugez! prenez pitié d'une faible +mortelle!… Si pourtant mes vœux ne sont pas entendus? si Faublas succombe? S'il +Succombe, du moins je n'aurai pas sa mort à me reprocher; ce sera sa femme;… +non, son indigne maîtresse, la marquise de B…! Le souvenir de Sophie lui cause, +en effet, de vives agitations; mais c'est, je le vois bien, celui de Mme de B… +qui le poursuit, qui le tourmente, qui l'enflamme! C'est celui-là qui brûle son +Sang! c'est celui-là qui le tue!… Si Faublas succombe, je joindrai cette +méchante femme. «Ta passion désordonnée, lui dirai-je, a détruit ce que le Ciel +avait créé de plus parfait. Ton artificieuse rage vient de me priver du mortel +que j'idolâtrois. Tiens, reçois le digne prix de tes scélératesses!» Dès que +j'aurai dit, je la tuerai; et puis j'irai sur le tombeau de mon amant… J'irai, +je ne pleurerai plus! je me poignarderai!» +Ainsi, dans sa douleur, Mme de Lignolle m'éclairait sur le danger de mon état: ce +que je prenais pour une léthargie, c'était l'assoupissement de la fièvre; ce que +j'appelois mes rêves, c'était un véritable délire. +Cependant j'étais excessivement las; et, pour me procurer quelque soulagement en +changeant de posture, j'essayai de me mettre sur mon séant. Mes deux gardes, au +mouvement qu'elles me virent faire, se jetèrent sur moi, me saisirent par les +bras, et, réunissant leurs efforts, me retinrent dans la situation qui +m'incommodait. «Pourquoi voulez-vous quitter votre ami? disait la +marquise.—Restez là, criait la comtesse, restez là, m'entendez-vous?—Éléonore! +chère amante! je ne veux pas m'en aller. Sois tranquille.—Ah! dit-elle en +m'embrassant, tu me reconnais donc?… Reste là, je t'en prie!… Va, j'aurai bien +Soin de toi. Va, tu ne manqueras de rien!» J'adressai la parole à Mme de B…: «Et +vous aussi, prenez courage, ma généreuse amie…—Il est encore dans le délire, +interrompit Mme de Lignolle.—Au contraire, répondit la marquise, je le crois +tout à fait revenu. C'est au vicomte qu'il adresse la parole, et pourtant c'est +toujours à la comtesse qu'il parle! C'est moi qu'il regarde, et c'est vous qu'il +voit! Plaignez-vous, plaignez-vous donc!—Mon cher Florville, quelle heure +est-il?—Midi.—Midi!… Comtesse, avez-vous fait avertir mon père? avez-vous envoyé +Savoir des nouvelles de ma sœur?—On devrait déjà être revenu», me +répondit-elle. +A l'instant même nous entendîmes du bruit dans le corridor: c'était La Fleur qui +revenait de Nemours. La comtesse courut lui ouvrir la porte de son appartement, +qu'elle referma dès que le domestique fut entré. +Il avait vu M. de Belcour: ma sœur se portait beaucoup mieux; mon père viendrait +dans la soirée faire une visite à madame la comtesse. «Fort bien, La Fleur, lui +dit-elle; mais ne mentez pas. Julien, à qui j'avais ordonné de monter à cheval +pour aller à Paris informer M. de Lignolle de notre arrivée ici, Julien est-il +parti tout de suite?—Avant deux heures du matin, Madame.—Bon, mon cher, +laisse-nous… Écoute donc, La Fleur,… prenez cet argent, soyez discret,… +envoie-nous promptement M. Despeisses, qui doit être resté là-bas.» +Ce M. Despeisses ne se fit pas attendre. Il me tâta le pouls, regarda mes yeux, +me fit tirer la langue, et prononça hardiment qu'il n'y avait plus la moindre +apparence de danger. Seulement il ajouta que le malade avait besoin de repos. La +comtesse, dans le transport de sa joie, sauta au cou du médecin, qui fut +embrassé d'abord, et puis renvoyé. +Mme de B…, depuis quelques minutes, paraissait livrée à de sérieuses réflexions. +Elle rompit enfin le silence pour donner à Mme de Lignolle un conseil qui +n'était pas absolument désintéressé. «Heureusement, dit-elle, il n'est plus +nécessaire que nous restions tous deux auprès de lui. Madame la comtesse ne +ferait-elle pas bien de se jeter tout habillée sur le lit de camp dressé dans le +cabinet?—Mais vous-même, Monsieur…—Quant à moi, rien ne presse, interrompit le +vicomte, je suis visiblement moins accablé que vous. D'ailleurs, j'aurai tout le +temps cette après-dînée. Vous, Madame, il faudra que vous receviez la visite du +baron.» La comtesse déclara qu'elle ne me quitterait point; et je crois que les +adroites sollicitations de la marquise auraient été perdues, si je ne les avais +appuyées de mes plus vives instances. Encore Mme de Lignolle ne nous obéit-elle +qu'après nous avoir fait promettre que nous ne la laisserions pas dormir plus de +deux heures. +Il y eut quelques moment de silence et de calme; après quoi le vicomte me quitta +Sans bruit, fit sur la pointe du pied plusieurs tours dans l'appartement, +regarda, sous je ne sais quel prétexte, à travers les vitres du cabinet où +reposait la comtesse; puis, revenant prendre au chevet de mon lit sa place +accoutumée: «Elle dort», me dit-il à mi-voix. Et, d'un air inquiet, il ajouta: +«Chevalier, j'ai mille choses à vous dire; mais gardez-vous de m'interrompre, ne +vous fatiguez pas; écoutez seulement.» Ici Mme de B…, s'étant un instant +recueillie, prit une de mes mains, qu'elle retint dans les siennes, et me +regarda tendrement. «Ah! reprit-elle enfin, voyez si je n'ai pas raison +d'accuser le sort! moi, qui, depuis six mois, et pour toujours, condamnée au +repentir, à l'indifférence, aux regrets, ne voyais plus qu'une consolation +possible, celle de contribuer du moins en quelque chose à vos félicités, je +viens de faire tous vos malheurs! Je sacrifierois pour mon ami ce que j'ai de +plus cher, et c'est par moi qu'il a perdu ce qu'il chérit le plus! Suis-je assez +malheureuse? Depuis longtemps vous ne devez plus m'aimer, Faublas, désormais +vous allez me haïr!—Ne plus vous aimer!—Parlez donc plus bas, interrompit-elle, +ou plutôt, ne parlez pas. Ne parlez pas, mon ami, cela vous agite, cela vous +fait mal… Faublas, vous allez me haïr», répéta-t-elle d'une voix tremblante; et, +comme elle me vit prêt encore à l'interrompre, elle se hâta d'ajouter: «Mais +non, non, vous seriez trop injuste… Faublas, puisque vous ne désirez point me +trouver coupable, répétez-vous, pour ma justification, ce que je vous ai dit +dans la forêt de Compiègne. Ah! votre amie ne s'en défend point: pour qu'elle se +trouve un peu moins à plaindre, il lui importe que vous ne conserviez contre +elle aucune espèce de ressentiment.—O vous qui m'êtes toujours chère, +croyez-moi, je ne conserve que le souvenir d'une générosité, d'une délicatesse à +laquelle on ne peut rien comparer! et, le dirai-je? d'un am…» Je l'aurois dit; +mais la marquise craignit apparemment de l'entendre; elle me coupa brusquement +la parole: «D'une amitié qui ne finira qu'avec la vie; je comprends; mais ne +parlez pas, Faublas; craignez, je vous le répète, toute espèce d'agitation. +Laissez-moi parler seule; laissez-moi la douceur de vous apprendre combien je me +Suis occupée de vous depuis notre séparation dans la forêt. Tourmentée de la +crainte de ne pouvoir plus empêcher le cruel événement que je redoutais, je me +Suis hâtée d'arriver, du moins, assez tôt pour vous offrir les soins de +l'amitié…» Elle ajouta d'un ton bien triste: «Il est vrai que je prenais inutile +peine. L'amour déjà vous consolait: une femme plus chérie…—Plus chérie!… +n'affirmez pas cela: car, en vérité, je ne sais qu'en penser moi-même.—Quoi! +répondit-elle en affectant de prendre le change, vous n'aimez pas Mme de +Lignolle autant que Sophie?—Autant que Sophie? Non, sans doute. Ni Mme de +Lignolle, ni…» +Je crois que j'allois dire: «Ni Mme de B…» Elle m'en empêcha. +«Mais, Monsieur, ne criez donc pas: faudra-t-il vous le redire cent fois?… +Faublas, vous réveillerez la comtesse,… vous vous ferez mal,… mon ami… Je ne +Sais plus ce que je vous disais.—Que vous vous étiez hâtée de venir pour me +consoler.—Pour vous consoler? Je n'ai point dit cela… Pour vous secourir, +Chevalier… En effet, dès que Mme de Lignolle vous eut emmené, dès que +Rosambert…—A propos, qu'est-il devenu?—Je l'ai fait transporter à Compiègne +même, dans la maison d'un ami que j'ai là.—D'un de vos amis, à vous?—A moi. Le +chirurgien parlait de risquer le transport à Paris: je n'ai point voulu qu'on +fît supporter à monsieur le comte les fatigues d'une route, je n'ai point +Souffert qu'on le mît à l'auberge: il n'y aurait peut-être pas trouvé tous les +Secours nécessaires; et, dans l'état où il est, le défaut de soins eût pu lui +causer la mort. Le lâche l'a méritée; mais c'est de moi qu'il la doit recevoir. +Je ne confierai point aux communs accident de la vie le soin de son châtiment, +qui me regarde seule. Au reste, ce que je désire le plus…—Mais, écoutez donc, ne +craignez-vous pas les suites de cette affaire? Êtes-vous sûre de la discrétion +de tant de gens?…—Allons, mon ami, ne dites plus rien, vous vous fatiguez… Je me +Suis servie des moyens ordinaires, qui ne sont pas mauvais; j'ai magnifiquement +acheté le secret: les promesses et les menaces ont été prodiguées avec l'or.—Ces +précautions ne suffisent pas toujours.—Paix donc!… J'en ai pris d'autres, +poursuivit-elle d'un air embarassé… C'est pour cela qu'il m'a fallu rentrer +dans la capitale, où j'ai perdu quelques heures… Mais, dès que je me suis vue +libre, j'ai volé du côté de Fromonville,… où je croyais arriver avant vous, +puisque vous deviez… passer la nuit chez la comtesse. A moitié chemin, j'ai +rencontré un de mes émissaires, qui venait à Paris me rendre compte de ce que +Ses compagnons avaient découvert à Montcour. Il avait, sur sa route, +attentivement examiné les voyageurs. Par les divers renseignement qu'il me +donna, j'appris, non sans quelque surprise, que vous aviez sur moi beaucoup +d'avance, et que Mme de Lignolle aussi me précédait de quelques postes. A cette +nouvelle, j'ai redoublé de vitesse, et, si je n'avais pas manqué de chevaux à +Puy-la-Laude, j'étais encore à Montargis avant la comtesse.—Oh! oui, mais elle +est arrivée la première; et même, à propos de cela, je vous dois bien des +remerciement, bien des pardons surtout… Vous nous avez trouvés… Comment avais-je +négligé de fermer cette porte? Comment…—Chevalier, faites-moi grâce des détails; +et, tenez, je vous en prie, qu'il ne soit jamais entre nous question de cette +rencontre.—Cependant permettez…—Je ne permets rien. Vous ne parlerez plus de +cette aventure, si vous conservez pour moi quelque…» +La marquise un moment s'arrêta pour chercher l'expression convenable. Ce fut le +mot estime qu'elle prononça d'abord; celui de respect, elle ne le hasarda +qu'après, et d'une voix tremblante et d'un air presque humilié. +«Oui, j'ai pour vous beaucoup d'estime, beaucoup de respect, beaucoup +d'am…—D'amitié, je vous entends, n'achevez pas… Faublas, me voilà pleinement +récompensée; il ne manque plus à ma tranquillité que la certitude de votre +entier rétablissement… Vous avez beaucoup trop parlé, reposez-vous; tâchez de +dormir,… ne fût-ce qu'un quart d'heure… Je vous en prie,… je le veux.» +Si elle ne m'en avait pas donné l'ordre, je me serais vu bientôt forcé de lui en +demander la permission. Mais le pénible sommeil qui m'accabla ne dura pas +longtemps. Je me réveillai si tôt et si brusquement que la marquise en fut +déconcertée: je la surpris versant des larmes sur un papier qu'elle se hâta de +dérober à ma vue. «Quel est donc, osai-je lui demander, quel est cet écrit fatal +qui fait ainsi couler vos pleurs?—Hélas! pourquoi vous le dirais-je? +répondit-elle en soupirant.—Sans doute, répliquai-je avec un peu d'amertume, il +est passé le temps où votre ami pouvait n'ignorer aucun de vos secrets.—Des +Secrets pour vous! dit-elle. Si j'en avais, je n'en aurois qu'un, et celui-là, +Faublas, vous le devineriez sans peine; mais alors il faudrait, par +commisération autant que par délicatesse, m'aider à le garder.—Commisération! +quel mot!—C'est celui qui convient. Mes chagrins…—Je m'efforcerai du moins de +les consoler.—Et si maintenant, s'écria-t-elle avec désespoir, si maintenant +plus que jamais ils sont inconsolables!… Tenez, mon ami, je vous en conjure, ne +m'interrogez pas, ne me demandez rien, laissez-moi seule et tout entière à ma +douleur, laissez-moi pleurer… Des plaintes et des larmes! voilà donc ma dernière +ressource! et pourtant je me suis estimée capable de soutenir patiemment les +dures épreuves réservées aux femmes malheureuses, et à la plus malheureuse des +femmes! J'ai eu l'orgueil de me croire à jamais prémunie contre les injustices +des hommes et les persécutions du sort. Insensée que j'étais!… Du moins je me +Suis aujourd'hui, par ma propre expérience, convaincue d'une vérité que j'avais +toujours soupçonnée et qui console ma faiblesse: ce courage guerrier dont vous +autres hommes vous montrez si fiers est de tous les courages le plus facile, +comme le plus commun. Il est aisé d'aller, pour la vengeance ou pour la gloire, +un moment exposer sa vie; il ne l'est point de soutenir avec une égale constance +plusieurs malheurs inattendus. Tant d'autres revers plus grands encore, aussi +peu prévus, aussi peu mérités, ne m'avaient pas tout à fait abattue. Pourquoi +celui-ci m'accable-t-il? Je ne sais, mais j'ai sur le cœur un énorme poids; si +je n'obtiens un prompt soulagement, je succombe; il faut céder: mon ami, +laissez-moi pleurer, laissez-moi gémir.» +Je voulus parler; mais, pour m'en empêcher, elle posa sa main sur ma bouche. Je +pris cette main toujours douce et jolie, je la serrai, je la baisai, je la mis +Sur mon cœur, sur mon cœur vivement ému. +On eût dit que Mme de Lignolle attendait ce moment: elle sortit tout à coup de +Son cabinet, où je la croyais endormie. Mon premier mouvement fut de repousser +la marquise. Celle-ci, toujours étonnante dans les occasions pressantes, +conserva plus de présence d'esprit que moi. Persuadée qu'il était trop tard, +elle ne voulut ni retirer sa main, ni changer de situation. «Vous m'auriez +laissée dormir jusqu'à demain», dit la comtesse. Puis, regardant le vicomte, +elle ajouta: «Qu'y a-t-il donc?—Une palpitation, répondit-il froidement.—Une +palpitation!… Mais vous pleurez! Est-ce que c'est dangereux, une +palpitation?—Pas ordinairement, mais dans son état toute agitation peut être +nuisible.» La comtesse m'adressa la parole: «Mon ami, vous sentiriez-vous plus +mal?—Au contraire, je me sens mieux.—Parce que tu me vois?—Parce que je revois +celle qui m'est chère, celle à qui j'ai donné trop de chagrin, celle dont la +tendresse inquiète veille sur mes jours…—C'est assez, interrompit Mme de B…, qui +me serra la main, elle vous comprend; elle est payée de ses soins.—Sans doute, +je le comprends, s'écria Mme de Lignolle en m'embrassant; mais n'importe, +laissez-le dire, il parle si bien!» +Quoique la comtesse témoignât le désir de me faire causer, je gardois le silence. +Et qu'aurois-je pu dire encore? je venais de m'expliquer de manière que tout le +monde avait été content. +Personne ne le fut quelques moment après, car M. de Lignolle arriva beaucoup plus +tôt qu'on ne l'attendait: Julien, dépêché vers lui, l'avait rencontré sur la +route. Il demanda de mes nouvelles avec beaucoup d'empressement et d'intérêt; +mais l'air dont il regardait la marquise ne laissa pas de m'alarmer. «Monsieur +est un intime ami de Mlle de Brumont, lui dit la comtesse, qui s'aperçut comme +moi de son inquiétude et de son étonnement.—Un ami?» répéta-t-il. La marquise se +hâta de prendre la parole: «Un ami d'enfance.—Monsieur est noble?—Je suis +vicomte.—Vicomte de…?—De Florville.—Ce nom-là est nouveau pour moi.—Peut-on +Savoir tous les noms?—Sans me vanter, il y en a peu que j'ignore.» Il prit un +Siège, et, regardant la marquise d'un air dédaigneux, il ajouta: «Mais +apparemment que votre famille n'est pas ancienne?—Le grand-père de mon bisaïeul +a monté dans les carrosses du roi.—Ah! ah!… Monsieur, je suis votre très humble +Serviteur.» Il s'était levé et venait de saluer la marquise. «Vous paraissez +bien jeune? lui dit-il.—Je ne suis point majeur.—Ni prêt à l'être?—Oh! j'y +viendrai.—Par quel hasard, demanda-t-il à sa femme, avons-nous le bonheur de +posséder monsieur chez nous?—Par quel hasard? Mais c'est que… c'est que…—Voici +le fait, interrompit le vicomte qui vit l'embarras de la comtesse.—Eh bien, oui, +dites-le, vous, s'écria-t-elle.—Voici le fait, répéta Mme de B… Depuis +longtemps, mademoiselle me faisait espérer que j'aurois le plaisir de lui donner +à dîner chez moi. Elle avait jusqu'à présent différé de me tenir parole, parce +qu'il y a, pour ainsi dire, un voyage à faire…—Où demeurez-vous donc?—A +Fontainebleau. J'y passe huit mois de l'année, j'ai un appartement au château.» +M. de Lignolle s'inclina. +Moi, j'écoutais la marquise avec un plaisir mêlé d'étonnement: cette femme, qui +tout à l'heure, déplorant je ne sais quel malheur nouveau, paraissait +inutilement vouloir retenir des sanglots, étouffer ses gémissement et résister à +Son désespoir, est-ce bien elle que j'ai vue, le moment d'après, donner avec un +admirable sang-froid le change à la comtesse? Est-ce bien elle que j'entends +maintenant, d'une voix ferme et d'un front tranquille, et du ton de la vérité, +faire à M. de Lignolle une fable impromptue, ingénieuse et vraisemblable? O +Madame de B…, comme vous savez, au besoin, composer votre figure, assurer votre +maintien, sécher vos larmes, dissimuler vos passions, vous rendre enfin tout à +fait maîtresse de vous! Oh! comme en un moment vous venez de justifier, +d'augmenter la haute opinion que j'avais de vos talents et de votre force! +Elle continuait: «Hier, pourtant, mademoiselle est venue…—Ah! voilà, s'écria le +comte en s'adressant à moi, voilà cette affaire indispensable qui vous forçait à +Sortir pour vingt-quatre heures! c'était pour une partie de plaisir que vous +quittiez la comtesse, retenue au lit par une indisposition assez grave! A sa +place je ne le vous pardonnerais pas.» +La marquise reprit: «Elle est venue, et pour comble de bonheur elle m'a amené +madame la comtesse…—Quoi! dit M. de Lignolle à sa femme, vous avez dîné chez un +jeune homme que vous ne connaissez pas et qui ne vous avait pas même +invitée?—Monsieur, trêve de morale, répondit-elle, écoutez l'histoire jusqu'à la +fin.—Vous concevez, ajouta le vicomte, combien la visite de ces dames m'a +charmé. Hélas! ma joie n'a pas duré longtemps. Dans l'après-dînée, mademoiselle +S'est sentie mal à son aise, nous avons cru que ce ne serait rien; mais le soir +le mal a augmenté. Nous voilà d'abord fort embarrassés, comme vous pensez bien: +car il n'y avait pas moyen qu'une jeune demoiselle malade restât chez un garçon. +Heureusement madame la comtesse, qui a beaucoup de présence d'esprit…—Beaucoup +moins que vous, Monsieur le vicomte, je vous rends justice…—A pris le parti de +faire transporter mademoiselle ici,… où elle a bien voulu me permettre de +l'accompagner.—Pourquoi donc ici plutôt qu'à Paris? dit le comte à Mme de +Lignolle.—Pourquoi?… ma foi, demandez à monsieur le vicomte.» Celui-ci répondit +aussitôt: «Parce qu'il y aurait eu quatorze mortelles lieues à faire et que de +Fontainebleau ici il n'y en a pas sept.» +Le comte, qui ne trouva pas cette raison mauvaise, garda le silence pendant +quelque temps: il paraissait observer M. de Florville et Mlle de Brumont. +«Puisque vous êtes l'ami de mademoiselle, dit-il enfin, vous devez savoir +deviner des charades?—Oui, Monsieur, répliqua la marquise, mais pas à présent, +S'il vous plaît; je ne m'y sens pas du tout disposée.» +Ceci fut pour M. de Lignolle un nouveau trait de lumière: il prit la comtesse à +part; mais, curieux de savoir ce qu'il lui disait, nous écoutâmes +attentivement. +«Madame, ce jeune homme-là n'est pas l'ami de votre demoiselle de compagnie.—Que +voulez-vous qu'il soit?—Il est son amant, Madame.—Ah! l'excellente idée que vous +avez là!—Ne riez pas, Madame, vous savez que je m'y connais.—Je sais que vous le +dites.—Et je crois qu'il faut veiller sur Mlle de Brumont.—Vraiment, +Monsieur?—Il faut y veiller de près.—C'est mon intention.—Ce vicomte est jeune,… +a une jolie figure,… ne paraît pas manquer d'esprit… ni d'usage;… je lui trouve +je ne sais quoi de très distingué,… et je l'ai vu quelque part… Il a tout l'air +d'un séducteur, Madame.—Monsieur, j'admire avec quelle sagacité vous pénétrez +les gens en un quart d'heure.—Voilà ce que c'est que de connaître le cœur +humain, Comtesse!… Je crains que la petite Brumont ne soit déjà la dupe de ce +jeune homme-là.—Bon!—Avant-hier, qu'est-elle devenue?—Elle a passé la journée +chez son père.—En êtes-vous sûre?—Oui.—Mais hier, ce dîner à la campagne? cela +ressemble furieusement à une partie fine, au moins.—Je ne sais pas ce que c'est +qu'une partie fine, Monsieur.—Madame, une partie fine,… c'est une partie… +C'était une partie fine, allez, je vous le dis.—Expliquez-moi donc…—Je vous +l'explique aussi: c'est une partie… une partie à deux.—Nous étions trois.—Aussi +je suis persuadé que vous les avez beaucoup dérangés en y allant.—Ai-je mal +fait?—Vraiment, vous auriez dû auparavant me consulter.—Passons, +Monsieur.—Madame, j'ai déjà plusieurs preuves du penchant que ce jeune homme a +pour cette jeune fille.—Voyons! vite!—Ses yeux sont rouges, parce qu'ils ont +pleuré; ses yeux ont pleuré, parce que son âme s'est affectée; son âme s'est +affectée, parce que sa maîtresse est tombée malade: donc il aime Mlle de +Brumont.—Votre logique est pressante, Monsieur.—Et il faut que son âme soit +profondément affectée, puisqu'il n'a pas voulu deviner mes charades! Ne riez +pas, Madame,… ceci est sérieux… Éclairez la conduite de votre demoiselle de +compagnie; donnez-lui son congé pour toujours, ou ne la quittez pas une +minute.—Monsieur, mon choix est fait; j'aime mieux ne pas la quitter.—Quant à ce +jeune homme, je vais le prier poliment de s'en retourner chez lui.—Non pas, +Monsieur…—Mais, Madame…—Point de mais! je ne le veux pas.—Tant pis pour vous, +Madame: on vous attrape; ces jeunes gens-là vous joueront quelque méchant tour, +je vous en avertis.» +Un peu mécontent de sa femme, mais très content de lui, M. de Lignolle sortit de +l'appartement. La comtesse alors fit les plus vifs remerciement au vicomte. +«Vous m'avez, lui dit-elle, très habilement tirée de l'embarras extrême où +j'étais; vous êtes, après Faublas, le jeune homme du monde le plus spirituel et +le plus aimable.» Il lui répondit: «Croyez-moi, ne perdez pas votre temps à me +complimenter: vous êtes encore menacée d'un danger prochain auquel il faut +Songer à vous dérober. Le comte est ici, le baron doit y venir: s'ils se +rencontrent, ils peuvent avoir une explication dont vous devez redouter les +Suites.—Vous avez raison; mais quel parti prendre?—Faire dire à M. de Faublas de +ne pas venir.—Ah! je suis bien aise de le voir et de lui parler.—Cependant je +prendrai la liberté de vous représenter…—Tenez, Monsieur, toute représentation +est inutile: si le baron ne devait pas venir, je l'enverrois chercher.—En ce +cas, trouvez donc quelque moyen d'écarter M. de Lignolle.» +Elle le fit appeler et lui dit qu'elle désirait quelques pièces de gibier. Charmé +de la demande, le comte se hâta de dîner et partit pour la chasse. La marquise +alors, tout à fait tranquille, alla prendre, sur le lit de camp du cabinet, la +place que Mme de Lignolle y occupait une heure auparavant. +Il n'y avait pas un quart d'heure que la comtesse et moi goûtions les douceurs du +tête-à-tête, quand on vint rudement frapper à la porte. Figurez-vous notre +Surprise et mes craintes: c'était M. de Lignolle, déjà revenu de la chasse! Il +criait: «Ouvrez, ouvrez vite; je vous amène Mme de Fonrose… Oui, Mme de Fonrose, +qui venait nous voir… Je l'ai rencontrée comme je sortais du parc… Quel +bonheur!» La comtesse courait à la porte. +«Un moment, ma chère Éléonore, un moment. Que je te dise. C'est Mme de Fonrose… +Ne lui parle pas du vicomte.—Pourquoi?—Parce que… Tiens, mon amie, j'aurois dû +t'en prévenir plus tôt; mais j'étais si malade! je n'y ai pas songé. Le vicomte +et la baronne sont ennemis jurés. Il paraît que Florville, qui lui a fait sa +cour, n'en a pas été maltraité; mais ils se sont fort mal quittés; ils se +détestent… Ouvre maintenant, car on frappe encore. Surtout, fais bien attention +à ce que tu diras. Ne va pas parler du vicomte!—Non, non, sois tranquille .» +Le Comte, en entrant . +Où est donc le vicomte? +La Comtesse. +Chut! +Le Comte. +Plaît-il? +La Comtesse. +Taisez-vous. +La Baronne regarde Mme de Lignolle d'un air étonné . +Est-ce que je vous dérange, Comtesse? +La Comtesse. +Point du tout. +La Baronne, à Faublas . +Eh bien! cette chère enfant, comment va-t-elle? +Le Comte. +Ce n'est rien, je vous dis! un peu de fièvre… +Faublas. +J'ai osé me flatter que mon père… +Le Comte. +Monsieur votre père est un homme fort étrange, Mademoiselle. +Faublas. +Vous dites, Monsieur? +Le Comte. +Comment! il m'aperçoit de loin! le voilà qui tout à coup descend de voiture et +S'enfuit à travers champs, comme s'il eût vu le diable. On n'est pas sauvage à +ce point! +La Baronne. +Nous vous avons déjà dit cent fois que M. de Brumont avait des affaires +Secrètes. +Le Comte. +Quoi! dans ma terre? +La Baronne. +Non, mais dans les environs. +Le Comte. +Ah! chez M. de Florville, peut-être? +La Comtesse. +Paix donc! +Faublas, vivement à la baronne, qui regarde Mme de Lignolle +d'un air étonné . +Par quel hasard madame la baronne est-elle dans ce pays-ci? +La Baronne. +La nuit dernière, un exprès est venu me dire que monsieur votre père avait le +plus pressant besoin de mes services. +Faublas. +Ah oui!… ma chère Adélaïde est-elle mieux? +La Baronne. +Beaucoup mieux. +La Comtesse, à Faublas . +Ne parlez pas trop, ménagez-vous. +La Baronne. +Comme une nuit l'a changée! +Le Comte. +Une nuit! dites plusieurs, Madame! car, ne vous y trompez pas, cette maladie-là +vient de loin. Ces deux dames, pendant leur premier voyage ici, n'ont songé qu'à +Se divertir, et Dieu sait comme on s'en est donné: toute la journée courir dans +le parc! revenir essoufflées, hors d'haleine, et recommencer ici! Madame, elles +jouaient comme deux enfants! elles se battaient comme deux écoliers! pas un +meuble ne pouvait rester en place; la nuit… Oh! c'était bien autre chose la +nuit! +La Comtesse, en riant . +Monsieur, comptez-vous apprendre à la baronne quelque chose de nouveau? +Le Comte, sans l'écouter . +La nuit, elles couchaient dans la même chambre,… et croiriez-vous qu'au lieu de +dormir, elles ne faisaient que chuchoter? Elles ne faisaient que ça… Ce que je +vous dis, Madame, il faut le prendre au pied de la lettre, elles ne faisaient +que ça… Je les entendais bien, parce que, voyez-vous, nous ne sommes séparés que +par cette cloison… Or, toute personne raisonnable conçoit que faire toute la +journée beaucoup d'exercice et se fatiguer encore la nuit, c'est le vrai moyen +de se tuer. Aussi la comtesse, en revenant à Paris, s'en est-elle sentie fort +incommodée: des migraines, des maux de cœur! +La Baronne. +Des maux de cœur, Comtesse? +La Comtesse. +Bon! ce n'est rien. +La Baronne. +Ah! prenez-y garde! +Le Comte, enchanté . +N'est-il pas vrai qu'il faut qu'elle y prenne garde?… Mademoiselle, plus +fortement constituée, a résisté plus longtemps, et peut-être que, si elle se fût +reposée chez nous, au lieu d'aller chez ce M. de Florville… +La Comtesse. +Taisez-vous donc. +Faublas, vivement à la baronne, qui paraît encore très +étonnée . +Madame la baronne? +La Baronne. +Eh bien? +Faublas. +Un secret… ( Tout bas. ) Vous avez passé par Nemours? +La Baronne, à mi-voix . +C'est là que j'ai trouvé monsieur votre père. J'ai laissé ma femme de chambre +auprès d'Adélaïde. +Le Comte reprend . +Oui, je crois que, si elle n'eût pas dîné chez le vicomte… +La Comtesse. +Il ne se taira pas! +La Baronne. +J'entends. Ces dames ne voulaient pas me mettre dans le secret? il faut donc les +avertir que j'y suis. Oui, je sais qu'elles ont hier dîné à Fontainebleau; +monsieur le comte me l'a dit. +Faublas, faisant à la baronne un signe d'intelligence . +Madame la baronne le connaît, le vicomte? +La Baronne, d'un air fin . +Si je le connais! la bonne question que vous me faites là!… C'est un joli +garçon,… qui a de la tournure,… de l'esprit… +La Comtesse, bas à Faublas . +Il me semble qu'elle n'en dit pas trop de mal. +Faublas, bas . +C'est qu'elle dissimule; attendez donc. +La Baronne. +Le grand-père de son bisaïeul a monté dans les carrosses du roi. +La Comtesse, bas . +Tu as raison. Je crois qu'il y a de l'ironie. +Faublas, bas . +Sans doute. +La Baronne. +Avec tout cela, je lui connais un terrible défaut. +La Comtesse. +Ah! +Le Comte. +C'est… +La Baronne. +Au moins j'ai mon garant; c'est encore monsieur le comte qui me l'a dit: «Le +pauvre jeune homme n'est pas fort sur l'article des charades.» +La Comtesse, riant aux éclats . +C'est peut-être pour cela que vous lui en voulez? +La Baronne regarde la comtesse et le chevalier . +Est-ce que je lui en veux? +Faublas lui fait un signe d'intelligence . +Certainement! vous êtes brouillés! allez-vous en faire un mystère? +la Baronne, d'un air fin . +Allons, nous sommes brouillés, j'en conviens; mais c'est qu'en vérité il a eu de +grands torts avec moi. +Faublas, bas à la comtesse . +Vois-tu… ( Haut, à la baronne. ) Je ne voulais pas qu'on +vous parlât de lui; mais, puisque monsieur le comte… +la Baronne. +Oui, nous ne sommes pas amis; ( au comte, après un moment de +réflexion ) et franchement, voilà ce qui m'a empêchée hier d'accompagner +ces dames, car elles me l'avaient proposé. +Faublas, à mi-voix, à la baronne . +A merveille! +La Comtesse, du même ton . +Ceci n'est pas maladroit! je vous remercie. +le Comte, à la baronne, en se promenant dans +l'appartement . +Ces dames!… ces dames auraient bien fait si elles avaient fait comme vous. ( A la comtesse. ) Mais où est-il donc? +La Comtesse. +Il dort. +Le Comte, regardant à travers les vitres du cabinet . +Oui, vraiment, le voilà sur le lit de camp: il s'y est jeté tout habillé. +La Baronne. +Ne le verrai-je pas? +Le Comte. +Si vous le voulez voir, entrez… +Faublas, avec impétuosité . +N'entrez pas!… il est excédé de fatigue, il repose. +La Baronne, un peu étonnée . +Bon Dieu! que de vivacité! Mademoiselle, vous vous ferez mal. +Faublas, avec une tranquillité feinte . +Mais aussi, quelle idée d'aller déranger ce jeune homme qui a passé la nuit! +La Baronne, observant le chevalier . +Est-il impossible d'approcher de lui sans faire de bruit et sans vous faire de la +peine? +Faublas, d'une voix altérée . +Il n'est pas question de moi… Mais si vous le réveillez, si… +La Baronne. +Si je le réveille, il se rendormira, voilà tout le mal. +Faublas, embarassé . +Voilà tout le mal! voilà tout le mal!… c'en est un grand. +La Baronne. +Mademoiselle!… vous direz tout ce que vous voudrez, je suis très curieuse de voir +votre intime ami,… l'ami de votre enfance,… que vous craignez si fort qu'on ne +dérange. ( Elle se lève. ) +La Comtesse, d'un air malin . +A quoi bon? vous le connaissez très bien. +La Baronne. +Ah! je veux savoir s'il n'a pas beaucoup changé depuis que je ne l'ai vu. ( Elle approche du cabinet. ) +Faublas, bas à la comtesse . +Arrêtez-la donc. +La Comtesse, bas . +Pourquoi? Elle l'aime peut-être encore, elle veut du moins avoir le plaisir de le +regarder; où est l'inconvénient? +Faublas. +Ne connaissez-vous pas la baronne? elle va faire une scène. +La Comtesse. +Eh bien, attends, je vais lui parler. ( Elle court à Mme de +Fonrose. ) Entrez, regardez, si cela vous fait plaisir; mais ne +l'éveillez point, car il doit être las. +Qu'on juge de ma situation; il ne me reste pas une seule objection raisonnable à +faire, et ma faiblesse me retient au lit! j'y suis piqué de cent mille épingles! +Déjà la baronne est près de la porte vitrée, et j'ai peine à dissimuler mon +inquiétude extrême. Quel heureux obstacle tout à coup me rassure! Le vicomte +S'est enfermé dans le cabinet! La marquise est donc en sûreté?… Non,… hélas!… +non, cette précaution ne la sauvera pas: Mme de Lignolle vient de donner à Mme +de Fonrose un passe-partout. +Dès que la baronne fut entrée, j'entendis ces mots. «Oui, cette figure est assez +jolie, mais c'est justement celle que je connais… Non;… oui;… point du tout;… si +fait,… c'est cela! c'est cela même… Eh bien! j'osais à peine le soupçonner! +L'aventure me paraissait trop incroyable! Éveillez-vous, charmant jeune homme! +venez, Monsieur le vicomte! venez un peu voir la compagnie… Allons! allons +donc!… je vais… vous donner la main.» +Ce fut le bras qu'elle lui donna, car Mme de B…, dormant tout debout, se +Soutenait à peine. +Quiconque, seulement une fois dans sa vie, fut en sursaut tiré d'un sommeil très +profond, a bien senti ce que je vais mal décrire. On ne passe pas tout à coup et +Sans quelques douleurs de cet état de mort à un état de vie: les yeux d'abord +S'ouvrent, mais ils demeurent offusqués d'un nuage épais; l'oreille entend, mais +elle ne recueille que la moindre partie des mots qu'on lui confie et qu'elle +dénature; c'est surtout au cerveau que le trouble est extrême. Le cerveau se +trouve en même temps chargé des idées récentes que lui laisse un rêve tout à +l'heure interrompu, et des idées souvent contraires que lui transmet un cruel +interlocuteur. De ce choc imprévu résulte une confusion totale. C'est dans ce +moment de désordre qu'on regarde sans voir, qu'on écoute sans comprendre, qu'on +parle sans penser; et n'attendez pas que j'explique quel instinct machinal fait +alors mouvoir un corps auquel il manque une âme. +Telle parut Mme de B… lorsque, soutenue ou plutôt traînée par Mme de Fonrose, +elle arriva dans la chambre où nous étions. +La marquise jette d'abord autour d'elle et sur elle un regard stupéfait. Quel +objet a frappé sa vue? est-ce un rêve qui la tourmente?… Sa bouche murmure +quelques mots sans suite, et, fatigués d'un premier effort, ses yeux se +referment. Bientôt, pour la seconde fois, ses mains retombent et se promènent +Sur ses paupières appesanties qu'elles entre'ouvrent: Mme de B… peut de nouveau +considérer le fantôme femelle dont la présence l'étonne. Enfin elle a tout à +fait repris l'usage de ses sens; un dernier examen plus rapide l'assure qu'il +n'est pas question d'un songe, et qu'elle est réellement tombée dans les mains +de sa plus mortelle ennemie. Au reste, il était moins malaisé de surprendre et +d'attaquer Mme de B… que de l'intimider et de l'abattre: ce fut elle qui +commença le combat; ce fut Mme de Fonrose qui reçut le premier coup. +La Marquise. +Quoique j'eusse besoin de repos plus que de visite, je suis, Madame la baronne, +enchanté de vous voir. +La Baronne. +Enchanté me paraît fort. Je crois que monsieur le vicomte exagère. +La Marquise. +Madame est si modeste! +La Baronne. +Monsieur est si poli! +La Comtesse, à la baronne . +Vous ne l'êtes pas, vous; pourquoi l'avoir éveillé? Je vous avais priée… Madame, +je vous avertis qu'il me déplairoit fort que vous lui fissiez une scène chez +moi. +La Baronne, en riant . +Grondez-moi, je vous le conseille! +Cependant la marquise, étonnée de ce que la comtesse venait de dire, semblait, +par ses regards, m'en demander l'explication. J'allois tout bas la lui donner, +la baronne me prévint. +La Baronne, se jetant entre la marquise et Faublas . +Non pas, non pas, s'il vous plaît. Je ne doute pas que vous n'ayez bien des +choses à vous dire; mais il faut parler tout haut… Eh bien! cela vous dérange? +Allons donc, Monsieur le vicomte, vous qui êtes plus manégé! +La Marquise. +Madame va me le faire croire! personne mieux qu'elle ne s'y connaît, son suffrage +en vaut mille; sa longue expérience… +La Baronne, d'une voix altérée . +Longue! Ne dirait-on pas que j'ai cent ans? +La Marquise, jouant l'intérêt . +Ah! pardon, j'ai blessé madame. +La Baronne. +Blessé! point du tout. +La Marquise, d'un ton railleur . +Si fait, madame a reculé; madame a quitté l'attaque pour s'occuper de la défense. +Ah! que je suis fâché! +La Baronne. +Ne le soyez guère, car le mal n'est pas grand. ( A +Faublas. ) Belle demoiselle, vous ne dites rien? +Faublas. +J'écoute, je souffre, et j'attends. +La Comtesse, vivement . +Et moi aussi, j'attends très impatiemment la fin de tout ceci. +Le Comte. +Jusqu'à présent, moi, je n'entends pas grand'chose à la querelle: ce que je vois, +c'est que votre âme à tous est affectée. +La Baronne, à la comtesse et à Faublas . +Ce combat vous fatigue? Prenez courage, il ne durera pas longtemps. ( En montrant le vicomte. ) Je suis persuadée que monsieur +voudra bien le finir tout à l'heure, en nous disant adieu. +Le Comte. +Enfin j'y suis. Vous êtes de mon avis, c'est une amourette de la jeune +personne? +La Comtesse. +Madame, vous osez, chez moi, traiter de la sorte quelqu'un à qui j'ai les plus +grandes obligations! +La Baronne, en riant . +Les plus grandes obligations! +La Comtesse, très étourdiment . +Oui, les plus grandes. Sans lui tout Montargis… ( Elle +S'arrête. ) +Le Comte, avec curiosité . +Eh bien? tout Montargis? +Faublas, vivement . +C'est tout Fontainebleau que madame veut dire. +La Comtesse, embarrassée . +Oui, oui,… tout Fontainebleau,… tout Fontainebleau… +La Marquise, à la comtesse . +Bon! nous y aurions trouvé des secours pour mademoiselle. Sans doute il valait +mieux quitter cette ville; mais, en vous donnant le conseil d'en sortir, je ne +vous ai rendu qu'un très léger service. +La Comtesse, bas à la baronne . +Qu'il a d'esprit! +La Baronne. +Oui; mais moi, Comtesse, je veux, quoi que vous puissiez dire, m'acquérir des +droits à votre éternelle réconnaissance: je veux vous débarrasser de +monsieur. +La Comtesse. +Voilà un entêtement!… +La Baronne. +Ne vous fâchez pas. Tenez, je m'en rapporte au vicomte; lui-même conviendra… +La Comtesse. +Madame, votre conduite est étrange, inexcusable! et monsieur vous eût-il fait +cinquante infidélités… +La Baronne, riant . +Des infidélités, lui? +La Comtesse. +Certainement. +La Baronne. +Des infidélités, à moi, lui? +La Comtesse. +Eh oui! lui, des infidélités, à vous. Croyez-vous que j'ignore qu'il a été votre +amant? +La Baronne. +Lui! mon amant? +Le Comte. +Chut! chut! ne parlons pas de ces choses-là. Je n'aime pas ces sortes de +conversations. +La Comtesse. +Monsieur, je vous admire! Il est bien question de ce que vous n'aimez pas! +La Baronne. +Lui, mon amant! Ah! voilà une plaisante histoire! ( En riant aux +éclats. ) Comtesse, apprenez-moi donc qui vous a dit… La petite Brumont, +Sans doute? ( A Faublas. ) Rusée demoiselle!… Quoi! +vraiment, vous observez si peu les convenances! vous avez eu le courage de me +faire un pareil cadeau! Aurez-vous la force de répéter devant moi cette +burlesque accusation? +Faublas. +Pourquoi non, si vous m'y obligez? +La Baronne. +Bien répondu!… Et vous, Monsieur le vicomte, oserez-vous aussi me le soutenir? En +vérité, pour que l'aventure soit tout à fait comique, il n'y manque que +cela. +La Marquise. +Madame, il y a des conquêtes qu'un jeune homme publie par vanité; il y a des +bonnes fortunes que par pudeur il n'avoue pas: c'est à vous de décider si je +puis être indiscret. +La Baronne. +Vraiment? Je conçois que vous seriez dans un étrange embarras s'il vous fallait +avouer toutes vos conquêtes; sans compliment, je les crois déjà nombreuses; vous +êtes, à Versailles, en beau chemin… +Le Comte. +Eh! justement! c'est là que je l'aurai vu. +La Baronne. +N'est-ce pas par les femmes que vous avez accès et crédit chez le ministre? +Le Comte, à mi-voix à la baronne . +Oh! oh! mais, s'il a du crédit chez le ministre, il ne faut pas lui parler comme +vous faites; il faut le ménager. +La Marquise. +Telle ne croit pas cela qui donne pourtant l'exemple d'y croire… Au reste, madame +vient d'éluder ma question; elle n'a pas osé décider si je devais être +indiscret. +La Baronne, avec humeur . +Je décide que vous le devez. +La Marquise. +Vous y mettez de la modestie! je vous récuse, je demande qu'on recueille les +voix. +La Baronne. +J'y consens. Voyons, Monsieur le comte, parlez d'abord. +La Marquise. +Non, non, vous ne m'entendez pas. Quand il s'agit d'une accusée telle que vous, +ce n'est point en petit comité que doit se faire la difficile enquête; il faut, +dans ce cas-là, interroger la cour, la ville et les provinces. +La Baronne. +Ceci est trop impertinent! +La Comtesse. +Vous méritez cela. Pourquoi l'avez-vous réveillé? Pourquoi voulez-vous le mettre +à ma porte? +La Baronne, à la comtesse . +Au fond, je ne devrais pas me fâcher, car il n'y a que de quoi rire: ce qui +pourrait me divertir beaucoup, c'est de voir que vous prenez parti pour eux +contre moi… Cependant il faut que cela finisse… Je suis attendue… ( Elle tire sa montre. ) L'heure me presse… Monsieur le +vicomte ne s'en irait pas à pied; il est délicat, je le prie de me donner la +main jusqu'à ma voiture,… où il voudra bien accepter une place. Je m'engage à le +reconduire jusqu'à Fontainebleau. Est-ce honnête, cela? +La Marquise. +Je suis très sensible aux offres tout à fait obligeantes de madame la baronne; +mais, puisque madame la comtesse le permet, je reste ici. +La Comtesse. +Vous avez raison. +La Baronne, à la comtesse . +Il a raison sans doute, et vous faites bien de l'applaudir… ( A +la marquise. ) Parlez-vous sérieusement? +La Marquise. +Très sérieusement. Je reste ici tant qu'il y aura du danger pour mademoiselle, et +tant que cela ne gênera pas madame. +La Baronne. +Et vous espérez que je vous y laisserai? +La Marquise. +Je ne vois pas du moins comment vous me forcerez d'en sortir. +La Baronne, avec impétuosité . +Quelle audace! Mais songez donc que, pour cela, je n'ai qu'un mot à dire. +La Marquise, tranquillement . +Vous ne le direz pas. +La Baronne. +Qui m'en empêchera? +La Marquise. +Un peu de réflexion. Vous avez mon secret, je le sais bien; mais regardez autour +de vous, et dites-moi quel avantage en retireroient ceux à qui vous pourriez le +confier. +La Comtesse, bas à Faublas . +Qu'est-ce que cela signifie? +Faublas, bas . +Cela regarde ton mari, je te mettrai au fait. +La Marquise, à la baronne, tout bas, et d'un ton +amical . +La comtesse est une étourdie que sa petite fureur trahiroit; je vous demande +grâce pour elle. +La Baronne, bas . +Je trouverai moyen d'éloigner M. de Lignolle. +La Marquise, haut . +Je ne le crois pas. +La Baronne, avec la plus grande vivacité, très haut . +Qui m'en empêchera donc? +La Marquise. +Madame, mademoiselle et moi. +La Baronne. +Monsieur le vicomte, sortons ensemble. +La Marquise. +Non. +La Baronne. +Je vais parler. +La Marquise. +Je vous en défie. +La Baronne, étonnée . +J'avais entendu prodigieusement vanter votre incomparable mérite; mais la +renommée, qui publie les faits galants dignes de mémoire, et qui ordinairement +exagère… +La Marquise, avec ironie . +Ne me flattez pas. Cette renommée-là ne vous a rien dit de moi. Vous savez bien +qu'elle n'a plus le temps de parler de personne, depuis que vous vous mêlez de +lui donner de l'occupation. +La Baronne, du même ton . +Cependant elle trouve encore quelques moment pour causer de vous. Elle dit +qu'après avoir tiré de la foule l'heureux objet de vos affections… +La Marquise. +Tiré de la foule! tant mieux pour ma maîtresse et pour moi. C'est un exemple que +je donne à certaines femmes de ma connaissance. Celles-ci, quand elles prennent +un amant, ne le tirent pas de la foule, elles l'y confondent. +La Baronne, avec emportement . +Ce n'est pas vous que l'on y confondra jamais; vous qui vous distinguez par tant +de talents divers; vous qui, suivant les circonstances, savez si bien changer et +de ton, et de caractère, et de conduite, et de nom, et de sé… +La Marquise, vivement . +Chut!… Prenez garde, Madame la baronne, vous n'êtes plus de sang-froid, vous +allez dire quelque… ( en regardant la comtesse et +Faublas ), vous allez nous compromettre, prenez garde. Il est rarement +dangereux de se taire, il y a souvent du péril à parler. +La Baronne, d'un ton plus calme . +Monsieur le comte, deux mots. +La Marquise, à la comtesse . +Croyez-moi, Madame, empêchez cette confidence. +La Comtesse, à M. de Lignolle . +Je ne veux pas que vous lui parliez. +La Baronne, à la comtesse . +Mais… +La Comtesse, à la baronne . +Vous ne lui parlerez pas. +La Baronne, à M. de Lignolle . +En ce cas,… je vous demande pardon,… mais il faut que je vous prie de vouloir +bien nous laisser un moment. +La Marquise, à la comtesse . +Ne souffrez pas qu'il s'en aille. +La Comtesse, à M. de Lignolle . +Je ne veux pas que vous vous en alliez. +Le Comte, à mi-voix . +Allez, allez, vous n'avez pas besoin de me le dire, rien ne m'échappe. Je vois +bien, quoiqu'elle se contraigne, que la baronne a l'âme affectée; et, quant à ce +jeune homme, puisqu'il a du crédit chez le ministre, je sens qu'il ne faut pas +qu'il puisse se plaindre d'avoir été maltraité chez nous. Or, je connais le +monde: un homme, le maître de la maison surtout, en impose toujours: ( tout haut ) je dois donc rester pour prévenir une +Scène. +La Marquise. +Oui, restez. +La Comtesse. +Restez. +Faublas. +Restez. +La Baronne. +Puisque tout le monde le veut, restez donc… Ceci devient très plaisant; je serais +de trop mauvaise humeur, si je ne m'en amusais pas. ( Elle rit +de toutes ses forces. )… Comtesse, donnez-moi la main. Donnez-moi la +main, Comtesse: on vous attrape et l'on me joue. +Tous ensemble. +Expliquez-vous. +Le Comte, en se frottant les mains . +Oui, je le soupçonnais confusément, et je le disais à la comtesse: on l'attrape. +( A la baronne. ) Mais je ne serais pas fâché de savoir +au juste comment: expliquez-vous. +La Baronne. +Vraiment! on sait très bien que je ne peux pas m'expliquer… Je reconnais qu'il +faut temporiser… Allons! de la patience et du courage. ( Elle +prend un siège. ) +La Marquise. +Madame avait affaire, ce me semble? +La Baronne. +La remarque n'est pas honnête, Monsieur; cependant, en faveur de votre embarras, +je vous pardonne votre impolitesse. J'étais, je l'avoue, pressée de vous emmener +avec moi; mais, puisqu'on ne peut se déterminer à vous laisser partir, je +demande du moins qu'on me permette d'avoir le bonheur de rester avec vous. +La Comtesse, avec humeur . +Comme il vous plaira. +La Marquise, à M. de Lignolle . +Monsieur ne se tiendra pas debout? ( Elle lui donne un +Siège. ) +La Baronne. +Monsieur de Lignolle ne remarque pas cet excès d'attention. +Le Comte. +Au contraire, j'y suis très sensible. ( Il donne un siège à la +marquise. ) +Tous prennent place autour de mon lit, et c'est une chose à voir que la +contenance de chacun. +La comtesse partage entre la marquise et moi ses soins affectueux; si quelquefois +elle paraît se souvenir que Mme de Fonrose est là, c'est pour lui marquer son +mécontentement par un geste boudeur, ou par un monosyllabe désobligeant. M. de +Lignolle néglige absolument la baronne; toute l'attention du courtisan se porte +Sur M. de Florville, sur ce jeune homme qui a tant de crédit chez le ministre: +il s'en empare, il le caresse, il l'importune étrangement. Le vicomte reçoit +avec modestie les remerciement de madame , et presque avec +dignité les avances de monsieur . A l'entière sécurité +qu'il affecte, on dirait qu'il oublie ses dangers et son adversaire; mais moins +il semble y songer, plus je présume qu'il s'en occupe. De temps en temps, +Florville jette sur la baronne un coup d'œil fier, impérieux, triomphant; +cependant ne serait-il pas bien inconcevable que la marquise, s'exagérant ses +avantages et s'aveuglant sur sa position, regardât comme entièrement battue +l'ennemie qui n'a pas encore quitté le champ de bataille? Pour moi, guerrier +timide, étonné du premier succès, je redoute le second choc; si le grand courage +de mon allié me rassure, l'infatigable opiniâtreté de son ennemie m'intimide; +et, baissant devant l'une et l'autre un front humilié, j'espère, je tremble, +j'admire, j'observe en silence. +Seule, de son côté, la baronne s'amuse aux dépens de tous. Elle ne punit le +comte, qui l'abandonne impoliment, qu'en louant avec enthousiasme tout ce qu'il +dit; elle ne se venge de mes perfidies qu'en me lançant à la dérobée un regard à +la fois improbateur et caressant, un regard qui semble en même temps m'apporter +des félicitations et des reproches. Défendue par le témoignage de sa conscience, +à l'injuste courroux de la comtesse elle oppose seulement de longs éclats de +rire, et quant au coup d'œil majestueux de sa superbe rivale, c'est par un +Sourire amer et menaçant qu'elle le repousse. +Enfin, je la vois un instant se recueillir et méditer, puis elle se lève, va dans +le corridor, appelle un de ses gens, lui donne quelques ordres, et rentre en +disant assez haut: «Que mon cocher se tienne prêt.» +Que son cocher se tienne prêt! L'ai-je bien entendu! O mon +bon génie! ô génie protecteur de la marquise, je te rends grâces: la victoire +est à nous. +Puisque le comte le désire, et que la baronne le permet, la conversation tombe +Sur un sujet cent fois rebattu. M. de Lignolle engage Florville à ne pas +négliger les charades; il lui fait un magnifique éloge des affections de l'âme, +et de l'âme d'un courtisan. Un quart d'heure s'est passé de la sorte; voilà que +tout à coup nous entendons un coup de fusil tiré à quelque distance, et dans la +cour du château quelqu'un s'écrie: «Aux armes! aux braconniers!» M. de Lignolle, +à ce cri de guerre, oublie les charades, le vicomte et la cour; il se lève, il +S'élance, il nous fuit. La comtesse, soit pour le calmer, soit pour le retenir, +veut courir après; Mme de Fonrose l'en empêche, et lui dit: +«Ce n'est rien, rien qu'une ruse tout à l'heure imaginée pour éloigner votre mari +malgré vous, et malgré vous chasser votre rivale.» +La Comtesse. +Ma… +La Baronne. +Eh oui! malheureuse enfant que vous êtes! vous vous laissez duper! Regardez donc +ce prétendu jeune homme. A sa taille, à ses traits, pouvez-vous méconnaître une +femme? A son adresse, à sa perfidie surtout, à son inconcevable audace, +pouvez-vous méconnaître…? +La Comtesse. +La marquise de B…! grands dieux! +La Marquise, à Faublas . +Mon ami, je vous quitte à regret; mais je saurai de vos nouvelles. ( A Mme de Fonrose, d'un ton menaçant. ) Baronne, comptez +Sur ma réconnaissance, et cependant respectez mon secret; gardez-vous d'essayer +de me compromettre en divulguant cette aventure. ( A Mme de +Lignolle. ) Adieu, Madame la comtesse; si vous êtes assez raisonnable +pour ne garder au vicomte de Florville aucun ressentiment, il vous promet de ne +point révéler vos faiblesses à la marquise de B… +Elle sortit, suivie de la baronne. +Pour se faire une idée juste des furieux transports de la comtesse, il ne +Suffirait pas d'être aussi violente, aussi emportée qu'elle, il faudrait encore +avoir brûlé d'un feu pareil à celui qui la dévorait. D'abord l'excès de +l'étonnement suspendit l'excès de la rage; mais le calme effrayant fut court et +l'explosion terrible. Je vis Mme de Lignolle frissonner et pâlir; tout son corps +parut ensuite agité d'un mouvement convulsif, et soudain le cou se gonfla, les +lèvres tremblèrent, l'œil s'enflamma, le visage se colora d'un violet pourpre: +la pauvre enfant voulut crier et ne fit entendre que de sourds gémissement, ses +pieds frappèrent le carreau, son faible poignet se meurtrit sur les meubles; +elle s'arracha les cheveux, elle osa même, elle osa porter une main sacrilège +Sur sa figure charmante, d'où le sang s'échappa bientôt par plusieurs +égratignures. Quel malheur pour elle et pour moi! Je n'ai pu prévoir ce cruel +effet de son désespoir… Épuisé que je suis, je trouve pourtant la force +d'abandonner mon lit, j'essaye de me traîner jusque auprès d'elle! l'infortunée +ne m'aperçoit seulement pas! elle s'est élancée vers la porte; et, d'une voix +étouffée: «Qu'on me la ramène, dit-elle, que je me venge!… que je la déchire!… +que je la tue!—Éléonore! ma chère Éléonore!» Elle m'entend, se retourne, et me +voit au milieu de l'appartement; hors d'elle-même, elle accourt: «Tu veux la +Suivre? eh bien, va donc, va, perfide, et que je ne te revoie jamais!… Qui peut +te retenir encore? Elle t'attend, elle attend le prix de ses scélératesses. Va +jouir avec elle de ma honte, de ton ingratitude et de son infamie. Va, cours, +mais songe bien que, si je puis vous trouver ensemble, je vous immole tous +deux!» +FAUBLAS MALADE ET MME DE LIGNOLLE +Elle avait saisi mon bras, qu'elle secouoit de toutes ses forces; je tombai sur +mes genoux et sur mes mains. Un cri lui échappa; ce n'était plus un cri de +fureur! Déjà la colère avait fait place à la crainte. «Éléonore, comment peux-tu +penser qu'en cet état je songe à la suivre?… Je voulais aller jusqu'à toi, mon +amie, je voulais me justifier, te demander pardon, essayer de te consoler… +Éléonore, écoutez-moi, calmez-vous, je vous en supplie!… surtout, pour l'amour +de moi, pour l'amour de toi-même, épargne tant de charmes, épargne cette peau +fine et blanche, et ces petites mains si douces, et cette longue chevelure, et +ce visage plein d'attraits! O toi que l'amour fit exprès si jolie, garde-toi +d'altérer l'un de ses plus charmant ouvrages! Respecte mille appas formés pour +Ses caresses et ses délicieux plaisirs.» +Quand on a, par malheur, fâché sa maîtresse, il faut chercher à l'apaiser tout de +Suite; et quiconque se sent, en cette occurrence, incapable d'agir, doit au +moins parler. Il doit, ne pouvant mieux faire, suppléer aux vives caresses par +les éloges passionnés, et prêter au discours flatteur toute la chaleur qu'il eût +mise dans l'action consolatrice. Voilà ce que l'amour ordinairement conseille, +et ce qu'il m'inspira. Que ce fût seulement cela qui calma la comtesse, je ne +Saurais l'affirmer positivement. Il me paraît aussi très plausible que la +crainte, après avoir chassé la colère, amena la compassion, et que ma sensible +amie, touchée de ma situation plus que de mes paroles, oublia ses injures en +voyant mes dangers. Quoi qu'il en soit, si je doutai de la cause, je ne pus +douter de l'effet. Mme de Lignolle me releva, me soutint, me fit rentrer dans +mon lit; puis, s'étant assise auprès, elle se pencha sur moi et se cacha le +visage dans mon sein, qu'elle arrosa de ses larmes. +Au bruit que fit Mme de Fonrose en rentrant, la comtesse changea d'attitude. «Eh! +bon Dieu! comme la voilà faite!» s'écria son amie; puis, en lui promenant un +mouchoir sur la figure, elle ajouta: «Madame, je vous l'ai dit cent fois, une +jolie femme peut, dans son désespoir, pleurer, gémir, crier, gronder ses gens, +tourmenter ses femmes, quereller son amant et désespérer son mari; mais elle +doit toujours, se respectant elle-même, ménager sa personne, et surtout son +visage; cependant je l'aurois gagé que dans un premier mouvement vous feriez +quelque enfantillage! Je ne pouvais rester près de vous. Cette Mme de +B…—Qu'est-elle devenue? demanda Mme de Lignolle.—Elle a noblement refusé mon +carrosse,… dont elle n'avait pas besoin. Le commode vicomte s'était tout à fait +établi chez vous; il avait dans votre office un laquais, sans livrée, bien +entendu, et deux chevaux dans votre écurie.—Quelle femme! s'écria la comtesse +avec une extrême vivacité; que d'audace dans sa conduite! et dans ses discours +que d'impudence! Je la trouve à Compiègne, elle me dit qu'elle est un parent du +marquis de B…!… Et vous aussi, Monsieur, vous me l'avez fait accroire! vous +m'avez indignement trompée! Qu'y venait-elle faire, à Compiègne? Répondez… Vous +ne dites mot… Vous êtes un traître! allez-vous-en, sortez d'ici, sortez tout à +l'heure! J'ai la bonté de les croire! Elle nous poursuit sur la route, elle nous +joint à Montargis, elle me trouve… En quel état, grands dieux!… J'en verserai +toute ma vie des pleurs de honte et de rage… Ce qui me désespère surtout, c'est +d'être obligée de reconnaître que, si je fusse arrivée quelques moment plus +tard,… oui, quelques moment plus tard, c'était moi qui surprenois mon indigne +rivale dans les bras d'un perfide:… car il aime toutes celles qu'il rencontre; +ou la marquise, ou la comtesse, que lui importe,… pourvu que ce soit une femme?… +Eh! combien vous faut-il de maîtresses?… Vous voulez donc que j'aie plusieurs +amant?… N'essayez pas de vous justifier. Vous êtes un homme sans délicatesse, +Sans probité, sans foi! Sortez tout à l'heure, et que jamais je ne vous +revoie!» +Mme de Lignolle reprenait par degrés sa première fureur, et je tremblais que son +mari ne revînt. La baronne, à qui je témoignai mes craintes, les dissipa. «Ce +prétendu braconnier, me dit-elle, c'est mon coureur, à qui j'ai fait changer +d'habit. Il a bonnes jambes et bonne intention. Je l'ai prévenu que monsieur le +comte le poursuivrait en personne, et que c'était à lui surtout qu'il fallait +procurer le plaisir de la promenade. Je vous réponds qu'il lui donnera de +l'exercice, et que nous avons du temps à nous.» +Mme de Lignolle ne nous écoutait pas, et poursuivait: «Elle me surprend! elle a +l'air de me plaindre et de me servir! Je lui adresse mille sots compliment, je +lui prodigue des remerciement ridicules, monsieur me laisse dire. Il fait plus, +il s'entend avec elle pour se moquer de moi… Et vous, Madame la baronne, +pourquoi, dès que vous l'avez reconnue, ne m'avez-vous pas avertie?—Vous vous +moquez, répondit-elle. Est-ce que je ne vous connais pas assez pour savoir +qu'aucune considération ne vous eût retenue, que vous eussiez éclaté sur +l'heure, qu'à la face même de votre mari…—Sans doute! à la face de l'univers +entier! j'aurois démasqué l'insolente, je l'aurois confondue, je l'aurois… +Tenez, Madame, au lieu de vous amuser à disputer avec elle, vous deviez sonner +les gens et la faire jeter par la fenêtre.—Ah! oui, j'avais ce petit moyen tout +Simple, fort doux, qui n'eût fait ni bruit ni scandale! Mais, dame! on ne +S'avise jamais de tout! Je n'y ai pas songé.—L'imposteur! s'écria la comtesse en +me regardant, c'est lui qui nous a jouées toutes deux; c'est lui qui m'a dit en +confidence que cette femme était votre amant… S'il m'eût avoué qu'autrefois vous +étiez homme, moi je l'aurois cru,… et pourtant voilà comme il abuse de mon +aveugle confiance! Mais il ne me trahira plus. Qu'il sorte, qu'il s'en aille! je +le déteste, je ne le veux plus voir!—Comment voulez-vous qu'il s'en +aille?…—Quand je pense que cette odieuse marquise est restée là toute la nuit,… +avec moi,… près de lui! et encore une grande partie de la journée… ( Elle fit un cri. ) Ah! mon Dieu! je les ai laissés tête à +tête!… pendant une heure!… pendant un siècle! Monsieur, dites-moi ce que vous +avez fait ensemble… Parlez… Tandis que je dormois, que s'est-il passé?—Rien, mon +amie, nous avons causé.—Oui, oui, causé! Ne croyez pas m'en imposer encore… +Dites la vérité, dites ce que vous avez fait ensemble, j'exige…—Comtesse, +interrompit la baronne en riant, vous le soupçonnez d'un crime dont, sans +l'offenser, on peut le juger, depuis plus de vingt-quatre heures, absolument +incapable.—Incapable, lui? Jamais!… Monsieur! quand je suis entrée, vous aviez, +disait-elle, une palpitation, et sa main… Elle est bien hardie d'oser la mettre +Sur votre cœur, sa main! et vous bien bon de le souffrir! C'est à moi qu'il est +votre cœur, il n'est à personne qu'à moi… Hélas! que dis-je? l'ingrat! le +volage! il se donne à tout le monde… Je suis sûre que pendant mon sommeil… Oui, +j'en suis sûre; mais j'en attends l'aveu de votre propre bouche; je l'exige… +J'aime mieux ne pouvoir plus douter de mon malheur que de rester dans la plus +affreuse des incertitudes… Faublas, dis ce que vous avez fait ensemble. Tiens, +Si tu l'avoues, je te le pardonne. Convenez-en, Monsieur, convenez-en, ou je +vous donne votre congé… Oui, c'est un parti pris, je vous renvoie, je vous +chasse.—Pourquoi donc la chasser? dit M. de Lignolle en entrant. Il ne faut pas. +Je suis même très fâché d'être sorti: car vous avez renvoyé le vicomte…—Le +vicomte! Monsieur, je vous déclare, une fois pour toutes, qu'il ne faut jamais +prononcer son nom devant moi.—Eh! mais, Madame, qu'avez-vous donc? Votre +visage…—Mon visage est à moi, Monsieur, j'en puis faire tout ce qu'il me plaît; +mêlez-vous de vos affaires.—A la bonne heure… Je me repens d'avoir quitté cet +appartement, on a profité de mon absence…» +La Baronne. +Elle n'a pas été longue. Le braconnier s'est laissé prendre beaucoup plus tôt que +je ne l'espérais. +Le Comte se jette dans un fauteuil . +Oui, prendre! je le donne en vingt-quatre heures au plus habile. Ah! le chien +d'homme! puisque ce n'est pas un oiseau, il faut que ce soit le diable. +Figurez-vous un cerf qu'on vient de lancer! Madame, il courait tout comme! il +revenait de même sur ses voies! on le voyait à la portée du pistolet, et zeste! +à cent pas de là. Vous l'auriez cru bien loin, point du tout, il semblait tout à +coup tomber du ciel, presque sur nos épaules: car, il faut le dire, il avait +l'air de narguer mes gens. +La Baronne. +Et vous, Monsieur? +Le Comte. +Moi, c'est autre chose; j'étais toujours le premier sur ses traces. Aussi le +drôle s'apercevait bien à qui il avait affaire; dès que je le serrois de trop +près, il s'éloignait à toutes jambes: vous vous seriez amusée de la frayeur +qu'il avait de moi, j'ai été dix fois sur le point de l'attraper; mais, malgré +cela, j'ai vu que je ne l'attraperois pas; je me suis ressouvenu du vicomte, +j'ai quitté la partie. A présent que je n'en suis plus, le pendard a beau jeu; +je parie qu'il va mettre tous mes domestiques sur les dents. +La Comtesse, à Faublas . +Pourquoi ne pas l'avouer? +Faublas. +Mais je vous jure qu'il n'en est rien. +La Comtesse. +Convenez-en, ou je vous renvoie! +Le Comte, à Faublas . +Eh bien! convenez-en, donnez à madame cette satisfaction; qu'est-ce que cela vous +coûte? +La Baronne, au comte en riant . +Savez-vous de quoi vous voulez que mademoiselle convienne? +Le Comte. +Mais… que le vicomte est un très aimable jeune homme,… apparemment? +La Baronne. +Apparemment! que voulez-vous dire? +Le Comte. +Comment! n'est-ce pas clair? je veux dire qu'apparemment mademoiselle trouve le +vicomte fort aimable. ( A la comtesse. ) Et, réflexion +faite, il n'y a pas de quoi la renvoyer… +La Comtesse, à son mari . +Pour Dieu, laissez-moi tranquille, ou je dirai quelques sottises!… ( A Faublas. ) Convenez-en. +Le Comte, à Faublas . +Oh! je vous en prie, convenez-en. Tenez, nous en convenons tous. Dites-le de ma +part au vicomte, et ne manquez pas d'ajouter que son départ m'a causé bien du +regret; assurez-le qu'il nous fera toujours un sensible plaisir quand il voudra +bien nous venir voir, soit à Paris, soit… +La Comtesse. +S'il ose jamais se montrer chez moi, je le ferai mettre à ma porte par les +valets. +Le Comte. +Je ne vous conçois pas. Tout à l'heure vous épousiez sa querelle avec une +chaleur… Soyez au moins d'accord avec vous-même. +La Comtesse. +Mais, vous-même, Monsieur, vous qui parlez, il n'y a pas une heure que vous étiez +d'un avis contraire! +Le Comte. +Depuis une heure tout est bien changé. +La Baronne. +Oh! oui. +Le Comte, à la baronne . +N'est-il pas vrai, Madame? Vous avez quelque expérience du monde, vous; et je +parie que vous devinez les raisons qui me font voir tout ceci d'un autre œil. +( A mi-voix. ) D'abord, je croyais que ce M. de +Florville, quoique d'une assez bonne famille, n'avait dans le monde, comme la +plupart des jeunes gens de son âge, qu'une très petite existence; or, je ne +voyais pas à quoi cet attachement de Mlle de Brumont pouvait la conduire. Quant +à moi, j'ai pour maxime qu'un homme comme il faut doit être, plus qu'un autre, +en garde contre les nouvelles connaissances, afin de n'en former jamais que de +profitables. Écoutez bien ceci, Madame: tout homme qui ne peut, en aucun cas, +nous être utile, tôt ou tard nous devient doublement à charge, parce que, +n'ayant jamais rien à donner, il finit toujours par demander quelque chose; dans +la carrière de l'ambition surtout, quiconque ne sert pas à notre marche +l'embarrasse, et par conséquent la retarde: voilà pourquoi je ne me souciois pas +de me lier avec le vicomte. Mais vous me dites qu'il est, à Versailles, en bonne +posture: cela change toutes mes dispositions! Je n'entre point dans vos petits +démêlés, je ne me mêle pas de querelles de femme; il ne m'appartient pas même +d'examiner si les moyens que ce jeune homme emploie à son avancement sont très +délicats; l'essentiel est qu'ils saient très puissant. ( Assez +haut. ) Or, il me semble que, de ce côté-là, M. de Florville n'a rien à +désirer; il me semble que, favorisé de la nature comme il l'est, et placé de +manière à faire valoir ses avantages, il doit aller vite et loin. Voilà donc une +connaissance très précieuse pour Mlle de Brumont, qui doit songer à créer sa +fortune, et pour moi, qui suis pressé d'augmenter la mienne. +La Comtesse, avec emportement . +Monsieur, allez, vous et tous vos calculs, à tous les… Je suis hors de moi!… +Monsieur, je vous répète que je ne veux jamais entendre parler de cette… +La Baronne l'interrompt très vite . +Impertinente créature! ( Au comte. ) Voilà comme maintenant +elle le traite. +Le Comte, à la baronne . +Vraiment! c'est votre faute, et je me repens bien de m'être absenté… ( A mi-voix. ) Pour revenir à mes projets, vous savez qu'à +Versailles il faut aller sans cesse sollicitant… +La Baronne. +Oui, le pis aller, c'est de ne rien obtenir. +Le Comte. +Point du tout! c'est qu'à force d'importunités on arrache toujours quelque +chose,… quand on a des amis, bien entendu… Et ce qui le prouve, c'est cette +pension que j'ai dernièrement enlevée. Mais Mme de Lignolle a exigé que je la +cédasse à ce M. de Saint-Prée. Oh! c'est un de mes chagrins, je l'avoue: la +comtesse est un enfant qui ne connaît pas du tout le prix de l'argent. Elle +imagine qu'avec cinquante mille écus de rente on n'a plus besoin des bienfaits +du roi. Vous devriez, Madame, vous qui avez sa confiance, lui faire des +représentations là-dessus. +La Comtesse, très haut, à Faublas . +Tout ce que vous pourrez me dire est inutile; je ne suis plus la dupe de tous vos +mensonges. Mais je veux que vous conveniez de vos torts. Convenez-en, ou je vous +chasse. +Le Comte, assez haut . +Tâchez de lui faire comprendre aussi que, loin de chasser Mlle de Brumont, elle +doit redoubler d'honnêtetés, d'attentions, d'égards, de tendresse pour elle, et +Surtout engager M. de Florville à venir le plus souvent possible… +La Comtesse se lève furieuse . +Monsieur, vous avez votre appartement, ayez la bonté de me laisser tranquille +dans le mien. +La Baronne, au comte . +Oui, nous sommes mal ici, on nous interrompt à chaque instant; allons +ailleurs. +Le Comte. +A la bonne heure, je le veux bien, parce qu'à vous, Madame, on peut vous parler +raison;… mais attendez… +La Comtesse, à Faublas . +Convenez-en. +Le Comte, à la comtesse et à Faublas . +Je veux, avant de m'en aller, vous donner à chacune un bon conseil. Vous, +Mademoiselle, convenez-en: car, si cela n'est pas, cela doit être, et nous le +croyons; et il faudra toujours que vous finissiez par là. Vous, Madame, qu'elle +en convienne ou qu'elle n'en convienne pas, ne renvoyez pas votre demoiselle de +compagnie: car je connais les affections de votre âme; une heure après, vous en +Seriez désolée. Quant au vicomte, je ne vous en parlerai plus, mais je m'en +charge. +Nous restâmes seuls. Mme de Lignolle s'obstinait toujours à m'arracher l'aveu de +ma prétendue faute; et moi, persuadé qu'un mensonge n'était ici rien moins que +nécessaire, je persistois à soutenir la vérité. Désolé pourtant de voir mes +protestations perdues, je fis un dernier effort, que le succès couronna. «Mon +amie, je te le répète et je te le jure, rarement je songe à la marquise, depuis +que je songe toujours à toi; depuis que tu m'appartiens, Mme de B… ne +m'appartient plus. Aujourd'hui comme hier, j'étais son ami seulement, et ce sera +demain comme aujourd'hui. Dis-moi par quelle erreur entraîné, je pourrais, +auprès de toi, m'occuper d'elle? Seroit-il possible que je regrettasse quelques +avantages qu'elle a, quand je te vois briller de mille qualités qui lui +manquent? Ne doit-elle pas, malgré toutes ses connaissances acquises, t'envier +ton esprit naturel? Ne parois-tu pas plus jolie de tes attraits naissant, de tes +grâces naïves, de ta piquante étourderie, qu'elle ne se montre belle de son +éclatante jeunesse, de ses grandes manières et de son orgueilleuse dignité? +A-t-elle surtout, mon Éléonore, a-t-elle une âme, autant que la tienne, +compatissante et généreuse? Crois-tu que je puisse oublier la joie de tes +vassaux à ton retour, la réconnaissance de tes fermiers, les éloges de ton curé +vénérable? Je l'ai vu, mon cœur en a joui. Tu es ici l'objet du culte général, +tu es pour la foule de ces bonnes gens une bienfaisante providence, à laquelle +il ne faut jamais rien demander et qu'on doit remercier sans cesse. Et ton amant +Serait le seul que tes vertus trouveraient insensible, le seul dont tes bontés +feraient un ingrat! Ne le crois pas! garde-toi de le croire! Tiens, mon adorable +amie, tiens, je voudrais qu'il me fût permis d'aller avec Éléonore, loin de +toute autre séduction, passer ma vie dans la chaumière relevée, pour le vieux +Duval, par la comtesse de Lignolle. Va, cesse de te plaindre et de me +Soupçonner, cesse de redouter une trop faible rivale; je l'estime, mais je te +respecte; je lui conserve un reste d'amitié, mais je te garde le plus tendre +amour; il est vrai qu'autrefois près d'elle j'ai goûté quelques doux instants, +mais depuis j'ai trouvé près de toi des jours délicieux; enfin Mme de B… +maintenant m'offrirait peut-être encore des plaisirs; mais toi, mon Éléonore, tu +me donneras le bonheur.» +Le bonheur!… Ainsi préoccupé d'un parallèle difficile entre deux rivales presque +également séduisantes, mais à qui la nature avait très diversement réparti ses +dons précieux, j'oubliais une femme encore plus favorisée, qui, réunissant en +elle seule toutes les vertus et tous les charmes, était infiniment supérieure à +tout objet de comparaison. J'oubliais Sophie, et, dans mon égarement, j'allois +jusqu'à former des vœux contraires à notre réunion. Ah! je n'ose espérer que +l'aveu d'une faute pareille puisse jamais, aux yeux d'autrui comme à mes propres +yeux, la réparer suffisamment. +Au reste, plus je me rendais coupable envers ma femme, plus ma maîtresse avait +lieu d'être satisfaite. «Fort bien! dit la comtesse en se jetant à mon cou, +voilà comme il fallait parler d'abord, tu m'aurois aussitôt persuadée! Puisque +tu m'aimes et que tu ne l'aimes pas, je suis contente; puisque tu ne m'as pas +fait avec elle une infidélité, je te pardonne tout le reste.—Et moi, je ne vous +le pardonne point, vous n'avez pas ménagé mon bien, le meilleur de mon bien! +Vous vous êtes arraché le visage.—Vas-tu pour cela ne pas m'aimer autant? tu +aurois tort: je suis moins jolie, mais plus intéressante.—Je ne veux point de +cet intérêt-là. Promettez qu'il ne vous arrivera jamais de vous porter à de +pareils excès.—Mais toi, Faublas, promets de ne me plus donner aucun sujet de +colère.—Ah! sur mon honneur!—Eh bien, dit-elle en riant, vois comme je suis +bonne: je m'engage à ne plus me fâcher.» +Le comte en ce moment rentrait; il s'écria: «Dieu soit loué! elle en est +convenue!—Elle en est convenue! répéta la baronne avec étonnement.—Point du +tout! répondit la comtesse qui frappa ses petites mains l'une contre l'autre et +fit un saut de joie.—Comment! reprit M. de Lignolle, et vous êtes de si belle +humeur?—Justement parce qu'elle n'en est pas convenue, répliqua +l'étourdie.—Voilà, s'écria le profond observateur, une chose qui me passe. J'en +déduirai du moins la vérité de ce principe, que l'âme d'une femme est +inexplicable dans ses caprices.—Moi, dit Mme de Fonrose, je n'en déduirai rien; +mais je m'en vais tranquille et contente.» +Le jour d'après, quand elle revint nous voir, M. de Lignolle n'était plus au +château. Des lettres venues de Versailles, le matin même, l'avaient déterminé à +nous quitter sur-le-champ; et, quoique nous n'eussions pas une aussi grande idée +que lui des affaires importantes qui le rappelaient à la cour, nous n'avions +fait aucun effort pour le retenir. Mais la baronne, au lieu de féliciter son +amie, troubla sa joie: mon père avait chargé Mme de Fonrose de me ramener à +Nemours, où m'attendait avec lui ma chère Adélaïde, déjà parfaitement remise de +Son indisposition et de ses fatigues. Le premier mot de la comtesse fut que +désormais nous ne nous quitterions plus; et, quand la baronne l'eut forcée de +reconnaître que mon père avait des droits sur moi, Mme de Lignolle, appelant M. +Despeisses en témoignage, soutint que ma faiblesse encore extrême ne permettait +pas qu'on me transportât. Elle déclara d'ailleurs que, loin de consentir à me +laisser aller tant qu'il y aurait du danger pour ma vie, elle avait résolu de +veiller elle-même sur ma convalescence, et que nulle force humaine ne +l'obligeroit à se séparer de son amant avant qu'il fût entièrement rétabli. Mme +de Fonrose, après avoir employé les prières, les représentations et les menaces, +partit assez mécontente de n'avoir pu rien obtenir de plus. +Le lendemain, ce fut mon père lui-même qui vint me chercher. Dès qu'on annonça M. +de Brumont, la comtesse renvoya ses domestiques et courut à mon père. «Voyez, +lui dit-elle d'un ton joyeux et caressant, approchez, il n'est plus alité, le +voilà dans un fauteuil, le voilà!… Nous venons de faire plusieurs fois ensemble +le tour de cet appartement,… il a bien dormi, ses forces reviennent, il est +mieux, beaucoup mieux! Vous devez sa conservation à ma vigilance, et son +rétablissement à mes soins; je l'ai sauvé de son désespoir, je l'ai sauvé de sa +maladie; c'est par moi qu'il vit, c'est pour moi qu'il doit vivre,… uniquement +pour moi!… et pour vous, Monsieur, j'y consens; mais pour vous seul.» Le baron +m'adressa la parole: «A quelle démarche exposez-vous un père qui vous aime? +Étoit-ce là ce que vous m'aviez promis? Étoit-ce ici que je devais retrouver mon +fils?…» Mme de Lignolle l'interrompit vivement: «Cruel! auriez-vous mieux aimé +le trouver mort à Montargis? Quand je suis venue l'y rejoindre, il était seul, +dans le délire, un pistolet à la main… Monsieur, je vous le répète, je l'ai +Sauvé de son désespoir… Hélas! et ce n'était pourtant pas la douleur de ma perte +qui troublait sa raison et déchirait son cœur.» Mon père s'adressa toujours à +moi: «Puisque hier Mme de Fonrose n'a pu vous ramener, je viens moi-même +aujourd'hui…—Il ne m'écoute seulement pas! s'écria-t-elle; il ne daigne pas +m'adresser un mot de remerciement! l'ingrat! pas même une politesse!… Monsieur, +Si vous refusez à mes services la réconnaissance qui leur est due, ayez du moins +pour mon sexe les égards qu'il mérite, et songez que vous n'êtes point ici chez +Mlle de Brumont.—Pour que je me crusse votre obligé, Madame, il faudrait que, +Seulement instruit de vos actions, j'ignorasse vos motifs: vous avez tout fait +pour ce jeune homme et rien pour moi. Quant à Mlle de Brumont, je ne la connais +point; je viens chercher ici le chevalier de Faublas et l'époux de Sophie.—De +Sophie! Non, Monsieur, le mien! je suis sa femme. Oh! je suis sa femme (elle +m'embrassa) et votre fille! ajouta-t-elle en saisissant une de ses mains, +qu'elle baisa; pardonnez-moi ce que je viens de vous dire; pardonnez-moi les +étourderies que j'ai faites chez vous la dernière fois que j'y suis venue; +excusez mon inexpérience et mes vivacités, souvenez-vous seulement que je vous… +aime et que je l'idolâtre. Tenez, je brûlais du désir de vous revoir, de vous +parler;… je vais tout vous dire: depuis quelques jours il s'est fait un grand +changement,… un changement heureux:… les nœuds qui l'attachent à moi sont +maintenant indissolubles: avant neuf mois vous aurez un petit-fils… Écoutez-moi, +écoutez-moi donc… Oui, ce sera un garçon, un joli garçon, aimable, généreux, +Sensible, gai, spirituel, intrépide, plein de grâce et de beauté comme son père… +Écoutez-moi, n'essayez pas de retirer votre main. Êtes-vous donc fâché que je +porte dans mon sein le gage de son amour, ou pourriez-vous penser…? Oh! c'est +Son enfant; c'est bien le sien, soyez-en sûr; ce n'est pas celui de M. de +Lignolle. M. de Lignolle n'a jamais… Je vous proteste que personne ne m'avait +épousée avant Faublas. Demandez-lui, si vous croyez que je mens. Personne avant +lui ne m'avait épousée, et personne après lui ne m'épousera, je vous le +jure!—Malheureuse enfant! dit enfin le baron, que sa surprise extrême avait +longtemps réduit au silence, quel transport vous égare? et comment pouvez-vous +me faire à moi de pareilles confidences?—C'est justement à vous que je dois les +faire, à vous qui ne voyez en moi que la maîtresse de votre fils, à vous qui, ne +connaissant de Mme de Lignolle que ses légèretés et ses faiblesses, prenez de +Son caractère l'idée la plus défavorable et la jugez à la rigueur. Il est vrai +que je me suis laissé séduire; mais comment et par qui? Regardez-le d'abord, et +dites-moi si je ne suis pas excusable. Il est vrai que sa victoire fut l'ouvrage +d'un instant; mais voilà précisément ce qui justifie ma défaite. Ma défaite, si +je l'avais calculée, eût été moins prompte; et peut-être que je n'aurois pas du +tout succombé si j'avais su ce que c'était que de combattre. Mais, dans ma +profonde ignorance, je n'entendais rien à tout cela, rien, Monsieur! je n'avais +d'une jeune mariée que le nom. En doutez-vous? Demandez à Faublas, il vous le +dira, il vous dira que ce fut lui qui m'enseigna… l'amour. Et concevez-vous +comment une jeune personne toute simple, tout innocente, ignorant de l'hymen +jusqu'à ses droits, aurait pu connaître ses devoirs et les respecter? Moi, je +pris un amant, comme j'avais pris un époux, sans réflexion, sans curiosité; mais +pourtant, je l'avoue, déterminée par le désir de venger le plus tôt possible un +affront qu'on me disait impardonnable; je pris le chevalier, d'abord parce qu'au +moment critique il se trouva là, et puis parce que je ne sais quel instinct +naturel me le fit juger très aimable. Ainsi, Monsieur, vous le voyez, pour +m'être égarée je ne suis pas criminelle. Si dès le premier pas j'ai tombé, c'est +la faute de ceux qui, me donnant une nouvelle carrière à parcourir, m'y ont +abandonnée dans les ténèbres, au lieu de m'instruire et de m'éclairer. Si jamais +je suis malheureuse et déshonorée, ce sera la faute du sort qui m'a sacrifiée, +et celle du hasard qui m'a trop tard servie. Ah! que ne s'est-il offert à moi +quelques mois plus tôt, celui par qui mon existence devait commencer! Que +n'est-il venu au premier jour de l'autre printemps, dans cette Franche-Comté où, +pour la première fois, je m'ennuyois avec ma tante, où je me sentais agitée +d'une inquiétude nouvelle, consumée d'une flamme inconnue, dévorée du besoin +d'aimer, d'aimer Faublas, de n'aimer que lui! Alors, que n'est-il venu! je lui +aurois aussitôt donné ma fortune et ma main, ma personne et mon cœur; et j'eusse +été sa légitime épouse! et j'eusse été, pour le reste de ma vie, de toutes les +femmes la plus heureuse en même temps et la plus considérée. Hélas! il ne vint +pas, lui . Un autre se présenta; et quel autre, grands +dieux! On me l'amène, on me dit: «Monsieur veut se marier et te convient; une +fille ne peut rester fille, fais-toi femme.» Moi, sans m'informer seulement de +quoi il est question, je promets de le devenir; et voilà qu'un soir, au bout de +deux mois, je le deviens, mais alors il se trouve que j'ai deux maris: il se +trouve que celui qui en a le titre ne peut en remplir les fonctions, et que +celui qui en remplit les fonctions ne peut en avoir le titre. Que faire en cette +occasion difficile? Demander le divorce avec M. de Lignolle, ou brusquer la +rupture avec Mlle de Brumont? Le premier de ces deux partis également extrêmes, +en me couvrant d'un ridicule ineffaçable, eût troublé mon repos; le second m'eût +coûté le bonheur en me réduisant au veuvage pour toute ma vie. Je ne fis donc +pas très mal de ne point laisser éclater mon ressentiment contre l'époux +indigne, et de témoigner ma satisfaction à l'amant séducteur. Cependant, comment +ne pas prendre chaque jour une plus haute opinion de celui-ci? Comment, au fond +du cœur, ne pas mésestimer celui-là de plus en plus? Le moyen de chasser le +dégoût et les mépris, quand c'est ce M. de Lignolle qui continuellement les +appelle? le moyen de rappeler jamais la vertu, quand c'est Faublas qui sans +cesse l'écarte? Ainsi, Monsieur le baron, vous voyez que je suis pour toujours +obligée à garder le mari que je déteste et l'amant que j'adore. Maintenant que +je vous ai présenté le tableau fidèle de ma situation, vous ne conserverez +contre moi nulle prévention injuste et fâcheuse. Si jamais, au contraire, il +arrive que le public éclaire ma conduite et soit tenté de la condamner, vous ne +m'abandonnerez point à la précipitation de ses jugement. Ah! je vous en prie, +défendez alors Mme de Lignolle, montrez-la telle qu'elle est, dites bien à tout +le monde que ses erreurs ne lui doivent pas être imputées; que sa famille seule +en est responsable, et qu'il faut surtout en accuser la fatalité!—Madame, +répondit mon père du ton de l'intérêt, je suis flatté de votre confiance, +quoique vous me la donniez très étourdiment; je conçois que votre extrême +pétulance peut, en certains cas, vous servir d'excuse; et je ne vous +dissimulerai même pas que vos aveux m'ont touché par leur imprudente franchise: +autrefois j'ai blâmé vos égarement, je plains aujourd'hui votre passion; mais +Sûrement vous n'attendez pas que jamais je l'approuve, et ne vous abusez point. +Quand j'aurois pour vous cet excès d'indulgence, le public, qui ne tient aux +vicieux aucun compte de la protection des faibles, le public ne jugerait pas vos +fautes avec moins de sévérité. Si donc vous comptez son opinion pour quelque +chose, si vous êtes jalouse de conserver l'amitié de vos proches, l'estime de +vos amis, l'estime de vous-même, le respect des honnêtes gens, le repos d'une +bonne conscience, arrêtez-vous sur le penchant de l'abîme, où vous marchez +témérairement entre deux guides toujours aveugles et souvent perfides, +l'espérance et la sécurité. Arrêtez-vous, s'il en est temps encore! Quant à moi, +Comtesse, mon devoir est maintenant d'essayer la douceur pour vous rappeler les +vôtres, et, si vous ne m'écoutez pas, d'employer l'autorité pour obliger mon +fils à remplir les siens. Vous et lui, Madame, vous avez, au pied des autels, +juré d'aimer quelqu'un sans partage, et ce quelqu'un ce n'est ni vous ni lui. +L'un et l'autre vous avez promis au même Dieu de ne pas vous aimer. On doit un +respect éternel aux serments: les vôtres, pour avoir été déjà violés, ne sont +point anéantis. Faublas ne vous appartient pas plus que vous n'appartenez à +Faublas; et, comme l'amour dont vous brûlez pour lui ne peut faire que vous +cessiez d'être la femme de M. de Lignolle, de même les fréquentes infidélités +dont le chevalier s'est rendu coupable envers Sophie ne feront pas qu'il ne soit +plus son époux. Mme de Faublas a sa foi, Mlle de Pontis a son amour.—Non, +Monsieur, non! car il m'adore; il me le disait encore tout à l'heure… Tenez, +écoutez-moi: je veux bien convenir qu'il est l'époux d'une autre; mais aussi, de +votre côté, convenez du moins que je suis sa femme,… et la mère de son enfant… +Oui, voilà ce qui m'enchante! voilà ce qui me donne sur lui des droits +incontestables! C'est un avantage que j'ai sur Mme de Faublas… Mme de Faublas! +que j'envie son sort cependant! combien elle est mieux que moi partagée! Pouvoir +S'enorgueillir de l'avoir pour époux! porter son nom, son nom si cher! Ah! cette +Sophie trop favorisée, qu'a-t-elle donc fait de si recommandable qui ait pu lui +valoir le bonheur d'obtenir Faublas? et la pauvre Éléonore, hélas! qu'avait-elle +fait de si répréhensible qui lui ait dû mériter le tourment d'épouser ce M. de +Lignolle?—Croyez-moi, ne reprochez pas vos malheurs à la destinée, n'en accusez +que votre faiblesse, et préparez-en la fin par une résolution courageuse. Pour +triompher d'une passion fatale, cessez d'en voir l'objet…—Cesser de le voir? +Plutôt mourir!—Cessez de le voir, vous le devez; vous devez essayer cet unique +moyen d'échapper aux dernières infortunes qui vous menacent.—Plutôt +mourir!—Comtesse, je vais vous affliger,… mais enfin il faut vous le dire: la +circonstance m'impose aussi des devoirs pénibles. Je dois, quand je vous aurai +conseillé le douloureux sacrifice, et que vous vous serez obstinée à ne le point +faire, je dois ne rien négliger pour vous forcer de l'accomplir.—Grands +dieux!—Tout à l'heure j'emmène le chevalier!…—Non, vous ne l'emmènerez pas! non, +vous n'aurez pas cette cruauté!—Je l'emmène, il le faut.—Il ne le faut pas! Qui +vous y oblige?—La nécessité de l'arracher à des séductions trop puissantes.—Et +vous auriez le courage de me réduire au désespoir?—J'aurai le courage de vous +rendre à vous-même.—Voulez-vous priver une femme de son amant?—C'est vous qui +voulez priver un père de son fils.—Moi! répondit-elle avec une extrême +volubilité, point du tout! ne vous en privez pas. Restez ici; qui vous a dit de +vous en aller? Vous l'aurois-je dit? c'eût été sans réflexion. Restez avec nous, +cela me fera le plus grand plaisir et à lui aussi, car… je vous aime beaucoup! +mais il vous aime encore davantage; restez avec nous. Je vous donnerai un +appartement fort commode, fort beau: tenez! celui de mon mari; et, quant à +mademoiselle votre fille, j'ai encore une chambre pour elle… Oui, envoyez +chercher mademoiselle votre fille, il sera bien aise de voir sa sœur! Qu'elle +vienne! et Mme de Fonrose aussi! toute la famille… Que toute la famille vienne +S'établir chez moi! j'ai de quoi loger toute la famille!… excepté Sophie… +Allons! vous, ajouta-t-elle en m'adressant la parole, vous ne dites mot! +Joignez-vous donc à moi pour l'engager à rester avec nous.—Mais que dit-elle +donc? s'écria mon père. Permettez-vous que je parle à mon tour?—Il n'y a pas +besoin de faire de longs discours, reprit-elle encore très vivement; on répond +Simplement: oui.—Non… Madame…—Non? il faut absolument que le chevalier s'en +aille?—Absolument.—Cela est indispensable?—Indispensable.—En ce cas, je m'en +vais avec lui. Partons tous trois.—Elle perd tout à fait la tête!—Comment! +Monsieur, je perds la tête? pourquoi cela, s'il vous plaît? Je voulais bien vous +retenir chez moi: pourquoi refuseriez-vous de me recevoir chez vous? +Croiriez-vous me faire trop d'honneur? croiriez-vous…—C'en est fait de sa +raison!… Faublas, préparez-vous à me suivre.—Ne vous en avisez point», me +dit-elle; puis, revenant à mon père: «Monsieur, vous m'emmènerez ou vous ne +l'emmènerez pas!—Comtesse, à quelles extrémités voulez-vous me réduire? Eh quoi! +faudra-t-il que j'emploie la force?…—La force! il vous sied bien…! C'est moi qui +l'emploierai, la force! Ah! cette fois vous n'êtes pas chez vous! à mon tour +j'appellerai mes gens!—Madame, s'il était possible que mes résolutions ne +fussent pas irrévocablement prises, ce que vous venez de me faire entendre +Suffirait pour les déterminer.—Quoi donc! vous aurois-je offensé? c'eût été bien +innocemment, je vous jure. Moi, ce qui me vient à l'esprit, je le dis aussitôt. +N'imputez qu'à ma vivacité ce qui pourrait vous avoir blessé dans mon discours: +en vérité, je n'y mets ni méchanceté ni réflexion. Songez que c'est une femme +alarmée qui vous parle, un enfant d'ailleurs,… et un enfant à vous! la femme de +votre fils! votre fille!… O vous qu'avec tant de plaisir j'appellerai mon père, +ne me retirez pas mon époux,… non, c'est Faublas que je veux dire; je suis +convenue qu'il n'était point mon époux… N'emmenez pas Faublas. Monsieur le +baron, je vous en supplie! Si vous saviez dans quelles angoisses j'ai passé près +de son lit vingt-quatre mortelles heures! combien de fois j'ai tremblé pour ses +jours!… et, quand mes soins le rendent à la vie, quand je commence à renaître +avec lui, vous auriez la barbare ingratitude de nous séparer!… Hélas! moins +malheureuse s'il fût mort, il m'eût été permis du moins de le suivre,… à la même +heure,… dans le même tombeau. Monsieur le baron, ne l'emmenez pas! bientôt +peut-être vous auriez à vous en repentir, et vos regrets seraient inutiles. Je +le sens, et je le dis: je pourrais, dans mon désespoir… Vous ne savez pas tout +ce que je pourrais! Ne l'emmenez pas, prenez pitié d'une mère; oui, dit-elle en +Se précipitant à ses genoux qu'elle embrassa, oui, c'est pour mon enfant surtout +que je vous implore!—Que faites-vous! répondit-il d'une voix troublée, +relevez-vous, Madame!—Ah! mes peines vous ont touché, poursuivit-elle. Pourquoi +vous en défendre? pourquoi vouloir me le cacher? ne me repoussez pas, ne +détournez pas le visage, dites un mot seulement.» +Mon père, en effet, très ému, ne pouvait plus parler; mais il me fit un signe, +qui soudain arrêta les pleurs de la comtesse et changea son attendrissement en +fureur. «Je vous vois! s'écria-t-elle en se relevant; vous paraissez me +plaindre, et vous me trahissez, méchant, ingrat que vous êtes!» Le baron, se +faisant alors violence, balbutia ces mots: «Mon fils, ne m'avez-vous pas +entendu?—Non, lui répondit-elle avec impétuosité, il ne vous entendra pas, parce +qu'il n'est pas, comme vous, perfide, impitoyable.—Chevalier, quittez cette +chambre.—Garde-toi de le faire!—Faublas, c'est un ami qui vous prie de +Sortir.—Faublas, c'est une amante qui te conjure de ne pas l'abandonner!» Le +baron, qui me vit encore incertain, me dit d'un ton très ferme: «Je vous +l'ordonne.» La comtesse, qui ne me trouva pas l'air assez indocile, me cria: «Je +te le défends.» +Hélas! à qui des deux me soumettre?… O mon Éléonore! c'est avec désespoir que ton +amant te désobéit; mais le moyen qu'un fils résiste aux ordres de son père!… Mme +de Lignolle, surprise et désolée de voir que je me levois pour me traîner vers +la porte, voulut courir à moi, le baron l'arrêta; elle essaya de se jeter sur le +cordon de sa sonnette, il la retint; elle espérait du moins pouvoir appeler, il +lui mit une main sur la bouche: aussitôt le fauteuil que je venais de quitter la +reçut évanouie. +Je voulais revenir; mon père m'entraîna; mon père me donna le bras, nous +descendîmes. Je vis dans notre voiture une femme qui s'y tenait cachée: c'était +Mme de Fonrose; le baron lui dit: «Il n'y a pas un moment à perdre, courez à +votre amie, qui se trouve mal; quant à nous, le temps presse, il est impossible +que nous vous attendions. Restez à dîner chez la comtesse, et ce soir vous la +prierez de vous renvoyer dans sa berline.» +La baronne aussitôt nous quitta, et sur-le-champ nous partîmes. Mon père resta +longtemps plongé dans une rêverie profonde; puis je l'entendis pousser un soupir +et murmurer ces mots: «Pauvre enfant! je la plains!» Ensuite il ramena sur moi +des regards attendris; et, d'un ton assez ferme, quoique d'une voix encore +altérée, il me dit: «Mon fils, je vous défends de revoir Mme de Lignolle.» +A Nemours, je trouvai ma chère Adélaïde dont la douleur renouvela toute la +mienne. O ma Sophie! je vous avais perdue; et, quoique Mme de Lignolle me devînt +chaque jour plus chère, vous étiez encore celle que je préférois. +Mme de Fonrose nous rejoignit le soir; elle avait eu beaucoup de peine à tirer la +comtesse de son évanouissement, et plus de peine encore à lui persuader qu'il ne +fallait pas venir ici nous faire une inutile scène. La baronne, en s'adressant à +mon père, ajouta: «Je la crois capable de se porter bientôt à toutes sortes +d'extrémités, si, ne prenant en considération ni ses malheurs ni sa jeunesse, +vous ne permettez pas que ce jeune homme aille rarement, mais du moins +quelquefois, donner à cette enfant les seules consolations qui puissent lui +rendre son état un peu supportable.» Mon père, qu'alors j'observois avec +attention, ne répondit à ce discours de la baronne par aucun signe d'approbation +ou de mécontentement. Je passai, comme il y avait tout lieu de le craindre, une +nuit fort agitée; le lendemain, nous rentrâmes à Paris, où déjà trois lettres +m'attendaient. La première me venait de Justine; mon Éléonore avait écrit la +Seconde; et, quant à la troisième, vous ferez comme je fus obligé de faire, vous +devinerezc de qui elle était. +Je sais que monsieur le chevalier va revenir convalescent; je +le prie de passer chez moi dès qu'il le pourra. Il voudra bien seulement +m'annoncer le jour de sa visite, par un billet qu'il m'adressera la +veille. +Votre père est un méchant; souffrez-vous autant que moi des +peines qu'il nous cause? Tiens, mon ami, si tu ne veux pas que je succombe à +mon chagrin, hâte-toi de reprendre assez de force pour me venir voir. Que je +te voie seulement, je serai contente. Depuis deux jours que le cruel nous a +Séparés, je meurs d'inquiétude, d'impatience, d'amour et d'ennui. +Monsieur le chevalier, +Le pauvre jeune homme s'en va, mais il dit que cela lui fera +plaisir s'il vous fait ses adieux, et qu'il a quelque chose d'important à +vous dire; mais que, par rancune, vous ne voudrez peut-être pas le venir +voir, et il en tremble de peur; voilà pourquoi il me charge de vous le +demander. Suivant une coutume de la loi de nature, on supporte à un malade +qui se meurt toutes ses fantaisies; et, sous votre respect, vous qui êtes, à +ce qu'il dit, muni d'un très joli savoir-vivre envers tout le monde, vous +auriez dans le cœur une âme bien dure de refuser si peu de chose à un ami +qui n'est pas sans indifférence pour vous. C'est en conséquence de ce que je +vous attends pour vous présenter à mon maître, afin que vous lui fassiez +passer son envie de parler, et que vous le remontiez un peu sur le ton de +rire, lui qui faisait toujours quelque bonne farce, et qui a maintenant +l'air triste comme le bonnet de nuit de feu ma grand'maman Robert, qui est +devant Dieu. Par manière d'acquit, vous ferez mieux de lui donner, tout en +causant, par-ci, par-là, sans que ça vous dérange, quelques bonnes +embrassades bien serrées, puisqu'il s'est mis dans la tête que cela lui +ferait du bien. Malgré ça, je dis qu'il faudra avoir l'attention de prendre +garde de ne pas l'étouffer, parce qu'il est très faible de tout son corps. +Enfin, pour terminer, le temps presse, puisque les chirurgiens contestent +que, d'un moment à l'autre, il peut passer dans mes bras comme une +chandelle. Voilà la seule raison pourquoi il lui serait de toute force +impossible d'attendre longtemps votre commodité: or, ce qu'il en ferait, ce +ne serait pas du tout par impolitesse, ni par trop grande impatience; mais +c'est que, voyez-vous, quand Celui d'en haut nous appelle, il faut, sans +tant de façons, quitter la compagnie. Voilà pourquoi, si vous le voulez, je +vous enverrai dès demain sa voiture, dont il ne se sert plus depuis qu'il +n'a pas sorti de son lit. Au moyen de quoi, je vous attends d'un pied ferme, +avec lequel je suis très respectueusement, +Monsieur le chevalier, +Votre très humble et très obéissant serviteur, Robert, son +valet de chambre. +J'appelai Jasmin: «Tiens, va-t'en tout à l'heure chez Mme de Montdésir…—Ah! ah! +celle-là que vous faites toujours attendre: car elle vous fait toujours +demander.—Tu la remercieras de son billet, tu lui diras qu'elle présente mes +respects à la personne qui le lui a fait écrire, et qu'elle fasse tenir à cette +personne la lettre que voici… Remarque qu'elle est signée Robert… Ou plutôt,… je +vais la mettre sous enveloppe… Tu me comprends? c'est à Mme de Montdésir qu'il +faut remettre ceci.—Oui, Monsieur.—De là tu iras chez Mme la comtesse de +Lignolle…—Ah! cette jolie petite brune si drôle, si alerte, qui l'autre jour +dans le boudoir vous a donné ce bon soufflet… Il faut que cette femme-là vous +aime bien, Monsieur?—Oui, mais tu as trop de mémoire… Écoute: tu n'entreras pas +chez madame, tu demanderas son laquais La Fleur, tu lui diras que j'adore sa +maîtresse…—Puisque vous me chargez de le lui dire, c'est qu'il le sait déjà.—Il +le sait, tu as raison.—Bon! il est donc nécessaire que M. La Fleur et moi nous +Soyons bons amis. Monsieur, si je lui proposais un verre de vin?—Propose-lui en +deux,… à ma santé… Jasmin, tu m'entends?—Oh! oui. Monsieur, vous êtes le plus +aimable et le plus généreux…—Recommande à La Fleur de prévenir Mme de Lignolle +que je me rendrai chez elle dès que j'aurai pu concerter avec Mme de Fonrose les +moyens de reprendre mes habits de femme et de sortir d'ici sans que le baron me +voie.—Très bonne, cette commission-là, je ne l'oublierai pas.—Enfin, tu iras +chez monsieur le comte de Rosambert…—Tant mieux. C'est encore un garçon bien +jovial, celui-là! je m'ennuyois de ne le plus voir.—Jasmin, si tu voulais +m'écouter!… Tu parleras à Robert, son valet de chambre, tu lui annonceras que, +malgré ma faiblesse, j'irai voir son maître dès demain. J'accepte l'offre qu'il +me fait de sa voiture. Robert n'a qu'à me l'envoyer à dix heures du matin.—Oui, +Monsieur.—Eh bien! tu pars?—Sans doute.—Quoi! Jasmin! chez Mme de Lignolle, avec +ma livrée?—Vous avez raison. L'habit bourgeois, nigaud que je suis, l'habit +bourgeois!—Jasmin, tu diras partout que je n'ai pas répondu par écrit, parce que +je me sentais trop fatigué.—Oui, Monsieur.—Attends donc. Si M. de Belcour +demande où tu es, je répondrai que je t'ai envoyé chez M. de Rosambert; nous ne +lui parlerons pas des deux autres commissions.—Sans doute! Des affaires de +femmes, ça ne regarde que vous. Il ne faut pas que monsieur votre père entre là +dedans… Ah çà, mais il trouvera que j'ai été longtemps dehors! Il me fera de +mauvaises raisons!—Eh bien, mon cher, écoutez patiemment, et surtout ne répondez +pas.—Vraiment, voilà ce qui me coûte. Je n'aime pas qu'on me gronde quand je +fais mon devoir.—Vous serez défendu par le témoignage de votre conscience, +imbécile! et puis, ne veux-tu rien souffrir pour moi?—Pour vous, Monsieur, je +gagnerois une fluxion de poitrine, et j'endurerois cent mauvais propos; vous +allez voir.» +Mon généreux domestique me tint parole; il revint en nage; et, loin de se +permettre seulement un murmure, quand le baron l'accusa de lenteur, il avoua +noblement qu'il s'était amusé sur sa route. O mon bon Jasmin, que ne donneraient +pas quantité de jeunes gens de famille pour avoir un serviteur comme vous! +M. de Belcour, ce soir-là, ne quitta ma chambre que lorsqu'il me vit endormi. Mes +chagrins me réveillèrent à la pointe du jour. La marquise eut un soupir; mon +Éléonore, plusieurs regrets bien vifs; Sophie, mille souvenirs doux et cruels. +Mais quelle fut mon inquiétude lorsque, voulant relire la lettre de son +ravisseur, je ne la trouvai plus! Je me fis rapporter mes habits de femme, je +fouillai dans toutes les poches: le précieux papier n'y était point. Ah! je l'ai +Sans doute laissé chez Mme de Lignolle!… et s'il est tombé dans ses mains! +grands dieux! +Les gens de Rosambert me vinrent chercher de très bonne heure. Ce fut Robert qui +m'ouvrit la chambre à coucher de son maître. «Vous pouvez lui parler un peu, me +dit-il tristement, il n'est pas encore tout à fait mort; mais il ne le portera +pas loin, le pauvre jeune homme! il avait tout à l'heure une fièvre de cheval. +Oh! je vous en prie, Monsieur, ne le gênez dans aucune de ses idées, dites tout +comme il dira…—A qui parlez-vous ainsi tout bas?» demanda le comte d'une voix +presque éteinte. Le valet de chambre répondit: «C'est monsieur le chevalier de +Faublas…» Dès qu'il eut entendu mon nom, Rosambert souleva sa tête avec effort, +et ce ne fut pas sans peine qu'il balbutia ces mots: «Je vous revois; j'aurai +donc la consolation de pouvoir vous confier mes derniers sentiment! Venez, +Faublas, approchez-vous… Sans partialité, convenez-en, n'est-elle pas bien +Sauvage et bien romanesque, cette pointilleuse amazone qui, pour une +plaisanterie de société, met au tombeau l'un de ses plus constant +adorateurs?» +Ici Rosambert s'anima; sa prononciation, d'abord faible, lente et gênée, devint +tout à coup ferme, brève et distincte. «Cette Mme de B…, continua-t-il, cette +Mme de B…, qui connaît si bien le monde et ses usages, la galanterie et son +code, les droits de notre sexe et les privilèges du sien, ne pouvait-elle point, +en conscience, calculer que, grâce au succès de mon dernier attentat, nous +demeurions, elle et moi, parfaitement quittes l'un envers l'autre? Seulement, +punie comme elle avait offensé, ne pouvait-elle point s'avouer tout bas que nous +nous devions équitablement le mutuel oubli des petites noirceurs dont la +première elle avait égayé le grand œuvre de notre rupture en une soirée +consommée, et par lesquelles ensuite, autorisé de son exemple, je m'étais cru +permis d'amener notre raccommodement fait et rompu dans la même nuit, dans le +même instant? Comment donc se fait-il qu'oubliant la loi générale et ses propres +principes, elle ait pris cette étrange résolution de venir comme une folle, au +péril de sa vie, si chère aux amours, attaquer la mienne, qui ne leur était pas +tout à fait indifférente? Qui lui a suggéré ce dessein vraiment infernal? +L'honneur? ce n'est pas où j'ai frappé Mme de B… qu'elle se serait jamais avisée +de placer le sien; elle possède trop à fond la science très différente des mots +et des choses. C'est donc le démon de l'amour-propre! Celui-là, je ne l'ignorais +pas, ne rencontra jamais de femme humiliée qui ne fût prête à suivre aveuglément +Ses plus sots conseils. Cependant je n'aurois pas deviné qu'il eût assez +d'empire pour déterminer une belle dame à tuer quiconque pourrait se glorifier +d'avoir remporté sur elle quelque avantage dont son petit orgueil se fût trouvé +blessé… Mon ami, je n'ai, je vous proteste, par rapport à Mme de B…, qu'un +regret, celui de lui avoir fait une trop douce injure. Néanmoins je ne prétends +pas dire que ma conduite fut, en cette occasion, tout à fait exempte de +reproche; mais je soutiens que vous seul aviez le droit de vous en plaindre. +Faublas, que voulez-vous! je fus entraîné, je ne vis que le doux plaisir de +rejoindre l'artificieuse personne, comme elle m'avait échappé, par vingt détours +plaisamment perfides. Les considérations qui m'auraient pu retenir ne se +présentèrent seulement pas à mon esprit, entièrement préoccupé de ses bizarres +projets de vengeance; et ce ne fut qu'après avoir repris ma maîtresse que je me +reconnus coupable de quelques torts envers mon ami. Quel châtiment terrible a +cependant suivi la plus excusable des fautes! quel ennemi s'est chargé de la +querelle de Faublas! et comme il l'a vengé! Hélas! Rosambert, pour vous avoir +étourdiment donné quelques passagers chagrins, méritait-il de mourir à +vingt-trois ans, et de mourir de la main d'une femme!» +Ces dernières paroles furent prononcées d'une voix si faible que j'eus besoin de +toute mon attention pour les entendre. La pitié naturelle au cœur des jeunes +gens vint émouvoir mon cœur: «Rosambert, mon cher ami, je vous plains.—Ce n'est +pas assez, me répondit-il; il faut que vous me pardonniez…—Oh! de toute mon +âme!—Et que vous me rendiez votre amitié première…—Avec bien du plaisir.—Et que +vous veniez me voir tous les jours, jusqu'à celui qui doit terminer…—Quelle +idée! la nature à votre âge a tant de ressources! espérez…—Vraiment! on espère +toujours, interrompit-il; mais cela n'empêche pas qu'il ne faille un beau matin +prendre congé de ses amis… Faublas, répétez-moi que vous me pardonnez…—Je vous +le répète.—Que vous m'aimez comme autrefois.—Comme autrefois.—Donnez-m'en votre +parole d'honneur.—Je vous la donne.—Surtout, promettez-moi que, sans en dire +rien à la marquise, vous me viendrez voir exactement jusqu'à mon dernier +jour.—Rosambert, je vous le promets.—Foi de gentilhomme?—Foi de gentilhomme. +—Eh bien, s'écria-t-il gaiement, vous me ferez encore plus d'une visite… Allons, +Robert, ouvre les volets, tire les rideaux, viens me mettre sur mon séant… +Chevalier, vous ne me complimentez pas! Mon valet de chambre n'est-il pas un +homme à talent? Que dites-vous de son style? Savez-vous bien que sa lettre m'a +coûté dix minutes de méditation profonde? Hier les médecins m'ont annoncé qu'ils +répondaient de moi: monsieur Robert tout de suite a pris la plume… Eh bien! +Faublas, pourquoi donc cet air sérieux et froid? Seriez-vous fâché d'être sûr +que cette fois encore j'en reviendrai? Lorsque aujourd'hui vous me pardonniez, +était-ce à condition que je me ferais enterrer demain? Trouveriez-vous qu'elle +ne m'a pas assez puni, l'héroïque femme qui m'a terrassé? Pour que vous fussiez +bien vengé, fallait-il nécessairement qu'elle me tuât? Je ne l'ai pas tuée, moi, +lorsque je tenais sa vie dans mes mains. Je l'ai blessée, la délicate personne, +doucement blessée, oh! bien doucement! j'étais sûr qu'elle n'en mourait pas… +Mais je suis très fâché qu'elle se soit affligée de son petit malheur au point +d'en perdre la tête. Parce que je l'avais une fois vaincue dans son art même, +fallait-il que, désespérant à jamais des armes de son sexe, elle prît celles du +mien pour m'attaquer? Il est vrai qu'elle vient de s'acquérir l'immortelle +gloire d'avoir presque démis l'épaule de M. de Rosambert: il y a sans doute à +cela beaucoup d'honneur pour elle; mais du profit, je n'en vois point. Tenez, +Faublas, je vous le dis en confidence, et quelque jour peut-être la marquise +elle-même daignera vous l'avouer: en changeant la nature de nos combats, Mme de +B… s'est fait encore plus de mal qu'à moi. L'amour, quand il existe entre deux +jeunes gens de différent sexe une vieille querelle, a grand soin de la rajeunir; +toujours il la renouvelle, pour ne la terminer jamais. Les deux charmant +ennemis, devenus irréconciliables, ne cessent de se poursuivre, de se joindre et +de se combattre. Or, tout le monde le sait, dans cette lutte que l'on croirait +inégale, ce n'est pas le plus faible adversaire qui triomphe le moins souvent. +Si quelquefois, lassée, la guerrière un instant chancelle, le trop heureux +athlète s'épuise au sein de la victoire; et ce n'est pas lui qui peut jamais +dissimuler une défaite, ni la pallier de quelques excuses, ni se relever plus +redoutable après une chute. Hélas! c'en est fait! je ne dois plus ainsi mesurer +mes forces avec Mme de B… L'insensée! elle a confié nos intérêts et sa vengeance +au cruel dieu de la guerre. Vénus ne nous appellera plus ensemble à ses doux +exercices! c'est Mars qui va désormais nous ordonner les combats,… les combats +Sérieux et sanglant! Nous aurons donc, à la place des Amours, les Furies pour +témoins, et pour champ de bataille un grand chemin au lieu d'un boudoir. Et nos +armes mêmes, ces armes courtoises dont elle et moi faisions corps à corps un si +loyal usage, elles seront échangées contre des pistolets meurtriers, qui de loin +vous…—Des pistolets! Comment! vous retournerez à Compiègne?…—Si j'y retournerai! +Quelle demande!—Quoi! Rosambert, vous irez vous battre avec une femme!—Vous +plaisantez: c'est un grenadier que cette femme-là. D'ailleurs, j'ai promis… J'ai promis , Faublas, il n'importe à +quel Dieu .—Quoi! Rosambert, vous irez exposer vos jours, pour +menacer…!—Votre avis, Faublas, est donc que je n'y suis point, en conscience, +obligé?—Certainement!—Eh bien, rassurez-vous, c'est le mien aussi. J'estime que +nos plus scrupuleux casuistes ne me croiraient pas tenu de remplir un engagement +ridicule et cruel, arraché par la force et surpris par la ruse; j'aime mieux +laisser mon héroïque adversaire se glorifier de ma défaite que d'aller me +commettre avec une femme, pour l'envoyer dans l'autre monde et retourner chez +l'étranger. Vous le savez d'ailleurs, je n'aime pas le sang, je hais les duels, +et je crois, en vérité, que, si j'étais encore obligé de me battre, la mort me +Semblerait préférable à l'ennui d'un second exil. Ah! mon ami, qu'ils se sont +traînés lentement les jours de notre séparation! Bon Dieu! l'assommant pays que +celui d'où je viens! Cette Angleterre si prônée, qu'elle est triste! Allez-y, si +vous aimez la philosophie coureuse, la politique babillarde et les papiers +menteurs. Allez-y, si vous voulez contempler, dans l'arène du pugilat, des +Seigneurs avec leurs porteurs de chaises, des farces populaires dans le double +Sanctuaire de la loi, et des cimetières au théâtre, et des +héros à la potence. Courez à Londres, tâchez d'y reconnaître nos manières et nos +modes étrangement travesties, ou ridiculement outrées par de maladroits singes +et de gauches poupées. Courez, Faublas, et puissiez-vous former leurs +petits-maîtres automates! Puissiez-vous animer leurs femmes statues! Si, nouveau +Pygmalion, vous y parvenez, qu'alors elles vous rassasieront promptement de +plaisirs accordés sans obstacles, goûtés sans art, répétés sans variété! Comme +elles vous accableront ensuite de leur réconnaissance sans bornes et de leur +tendresse sans fin! Oui, je parie que, dès la seconde nuit, vous trouvez la +Satiété dans les bras d'une Angloise. Eh! qu'y a-t-il de plus froid que la +beauté, quand les grâces ne lui donnent pas le mouvement et la vie? Qu'y a-t-il +de plus insipide que l'amour même, lorsqu'un peu d'inconstance et de coquetterie +ne l'égayent pas? Cette milady Barington, par exemple, c'est une Vénus; mais… +Tenez, je me sens aujourd'hui trop fatigué, demain je vous conterai l'histoire +de notre éternelle liaison, qui durerait encore, si je n'en avais hâté la fin +par une plaisanterie neuve et piquante . +«Chevalier, poursuivit-il en me tendant la main, j'avais besoin de vous revoir,… +et de revoir la France. Mon heureuse patrie, je le vois bien, est l'unique +patrie des plaisirs. Nous n'avons pas le droit de juger nos pairs, mais chaque +matin nous commençons, à la toilette d'une jolie dame, le procès du roman de la +veille et de la pièce du lendemain. Nous ne haranguons point nos parlemens, mais +nous allons, le soir, décider au spectacle et trancher dans les cercles; nous ne +lisons point des milliers de gazettes au mois; mais la chronique scandaleuse de +chaque journée réjouit nos soupers trop courts. Ce n'est pas, je l'avoue, par la +noblesse de leur port et la dignité de leur maintien que nos Françoises +ordinairement se distinguent; elles ont ce qui se fait admirer moins et +rechercher davantage: la taille, la figure, la vivacité des Nymphes, l'abandon, +le goût, la légèreté des Grâces; elles ont en naissant l'art de plaire et de +nous inspirer à tous le désir de les aimer toutes. Il est vrai qu'on peut leur +reprocher d'ignorer, en général, ces grandes passions qui, dans moins de huit +jours à Londres, vous mettent une romanesque héroïne au tombeau; mais ce sont +elles qui savent comment on doit commencer une intrigue et la finir à temps. Ce +Sont elles qui savent provoquer par l'étourderie, éluder par la ruse, avancer +pour combattre, reculer afin d'attirer, précipiter leur défaite quand il s'agit +de l'assurer, la différer lorsqu'il ne faut qu'en augmenter le prix, accorder +avec grâce, refuser avec volupté, tantôt donner et tantôt laisser prendre, +continuellement exciter le désir, se garder de jamais l'éteindre, souvent +retenir un amant par la coquetterie, le ramener quelquefois par l'inconstance, +le perdre enfin avec résignation, sinon l'éconduire avec adresse; soit caprice +ou désœuvrement, le reprendre, et le reperdre sans humeur, ou sans scandale le +quitter encore. Ah! j'avais besoin de revoir mon pays. Oui, chaque jour j'en +Suis plus convaincu, c'est dans mon pays seulement qu'il me sera donné de +retrouver des maîtresses tour à tour volages et tendres, frivoles et +raisonnables, emportées et sages, timides et hardies, réservées et faibles; des +maîtresses qui, possédant le grand art de se reproduire à chaque instant sous +une forme différente, vous font goûter mille fois, au sein de la constance, les +plaisirs piquans de l'infidélité; des maîtresses dissimulées, trompeuses, et +même un peu perfides; usagées, spirituelles, adorables, comme Mme de B… Ce n'est +qu'aux heureuses femmes de Versailles et de Paris qu'il est permis de rencontrer +des jeunes gens élégans sans prétention, beaux sans fatuité, complaisant sans +bassesse, souvent indiscrets, mais par légèreté seulement, inconstans, mais par +occasion, séducteurs, mais par instinct; d'ailleurs infatigables avec une figure +efféminée; avec un air modeste, entreprenans jusqu'à la témérité; des jeunes +gens qui, n'ayant jamais trop présumé ni de leur vive ardeur, ni de +l'opportunité des lieux, ni de la facilité des personnes, surprennent celle-ci +par les grands sentiment, celle-là par la gaieté, cette autre par l'audace; la +défiante et craintive Émilie, dans son salon même où chacun peut entrer à toute +heure; la coquette Arsinoé, non loin du lit conjugal où veille le jaloux; +l'innocente Zulma, jusqu'au fond de l'étroite alcôve où sa vigilante maman vient +de s'assoupir; des jeunes gens qui, favorisés de la sensibilité la plus +expansive, peuvent très bien idolâtrer deux ou trois femmes à la fois; des amant +enfin, des amant accomplis, comme Faublas, et comme… J'allois, Dieu me pardonne! +citer Rosambert, mais je m'arrête; ce serait, je le sens, profaner deux grands +noms que de leur associer mon nom trop peu digne.» +A ce galant tableau, je reconnus le pinceau de Rosambert, et je ne pus m'empêcher +de sourire. «Mon ami, ferai-je seul les frais de la conversation? poursuivit-il; +allons, asseyez-vous et parlez à votre tour. Dites-moi, la belle Sophie, +qu'est-elle devenue?—Hélas!—Malheureux époux, je vous entends… Et de sa rivale, +qu'en faites-vous?—De sa rivale,… de sa rivale… Mais…—Bon! s'écria-t-il en +riant, il va me demander laquelle! cela doit être. Il entre dans le monde avec +tous les moyens de s'y distinguer; et sa première aventure le met encore en +évidence! Il faut bien que les femmes se l'arrachent! heureux mortel!… Eh bien, +voyons: les rivales de Sophie, combien sont-elles?—Elles sont une, mon ami.—Une! +Quoi! la marquise vous retient toujours enchaîné?—La marquise!… Tenez, Monsieur +le comte, laissons la marquise; je n'aime point à vous entendre parler +d'elle.» +Le ton de ma réponse annonçait un mouvement d'humeur qui fut bientôt calmé: car +j'aimais encore Rosambert, et sa gaieté me séduisait toujours. Mais en vain me +fit-il cent questions pour apprendre ce qui m'était arrivé depuis notre +Séparation. J'eus le courage de lui refuser toute espèce de confidence: la +confiance n'était pas revenue. «Voilà bien de la discrétion perdue, me dit-il +enfin quand il me vit prêt à sortir; songez donc que, sans avoir seulement +besoin de le demander, je saurai désormais tout ce que vous faites. Grâce à moi, +grâce à la marquise, et surtout grâce à vos mérites, ajouta-t-il en riant, car +je ne prétends en rien porter atteinte à votre gloire, grâce à vos mérites, vous +voilà maintenant un personnage trop considérable pour que le public ne s'informe +pas curieusement de ce que vous devenez. Mais, en attendant qu'il m'ait appris +vos bonnes fortunes, Chevalier, je crois devoir vous le répéter: si vous aimez +votre épouse, défiez-vous de Mme de B… Votre épouse, je le gagerais, n'aura +jamais de plus redoutable ennemie… Adieu, Faublas, à demain, car je compte sur +votre parole; et la marquise, souvenez-vous-en bien, doit ignorer que votre +amitié m'est rendue. Adieu.» +Un billet de Mme de Montdésir arriva chez moi comme je venais d'y rentrer. La +marquise me faisait dire que le comte, dont les médecins avaient, dès la +Surveille, permis le transport, ne devait pas être aussi mal que me l'annonçait +la prétendue lettre du prétendu valet de chambre. Mme de B… me priait, en +conséquence, de vouloir bien ne pas faire à M. de Rosambert la visite +Sollicitée. «Je… je ne la ferai pas. Dites que je ne la ferai pas.» Telle fut +l'insidieuse réponse que remporta le tardif commissionnaire. +Imprimé par Jouaust et Sigaux +POUR LA +PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE +M DCCC LXXXIV +PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE +Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25 whatman.—Tirage en GRAND +PAPIER (in-8o), à 170 pap. de Hollande, 20 chine, 20 whatman. +HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.—DÉCAMÉRON de Boccace, grav. de Flameng. Épuisés. CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, +grav. par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. 50 fr. MANON LESCAUT, +grav. d'Hédouin. 2 vol. 25 fr. GULLIVER (Voyages de), grav. de Lalauze. 4 vol. +40 fr. VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'Hédouin. 25 fr. RABELAIS, les Cinq Livres, +grav. de Boilvin. 60 fr. PERRAULT (Contes de), grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr. +CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms, grav. par Rajon. 20 +fr. VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav. d'Hédouin. 20 fr. +ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie. 5 fascicules. 45 fr. ROBINSON CRUSOÉ, +grav. de Mouilleron. 4 vol. 40 fr. PAUL ET VIRGINIE, grav. de Laguillermie. 20 +fr. GIL BLAS, grav. de Los Rios. 4 vol. 45 fr. CHANSONS DE NADAUD, grav. d'Ed. +Morin. 3 vol. 40 fr. PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze. 2 vol. 60 fr. LE +DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr. ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng. +3 vol. 35 fr. CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'Hédouin, 4 vol. 50 fr. MILLE ET +UNE NUITS, grav. de Lalauze. 10 vol. 90 fr. LES DAMES GALANTES, dessins d'Ed. de +Beaumont, gravés par Boilvin. 3 vol. 40 fr. LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, +dessins de J. Garnier, gravés par Champollion. 4 vol. 45 fr. BEAUMARCHAIS: Mariage de Figaro , Barbier de +Séville . Dessins d'Arcos, gravés par Monziès, 2 vol. 32 fr. DIABLE +AMOUREUX, grav. de Lalauze. 1 vol. 20 fr. CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze. 2 +vol. 36 fr. +Nota.— Les prix indiqués sont ceux du format in-16. S'adresser à +la librairie pour les autres exemplaires. diff --git a/plain/files/Louvet_Les_Anne.txt b/plain/files/Louvet_Les_Anne.txt new file mode 100644 index 00000000..4d9bd342 --- /dev/null +++ b/plain/files/Louvet_Les_Anne.txt @@ -0,0 +1,4888 @@ + +UNE ANNÉE DE LA VIE DU CHEVALIER DE FAUBLAS (SUITE) +Vous devez être, mon cher Faublas, pénétré de l'horreur de ma situation. Le feu, +devenu plus violent, allait se communiquer à la chambre où nous étions enfermés, +et déjà les flammes battaient au pied de la tour de Lodoïska. Lodoïska poussait +de longs gémissement, auxquels je répondais par des cris de fureur. Boleslas +parcourait notre prison comme un insensé; il poussait d'affreux hurlement, il +essayait de briser la porte avec ses pieds et ses mains; et moi, pendu à la +fenêtre, je secouois avec rage les barreaux que je ne pouvais ébranler. +Tout à coup ceux qui étaient montés redescendent avec précipitation; nous +entendons ouvrir les portes: Dourlinski lui-même demande quartier; les +vainqueurs se précipitent dans le bâtiment enflammé: attirés par nos cris, ils +enfoncent notre porte à coups de hache. A leur costume, à leurs armes, je +reconnais des Tartares; leur chef arrive, je vois Titsikan. «Ah! ah! dit-il, +c'est mon brave homme!» Je me jette à ses genoux: «Titsikan!… Lodoïska!… Une +femme!… la plus belle des femmes!… dans cette tour!… Elle y va brûler vive!» Le +Tartare dit un mot à ses soldats, ils volent à la tour: j'y vole avec eux; +Boleslas les suit. On enfonce les portes; près d'un vieux pilier nous découvrons +un escalier tournant rempli d'une épaisse fumée. Les Tartares épouvantés +S'arrêtent; je veux monter. «Hélas! qu'allez-vous faire? me dit Boleslas.—Vivre +ou mourir avec Lodoïska! m'écriai-je.—Vivre ou mourir avec mon maître!» répond +mon généreux serviteur! Je m'élance: il s'élance après moi! Au risque d'être +Suffoqués, nous montons à peu près quarante degrés. A la lueur des flammes, nous +découvrons Lodoïska dans un coin de sa prison; elle traînait faiblement sa voix +mourante. «Qui vient à moi? dit-elle.—C'est Lovzinski, c'est ton amant!» Sa joie +lui rend des forces; elle se relève et vole dans mes bras; nous l'emportons, +nous descendons quelques degrés; mais une vapeur plus épaisse se répand dans +l'escalier et nous force de remonter précipitamment; à l'instant même une partie +de la tour s'écroule; Boleslas jette un cri terrible; Lodoïska s'évanouit… +Faublas, ce qui devait nous perdre nous sauva. Le feu, auparavant étouffé, se +fait jour; il s'étend plus rapidement, mais la fumée se dissipe. Chargés de +notre précieux fardeau, Boleslas et moi nous descendons promptement… Mon ami, je +n'exagère pas, chaque marche tremblait sous nos pieds! les murs étaient brûlant! +Enfin nous arrivons à la porte de la tour; Titsikan, tremblant pour nous, y +était accouru. «Braves gens!» dit-il en nous voyant paraître. Je pose Lodoïska à +Ses pieds, et je tombe sans connaissance auprès d'elle. +Je restai plus d'une heure dans cet état. On craignait pour ma vie. Boleslas +pleurait. Je repris enfin mes esprits à la voix de Lodoïska qui, revenue à elle, +me nommait son libérateur. Tout était changé dans le château, la tour était +entièrement tombée. Les Tartares avaient arrêté les progrès de l'incendie; ils +avaient abattu une partie du bâtiment pour sauver l'autre; ensuite on nous avait +transportés dans un vaste salon, où Titsikan était lui-même avec quelques-uns de +Ses soldats. Les autres, occupés à piller, apportaient à leur chef l'or, +l'argent, les pierreries, la vaisselle, tous les effets précieux que les flammes +avaient épargnés. Tout près de là, Dourlinski, chargé de fers, regardait en +gémissant ce monceau de richesses dont on allait le dépouiller. La rage, la +terreur, le désespoir, tout ce qui déchire le cœur d'un scélérat puni se lisait +dans ses yeux égarés. Il frappait la terre avec fureur, portait à son front ses +poings fermés, et, vomissant d'horribles blasphèmes, il reprochait au Ciel sa +juste vengeance. +Cependant mon amante pressait ma main dans les siennes. «Hélas! me dit-elle en +Sanglotant, tu m'as sauvé la vie, et la tienne est encore en danger! et, si nous +échappons à la mort, l'esclavage nous attend!—Non, non, Lodoïska, rassure-toi: +Titsikan n'est point mon ennemi; Titsikan finira nos malheurs.—Sans doute, si je +le puis, interrompit le Tartare: tu parles bien, brave homme! Oh! je vois que tu +n'es pas mort, et j'en suis fort aise: tu dis et tu fais toujours de bonnes +choses, toi! et tu as là, ajouta-t-il en montrant Boleslas, un ami qui te +Seconde bien.» J'embrassai Boleslas. «Oui, Titsikan, oui, j'ai un ami; ce nom +lui restera toujours.» Le Tartare m'interrompit encore: «Ah çà! dis-moi, vous +étiez tous deux dans une chambre basse; elle était dans une tour, elle; pourquoi +cela? Je parie, Messieurs les drôles, que vous avez voulu souffler cette enfant +à ce butor-là (en montrant Dourlinski); et vous aviez raison: il est vilain, et +elle est jolie! Voyons, conte-moi cela.» J'instruisis Titsikan de mon nom, de +celui du père de Lodoïska, de tout ce qui m'était arrivé jusqu'alors. «C'est à +Lodoïska, lui dis-je ensuite, à nous apprendre ce que l'infâme Dourlinski lui a +fait souffrir depuis qu'elle est dans son château. +—Vous savez, dit aussitôt Lodoïska, que mon père me fit quitter Varsovie le jour +même que la diète fut ouverte. Il me conduisit d'abord dans les terres du +palatin de ***, à vingt lieues seulement de la capitale, où il retourna pour +assister aux états. Le jour que M. de P… fut proclamé roi, Pulauski vint me +prendre chez le palatin, et m'amena ici, croyant que j'y serais plus à l'abri de +toutes les recherches. Il chargea Dourlinski de me garder avec soin, et +d'empêcher surtout que Lovzinski ne pût découvrir le lieu de ma retraite. Il me +quitta pour aller, disait-il, rassembler, encourager les bons citoyens, défendre +Son pays et punir des traîtres. Hélas! des soins important lui ont fait oublier +Sa fille! Je ne l'ai pas revu depuis! +Quelques jours après son départ je commençai à m'apercevoir que les visites de +Dourlinski devenaient plus fréquentes et plus longues; bientôt il ne quitta +presque plus l'appartement qu'on m'avait donné pour prison. Il m'ôta, je ne sais +Sous quel prétexte, l'unique femme que mon père m'avait laissée pour me servir; +et, pour que personne, disait-il, ne sût que j'étais chez lui, il m'apportait +lui-même ce qui était nécessaire à ma subsistance, et passait ainsi les journées +entières près de moi. +Vous ne savez pas, mon cher Lovzinski, combien je souffrais de la présence +continuelle d'un homme qui m'était odieux, et dont je soupçonnais les infâmes +desseins! Il osa me les expliquer un jour; je l'assurai que ma haine serait +toujours le prix de sa tendresse, et que son indigne conduite lui avait attiré +mes profonds mépris. Il me répondit froidement qu'avec le temps je +m'accoutumerois à le voir, à souffrir ses assiduités, et même à les désirer. Il +ne changea rien à sa conduite ordinaire; il entrait chez moi le matin et n'en +Sortait que le soir. Séparée de tout ce que j'aimais, toujours gênée par mon +tyran, je n'avais pas même la faible consolation de pouvoir me livrer +tranquillement au souvenir de mon bonheur passé. Témoin de mes inquiétudes, +Dourlinski se plaisait à les augmenter. Pulauski, me disait-il, commandait un +corps polonois. Lovzinski, trahissant sa patrie qu'il n'aimait pas, et une femme +dont il se souciait peu, servait dans l'armée russe. On ne doutait pas qu'il n'y +eût bientôt un combat sanglant; au reste, il était bien certain que désormais +rien ne pourrait réconcilier mon père avec Lovzinski. Quelques jours après, il +vint m'annoncer que Pulauski avait attaqué pendant la nuit les Russes dans leur +camp, et que, dans la mêlée, mon amant était tombé sous les coups de mon père. +Le cruel me fit lire cet événement bien détaillé dans une espèce de papier +public, que sans doute il avait fait imprimer exprès; d'ailleurs, à la barbare +joie qu'il affectait, je crus la nouvelle trop véritable. «Tyran impitoyable! +m'écriai-je, tu jouis de mes pleurs, de mon désespoir; mais cesse de me +persécuter, ou tu verras bientôt que la fille de Pulauski peut bien elle-même +venger ses injures.» +Un soir qu'il m'avait quittée plus tôt qu'à l'ordinaire, j'entendis vers le +minuit ma porte s'ouvrir doucement. A la lueur d'une lampe que je laissais +toujours allumée, je vis mon tyran s'avancer vers mon lit. Comme il n'y avait +pas de crime dont je ne le jugeasse capable, j'avais prévu celui-là, et je +m'étais bien promis de le prévenir. Je m'armai d'un couteau que j'avais eu la +précaution de cacher sous mon oreiller; j'accablai le scélérat des reproches +qu'il méritait; je lui jurai que, s'il osait s'approcher, je le poignarderois de +mes mains. Il recula de surprise et d'effroi. «Je suis las de n'essuyer que des +mépris, me dit-il en sortant; si je ne craignais d'être entendu, tu verrais ce +que peut contre moi le bras d'une femme; mais je sais un moyen sûr de vaincre ta +fierté. Bientôt tu te croiras trop heureuse de pouvoir acheter ta grâce par les +plus humbles soumissions.» Il sortit. Quelques moment après, son confident entra +le pistolet à la main; je dois lui rendre justice, il pleurait en m'annonçant +les ordres de son maître. «Habillez-vous, Madame, il faut me suivre.» C'est tout +ce qu'il put me dire. Il me conduisit dans cette tour, où sans vous j'allois +périr aujourd'hui; il m'enferma dans cette horrible prison: c'est là que j'ai +langui pendant plus d'un mois, sans feu, sans lumière, presque sans habits; du +pain et de l'eau pour ma nourriture, pour mon lit une simple paillasse. Voilà +l'état auquel fut réduite la fille unique d'un grand de Pologne! Vous frémissez, +brave étranger! eh bien, croyez que je ne vous raconte qu'une partie de mes +douleurs. Une chose du moins me rendait ma misère moins insupportable: je ne +voyais plus mon tyran; tandis qu'il attendait tranquillement que je sollicitasse +mon pardon, je passais les journées et les nuits entières à appeler mon père, à +pleurer mon amant… Lovzinski, de quel étonnement je fus saisie, de quelle joie +mon âme fut pénétrée le jour que je te reconnus dans les jardins de +Dourlinski!…» +Titsikan écoutait avec attention l'histoire de nos malheurs, dont il paraissait +vivement touché, lorsque sa garde avancée donna l'alarme. Il nous quitta +brusquement pour courir au pont-levis. Nous entendions un grand tumulte. +«Lovzinski! Lodoïska! couple lâche et perfide, s'écria Dourlinski, qui ne +pouvait contenir sa joie, vous avez cru pouvoir m'échapper; tremblez! vous allez +retomber en mon pouvoir: au bruit de mon malheur, les gentilshommes voisins se +Sont sans doute rassemblés; ils viennent me secourir…—Ils ne pourront que te +venger, scélérat!» interrompit Boleslas en saisissant une barre de fer dont il +allait l'assommer. Je le retins. Titsikan rentra aussitôt. «Ce n'était qu'une +fausse alarme, nous dit-il; c'est une petite troupe que j'ai détachée hier pour +aller battre la campagne: elle avait ordre de me rejoindre ici, elle me ramène +quelques prisonniers; tout est d'ailleurs tranquille, rien ne paraît encore dans +les environs.» +Tandis que Titsikan me parlait, on amenait devant lui les malheureux que leur +mauvais sort avait livrés aux Tartares. Nous en vîmes d'abord paraître cinq. +«Ils disent que celui-là leur a donné bien de la peine; c'est pour cela qu'ils +l'ont ainsi garrotté, nous dit Titsikan en nous montrant le sixième.—Dieu! c'est +mon père!» s'écria Lodoïska en courant à lui. Je me jetai aux genoux de +Pulauski. «Tu es Pulauski, toi? continua le Tartare; eh bien, la rencontre n'est +pas malheureuse. Tiens, mon ami, il n'y a pas plus d'un quart d'heure que je te +connais, je sais que tu es fier et entêté, mais n'importe, je t'estime: tu as du +cœur et de la tête, ta fille est belle et ne manque pas d'esprit, Lovzinski est +brave!… plus brave que moi, je crois. Tiens…» Pulauski, immobile d'étonnement, +écoutait à peine le Tartare; et, frappé de l'étrange spectacle qui s'offrait à +Ses yeux, il concevait d'horribles soupçons. Il me repoussa avec horreur. +«Malheureux! tu as trahi ta patrie, une femme qui t'aimait, un homme qui se +plaisait à te nommer son gendre; il ne te manquait plus que de te lier avec des +brigands!…» Titsikan l'interrompit: «Avec des brigands, si tu veux; mais des +brigands sont quelquefois bons à quelque chose: sans moi, dès demain, peut-être, +ta fille n'aurait plus été fille. N'ayez pas peur, ajouta-t-il en se tournant +vers moi, je sais qu'il est fier, je ne me fâcherai pas.» +Nous avions porté Pulauski dans un fauteuil: sa fille et moi nous baignions de +nos larmes ses mains enchaînées; il me repoussait toujours en m'accablant de +reproches. «Mais que diable est-ce que tu lui contes donc? reprit Titsikan. Je +te dis, moi, que Lovzinski est un brave homme, que je veux marier; et ton +Dourlinski, un coquin que je vais faire pendre. Je te répète que tu es tout seul +plus entêté que nous trois; mais écoute-moi, et finissons, car il faut que je +m'en aille. Tu m'appartiens par le droit le plus incontestable, celui de l'épée. +Eh bien! si tu me donnes ta parole de te réconcilier sincèrement avec Lovzinski +et de lui donner ta fille, je te rends la liberté.—Qui sait braver la mort peut +Supporter l'esclavage; ma fille ne sera jamais la femme d'un traître.—Aimes-tu +mieux qu'elle soit la maîtresse d'un Tartare? Si tu ne me promets pas de la +marier sous huit jours à ce brave homme, je l'épouse ce soir, moi. Quand je +Serai las de toi et d'elle, je vous vendrai aux Turcs; ta fille est assez belle +pour entrer au sérail d'un bacha; toi, tu feras la cuisine de quelque +janissaire.—Ma vie est dans tes mains, fais-en ce qu'il te plaira. Si Pulauski +tombe sous les coups d'un Tartare, on le plaindra; on se dira qu'il méritait une +autre fin; mais, si je pouvais consentir… Non, j'aime mieux mourir.—Oh! je ne +veux pas que tu meures, moi! Je veux que Lovzinski épouse Lodoïska. Eh! nom d'un +Sabre! est-ce à mon prisonnier à me faire la loi? Quel chien d'homme! s'il +n'était qu'entêté; mais c'est qu'il raisonne mal.» +Je voyais la colère briller dans les jeux du Tartare; je le fis souvenir qu'il +m'avait promis de ne pas s'emporter. «Sans doute! mais cet homme-là lasseroit la +patience d'un favori du prophète! je ne suis qu'un voleur, moi! Pulauski, je te +le répète, je veux que Lovzinski épouse ta fille. Nom d'un sabre! il l'a bien +gagné: sans lui elle était brûlée ce soir.—Comment?—Eh oui; regarde ces +décombres! Il y avait là une tour, cette tour était en feu, personne n'osait y +monter; il y a été avec Boleslas, lui; ils ont sauvé ta fille.—Ma fille était +dans cette tour?—Oui, elle y était: ce coquin l'y avait mise; ce coquin voulait +la violer… Allons, vous autres, contez-lui tout cela, et dépêchez-vous; qu'il se +décide: j'ai affaire ailleurs; je ne veux pas que vos quartuaires me surprennent ici: en plaine, c'est autre chose, je me moque +d'eux.» +Tandis que Titsikan faisait charger sur de petits chariots couverts le butin +considérable qu'il avait fait, Lodoïska instruisait son père des forfaits de +Dourlinski, et mêlait si adroitement le récit de notre tendresse à l'histoire de +Ses malheurs que la nature et la réconnaissance se firent entendre en même temps +au cœur de Pulauski. Vivement touché des infortunes de sa fille, sensible au +Service important que je venais de lui rendre, il embrassait Lodoïska, et, me +regardant sans colère, il semblait attendre impatiemment que j'achevasse de le +déterminer. «O Pulauski! lui dis-je, ô toi que le Ciel m'avait laissé pour me +consoler de la perte du meilleur des pères! ô toi pour qui j'avais autant +d'amitié que de respect, pourquoi as-tu condamné tes enfants sans les entendre? +Pourquoi as-tu soupçonné de la plus horrible trahison un homme qui adorait ta +fille? Quand mes vœux portoient sur le trône celui qui l'occupe maintenant, +Pulauski, je le jure par celle que j'aime, je croyais faire le bien de mon pays. +Les malheurs que ma jeunesse ne voyait pas, ton expérience les a prévus; mais, +parce que j'ai manqué de prudence, dois-tu m'accuser de perfidie? Peux-tu me +reprocher d'avoir estimé mon ami? peux-tu me faire un crime de l'estimer encore? +Depuis trois mois j'ai vu comme toi les maux de ma patrie, comme toi j'en ai +gémi; mais je suis sûr que le roi les ignore: j'irai l'en instruire à Varsovie…» +Pulauski m'interrompit: «Ce n'est pas là qu'il faut aller. Tu dis que M. de P… +n'est pas instruit des malheurs de son pays, je le veux croire; mais, qu'il les +Sache ou qu'il les ignore, peu nous importe aujourd'hui. Des étrangers insolent, +cantonnés dans nos provinces, s'efforceront de s'y maintenir, même contre le roi +qu'ils ont élu. Ce n'est pas un monarque impuissant ou mal intentionné qui +chassera les Russes de mon pays. Lovzinski, n'espérons plus qu'en nous-mêmes; +vengeons la patrie, ou mourons pour elle. J'ai rassemblé dans le palatinat de +Lublin quatre mille gentilshommes qui n'attendent que le retour de leur général +pour marcher contre les Russes; suis-moi, viens dans mon camp… A cette condition +je suis libre, et ma fille est à toi.—Pulauski, je suis prêt, je jure de suivre +ta fortune et de partager tes dangers. Et ne crois pas que Lodoïska seule +m'arrache ces serments! Je chéris ma patrie autant que j'adore ta fille; je jure +par elle, et devant toi, que les ennemis de l'État ont toujours été et ne +cesseront jamais d'être les miens; je jure que je verserai jusqu'à la dernière +goutte de mon sang pour chasser de la Pologne des étrangers qui y règnent sous +le nom de son roi!—Embrasse-moi, Lovzinski, je te reconnais, je reconnais mon +gendre. Allons, mes enfants, tous nos malheurs sont finis.» +Pulauski me disait d'unir mes mains à celles de Lodoïska; nous embrassions notre +père, quand Titsikan rentra. «Bon! bon! s'écria-t-il; c'est cela: voilà ce que +je voulais; j'aime les mariages, moi! Allons, papa, je vais te faire délier. Nom +d'un sabre! poursuivit le Tartare tandis que ses soldats coupaient les cordes +dont Pulauski était garrotté, je fais là une belle action, quand j'y pense! mais +aussi elle me coûte bien de l'argent. Deux grands de Pologne! une belle fille! +Cela m'aurait payé une grosse rançon!—Titsikan, qu'à cela ne tienne, interrompit +Pulauski.—Eh! non, non, répliqua le Tartare, c'est une simple réflexion, une de +ces idées dont un voleur n'est pas le maître!… Mes braves gens, je ne veux rien +de vous… Il y a plus: vous ne vous en irez pas à pied, j'ai de bons chevaux à +votre service. Et, pour cette enfant, si vous le voulez, je vous donnerai un +brancard sur lequel on m'a promené pendant dix à douze jours. Ce garçon-là +m'avait si bien étrillé que je ne pouvais plus me tenir à cheval… Il est +mauvais, le brancard, grossièrement fait avec des branches d'arbres; mais je +n'ai que cela ou un petit chariot couvert à vous offrir; vous choisirez.» +Cependant Dourlinski n'avait pas encore osé dire un seul mot, et baissait les +yeux d'un air consterné. «Indigne ami, lui dit Pulauski, tu as pu abuser à ce +point de ma confiance! Tu n'as pas craint de t'exposer à mon ressentiment! Quel +démon t'aveuglait?—L'amour, répondit Dourlinski, un amour forcené. Tu ne sais +donc pas à quels excès les passions peuvent porter un homme né violent et +jaloux? Que cet exemple effrayant t'apprenne au moins qu'une fille aussi +charmante, aussi belle que la tienne, est un rare trésor dont on ne doit confier +la garde à personne. Pulauski, j'ai mérité ta haine, et pourtant tu me dois +quelque pitié. Je me suis rendu bien coupable; mais tu me vois cruellement puni. +Je perds en un seul jour mon rang, mes richesses, mon honneur, ma liberté, je +perds plus que tout cela, je perds ta fille! O vous, Lodoïska! vous que j'ai +tant outragée, daignerez-vous oublier mes persécutions, vos dangers, vos +douleurs? Daignerez-vous m'accorder un généreux pardon? Ah! s'il n'est pas de +forfaits qu'un vrai repentir ne puisse expier, Lodoïska, je ne suis plus +criminel; je voudrais pouvoir, au prix de tout mon sang, racheter les pleurs que +vous avez versés. Dourlinski, dans l'horrible esclavage auquel il va être +réduit, n'emportera-t-il pas le souvenir consolant de vous avoir entendu lui +dire qu'il ne vous est pas odieux? Fille trop aimable, et jusqu'à présent trop +malheureuse, quelque grands que saient mes torts envers vous, je puis encore les +réparer d'un seul mot. Venez, approchez-vous, j'ai un secret important à vous +révéler.» +Lodoïska s'approcha sans défiance. Soudain je vis un poignard briller dans les +mains de Dourlinski. Je me précipitai sur lui… Il était trop tard, je ne pus +parer que le second coup; déjà mon amante, frappée au-dessous de la mamelle +gauche, était tombée aux pieds de Titsikan. Pulauski, furieux, voulait venger sa +fille. «Non, non, s'écria le Tartare, tu donnerais à ce scélérat une mort trop +douce.—Eh bien! me dit l'infâme assassin en contemplant sa victime avec une +cruelle joie, Lovzinski, tu paraissais si pressé de t'unir à Lodoïska! que ne la +Suis-tu? Va, mon heureux rival, va joindre ton amante au tombeau. Qu'on prépare +mon supplice, il me paraîtra doux: je te laisse livré à des tourments non moins +cruels et plus longs que les miens.» Dourlinski ne put en dire davantage: les +Tartares l'entraînèrent, ils le précipitèrent dans les décombres enflammés. +Quelle nuit, mon cher Faublas! que de soins différents, que de sentiment +contraires m'agitèrent dans son cours! Combien de fois j'éprouvai successivement +la crainte et l'espérance, la douleur et la joie! Après tant d'inquiétudes et de +dangers, Lodoïska m'était remise par son père, je m'enivrois du doux espoir de +la posséder: un barbare l'assassinoit à mes yeux!… Ce moment fut le plus cruel +de ma vie!… Mais rassurez-vous, mon ami; mon bonheur, si rapidement éclipsé, ne +tardera pas à renaître. Parmi les soldats de Titsikan, il s'en trouvait un qui +Se mêlait de chirurgie; nous l'appelâmes, il visita la blessure; il assura +qu'elle était très légère: l'infâme Dourlinski, gêné par ses chaînes, aveuglé +par son désespoir, n'avait porté qu'un coup mal assuré. +Dès que Titsikan fut sûr qu'il n'y avait plus rien à craindre pour les jours de +Lodoïska, il nous fit ses adieux. «Je vous laisse, nous dit-il, les cinq +domestiques que Pulauski avait amenés, des provisions pour plusieurs jours, des +armes, six bons chevaux, deux chariots couverts, et tous les gens de Dourlinski +bien enchaînés: leur vilain maître est mort. Je pars, le jour commence à +paraître: ne sortez d'ici que demain; demain j'irai visiter d'autres cantons. +Adieu, braves gens! vous direz à vos Polonois que Titsikan n'est pas toujours un +méchant diable, et qu'il rend quelquefois d'une main ce qu'il prend de l'autre. +Adieu.» A ces mots il donna le signal du départ: les Tartares passèrent le +pont-levis, et s'éloignèrent au grand galop. +Il n'y avait pas deux heures qu'ils étaient partis, lorsque plusieurs +gentilshommes voisins, soutenus par quelques quartuaires, vinrent investir le +château de Dourlinski. Pulauski lui-même alla les recevoir: il leur rendit +compte de tout ce qui s'était passé; et quelques-uns d'entre eux, gagnés par ses +discours, se déterminèrent à nous suivre dans le palatinat de Lublin. Ils ne +nous demandèrent que deux jours pour préparer les choses nécessaires à leur +départ. Ils vinrent en effet nous rejoindre le surlendemain, au nombre de +Soixante; et, Lodoïska nous ayant assuré qu'elle se sentait en état de supporter +les fatigues du voyage, nous la plaçâmes dans une voiture commode que nous +avions eu le temps de nous procurer. Après avoir rendu la liberté aux gens de +Dourlinski, nous leur abandonnâmes les deux chariots couverts, dans lesquels +Titsikan avait eu la singulière générosité de laisser une partie du butin, +qu'ils partagèrent entre eux. +Nous arrivâmes sans accident dans le palatinat de Lublin, à Polowisk, où Pulauski +avait marqué le rendez-vous général. La nouvelle de son retour s'étant répandue, +une foule de mécontent vint, dans l'espace d'un mois, grossir notre petite +armée, qui se trouva forte d'environ dix mille hommes. Lodoïska, entièrement +guérie de sa blessure, parfaitement remise de ses fatigues, avait repris son +embonpoint, sa fraîcheur, tout l'éclat de sa beauté. Pulauski m'appela dans sa +tente; il me dit: «Trois mille Russes ont paru sur les hauteurs, à trois quarts +de lieue d'ici; prends ce soir quatre mille hommes d'élite, va chasser les +ennemis du poste avantageux qu'ils occupent. Songe que du succès d'un premier +combat dépend presque toujours le succès d'une campagne; songe qu'il faut venger +ta patrie, mon ami: que demain j'apprenne ta victoire, demain tu épouses +Lodoïska.» +Je me mis en marche sur les dix heures du soir. A minuit, nous surprîmes les +ennemis dans leur camp; jamais déroute ne fut plus complète: nous leur tuâmes +Sept cents hommes, nous fîmes neuf cents prisonniers; nous prîmes tous leurs +canons, la caisse militaire et les équipages. +A la pointe du jour, Pulauski vint me joindre avec le reste des troupes; il +amenait Lodoïska: on nous maria dans la tente de Pulauski. Tout le camp retentit +de chants d'allégresse; la valeur et la beauté furent célébrées dans des vers +joyeux; c'était la fête de l'Amour et de Mars: on eût dit que chaque soldat +avait mon âme et partageait mon bonheur. +Lorsque j'eus donné à l'amour les premiers jours d'une union si chère, je songeai +à récompenser l'héroïque fidélité de Boleslas. Mon beau-père lui fit la donation +d'un de ses châteaux, situé à quelques lieues de la capitale. Lodoïska et moi +nous y joignîmes une somme d'argent assez considérable pour lui assurer un sort +indépendant et tranquille. Il ne voulait pas nous quitter: nous lui ordonnâmes +d'aller prendre possession de son château, et de vivre paisiblement dans +l'honorable retraite que ses services lui avaient méritée. Le jour qu'il partit, +je le pris à l'écart. «Tu iras de ma part, lui dis-je, trouver notre monarque à +Varsovie; tu lui apprendras que l'hymen m'unit à la fille de Pulauski; tu lui +diras que je me suis armé pour chasser de son royaume des étrangers qui le +dévastent; tu lui diras surtout que Lovzinski est l'ennemi des Russes et n'est +pas l'ennemi de son roi.» +Je ne vous fatiguerai pas, mon cher Faublas, du récit de nos opérations pendant +huit années consécutives d'une guerre sanglante. Quelquefois vaincu, plus +Souvent vainqueur, aussi grand dans ses défaites que redoutable après ses +victoires, toujours supérieur aux événements, Pulauski fixa sur lui l'attention +de l'Europe, et l'étonna par sa longue résistance. Forcé d'abandonner une +province, il allait livrer de nouveaux combats dans une autre; et c'est ainsi +que, parcourant successivement tous les palatinats, il signala, dans chacun +d'eux, par quelques exploits glorieux, la haine qu'il avait jurée aux ennemis de +la Pologne. +Femme d'un guerrier, fille d'un héros, accoutumée au tumulte des camps, Lodoïska +nous suivait partout. De cinq enfants qu'elle m'avait donnés, une fille seulement +me restait âgée de dix-huit mois. Un jour, après un combat opiniâtre, les Russes +vainqueurs se précipitèrent dans ma tente pour la piller. Pulauski et moi, +Suivis de quelques gentilshommes, nous volâmes à la défense de Lodoïska: nous la +Sauvâmes; mais ma fille me fut enlevée. Ma fille, par une sage précaution que sa +mère n'avait pas négligée dans ces temps de divisions, porte gravées sous +l'aisselle les armes de notre maison; mais j'ai fait jusqu'à présent d'inutiles +recherches… Hélas! Dorliska, ma chère Dorliska, gémit dans l'esclavage ou +n'existe plus! +Cette perte me causa la plus vive douleur. Pulauski y parut presque insensible, +Soit qu'il fût déjà occupé du grand projet qu'il ne tarda pas à me communiquer, +Soit que les maux de la patrie eussent seuls le droit de toucher son cœur +Stoïque. Il rassembla les restes de son armée, prit un camp avantageux, employa +plusieurs jours à le fortifier, et s'y maintint trois mois entiers contre tous +les efforts des Russes. Il fallait pourtant songer à l'abandonner, les vivres +commençaient à nous manquer. Pulauski vint dans ma tente, fit retirer tous ceux +qui s'y trouvaient; et, dès que nous fûmes seuls: «Lovzinski, me dit-il, j'ai +lieu de me plaindre de toi. Autrefois, tu supportois avec moi le fardeau du +commandement; je pouvais me reposer sur mon gendre d'une partie de mes pénibles +Soins: depuis trois mois tu ne fais que pleurer, tu gémis comme une femme! Tu +m'abandonnes dans un moment critique, où tes secours me sont le plus +nécessaires! Tu vois comme je suis pressé de toutes parts: je ne crains pas pour +moi, ce n'est pas ma vie qui m'inquiète; mais, si nous périssons, l'État n'a +plus de défenseurs. Réveille-toi, Lovzinski! tu partageas si noblement mes +travaux! n'en reste pas aujourd'hui l'inutile témoin. Nous nous sommes baignés +dans le sang des Russes, nos concitoyens sont vengés; mais ils ne sont pas +Sauvés; mais bientôt peut-être nous ne pourrons plus les défendre.—Tu m'étonnes, +Pulauski! d'où te viennent ces pressentiment sinistres?—Je ne m'alarme pas sans +raison; considère notre position actuelle: je me suis efforcé de réveiller dans +tous les cœurs l'amour de la patrie; je n'ai trouvé presque partout que des +hommes avilis, nés pour l'esclavage, ou des hommes faibles qui, pénétrés de +leurs malheurs, se sont bornés cependant à de stériles regrets. Quelques vrais +citoyens, en petit nombre, se sont rangés sous mes étendards; mais huit +campagnes les ont presque tous moissonnés. Je m'affaiblis par mes victoires, nos +ennemis reparoissent plus nombreux après leurs défaites.—Je te le répète, +Pulauski, tu m'étonnes! Dans des circonstances non moins pressantes, je t'ai vu +Soutenu de ton courage…—Crois-tu qu'il m'abandonne? La valeur ne consiste pas à +S'aveugler sur le danger, mais à le braver en l'apercevant. Nos ennemis +préparent ma défaite; cependant, si tu le veux, Lovzinski, le jour qu'ils ont +marqué pour leur triomphe sera peut-être celui de leur perte et du salut de nos +concitoyens.—Si je le veux! en doutes-tu? Parle, que veux-tu dire? que faut-il +faire?—Frapper le coup le plus hardi que j'aie jamais médité. Quarante hommes +d'élite se sont rassemblés à Czenstochow, chez Kaluvski, dont on connaît la +bravoure; il leur faut un chef adroit, ferme, intrépide: c'est toi que j'ai +choisi.—Pulauski, je suis prêt.—Je ne te dissimulerai pas le danger de +l'entreprise, le succès en est douteux; et, si tu ne réussis pas, ta perte est +infaillible.—Je te dis que je suis prêt, explique-toi.—Tu n'ignores pas qu'il me +reste à peine quatre mille hommes: je puis sans doute encore beaucoup tourmenter +nos ennemis; mais avec de si faibles moyens je ne dois pas espérer de les forcer +jamais à quitter nos provinces… Tous nos gentilshommes accourroient sous mes +drapeaux, si le roi était dans mon camp.—Que dis-tu, Pulauski? espères-tu que le +roi consente à venir ici?—Non; mais il faut l'y forcer.—L'y forcer…?—Oui: je +Sais qu'une ancienne amitié te lie avec M. de P…; mais, depuis que tu soutiens +avec Pulauski la cause de la liberté, tu sais aussi qu'on doit tout sacrifier au +bien de sa patrie; qu'un intérêt aussi sacré…—Je connais mes devoirs, et je les +remplirai; mais que me proposes-tu? Le roi ne sort jamais de Varsovie.—Eh bien, +c'est à Varsovie qu'il faut l'aller chercher. C'est du sein de sa capitale qu'il +le faut arracher.—Qu'as-tu préparé pour cette grande entreprise?—Tu vois cette +armée russe trois fois plus forte que la mienne, campée depuis trois mois devant +moi; son général, maintenant tranquille dans ses retranchement, attend que, +forcé par la famine, je me rende à discrétion. Derrière mon camp sont des marais +qu'on croit impraticables: dès qu'il sera nuit, nous les traverserons. J'ai tout +disposé de manière que mes ennemis trompés s'apercevront trop tard de ma +retraite. J'espère leur dérober plus d'une marche: si la fortune me seconde, je +puis gagner une journée sur eux. Je m'avancerai tout droit sur Varsovie par la +grande route qui mène à cette capitale, et à travers les petits corps de Russes +qui rôdent toujours dans ses environs. Je compte les battre séparément, ou, +S'ils se peuvent réunir pour m'arrêter, je les occuperai du moins assez pour +qu'ils ne puissent t'inquiéter. Toi, cependant, Lovzinski, tu m'auras devancé. +Tes quarante hommes, déguisés, armés seulement de sabres, de poignards et de +pistolets cachés sous leurs habits, se seront rendus à Varsovie par différentes +routes. Vous attendrez que le roi sorte de son palais: vous l'enlèverez, vous +l'amènerez dans mon camp… L'entreprise est téméraire, inouïe, si tu veux: +l'abord est difficile, le séjour dangereux, le retour d'un péril extrême. Si tu +Succombes, si l'on t'arrête, tu périras, Lovzinski, mais tu périras martyr de la +liberté; mais Pulauski, jaloux d'un trépas si glorieux, gémira d'être obligé de +te suivre, et quelques Russes encore te suivront au tombeau. Si, au contraire, +le Dieu tout-puissant, protecteur de la Pologne, m'inspira ce hardi projet pour +terminer ses maux, si sa bonté t'accorde un succès égal à ton courage, vois +quelle prospérité sera le fruit de ta noble témérité! M. de P… ne verra dans mon +camp que des soldats citoyens, ennemis des étrangers, fidèles à leur roi; sous +mes tentes patriotiques il respirera, pour ainsi dire, l'air de la liberté, +l'amour de son pays. Les ennemis de l'État deviendront les siens; notre brave +noblesse, revenue de son assoupissement, combattra sous les drapeaux de son roi +pour la cause commune; les Russes seront taillés en pièces, ou repasseront leurs +frontières… Mon ami, tu auras sauvé ton pays.» +Pulauski me tint parole. Dès que la nuit fut venue, il fit heureusement sa +retraite; les marais furent traversés en silence. «Mon ami, me dit alors mon +beau-père, il est temps que tu nous quittes: je sais bien que ma fille a plus de +courage qu'une autre femme; mais elle est épouse tendre et mère malheureuse; ses +pleurs t'attendriroient, tu perdrais dans ses embrassement cette force d'esprit, +cette fierté d'âme qui te devient aujourd'hui plus nécessaire que jamais: je te +conseille de partir sans lui dire adieu.» Pulauski me pressait vainement, je ne +pus m'y déterminer. Quand Lodoïska sut que je partois seul, et nous vit bien +décidés à ne pas lui dire où j'allois, elle versa des torrent de larmes, elle +S'efforça de me retenir. Je commençais à balancer. «Allons, s'écria mon +beau-père, partez, Lovzinski, partez: père, épouse, enfants, il faut tout +Sacrifier, quand il s'agit de la patrie!» +Je m'éloignai. Je fis une si grande diligence que j'arrivai vers le milieu du +jour suivant à Czenstochow. J'y trouvai quarante gentilshommes déterminés à +tout. «Messieurs, leur dis-je, il s'agit d'enlever un roi dans sa capitale: les +hommes capables de tenter une entreprise aussi hardie sont seuls capables de +l'achever. Le succès ou la mort nous attend.» Après cette courte harangue, nous +nous préparons à partir. Kaluvski, prévenu, tenait prêtes douze charrettes +chargées de paille et de foin, attelées chacune de quatre bons chevaux. Nous +nous déguisons tous en paysans, nous cachons nos habits, nos sabres, nos +pistolets, les selles de nos chevaux, dans le foin dont nos charrettes sont +remplies; nous convenons de plusieurs signes et d'un mot de ralliement. Douze +des conjurés, commandés par Kaluvski, feront entrer dans Varsovie les douze +charrettes, qu'ils conduiront eux-mêmes. Je divise le reste de ma petite troupe +en plusieurs brigades: pour éviter tout soupçon, chacune doit marcher à quelque +distance, et entrer dans la capitale par différentes portes. Nous partons: le +Samedi 2 novembre 1771, nous arrivons à Varsovie; nous allons tous nous loger +chez les Dominicains. +Le lendemain dimanche, jour à jamais mémorable dans l'histoire de la Pologne, +Stravinski, couvert de haillons, se place près de la Collégiale, et va demander +l'aumône jusqu'aux portes du Palais Royal : il observe +tout ce qui s'y passe. Plusieurs de nos conjurés parcourent dans la ville même +les six rues étroites qui toutes aboutissent à la grande place, où je me promène +avec Kaluvski. Nous restons en embuscade pendant la matinée entière et une +partie de l'après-dîner. A six heures du soir le roi sort de son palais; on le +Suit, on le voit entrer dans le palais de son oncle P…, grand chancelier de +Lithuanie. +Tous nos conjurés sont avertis: ils se dépouillent de leurs mauvais habits, ils +Sellent leurs chevaux, ils préparent leurs armes. Dans la vaste maison des +Dominicains nos mouvement ne sont pas aperçus. Nous sortons tous, les uns après +les autres, à la faveur de la nuit. Trop connu dans Varsovie pour hasarder d'y +paraître sans travestissement, je gardai mes habits de paysan: je monte un +cheval excellent, mais couvert d'une housse commune et grossièrement harnaché. +Je vois nos gens prendre dans le faubourg les différents postes que je leur ai +désignés avant de quitter le couvent: ils sont disposés de manière que toutes +les avenues du palais du grand chancelier sont gardées. Entre neuf et dix heures +du soir, le roi sort; nous remarquons que la suite est peu nombreuse. Le +carrosse était précédé de deux hommes qui portoient des flambeaux; suivaient +quelques officiers d'ordonnance, deux gentilshommes et un sous-écuyer. Je ne +Sais quel seigneur était dans la voiture auprès du roi; il y avait deux pages +aux portières, deux heiduques et deux valets de pied derrière. Le roi s'éloigne +lentement; nos conjurés se rassemblent à quelque distance, douze des plus +déterminés se détachent, je me mets à leur tête, nous avançons au petit pas. +Comme il y avait garnison russe à Varsovie, nous affectons de parler la langue +de ces étrangers, afin que notre troupe passe pour une de leurs patrouilles. +Nous joignons le carrosse à cent cinquante pas à peu près du palais du grand +chancelier, entre ceux de l'évêque de Cracovie et du feu grand général de la +Pologne. Tout à coup nous passons à la tête des premiers chevaux, nous coupons +brusquement le cortège; ceux qui précédaient la voiture se trouvent séparés de +ceux qui l'environnaient. +Je donne le signal. Kaluvski accourt avec le reste des conjurés; je présente un +pistolet au postillon, qui arrête: on tire sur le cocher, on se précipite aux +portières. Des deux heiduques qui veulent les défendre, l'un tombe percé de deux +balles, l'autre est renversé d'un coup de sabre sur la tête; le cheval du +Sous-écuyer s'abat blessé, un des pages est démonté, et son cheval pris; les +balles sifflent de tous côtés… L'attaque fut si chaude, le feu si violent, que +je tremblai pour la vie du roi. Celui-ci, conservant dans le péril une tête +froide, était descendu de sa voiture, et cherchait à regagner le palais de son +oncle. Kaluvski l'arrête, le saisit aux cheveux: sept ou huit conjurés +l'environnent, le désarment, le saisissent de droite et de gauche, le pressent +entre leurs chevaux, qu'ils poussent à toute bride jusqu'au bout de la rue. Dans +ce moment, je l'avoue, je crus que Pulauski m'avait indignement trompé, que la +mort du monarque était résolue, qu'il y avait un dessein formé de l'assassiner. +Tout à coup je prends mon parti: je pars ventre à terre, je joins ceux qui +m'avaient devancé; je leur crie d'arrêter, je menace de tuer celui qui n'obéira +pas. Le Dieu protecteur des rois veillait au salut de M. de P… Kaluvski et ses +gens s'arrêtèrent à ma voix, qu'ils reconnurent. Nous mîmes le roi sur un +cheval; nous reprîmes notre course au grand galop jusqu'aux fossés qui entourent +la ville, et que le monarque fut contraint de franchir avec nous. +Alors une terreur panique se répandit dans ma troupe. A cinquante pas au delà des +fossés, nous n'étions plus que sept auprès du roi. La nuit était pluvieuse et +Sombre: il fallait à chaque instant descendre de cheval pour sonder le terrain +dans des marais bourbeux. Le cheval du monarque s'abattit deux fois, et se cassa +la jambe à sa seconde chute; dans ces mouvement violence le roi perdit sa +pelisse, sa botte et son soulier gauche. «Si vous voulez que je vous suive, nous +dit-il, donnez-moi un cheval et une botte.» Nous le remontâmes, et, afin de +gagner la route par laquelle Pulauski m'avait promis de s'avancer, nous prîmes +le chemin d'un village nommé Buracow. Le roi nous dit tranquillement: «N'allez +pas de ce côté, il y a des Russes.» +Je le crus, je changeai de route. A mesure que nous avancions dans le bois de +Beliany, notre nombre diminuait. Bientôt je ne vis plus avec moi que Kaluvski et +Stravinski, bientôt aussi nous entendîmes l'appel d'une vedette russe, nous nous +arrêtâmes alarmés. «Tuons-le», me dit Kaluvski: je lui témoignai sans ménagement +l'horreur que m'inspirait une pareille proposition. «Eh bien, chargez-vous donc +de le conduire», s'écria cet homme féroce. Il s'enfonça dans le bois, Stravinski +le suivit; je restai seul auprès du roi. +«Lovzinski, me dit-il alors, c'est vous, je n'en puis plus douter, c'est vous: +j'ai reconnu votre voix.» Je ne répondis pas un mot; il reprit avec douceur: +«C'est vous! qui l'eût dit il y a dix ans?» Nous nous trouvions alors près du +couvent de Beliany, distant de Varsovie d'une lieue à peu près. «Lovzinski, +poursuivit le roi, laissez-moi entrer dans ce couvent, et sauvez-vous.—Il faut +me suivre», fut toute ma réponse. «C'est en vain, me dit le monarque, que vous +vous êtes travesti; c'est en vain que vous voulez à présent déguiser votre voix: +je vous ai reconnu, je suis sûr que vous êtes Lovzinski. Ah! qui l'eût dit il y +a dix ans? Il y a dix ans vous auriez donné vos jours pour conserver ceux de +votre ami.» +Il se tut. Nous avançâmes quelque temps en gardant le silence. Il le rompit +encore: «Je suis accablé de fatigue; si vous voulez me mener vivant, souffrez +que je me repose un instant.» Je l'aidai à descendre de cheval: il s'assit sur +l'herbe, et, me faisant asseoir auprès de lui, il prit une de mes mains dans les +Siennes: «Lovzinski, vous que j'ai tant aimé, vous qui connûtes mieux que +personne la pureté de mes intentions, comment se peut-il que vous vous soyez +armé contre moi? Ingrat! ne devais-je vous retrouver qu'avec mes plus cruels +ennemis? Ne deviez-vous me revoir que pour m'immoler?» Alors il me retraça de la +manière la plus touchante les plaisirs de notre adolescence, nos liaisons plus +intimes dans notre jeunesse, la tendre amitié que nous nous étions jurée, la +confiance dont il m'avait toujours honoré depuis; il me parla des honneurs dont +il m'aurait comblé pendant son règne, si j'avais voulu les mériter; il me +reprocha surtout l'indigne entreprise dont je paraissais être le chef, mais dont +il savait bien, ajouta-t-il, que j'étais seulement le premier instrument. Il en +rejeta toute l'horreur sur Pulauski, en me représentant cependant que l'auteur +d'un pareil attentat n'était pas seul coupable; que je n'avais pu sans crime me +charger de son exécution, et que cette horrible complaisance, déjà si punissable +dans un sujet, était dans un ami plus inexcusable encore. Il finit par me +presser de lui laisser sa liberté. «Fuyez, me dit-il, et soyez sûr que, si l'on +vient à moi, j'indiquerai une route opposée à celle que vous aurez prise.» +Le roi me pressait vivement: son éloquence naturelle, augmentée par le péril, +portait la persuasion dans mon cœur; elle y réveillait des sentiment bien doux. +Je fus ébranlé, je balançai d'abord; mais Pulauski triompha. Je crus entendre le +fier républicain me reprocher ma faiblesse. Mon cher Faublas, l'amour de la +patrie a peut-être son fanatisme et ses superstitions. Mais, si je fus coupable, +je le suis encore; vous me voyez plus que jamais persuadé qu'en forçant le +monarque de monter à cheval, je fis une action courageuse et bonne. «Ainsi, +S'écria-t-il douloureusement, vous rejetez la prière qu'un ami vous adresse! +Vous refusez le pardon que votre roi vous offre! Eh bien, partons; je me livre à +mon mauvais destin, ou je vous abandonne au vôtre.» +Nous recommençâmes à marcher; mais les reproches du monarque, ses instances, ses +menaces même, les combats que j'avais soutenus intérieurement, m'avaient +tellement troublé que je ne voyais plus mon chemin. Errant dans la campagne, je +ne tenais aucune route certaine; après une demi-heure de marche, nous nous +trouvâmes à Marimont : je m'étais égaré, nous étions revenus +Sur nos pas. +A un quart de lieue de là nous tombâmes dans un parti russe. Le roi se fit +reconnaître à celui qui le commandait, ensuite il ajouta: «Ce soir je me suis +égaré à la chasse; ce bon paysan que vous voyez voulait, avant de me remettre +dans mon chemin, me donner dans sa chaumière un frugal repas; mais, comme je +crois avoir vu des soldats de Pulauski rôder dans les environs, je voudrais +rentrer promptement dans Varsovie, et vous me feriez plaisir de m'accompagner +jusque-là. Quant à toi, mon ami, me dit-il, je ne suis pas fâché que tu aies +pris une peine inutile: car j'aime autant retourner dans ma capitale, accompagné +de ces messieurs, que d'aller plus loin avec toi. Cependant il serait singulier +que je te laissasse sans récompense: que veux-tu? Parle, je t'accorderai la +grâce que tu me demanderas.» +Faublas, vous concevez combien je fus troublé: je doutais encore des intentions +du roi. Je cherchais à démêler le véritable sens d'un discours équivoque, plein +d'une ironie bien amère ou d'une adresse bien magnanime. M. de P… me laissa +quelque temps ma pénible incertitude. «Je te vois bien embarassé, reprit-il +enfin avec un air de bonté qui me pénétra; tu ne sais que choisir! Allons, mon +ami, embrasse-moi: il y a plus d'honneur que de profit à embrasser un roi, +ajouta-t-il en riant; cependant il faut convenir qu'à ma place bien des +monarques ne seraient pas aujourd'hui aussi généreux que moi.» Il partit à ces +mots et me laissa confondu de tant de grandeur d'âme. +Cependant le péril auquel le roi venait de me dérober si généreusement allait +renaître à chaque instant pour moi. Il était plus que probable qu'un grand +nombre de courriers expédiés de Varsovie répandaient de tous côtés l'étonnante +nouvelle de l'enlèvement du monarque. Déjà sans doute on poursuivait chaudement +les ravisseurs; mon équipage remarquable pouvait me trahir dans ma fuite; et, si +je retombois entre les mains des Russes mieux instruits, tous les efforts du roi +ne pourraient me sauver. En supposant que Pulauski eût obtenu tout le succès +qu'il se promettait, il devait être encore éloigné; dix lieues au moins me +restaient à faire, et mon cheval était rendu. J'essayai de le pousser: il n'eut +pas couru cinq cents pas qu'il creva sous moi. Un cavalier bien monté passait +dans ce moment sur la route; il vit tomber l'animal, et, croyant pouvoir +S'amuser aux dépens d'un pauvre paysan, il me dit: «Mon ami, je t'avertis que +ton bon cheval ne vaut plus rien.» Piqué de la bouffonnerie, je résolus aussitôt +de punir le railleur et d'assurer ma fuite en même temps. Je lui présentai +brusquement un de mes pistolets, je le forçai de me livrer sa monture; et je +vous avouerai même que, pressé par la circonstance, je le dépouillai d'un bon +manteau, aussi ample que léger, sous lequel je cachai mes habits grossiers, qui +m'auraient pu faire reconnaître. Je jetai ma bourse pleine d'or aux pieds du +voyageur démonté, et je m'éloignai de toute la vitesse de mon nouveau +cheval. +Il était frais, vigoureux; je fis douze lieues d'une traite; enfin je crus +entendre le bruit du canon, je conjecturai que mon beau-père n'était pas loin et +combattait les Russes. Je ne m'étais pas trompé; j'arrivai sur le champ de +bataille au moment où l'un de nos régimens lâchait pied. Je me fis reconnaître +des fuyards; et, les ayant ralliés derrière une colline prochaine, je vins +prendre en flanc les ennemis, auxquels Pulauski faisait face avec le reste des +troupes. Nous chargeâmes si à propos et avec tant de vigueur que les Russes +furent enfoncés, après un grand carnage des leurs. Pulauski daigna m'attribuer +l'honneur de leur défaite. «Ah! me dit-il en m'embrassant, après avoir entendu +les détails de mon expédition, si tes quarante hommes t'avaient égalé en +courage, le roi serait à présent dans mon camp! Mais le Ciel ne l'a pas voulu: +je lui rends grâces de ce qu'au moins il t'a conservé pour nous; je te rends +grâces du service important que tu m'as rendu; sans toi Kaluvski assassinoit le +monarque, et mon nom était couvert d'un opprobre éternel. J'aurois pu, +ajouta-t-il, m'avancer encore l'espace de deux milles; mais j'ai mieux aimé +asseoir mon camp dans cette position respectable. Hier, sur ma route, j'ai +Surpris et taillé en pièces un parti russe; j'ai battu ce matin deux de leurs +détachemens; un autre corps considérable, ayant recueilli les débris de ceux-là, +a profité des ténèbres pour m'attaquer. Mes soldats, fatigués d'une longue +marche et de trois combats consécutifs, commençaient à plier: la victoire est +rentrée avec toi dans mon camp. Retranchons-nous ici, attendons-y l'armée russe, +et combattons jusqu'au dernier soupir.» +Cependant le camp retentissait de cris d'allégresse; nos soldats victorieux +mêlaient mes louanges à celles de Pulauski. Au bruit de mon nom que mille voix +répétaient, Lodoïska accourut à la tente de son père. Elle me prouva l'excès de +Sa tendresse par l'excès de sa joie: il fallut recommencer le récit des dangers +que j'avais courus. Elle ne put, sans répandre des larmes, apprendre la rare +générosité du monarque. «Qu'il est grand! s'écria-t-elle avec transport; qu'il +est digne d'être roi, celui qui t'a pardonné! Que de pleurs il épargne à +l'épouse que tu délaissois, à l'amante que tu ne craignais pas de sacrifier! +Cruel! n'est-ce donc pas assez des dangers auxquels tu t'exposes chaque jour?…» +Pulauski interrompit durement sa fille: «Femme indiscrète et faible! est-ce +devant moi qu'on ose tenir de pareils discours?—Hélas! répondit-elle, +faudra-t-il que je tremble sans cesse pour les jours d'un père et d'un époux?» +Lodoïska m'adressait ainsi ses plaintes touchantes, et soupirait après un avenir +meilleur, tandis que la fortune nous préparait les plus affreux revers. +Nos Cosaques venaient de tous côtés nous avertir que l'armée russe approchait. +Pulauski comptait qu'il serait attaqué au point du jour, il ne le fut pas; mais +au milieu de la nuit suivante on vint m'annoncer que les Russes se préparaient à +forcer nos retranchement. Pulauski, toujours prêt, les défendait déjà: il fit, +dans cette funeste nuit, tout ce qu'on pouvait attendre de son expérience et de +Sa valeur. Nous repoussâmes les assaillans cinq fois; mais ils revenaient sans +cesse à la charge avec des troupes fraîches, et leur dernière attaque fut si +bien concertée qu'ils pénétrèrent dans le camp par trois endroits en même temps. +Zaramba fut tué à mes côtés; une foule de noblesse périt dans cette action +Sanglante: les ennemis ne faisaient point de quartier. Furieux de voir périr +tous mes amis, je voulais me jeter dans les bataillons russes. «Insensé! me dit +Pulauski, quelle aveugle fureur t'égare? Mon armée est entièrement détruite; +mais mon courage me reste. Pourquoi mourir inutilement ici? Viens: je veux te +conduire dans des climats où nous pourrons susciter aux Russes de nouveaux +ennemis. Vivons, puisque nous pouvons encore servir notre pays; sauvons-nous, +Sauvons Lodoïska.» Lodoïska! j'allois l'abandonner! Nous courûmes à sa tente, il +était encore temps: nous l'enlevâmes, nous nous enfonçâmes dans les bois +voisins. +Après y avoir erré le reste de la nuit et une partie de la matinée, nous nous +hasardâmes d'en sortir et de nous présenter à la porte d'un château que nous +crûmes reconnaître. C'était en effet celui d'un gentilhomme nommé Micislas, qui +avait servi quelque temps dans notre armée. Micislas nous reconnut et nous +offrit un asile qu'il nous conseilla de n'accepter que pour quelques heures. Il +nous dit qu'une nouvelle bien étonnante s'était répandue la veille, et +paraissait se confirmer; qu'on avait osé enlever le roi dans Varsovie même; que +les Russes avaient poursuivi les ravisseurs et ramené le monarque dans sa +capitale; et qu'enfin il était question de mettre à prix la tête de Pulauski, +Soupçonné d'être l'auteur de la conjuration. «Croyez-moi, ajouta-t-il, que vous +ayez, ou non, trempé dans ce complot hardi, fuyez, laissez ici vos uniformes, +qui vous trahiroient, je vais vous faire donner des habits moins remarquables; +et, quant à Lodoïska, je me charge de la conduire moi-même au lieu que vous +aurez choisi pour sa retraite.» +Lodoïska interrompit Micislas. «Le lieu de ma retraite, ce sera celui de leur +fuite; je les accompagnerai partout.» Pulauski représenta à sa fille qu'elle ne +pourrait supporter les fatigues d'une longue route, et que d'ailleurs nous +Serions exposés à des dangers toujours renaissant. «Plus le péril est grand, lui +répliqua-t-elle, plus je dois le partager avec vous. Vous m'avez répété cent +fois que la fille de Pulauski ne devait pas être une femme ordinaire; depuis +huit ans je n'ai vécu qu'au milieu des alarmes, je n'ai vu que des scènes de +carnage et d'horreur: la mort m'environnait de toutes parts, elle me menaçait à +chaque instant, vous ne me permettiez pas de la braver à vos côtés; mais la vie +de Lodoïska ne tenait-elle pas à celle de son père? Lovzinski, le coup qui +t'aurait frappé n'aurait-il pas entraîné ton amante au tombeau? et depuis quand +ne suis-je plus digne…» J'interrompis Lodoïska, je me joignis à son père pour +lui détailler les raisons qui nous déterminoient à la laisser en Pologne; elle +m'écoutait avec impatience. «Ingrat! s'écria-t-elle, vous partirez sans +moi!—Oui, répliqua Pulauski, vous resterez avec les sœurs de Lovzinski, et je +lui défends…» Sa fille, hors d'elle-même, ne le laissa pas achever: «Mon père, +je connais vos droits, je les respecte, ils me seront toujours sacrés; mais vous +n'avez pas celui d'enlever une femme à son époux!… Ah! pardon! je vous offense, +je m'égare, mais plaignez ma douleur,… excusez mon désespoir… Mon père! +Lovzinski! écoutez-moi tous deux: je veux vous accompagner partout… Partout, +oui, je vous suivrai, cruels, je vous suivrai malgré vous! Lovzinski, si ton +épouse a perdu tous les droits qu'elle eut sur ton cœur, ressouviens-toi du +moins de ton amante. Rappelle-toi cette nuit effrayante où j'allois périr dans +les flammes, ce moment terrible où tu montas dans la tour embrasée en criant: +«Vivre ou mourir avec Lodoïska!» Eh bien! ce que tu sentais alors, je l'éprouve +aujourd'hui! Je ne connais pas de plus grand malheur que celui d'être séparée de +vous; je dis à mon tour: «Vivre ou mourir avec mon père et mon époux!» +Malheureuse! que deviendrai-je si vous me quittez? Réduite à vous pleurer tous +deux, où trouverai-je des adoucissemens à ma peine? Mes enfants me +consoleront-ils? Hélas! en deux ans la mort m'en a enlevé quatre; les Russes, +aussi impitoyables qu'elle, m'ont arraché le dernier! je n'ai plus que vous dans +le monde, et vous voulez m'abandonner! O mon père! ô mon époux! que deux noms si +chers ne vous trouvent pas insensibles! ayez pitié de Lodoïska!» +Ses sanglots lui coupèrent la parole. Micislas pleurait, mon âme était déchirée. +«Tu le veux, ma fille? eh bien, j'y consens, dit Pulauski; mais veuille le Ciel +ne pas me punir de ma complaisance!» Lodoïska nous embrassa tous deux avec +autant de joie que si nos malheurs avaient été finis. Je laissai à Micislas deux +lettres qu'il se chargea de remettre. L'une était adressée à mes sœurs, et +l'autre à Boleslas. Je leur disais adieu, je leur recommandois de ne rien +négliger pour retrouver ma chère Dorliska. Il fallut déguiser ma femme: elle +prit des habits d'homme; nous échangeâmes les nôtres, nous employâmes tous les +moyens connus pour nous défigurer en apparence. Ainsi travestis, armés de nos +Sabres et de nos pistolets, chargés d'une somme assez considérable en or, de +quelques bijoux, et de tous les diamants de Lodoïska, nous prîmes congé de +Micislas, et nous nous hâtâmes de regagner les bois. +Pulauski nous communiqua le dessein qu'il avait formé de se réfugier en Turquie. +Il espérait obtenir du service dans les armées du Grand-Seigneur, qui, depuis +deux ans, soutenait contre la Russie une guerre malheureuse. Lodoïska ne parut +point effrayée du long trajet que nous avions à faire; comme elle ne pouvait +être ni reconnue ni recherchée, elle se chargea du soin d'aller à la découverte +et de nous apporter nos provisions. Dès que le jour paraissait, nous nous +retirions dans les bois; cachés dans des troncs d'arbres ou dans des touffes +d'épines, nous attendions le retour de la nuit pour continuer notre marche. +C'est ainsi que, pendant plusieurs jours, nous échappâmes aux recherches des +Russes, qui nous poursuivaient vivement. +Un soir que Lodoïska, toujours déguisée en paysan, revenait d'un hameau voisin, +où elle avait été acheter des vivres qu'elle nous apportait, deux maraudeurs +russes l'attaquèrent à l'entrée de la forêt dans laquelle nous nous étions +cachés. Après l'avoir volée, ils se préparèrent à la dépouiller. Aux cris +qu'elle poussa, nous sortîmes de notre retraite: les deux brigands se sauvèrent +dès qu'ils nous virent; mais nous craignîmes qu'ils ne racontassent leur +aventure au corps dont ils faisaient partie, et que, cette rencontre singulière +ayant excité les soupçons, on ne vînt nous arracher de nos asiles. Nous +résolûmes de changer de route; et, pour qu'on ne pût soupçonner celle que nous +avions prise, il fut décidé qu'au lieu de nous avancer directement sur les +frontières de la Turquie, nous gagnerions, par un long détour, la Polésie, +ensuite la Crimée, d'où nous passerions à Constantinople. +Après les marches les plus pénibles, nous entrâmes dans la Polésie. Pulauski +pleura en quittant son pays. «Au moins, s'écria-t-il douloureusement, je l'ai +Servi de tout mon pouvoir, et je ne le quitte que pour le servir encore!» +Tant de fatigues avaient épuisé les forces de Lodoïska. Arrivés à Novogorod, nous +nous y arrêtâmes à cause d'elle. Notre dessein était de l'y laisser reposer +quelques jours; mais les gens du pays, que nous questionnâmes sans affectation, +nous dirent que des troupes parcouraient les environs pour arrêter un certain +Pulauski qui avait fait enlever le roi de Pologne. Justement alarmés, nous ne +restâmes que quelques heures dans cette ville, où nous achetâmes des chevaux. +Nous passâmes la Desna au-dessus de Czernicove, et, suivant les bords de la +Sula, nous la traversâmes à Perevoloczna, où nous apprîmes que Pulauski, reconnu +à Novogorod, n'avait été manqué que de quelques heures à Nézin, et qu'il était +Suivi de près. Il fallut fuir et changer encore de route: nous nous enfonçâmes +dans les immenses forêts qui couvrent le pays entre la Sula et la Sem. +Nous vîmes une caverne, dans laquelle nous voulûmes nous établir; un ours nous +disputa l'entrée de cet asile aussi affreux que solitaire: nous le tuâmes, nous +mangeâmes ses petits. Pulauski était blessé; Lodoïska, épuisée, se soutenait à +peine; le froid était déjà rigoureux. Poursuivis par les Russes dans les +endroits habités, menacés par les animaux féroces dans ce vaste désert, sans +autres armes que nos épées, bientôt réduits à manger nos chevaux, +qu'allions-nous devenir? Le danger de mon beau-père et de ma femme était si +pressant qu'aucun autre ne m'effraya plus. Je résolus de leur procurer, à +quelque prix que ce fût, le secours qu'exigeait leur situation, plus déplorable +encore que la mienne; et, les quittant tous deux, en leur promettant de venir +bientôt les rejoindre, j'emportai une partie des diamants de Lodoïska, et je +Suivis les bords du Varsklo. Vous remarquerez, mon cher Faublas, qu'un voyageur +égaré dans ces vastes contrées, réduit à y errer sans boussole et sans guide, +est obligé de suivre les rivières, parce que c'est sur leurs bords que se +rencontrent plus communément les habitations. Il m'importait de gagner le plus +tôt possible une ville marchande; je suivis donc les bords du Varsklo, et, +marchant jour et nuit, je me trouvai à Pultava à la fin de la quatrième journée. +Je me fis passer dans cette ville pour un marchand de Bielgorod: je sus qu'on y +cherchait Pulauski, que l'impératrice de Russie avait envoyé son signalement de +tous les côtés, avec ordre de le saisir mort ou vif partout où on le trouverait. +Je me hâtai de vendre mes diamants, d'acheter de la poudre, des armes, des +provisions de toute espèce, différents outils, des meubles grossiers mais +nécessaires, tout ce que je jugeai le plus propre à adoucir notre misère: je +chargeai tout cela sur un chariot attelé de quatre chevaux, dont je fus l'unique +conducteur. Mon retour fut aussi difficile que fatigant; huit jours entiers se +passèrent avant que j'arrivasse à la forêt. +C'était là que se terminait mon voyage pénible et dangereux: j'allois secourir +mon beau-père et ma femme, j'allois revoir ce que j'avais de plus cher au monde; +et cependant, mon cher Faublas, je ne pus me livrer à la joie. Vos philosophes +ne craient point aux pressentiment… Mon ami, je vous assure que j'éprouvais une +inquiétude involontaire; mon âme était consternée; je ne sais quoi semblait +m'avertir que je touchais au moment le plus douloureux de ma vie. +J'avais, en partant, placé par intervalles des cailloux pour reconnaître ma +route, je ne les trouvai plus; j'avais enlevé avec mon sabre quelques parties de +l'écorce de plusieurs arbres, que je ne pus reconnaître. J'entrai dans la forêt, +je criai de toutes mes forces, je tirai de temps en temps des coups de fusil: +personne ne me répondit. Je n'osais m'engager trop avant de peur de me perdre; +je n'osais m'éloigner beaucoup de mon chariot, si nécessaire à Pulauski, à sa +fille, à moi-même. +La nuit, qui survint, m'obligea de cesser mes recherches; je passai celle-là +comme les précédentes. Enveloppé de mon manteau, je me couchai sous ma +charrette, que j'eus soin d'entourer de mes gros meubles, dont je me faisais +ainsi un rempart contre les bêtes féroces. Je ne pus dormir, le froid se faisait +vivement sentir, la neige tombait en abondance; au point du jour la terre en +était couverte. Je ressentis alors un mortel découragement: mes cailloux, qui +auraient pu m'indiquer ma route, étaient tous enterrés; il paraissait impossible +que je retrouvasse mon beau-père et ma femme. +Le cheval qui leur restait à mon départ les avait-il nourris jusqu'alors? La +faim, l'horrible faim, ne les avait-elle pas forcés à sortir de leur retraite? +Étoient-ils encore dans ces affreux déserts? S'ils n'y étaient plus, où +pourrais-je les trouver? où traînerois-je sans eux ma misérable vie?… Mais +pouvais-je croire que Pulauski eût abandonné son gendre, que Lodoïska eût +consenti à se séparer de son époux? Non, sans doute. Ils étaient donc dans cette +affreuse solitude, et, si je les abandonnois, ils allaient y mourir de faim et +de froid! Cette réflexion désespérante me détermina; je n'examinai plus si, en +m'éloignant beaucoup de mon chariot, je ne courais pas le danger de ne pouvoir +plus le retrouver. Porter quelque secours à mon beau-père et à ma femme, voilà +ce qui pressait le plus. +Je pris mon fusil et de la poudre, je chargeai des provisions sur un de mes +chevaux: je m'engageai dans la forêt beaucoup plus avant que la veille; je criai +de toutes mes forces; je fis avec mon fusil de fréquentes décharges… Le plus +morne silence régnait autour de moi! +Je me trouvais dans un endroit de la forêt très épais, il n'y avait plus de +passage pour mon cheval; je l'attachai à un arbre, et, mon désespoir l'emportant +Sur toute autre considération, je m'avançai toujours avec mon fusil et une +partie de mes provisions. J'errai plus de deux heures encore, et mon inquiétude +ne faisait que redoubler, lorsqu'enfin j'aperçus des pas humains empreints sur +la neige. +L'espérance me rendit des forces; je suivis des traces toutes fraîches. Bientôt +je vis Pulauski à peu près nu, exténué par la faim, presque méconnaissable à mes +propres yeux. Il faisait des efforts pour se traîner vers moi et pour répondre à +mes cris. Dès que je l'eus joint, il se jeta avec avidité sur les aliments que je +lui offris, et les dévora. Je lui demandai où était Lodoïska. «Hélas! me dit-il, +tu vas la voir!» Le ton dont il prononça ces paroles me fit trembler. J'arrivai +à la caverne, trop préparé au funeste spectacle qui m'y attendait. Lodoïska, +enveloppée de ses habits, couverte de ceux de son père, était étendue sur un lit +de feuilles à moitié pourries. Elle souleva avec effort sa tête appesantie; et, +refusant les aliments que je lui offrois: «Je n'ai pas faim, me dit-elle, la mort +de mes enfants, la perte de Dorliska, nos marches si longues, si pénibles, vos +dangers toujours renaissant, voilà ce qui m'a tuée. Je n'ai pu résister à la +fatigue et au chagrin… Mon ami, je suis mourante… J'ai entendu ta voix, mon âme +S'est arrêtée… Je te revois! Lodoïska devait mourir dans les bras de l'époux +qu'elle adore! Secours mon père… Qu'il vive!… Vivez tous deux, consolez-vous, +oubliez-moi… Cherchez partout ma chère…» Elle ne put prononcer le nom de sa +fille: elle expira. Son père lui creusa un tombeau à quelques pas de la caverne; +je vis la terre engloutir tout ce que j'aimais!… Quel moment!… Pulauski veilla +Sur mon désespoir: il me força de survivre à Lodoïska.» +Lovzinski voulut continuer: ses sanglots l'interrompirent. Il me demanda un +moment, passa dans un cabinet voisin, et ne tarda pas à rentrer, une miniature à +la main. «Voilà, me dit-il, le portrait de ma petite Dorliska; voyez comme elle +était déjà belle! Dans ses traits à peine développés je reconnais tous les +traits de sa mère… Ah! si du moins…» J'interrompis Lovzinski. «La charmante +figure! m'écriai-je: elle ressemble à ma jolie cousine!—Voilà bien le propos +d'un amant! répondit-il: l'objet qu'il adore, il le voit partout!… Ah! mon ami, +Si du moins Dorliska m'était rendue! Mais, depuis douze ans qu'on la cherche +inutilement, je ne dois plus l'espérer.» +Ses yeux se remplissaient encore de larmes, qu'il s'efforça de retenir; il +reprit, d'un ton pénétré, l'histoire de ses malheurs. +«Pulauski, que son courage n'abandonnait jamais, et dont les forces s'étaient +ranimées, m'obligea de m'occuper avec lui du soin de notre subsistance. En +Suivant sur la neige l'empreinte de mes propres pas, nous arrivâmes au lieu où +j'avais laissé mon chariot, que nous déchargeâmes aussitôt, et que nous brûlâmes +ensuite, pour ôter à nos ennemis le plus léger indice de notre retraite. A +l'aide de nos chevaux, pour lesquels nous trouvâmes un passage en faisant +plusieurs détours, nous parvînmes à transporter dans notre caverne nos meubles +et nos provisions, qu'il fallait ménager si nous voulions rester longtemps dans +cette solitude. Nous tuâmes nos chevaux, que nous ne pouvions nourrir. Nous +vécûmes de leur chair, que la rigueur de la saison conserva pendant quelques +jours: elle se corrompit enfin, et, notre chasse ne nous procurant que des +Secours insuffisans, il fallut entamer nos provisions, qui se trouvèrent, au +bout de trois mois, entièrement consommées. +Quelques pièces d'or et la plus grande partie des diamants de Lodoïska nous +restaient encore. Ferois-je un second voyage à Pultava, ou bien nous +hasarderions-nous à quitter notre retraite? Nous avions déjà si cruellement +Souffert dans cette solitude que nous prîmes le dernier parti. +Nous sortîmes de la forêt, nous passâmes la Sem près de Rylks, nous achetâmes un +bateau, et, déguisés en pêcheurs, nous descendîmes la Sem, nous entrâmes dans la +Desna. Notre bateau fut visité à Czernicove: la misère avait tellement défiguré +Pulauski qu'il était impossible de le reconnaître. Nous entrâmes dans le +Dniéper; nous traversâmes Kiove à Drylow. Là, nous fûmes obligés de recevoir +dans notre bateau et de passer à l'autre bord des soldats russes qui allaient +joindre une petite armée employée contre Pugatchew. Nous apprîmes à Zaporiskaia +la prise de Bender et d'Oczakow, la conquête de la Crimée, la défaite et la mort +du visir Oglou. Pulauski, désespéré, voulait traverser les vastes contrées qui +le séparaient de Pugatchew, et se joindre à cet ennemi des Russes; mais nos +fatigues nous forcèrent de rester à Zaporiskaia. La paix, qui fut conclue +bientôt après entre la Porte et la Russie, nous laissa les moyens d'entrer en +Turquie. +Nous traversâmes à pied, et toujours déguisés, le Bondsiac, une partie de la +Moldavie, de la Valachie; et, après des fatigues inouïes, nous arrivâmes à +Andrinople. On nous arrêta; on nous accusa devant le cadi d'avoir voulu vendre +Sur notre route des diamants que nous avions apparemment volés: les mauvais +habits dont nous étions couverts avaient donné lieu à ce soupçon. Pulauski se +découvrit au cadi, qui nous envoya sous sûre garde à Constantinople. +Nous fûmes admis à l'audience du Grand-Seigneur. Il nous fit donner un logement, +et nous assigna sur son trésor un honnête revenu. Alors j'écrivis à mes sœurs et +à Boleslas: nous apprîmes par leurs réponses que les biens de Pulauski étaient +Saisis; qu'il était dégradé et condamné à perdre la tête. Mon beau-père fut +consterné: il s'indigna qu'on l'eût accusé d'un régicide; il écrivit pour sa +justification. Toujours dévoré de l'amour de son pays, toujours guidé par la +haine mortelle qu'il avait jurée à ses ennemis, il ne cessa, pendant quatre ans +que nous restâmes en Turquie, d'y intriguer pour que la Porte déclarât la guerre +à la Russie. En 1774, il reçut avec des transports de rage la nouvelle de la +triple invasion qui enlevait à la république le tiers de ses +possessions. Ce fut au printemps de 1776 que les insurgens se décidèrent à +Soutenir par les armes leurs droits violés. «Mon pays a perdu sa liberté, me dit +Pulauski; ah! du moins, combattons pour celle d'un peuple nouveau!» +Nous passâmes en Espagne, nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui faisait voile +pour la Havane, d'où nous nous rendîmes à Philadelphie. Le congrès nous employa +dans l'armée du général Washington. Pulauski, consumé d'un noir chagrin, +exposait sa vie comme un homme à qui elle était devenue insupportable; on le +trouvait toujours aux postes les plus dangereux: vers la fin de la quatrième +campagne, il fut blessé à mes côtés. On l'emportait dans sa tente. «Je sens que +ma fin s'approche, me dit-il; il est donc vrai que je ne reverrai pas mon pays! +Cruelle bizarrerie de la destinée! Pulauski tombe martyr de la liberté +américaine, et les Polonois sont esclaves!… Mon ami, ma mort serait affreuse, +S'il ne me restait un rayon d'espérance. Ah! puissé-je ne pas m'abuser!… Non, je +ne m'abuse point, poursuivit-il d'une voix plus forte. Un Dieu consolateur offre +à mes derniers regards l'avenir, l'heureux avenir qui s'approche: je vois l'une +des premières nations du monde sortir d'un long sommeil et redemander à ses +oppresseurs son honneur et ses droits antiques, ses droits sacrés, +imprescriptibles, ceux de l'humanité. Je vois dans une immense capitale +longtemps avilie, déshonorée par toutes les espèces de servitudes, une foule de +Soldats se montrer citoyens, et des milliers de citoyens devenir soldats. Sous +leurs coups redoublés la Bastille s'écroule, le signal est donné d'une extrémité +de l'empire à l'autre, le règne des tyrans est fini; un peuple voisin, +quelquefois ennemi, mais toujours généreux, mais toujours digne juge des grandes +actions, vient d'applaudir à ces efforts inattendus, couronnés d'un si prompt +Succès. Ah! puisse une estime réciproque commencer et affermir entre les deux +peuples une inaltérable amitié! puisse cette horrible science de fourberies et +de trahisons que les cours ont appelée Politique ne pas +apporter d'obstacle à cette fraternelle réunion! Nobles rivaux de talents et de +philosophie, François, Anglois, laissez enfin et laissez pour jamais ces +discordes sanglantes dont la fureur s'est trop souvent étendue sur les deux +mondes; ne vous partagez plus l'empire de l'univers que par la force de vos +exemples et l'ascendant de votre génie. Au lieu du cruel avantage d'épouvanter +les nations et de les soumettre, disputez-vous la gloire plus solide d'éclairer +leur ignorance et de briser leurs fers. +«Approche, ajouta Pulauski, regarde à quelques pas de nous, au milieu du carnage, +parmi tant de guerriers fameux, un guerrier célèbre entre tous par son mâle +courage, ses vertus vraiment républicaines et ses talents prématurés. C'est +l'héritier d'un nom depuis longtemps illustre, mais qui n'avait pas besoin de la +gloire de ses aïeux pour illustrer son nom; c'est ce jeune La Fayette, déjà +l'honneur de la France et l'effroi des tyrans: cependant il commence à peine ses +immortels travaux. Envie son sort, Lovzinski! tâche d'imiter ses vertus, marche +le plus près que tu pourras sur les pas d'un grand homme. Celui-ci, digne élève +de Washington, sera bientôt le Washington de son pays. C'est à peu près dans le +même temps, mon ami, c'est à cette mémorable époque de la régénération des +peuples, que la justice éternelle doit ramener aussi pour nos concitoyens les +jours de la vengeance et de la liberté. Alors, Lovzinski, en quelque lieu que tu +Sois, que ta haine se réveille! Tu combattis si glorieusement pour la Pologne! +Que le souvenir de nos injures et de nos exploits échauffe ton courage! Que ton +épée, tant de fois rougie du sang ennemi, se tourne encore contre les +oppresseurs! Qu'ils frémissent en te reconnaissant! qu'ils tremblent en se +rappelant Pulauski!… Ils nous ont ravi nos biens, ils ont assassiné ta femme, +ils t'ont arraché ta fille, ils ont flétri mon nom!… Les barbares! ils se sont +partagé nos provinces! Lovzinski, voilà ce qu'il ne faut jamais oublier. Quand +nos persécuteurs ont été ceux de la patrie, la vengeance devient indispensable +et sacrée. Tu dois aux Russes une haine éternelle, tu dois à ton pays la +dernière goutte de ton sang.» +Il dit , il expira. La mort, en le frappant, m'enleva ma +dernière consolation. +Mon ami, j'ai combattu pour les États-Unis jusqu'à l'heureuse paix qui vient +d'assurer leur indépendance. M. de C…, qui a longtemps servi en Amérique, dans +le corps que commandait le marquis de La Fayette , M. de C… +m'a donné une lettre de recommandation pour le baron de Faublas. Celui-ci a pris +à mon sort un intérêt si vif que bientôt nous nous sommes liés d'une étroite +amitié. Je n'ai quitté sa province que pour venir m'établir à Paris, où je +Savais qu'il ne tarderait pas à me suivre. Cependant mes sœurs ont rassemblé +quelques faibles débris de ma fortune, jadis immense. Mes sœurs, instruites de +mon arrivée ici et du nom que j'y ai pris, m'écrivent que dans quelques mois +elles viendront consoler par leur présence l'infortuné Duportail.» +Lovzinski resta comme abîmé dans ses réflexions douloureuses; enfin il me dit +qu'il avait mis en moi ses plus chères espérances; que le dessein de mon père +était de me faire voyager l'année prochaine. J'interrompis M. Duportail pour +l'assurer que je passerais quelques mois en Pologne, et que je ne négligerois +rien pour me procurer quelques lumières sur le sort de Dorliska. +Il était tard quand je quittai M. Duportail; cependant mon premier soin, en +rentrant à l'hôtel, fut d'appeler M. Person. Il accepta avec réconnaissance la +bague que j'avais achetée le matin, et, sans se faire beaucoup presser, il +m'avoua que, la veille, il avait instruit Adélaïde de l'étrange visite que Mme +de B… m'avait rendue chez moi. «J'avais remarqué ce joli cavalier, me dit-il; et +vous devez vous souvenir que je me trouvai sur l'escalier quand M. Duportail +nomma la marquise de B…» Je priai M. Person d'être à l'avenir plus réservé: il +me quitta en me renouvelant les assurances de son désintéressement et de sa +discrétion. +Rosambert avait donc raison! Sophie m'aimait! une indiscrétion de M. Person avait +fait tout le mal. Sophie jalouse!… Mais comment l'apaiser? Comment dissiper ses +alarmes? Comment la voir?… J'aurois pu me dispenser de me mettre au lit; +l'inquiétude chassa le sommeil: toute la nuit je m'occupai de mes peines, des +peines de Sophie. Il faut avouer cependant que je songeai quelquefois au vicomte +de Florville; mais la marquise était si malheureuse! les moment que je donnai à +Son souvenir furent si courts! les idées qu'il me fit naître furent si +différentes!… On serait bien sévère si l'on ne m'excusait pas. +Je ne savais encore quel parti prendre, quand le jour parut. Mon conseiller +arriva enfin pour me déterminer. «M. Person a fait la faute, me dit Rosambert, +c'est à lui de la réparer. Faites une lettre pour Mlle de Pontis; que le cher +gouverneur s'en charge, et la remette à Mlle de Faublas, qui ne manquera pas de +la porter à son adresse.» J'écrivis . M. Person, devenu le +plus complaisant des hommes, accepta sans difficulté la commission délicate que +je confiois à son zèle. Il la fit assez promptement; il m'apporta une réponse de +ma jolie cousine. +Elle était courte; elle fut bientôt lue… Rosambert, sautez de joie, baisez ces +deux lignes; écoutez: +> Vous dites que vous n'aimez pas la marquise; ah! si je +pouvais en être sûre! +Dans l'excès de ma joie, je sautai au cou de M. Person. «Vous êtes content de +cette réponse? me dit-il; eh bien, j'ai encore une nouvelle plus heureuse à vous +apprendre.—Dites, mon cher gouverneur, dites vite.—Monsieur, mademoiselle votre +Sœur m'a d'abord demandé de vos nouvelles avec beaucoup d'intérêt. Elle a rougi +quand je l'ai priée de remettre votre lettre à Mlle de Pontis: «Monsieur Person, +vous direz à mon frère que depuis hier Sophie, désolée, m'a tout conté; vous lui +direz que maintenant je connais mieux que lui la maladie de sa cousine, et même +que j'ai lu la recette en question. Je ne suis plus étonnée que le baron se soit +fâché!… Monsieur, attendez un moment, je vais porter la lettre… C'est peut-être +pousser la complaisance bien loin; mais mon frère se chagrine, ma bonne amie +Souffre, je n'examine que cela.» Elle est revenue quelques moment après avec ce +billet. En me le donnant, elle m'a demandé, d'un air embarassé, si l'on ne vous +verrait pas. Je lui ai objecté l'expresse défense du baron. Elle m'a observé, en +rougissant beaucoup, que Mme Munich se levait rarement avant dix heures; que le +baron ne se levait jamais plus tôt; et qu'enfin la porte du couvent s'ouvrait à +huit heures précises. «Eh bien, Mademoiselle, lui ai-je dit, demain matin +monsieur votre frère…» Elle m'a interrompu: «Oui, demain matin, qu'il n'y manque +pas.» +Que la journée s'écoula lentement! quelle mortelle nuit la suivit! Cent fois je +fus tenté d'arrêter mon horloge et d'avancer mes montres! Enfin j'entendis +Sonner l'heure tant désirée. Je volai au couvent: Adélaïde vint au parloir, +Sophie l'accompagnait. +«Ah! ma sœur! ah! Mademoiselle!» Je joignis leurs jolies mains, que je baisai +tour à tour. Sophie, trop émue, fut obligée de s'asseoir. «Vous nous avez donné +bien du chagrin!» me dit-elle; et je vis ses yeux se remplir de larmes. Comment +exprimer la douceur de celles que je versai! «Vous souffrez? me dit +Adélaïde.—Non, ma sœur; jamais un moment plus heureux…—Mais ceux que vous passez +avec la marquise? interrompit Sophie en tremblant.—Ma jolie cousine, ma chère +Sophie, croyez-vous que je puisse l'aimer?—Pourquoi donc la voyez-vous si +Souvent?—Je ne la verrai plus, je vous promets que je ne la verrai plus.—Ah! si +vous me trompez!…—Pourquoi donc te tromperoit-il, ma bonne amie? Puisqu'il +t'aime, il est clair qu'il ne peut pas aimer cette Mme de B…—Adélaïde, tu ne +Sais donc pas…?—Si fait, je sais ce que c'est que la jalousie, tu me l'as dit +hier; mais c'est un sentiment qui fait du mal et qui n'est pas raisonnable. +Pourquoi mon frère te dirait-il qu'il t'aime, s'il ne t'aimait pas?—Et pourquoi +le dit-il à la marquise?—Sophie, je vous jure que je vous adorai le premier jour +que je vous vis; vous seule m'avez fait éprouver ce sentiment tendre et +respectueux qu'inspirent l'innocence et la beauté, cet amour véritable dont il +faut brûler pour Sophie. C'est vous, c'est vous seule qui m'avez fait sentir que +j'avais un cœur, et je n'aimerai jamais que vous.—Si vous saviez combien j'ai de +plaisir à vous croire!» +Sophie se pencha sur le sein d'Adélaïde qu'elle embrassa. «Comme ton frère te +ressemble! lui dit-elle: il a tes yeux, ton teint, ta bouche, ton front!» Elle +l'embrassa une seconde fois. «En vérité, répondit Adélaïde d'un petit ton +boudeur, autrefois vous m'aimiez pour moi; maintenant je crois que vous ne +m'aimez plus qu'à cause de lui… Voilà donc ce qu'on appelle de l'amour! J'avoue +que, si je le trouvai triste hier, il me paraît aujourd'hui bien séduisant… Mon +frère, quand est-ce que vous épouserez ma bonne amie?—Le baron prétend que je +Suis trop jeune; mais, si mademoiselle le permet…—Pourquoi donc m'appelez-vous +mademoiselle? ne suis-je plus votre jolie cousine?—Ah! jolie, plus jolie que +jamais! plus que jolie! Si vous le permettez, j'irai parler à M. de Pontis; je +lui dirai que j'adore sa fille, que sa fille m'a choisi; je lui dirai qu'il me +donne ma femme, qu'il m'unisse à Sophie.—Mon père n'est point à Paris… Des +affaires de famille… Je vous conterai tout cela: mais il faut que je vous +quitte.—Quoi! déjà?—Oui, il faut que je rentre avant que Mme Munich se +réveille.—Demain, j'aurai donc le bonheur!…—Demain! tous les jours…—Non, cela ne +Se peut pas. Non, cela ne se peut pas, répéta Adélaïde, on s'en apercevroit… Mon +frère, une fois par semaine.—Oh! mais, répliqua Sophie, tu sais bien comme Mme +Munich dort quand elle a bu, et elle boit souvent.—Quoi! ma jolie cousine, votre +gouvernante…—Aime le vin et les liqueurs fortes; c'est une Allemande.—Eh bien, +en ce cas, je puis venir ici…—Dans trois ou quatre jours, interrompit encore ma +Sœur; plus souvent ce serait nous exposer…» Sophie soupira. «Hélas! oui, +dit-elle, si l'on allait nous séparer!… Adieu, mon cher cousin. (Elle +S'éloignait; elle revint.) Ah! je vous en prie, n'allez pas chez la +marquise.—N'y allez pas, mon frère, me dit aussi Adélaïde; n'y allez pas, +entendez-vous? et, si elle vient chez vous, renvoyez-la.» +Lecteurs septuagénaires et goutteux, c'est à vous que je m'adresse. La vieillesse +et ses infirmités n'ont pas toujours roidi vos jambes et glacé vos cœurs. Il fut +un temps où vous eûtes aussi vos rendez-vous; alors vous partiez plus légers, +plus prompts que les vents, et vous reveniez de même. Vous ne l'avez pas oublié +Sans doute, et par conséquent vous jugez que mon père dormait encore quand je +rentrai chez moi. +Je ne m'occupai le reste de la journée que de mon bonheur; la nuit suivante fut +aussi courte que la dernière m'avait paru longue. Les songes les plus doux +embellirent mon paisible sommeil; ils me montrèrent ma Sophie; et, ce qu'on +croira difficilement peut-être, ils ne me montrèrent qu'elle. +Il était près de midi quand je sonnai Jasmin. «Tu ne m'as pas rendu réponse hier. +Comment se porte Mme de B…?—Hier, Monsieur? vous ne m'avez pas dit d'y +aller.—Comment! Jasmin, vous n'y avez pas été! vous savez qu'elle est malade!… +Courez-y donc vite.» +Envoyer chez la marquise, ce n'était pas y aller, ce n'était pas manquer de +parole à Sophie. D'ailleurs, il y a des devoirs de société qu'un galant homme ne +peut se dispenser de remplir. +Jasmin revint une heure après: «Monsieur, Mlle Justine m'a dit que madame était +plus mal, et qu'on craignait que la fièvre ne se réglât.—On craint que la fièvre +ne se règle; mais cela est donc sérieux?—Oui, Monsieur, Mlle Justine m'a dit +tout bas de vous avertir, de sa part, que monsieur le marquis était parti ce +matin pour Versailles, où il doit rester trois jours.—C'est bon, Jasmin, +allez.» +FAUBLAS CHEZ CORALIE +La fièvre va se régler!… Pauvre vicomte de Florville!… Ce sont les propos du +baron,… c'est mon ingratitude:… car au fond elle a à se plaindre de moi. Je l'ai +trompée… Je n'avais qu'à lui dire que j'en aimais une autre… Elle va plus mal! +Et si le danger devenait encore plus grand! Si la marquise, à la fleur de son +âge, périssait consumée d'une maladie lente!… J'aurois éternellement sa mort à +me reprocher!… Cette idée est insupportable… O ma Sophie, tu m'es bien chère! +mais faut-il, à cause de toi, laisser la marquise mourir de chagrin? +J'appelai Jasmin: «Retourne à Justine, demande-lui si, dans l'absence du marquis, +je ne pourrais pas voir Mme de B…, la calmer,… la consoler un peu? Jasmin, si +cela se peut, tu t'informeras de l'heure,… de la porte par laquelle je dois +entrer;… enfin tu arrangeras cela avec Justine.—Oui, Monsieur.—Va vite.» +Il ne tarda pas à revenir. Justine lui avait dit qu'elle ne croyait pas que +madame fût en état de recevoir personne; qu'elle ne savait pas si madame serait +bien aise de la visite de monsieur le chevalier; que, cependant, il n'y avait +qu'une scène à risquer. Je savais le chemin: ce soir, sur les neuf heures, je +n'avais qu'à me glisser par la porte cochère, gagner promptement l'escalier +dérobé, ouvrir la porte du boudoir avec la clef qu'elle donnait. Au reste, si +madame se fâchait, Justine ne prenait rien sur elle, et ce serait mon +affaire. +A neuf heures précises je frappai à l'hôtel du marquis. «Qui demandez-vous?» cria +le suisse. Je répondis: «Justine», et je me coulai rapidement. Je trouvai +Justine en sentinelle dans le boudoir: «Comment va-t-elle?—Bien doucement.—Elle +est là, dans sa chambre à coucher?—Oh! mon Dieu, sûrement, et au lit.—Elle est +alitée?—Oui, Monsieur.—Cet imbécile de Jasmin ne m'a pas dit cela. Est-elle +Seule? ses femmes…—Elle est seule, Monsieur; mais je n'ose vous annoncer», +ajouta-t-elle en composant sa petite mine friponne. Je l'embrassai par +distraction. «Tiens, vois-tu cette chienne d'ottomane-là? je ne l'oublierai de +ma vie», et, toujours par distraction, je poussai Justine dessus. Elle parut +véritablement effrayée. «Mon Dieu! madame va entendre, elle ne dort pas.» +Effectivement la marquise, forçant sa voix un peu éteinte, demanda qui était là. +Justine ouvrit la porte de la chambre à coucher: «Madame, c'est…» J'approchai du +lit, je pris la belle main qui entre'ouvrait les rideaux: «C'est moi, c'est votre +amant, qui, plein d'inquiétude…—Quoi! Monsieur, qui vous a ouvert la porte? qui +vous a permis?…—J'ai cru que vous excuseriez…—Eh bien! Monsieur, que +voulez-vous? insulter à ma douleur? redoubler mes chagrins? augmenter mon +mal?—Je viens pour le calmer.—Le calmer! Monsieur, ferez-vous que je n'aie pas +entendu ce que votre père a dit, que je n'aie pas lu ce que vous avez écrit? (La +marquise fit quelques efforts pour me cacher ses larmes.)—Madame, devez-vous +m'imputer les torts du baron? Et quant à la lettre…—Monsieur, je ne vous demande +pas d'explication, je n'en veux pas.—Au moins, dites-moi si depuis hier vous +vous sentez un peu mieux.—Plus mal, Monsieur, plus mal. Mais que vous importe? +Quelle espèce d'intérêt prenez-vous à ce qui me touche?—Pouvez-vous le +demander!—Sans doute j'ai tort; je dois être assez convaincue que vous ne +m'aimez pas.—Ma chère maman!…—Laissez ce nom qui me rappelle mes fautes et mon +bonheur, hélas! trop court; ce nom qui rappelle un enfant trop aimable et trop +aimé! un enfant dont la fausse candeur me séduisit, dont les charmes peu communs +égarèrent ma raison… Je me flattais qu'au moins sa tendresse était le prix de la +mienne… Hélas! il me trahissait froidement! Cruel! si jeune encore, vous +possédez à ce point l'art de tromper!—Non, je ne vous trompe pas.—Allez, ingrat, +allez aux pieds de votre Sophie vous faire un mérite de mes douleurs. Dites-lui +que la marquise, indignement sacrifiée, gémit de vous avoir connu, et, pour +qu'il ne manque rien à mon humiliation, allez trouver votre père, votre père qui +ose me faire un crime de ma tendresse pour vous; apprenez-lui que son digne fils +m'en a cruellement punie; mais, Faublas, souvenez-vous du moins, souvenez-vous +toujours que cette femme qu'on vous a dite ardente, vive, emportée, uniquement +dévorée de la soif du plaisir, que cette femme ne put résister au chagrin +d'avoir été si cruellement traitée, et ne se consola jamais de vous avoir +perdu.—Ma chère maman, pouvez-vous méconnaître le sentiment qui me ramène?—Oui, +la pitié que vous ne pouvez refuser à mes peines! l'offensante pitié!—Non: +l'amour, l'amour le plus vif.» +Je pris une de ses mains, qu'elle ne retira plus. On ne peut se figurer combien +Ses plaintes m'avaient ému, combien je souffrais de l'état où je la +trouvais. +«Ah! me dit-elle, que vous connaissez bien ma faiblesse et ma crédulité! Allons, +Faublas, asseyez-vous là. (Je me plaçai sur le bord de son lit.) Eh mais, si +quelqu'un entrait! si l'on vous voyait! Faites-moi le plaisir d'appeler Justine, +elle est dans le boudoir… Petite, que ma porte soit fermée à tout le monde… Tu +diras à mes femmes que je repose, et tu recommanderas bien dans l'antichambre +qu'on ne laisse entrer personne… Mon ami, vous souperez ici.—De tout mon +cœur.—Petite, demande une volaille… Tu leur diras que je suis assoupie, +fatiguée; mais qu'avant de m'endormir je me sens quelque envie d'entamer une +aile… Surtout je veux être tranquille. Toi, Justine, tu auras un appétit +excessif: tu m'entends bien?—Oui, Madame, répliqua la soubrette en riant; oui, +il faut ce soir que je mange comme deux.» +Dès que Justine fut sortie, je serrai la marquise dans mes bras, et, après avoir +préludé par de petites caresses, je voulus pousser très loin mes entreprises. On +m'opposa une résistance à laquelle je ne m'attendais pas, et Justine, qui +apportait un poulet, me força de suspendre l'attaque. La marquise ne voulut pas +manger; moi, tout en dépeçant l'animal, je considérais l'appartement avec une +attention que ma belle maîtresse remarqua. «Mais que regarde-t-il donc +ainsi?—Cet appartement que je reconnais avec plaisir, il me semble que c'est +ici…» La marquise me comprit: «Oui, c'est ici que la figure de Mlle Duportail +m'a joué un vilain tour.—Pourquoi vilain?—Pourquoi? parce que Faublas est un +trompeur.—Ah! vous allez recommencer la querelle! En vérité, maman, vous êtes ce +Soir bien singulière. Vous voulez qu'on dispute, et vous ne voulez pas qu'on se +raccommode.—Justement, Monsieur le libertin et l'ingrat; vous avez de bonnes +raisons, vous, pour vouloir tout le contraire: c'est au raccommodement que vous +visez, et vous esquivez la dispute. Au reste, puisque nous en sommes là-dessus, +demandez au baron s'il ne faut pas…—Quoi! maman, il se pourrait que ce que mon +père a dit…? Ce serait là ce qui empêcherait…?—Que ce soit cela ou autre chose, +toujours est-il certain, Monsieur le conquérant, que ce soir il n'y aura pas +entre nous de raccommodement dans ce sens-là!—Ah! ma petite maman, c'est +précisément dans ce sens-là qu'il y en aura.—Je vous assure que non.—Je vous +proteste que si.» +L'air déterminé dont j'affirmois parut effrayer la marquise: je la vis s'arranger +de la manière qu'elle jugea la plus propre à me contrarier. «Oui, oui, faites +vos dispositions; mais, dès que j'aurai soupé, quand Justine ne sera plus là, +vous verrez!—Justine ne s'en ira pas… Petite, ne quitte pas mon appartement… +Chevalier, asseyez-vous ici,… un peu plus près de nous… Là, bien, j'ai quelque +chose à vous dire.» +Elle passa un bras derrière moi, appuya sa tête sur mon épaule; et, après m'avoir +donné un baiser: «Faublas, m'aimez-vous? dit-elle en baissant la voix.—Maman, +n'en doutez plus.—Je vous en demande une preuve.—Quoi donc? m'écriai-je avec +inquiétude.—De ne pas insister ce soir sur le raccommodement…—Pourquoi cela?—Mon +ami, j'ai la fièvre, vous la gagneriez.—Eh bien! qu'importe?—Qu'importe! +répéta-t-elle en m'embrassant; j'aime cette réponse-là: que n'est-elle aussi +Sage qu'elle me paraît flatteuse!… Mon bon ami, mon cher Faublas, je ne veux pas +d'un bonheur qui vous coûterait votre santé! Quelle femme assez peu délicate +pourrait acheter à ce prix quelques instants rapides d'une jouissance d'autant +moins douce qu'elle est plus répétée? Quelle femme assez aveugle, assez +insensible, pourrait, en se donnant à toi, ne céder qu'à l'attrait du plaisir? +Qui! moi! j'énerverois tes forces! j'épuiserois ta jeunesse! j'altérerois un des +plus beaux ouvrages de la nature! je détruirois un de ses chefs-d'œuvre les plus +Séduisant! Non, mon cher Faublas, non. Pour t'épargner des regrets, je +combattrai tes désirs et ma propre faiblesse; dans tous les temps tu me +trouveras prête à m'immoler pour ton bonheur; et, loin de te préparer des jours +tristes ou douloureux, je donnerai, s'il le faut, ma vie, pour prolonger, pour +embellir la tienne. O des amant le plus aimable et le plus aimé! ce n'est pas +pour moi seulement que je te chéris; va, quoi qu'on en puisse dire, c'est toi, +c'est toi-même que j'adore en toi… Mon bon ami, promets-moi de ne pas insister +ce soir… Je renverrai Justine; tu seras là, je te verrai, je t'entendrai, je +m'endormirai peut-être sur ton sein; je serai trop heureuse… Mon bon ami, +donne-moi ta parole d'honneur… Chevalier, répondez-moi donc… Mais voyez comme il +réfléchit pour une chose si simple!» +La marquise avait raison: je réfléchissois. Je pensais à Sophie; je faisais à ma +jolie cousine l'hommage des privations qu'on m'imposait; et, cette idée +m'inspirant le courage de les supporter, je promis à sa rivale d'être sage. +Aussitôt Justine reçut l'ordre de s'éloigner. +«Faublas, je suis contente de vous, reprit la marquise d'un air de satisfaction. +Causons tranquillement: ce plaisir-là, s'il est moins vif qu'un autre, est plus +durable… De quoi riez-vous?—D'une idée peut-être singulière.—Dites, mon ami, +dites.—Si l'on pouvait imposer à une femme qui attend son amant la condition de +le garder pendant deux heures pour causer avec lui seulement, ou de le renvoyer +au bout de cinq minutes qu'alors elle emploieroit à son gré?…—Mon ami, beaucoup +de belles dames trouveraient l'alternative embarrassante. On dit qu'il y en a +pour qui le plaisir de parler sentiment est le nec plus +ultra de l'amour; toutes les autres fonctions d'une maîtresse coûtent +Singulièrement à leur complaisance: d'honneur, je crois que, s'il en existe, +elles sont du moins en bien petit nombre. En revanche, je vous assure qu'il s'en +rencontreroit beaucoup, mais beaucoup, à qui ce bavardage et cette inaction de +deux heures paroîtroient fort ridicules. J'en connais qui aimeroient bien mieux +rester muettes toute leur vie.—Ce n'est pas vous, maman.—Moi, je serais du parti +qui accorderoit les deux autres.—Oui?—Oui, mon ami. Les deux heures de +conversation, ce serait pour aujourd'hui, supposons, et les cinq minutes de +bonheur, je les garderois pour demain.—Pour demain? souvenez-vous-en +bien.—Ah!…—Ah! vous l'avez dit.—Oui, mais ce n'était qu'une supposition.» +La marquise mit beaucoup du sien dans l'entretien que nous eûmes ensemble; et je +lui découvris mille perfections que je n'avais pas encore eu le temps +d'apercevoir. Elle m'étonna par une foule de traits satiriques, ingénieux ou +brillant; il lui échappa même quelques pensées un peu philosophiques, mais pas +une seule réflexion morale. J'admirai surtout en elle cette élocution élégante +et facile que l'usage du grand monde donne quelquefois, cet esprit naturel et +fin qui ne s'acquiert jamais; un goût épuré, dont auraient grand besoin beaucoup +de nos beaux esprits que je ne nomme pas, et plus de savoir que n'en a +communément une femme belle ou jolie. +Je ne croyais être auprès d'elle que depuis un quart d'heure, quand nous +entendîmes sonner minuit. «Voici le moment de la retraite, mon ami, me dit-elle, +il faut que Justine vous reconduise elle-même jusqu'à la porte, à cause de mon +Suisse qui n'entend pas raison. (La suivante attentive accourut au premier coup +de sonnette.) Petite, tu vas reconduire ton amoureux.—Comment? son amoureux!—Eh! +Sans doute; vous ne comprenez pas que Justine qui fait entrer un jeune homme le +Soir, qui le reconduit à minuit, a tout à fait l'air d'avoir une affaire de +cœur? Je suis sûre que demain on le dira tout haut dans l'office; mais la petite +Sait bien que je la dédommagerai amplement de ce qu'elle pourra souffrir à cause +de moi. Adieu, mon cher Faublas; on vous verra demain sur les huit heures?—Au +plus tard.—Mon ami, je serai malade pour tout le monde… Allons, petite, +reconduis-le: car, enfin, il faut ménager un peu ta réputation; plus il s'en ira +tard, et plus on s'égayera sur ton compte… Allez sans lumière, pour qu'on ne +vous voie pas dans le petit escalier, et marchez bien doucement, de peur de vous +blesser.» +Justine et moi nous entrâmes dans le boudoir. J'eus soin de bien fermer la porte +de la chambre à coucher qui y communiquait, tandis que Justine ouvrait à tâtons +celle qui conduisait à l'escalier dérobé. Au lieu de suivre sur cet escalier ma +conductrice, qui me tendait la main, je l'attirai doucement vers moi. «Mon +enfant, lui dis-je si bas qu'à peine elle entendit, tu te souviens bien de la +Scène de l'ottomane; je veux me venger: aide-moi, ne dis mot.» Justine, toujours +disposée à me servir, me seconda si bien sur l'ottomane que la marquise +elle-même n'aurait pu mieux faire; jamais je n'éprouvai mieux combien eut raison +celui qui, le premier, écrivit: «La vengeance est le plaisir des dieux!» +Si l'on veut se pénétrer de mon esprit, considérer mon âge, examiner ma position, +on verra que je ne pouvais manquer au rendez-vous du lendemain. La marquise +m'attendait avec impatience: elle me prodigua les caresses les plus flatteuses +et les noms les plus doux. Elle satisfit même ma curiosité, toujours empressée, +avec une complaisance qui me parut du plus favorable augure; mais, comme la +veille, elle arrêta mes transports au moment de les couronner, et, prétextant +encore sa fièvre maudite, elle me refusa constamment la preuve la plus certaine +de la tendresse d'une amante, cette preuve si chère à tous les jeunes gens, si +nécessaire au plus ardent de tous! Je supportois ma peine assez patiemment, dans +l'espérance qu'au moins la jolie suivante, au moment du départ, aurait pitié de +moi; point du tout, la marquise, qui n'était plus alitée, me reconduisit +elle-même jusqu'à l'escalier dérobé. Je voyais bien que Justine souffrait de ma +douleur; mais pouvait-elle me consoler dans la cour? Je rentrai chez moi bien +chaste et bien désolé. +Rosambert, que j'instruisis des rigueurs de ma belle maîtresse, n'en parut point +étonné. Il me dit: «Je vous ai prévenu que Mme de B… réglait sa conduite sur les +circonstances, et la changeait selon les événements. Quelles que saient les +qualités physiques et les facultés morales de Mlle de Pontis, puisque le +chevalier l'aime, elle est à ses yeux spirituelle et jolie. Cette passion est +légitime, honnête et vertueuse; c'est un premier amour. Il naquit de la +Sympathie; il vit de privations; il croîtra par les obstacles, l'habitude et +l'espérance. Mlle de Pontis est donc une rivale dangereuse. Voilà, n'en doutez +pas, ce que s'est dit la marquise; mais, après avoir examiné les moyens de son +ennemie, elle a calculé ses propres forces et la faiblesse du jeune Adonis dont +il s'agit de disputer le cœur irrésolu…—Irrésolu, Rosambert!—Eh! oui, irrésolu +quant à présent. Vous adorez l'une; mais vous ne pouvez vous décider à lui +Sacrifier l'autre… A votre âge, l'attrait du plaisir a une force irrésistible. +Vous savez de quel plaisir je veux parler: Sophie ne peut vous l'offrir, +celui-là! C'est Mme de B… qui en est la dispensatrice intéressée; eh bien! mon +ami, irriter sans cesse vos désirs, les satisfaire quelquefois, ne les épuiser +jamais, en deux mots voilà son plan. C'est pour rendre ses faveurs plus +précieuses qu'elle en sera désormais avare. Croyez qu'elle souffrira comme vous +des privations qu'elle va vous imposer; mais, à quelque prix que ce soit, la +marquise a juré de vous conserver.» +Enfin, il est temps de retourner à Sophie! Elle luit enfin la troisième journée! +Je puis aller au couvent voir ma jolie cousine. Oh! comme depuis trois jours +elle était encore embellie! +Pendant deux mois, à peu près, j'eus le bonheur de l'entretenir au parloir +régulièrement deux fois par semaine. O pouvoir prodigieux des vertus et de la +beauté réunies! en quittant ma Sophie, j'imaginais toujours qu'il était +impossible que je l'aimasse davantage, et, chaque fois que je la voyais, je +Sentais que mon amour était encore augmenté. +Il faut avouer cependant que, dans le cours de ces deux mois, je vis souvent la +belle marquise, qui, toujours attachée au plan de réforme qu'elle avait en effet +adopté, économisoit nos plaisirs, au point de me refuser quelquefois le +nécessaire. Il faut avouer encore que ma jolie petite Justine, qui savait très +bien mon adresse, venait incognito chez moi recueillir +les épargnes de sa maîtresse. +M. Duportail, impatient de retrouver sa chère fille, était parti depuis six +Semaines pour la Russie, dans l'espérance de s'y procurer quelques lumières sur +le sort de Dorliska. +Un jour que j'étais avec Rosambert à l'Opéra, nous y rencontrâmes le marquis de +B… Il salua le comte d'un air froidement poli, mais il me fit l'accueil le plus +caressant. Il se plaignit de ce que, depuis plus de deux mois, il n'avait pas eu +le bonheur de pouvoir me joindre, et il me demanda comment mon père se portait. +«Fort bien, Monsieur le marquis: il est actuellement en Russie.—Ah! ah! cela est +donc vrai?—Assurément.—Monsieur, et Mlle Duportail?—Ma sœur se porte à +merveille.—Toujours à Soissons?—Oui, Monsieur.—Et quand revient-elle dans ce +pays-ci?—Au carnaval prochain», répondit aussitôt Rosambert. +Pour détourner cette plaisanterie dont je craignis l'effet, j'assurai au marquis +que ma sœur viendrait passer l'hiver à Paris. «Mais, reprit M. de B…, vous ne +demeurez donc plus à l'Arsenal?—Toujours, Monsieur.—En ce cas, recommandez donc +à vos gens d'être un peu plus civils et plus attentifs. Ils m'ont bien dit que +monsieur votre père était allé en Russie; mais, quand je leur ai demandé de vos +nouvelles et de celles de mademoiselle votre sœur, ils m'ont répondu brusquement +que M. Duportail n'avait pas d'enfants.—C'est que son père le gêne beaucoup, +interrompit Rosambert; il ne lui permet de recevoir personne.—Oui, Monsieur, la +réponse qu'on vous a faite est sans doute une suite des ordres que mon père aura +donnés.—Eh bien! je croyais monsieur votre père plus raisonnable; un jeune homme +doit avoir un peu de liberté. Une demoiselle! oh! c'est différent! on ne saurait +veiller les filles de trop près! et je connais des demoiselles très comme il +faut, qu'on ne tient pas assez…, à qui on laisse faire de mauvaises +connaissances (en disant cela, il regardait Rosambert d'un air malin); mais +vous! cela est trop rigoureux! Tenez, je veux vous procurer quelque agrément, +quelque dissipation. La marquise est ici: je veux vous présenter à la +marquise.—Monsieur, je ne puis…—Venez, venez, elle vous recevra bien.—Je ne +doute pas que, présenté par vous… Mais, Monsieur…—Eh! mais, pourquoi toutes ces +façons? me dit Rosambert. Madame la marquise est très aimable.—N'est-il pas +vrai, Monsieur, reprit le marquis en s'adressant d'abord au comte et ensuite à +moi, n'est-il pas vrai qu'elle est très aimable, ma femme?… elle a beaucoup +d'esprit. D'abord je ne l'aurois pas épousée sans cela.—La vérité est que madame +la marquise a beaucoup d'esprit; et monsieur le sait bien! s'écria +Rosambert.—Monsieur le sait bien? répéta le marquis.—Oui, Monsieur, ma sœur me +l'a dit.—Ah! mademoiselle votre sœur! oui… Je vous assure, Monsieur, qu'il ne +manque à ma femme que d'être un peu plus physionomiste; mais cela viendra, cela +viendra,… j'ai déjà remarqué qu'elle a un goût naturel pour les belles figures. +Monsieur Duportail, la vôtre est très prévenante, et puis vous ressemblez +Singulièrement à mademoiselle votre sœur, que la marquise aime beaucoup. Venez, +Suivez-moi, je vais vous présenter à la marquise.—En vérité, Monsieur le +marquis, je suis désolé de ne pouvoir mieux répondre à tant d'honnêtetés; mais +je me suis, pour ainsi dire, dérobé de chez moi; je vais me cacher dans le +parterre,… je ne puis paraître dans une loge… Si quelqu'un des amis de mon père +me voyait, il le lui écrirait sûrement, et vous n'avez pas d'idée de la scène +que M. Duportail me ferait à son retour.—Il y a des parents bien ridicules!… Je +Savais bien que j'avais quelque chose à vous demander, Monsieur… Connoissez-vous +un certain M. de Faublas?» Je répondis sèchement non. «Mais le comte le connaît +peut-être? continua le marquis.—De Faublas? répliqua Rosambert. Mais oui, je +crois avoir entendu ce nom-là,… j'ai vu cela quelque part.» Il prit le marquis +par la main, et, affectant de parler plus bas: «Ne parlez jamais des Faublas +devant les Duportail: ces deux familles-là sont ennemies!… Il y aura du sang +répandu au premier jour.—Tout cela s'est donc découvert? répliqua le marquis à +demi-voix.—Quoi, tout cela? répondit Rosambert.—Bon! vous m'entendez de +reste.—Non, le diable m'emporte!—Oh! que si; mais vous avez raison: à votre +place, je serais aussi discret que vous.—D'honneur! si je comprends un +mot!…—Allons, brisons là», dit le marquis. Il éleva la voix. «Oh çà, dis-moi, +Rosambert, car je suis un bon diable, je ne sais pas garder rancune, moi! +dis-moi pourquoi, depuis plus de six semaines, tu n'es pas venu nous voir.—Des +affaires.—Bon! des affaires; des maîtresses!… On ne m'attrape pas, va! J'espère +qu'au moins tu voudras bien venir saluer la marquise!—Assurément… Chevalier, +vous voulez bien m'attendre ici un moment?» +Le marquis, en me quittant, me répéta qu'il regrettait fort de ne pouvoir me +présenter à sa femme. +Un quart d'heure après Rosambert revint à moi en riant. «Mme de B… n'a pas paru +fâchée de me voir, me dit-il: elle m'a reçu poliment; nous nous sommes traités +réciproquement comme des gens de connaissance qui se souviennent de s'être +rencontrés souvent dans le monde. Pourtant la marquise a été un peu étonnée +quand son bon mari lui a dit que j'étais ici avec M. Duportail le fils, qui +n'avait jamais osé lui venir présenter ses devoirs. Vous concevez que, tout +étant fini entre Mme de B… et moi, je n'ai pas cherché à augmenter l'embarras de +Sa position; au contraire, je l'ai charitablement aidée à me tromper moi-même: +je suis entré dans toutes ses idées aussi bonnement que son cher époux. Ce qu'il +y a de fort singulier, c'est que j'ai trouvé de temps en temps de grandes +obscurités dans cette plaisante scène, qui m'a d'ailleurs beaucoup amusé. Vous +m'expliquerez cela, Faublas. Tenez, quoique M. de B… parlât bas dans ce +moment-là, j'ai pourtant bien entendu qu'il disait à la marquise: «Madame, je +vous le disais bien que cette Mlle Duportail n'était pas une fille honnête. Tout +cela s'est découvert; les Duportail sont furieux; et, s'ils rencontrent ce M. de +Faublas, ils lui feront un mauvais parti. Je suis sûr que le voyage de la +demoiselle à Soissons et celui du père en Russie ne sont que des prétextes. +Aussi ce père a bien mérité cela: il gêne horriblement son fils, et il laisse +faire à sa fille tout ce qu'elle veut.» Voilà à peu près, continua le comte, ce +que le marquis a dit. Faublas, vous êtes au fait, faites-moi le plaisir de +m'apprendre ce que tout cela signifie.» +Je contai à Rosambert comment le marquis avait trouvé mon portefeuille dans un +mauvais lieu , comment il avait prouvé à sa femme que +Mlle Duportail était une p….., comment la marquise s'était fait rendre mes +lettres sur son ottomane, moi présent. Le comte donna un libre cours à sa gaieté +et finit par me demander pourquoi je n'avais pas voulu être présenté à Mme de B… +«Mon ami, lui répliquai-je, si j'étais follement épris de la marquise et qu'il +n'y eût pas eu d'autres moyens de la voir que celui-là, je l'aurois employé; +mais, puisque nous nous joignons facilement, tantôt d'un côté, tantôt d'un +autre, puisque les rendez-vous ne nous manquent pas, pourquoi aurois-je encore +été chercher des dangers sous un travestissement nouveau?—Quoi donc! cela aurait +produit des scènes plaisantes! A votre place, la marquise n'aurait pas +balancé.» +Après le spectacle, je suivis Rosambert à la loge de Mlle ***, qu'il connaissait +particulièrement. Une danseuse était avec la princesse. «Il est joli, dit +celle-ci après m'avoir majestueusement toisé.—C'est l'Amour, répondit l'autre, +ou c'est le chevalier de Faublas!» Je remerciai vivement l'honnête personne qui +m'adressait un compliment si flatteur. «Chevalier, me dit-elle, je vous ai +entrevu quelque part, et depuis plusieurs mois j'entends parler de vous presque +tous les jours. Vous pouvez être une très belle fille; mais, quant à moi, j'aime +mieux un joli garçon.» Je fixai le comte: «Rosambert, il me paraît que vous +m'aviez annoncé!» Rosambert me donna sa parole d'honneur que non. Cependant les +deux dames se parlaient à l'oreille; et Coralie (c'est le nom de la danseuse), +Coralie riait comme une folle. +Ai-je besoin de dire que déjà la partie carrée se décidait; que nous soupâmes +chez la déesse; que je ramenai la nymphe chez elle, et que j'y partageai son +lit? Qui ne sait pas qu'à l'Opéra les divinités sont de bien faibles mortelles; +que c'est le pays du monde où les passions se traitent le plus lestement; que +c'est là surtout qu'une affaire de cœur commence et s'achève dans la même +Soirée? +Coralie n'était ni belle ni jolie; mais elle avait la vivacité qui plaît, les +grâces qui attirent: on écoutait avec plaisir son petit jargon galant. Sur sa +figure mutine régnait la gaieté; son maintien, un peu dévergondé , provoquait le désir. Au reste, grande et bien faite, belle +main, joli pied, superbe peau! Coralie, d'ailleurs, possédait si bien l'art des +voluptés secrètes! elle épuisait avec tant de discernement toutes les ressources +du métier!… J'oubliai dans ses bras Justine et Mme de B… +Mais, par une singularité que je n'entreprendrai pas d'expliquer, l'image des +vertus les plus pures vint, au sein du libertinage, se présenter à mon esprit +troublé; et, ce qui n'est pas moins digne de remarque, je m'avisai de vouloir +parler dans un de ces moment où l'homme le plus étourdi, exempt de toute +distraction, ne laisse échapper que de très courts monosyllabes ou de longs +Soupirs étouffés. «Ah! Sophie!» m'écriai-je. J'aurois dû dire: «Ah! Coralie!…» +«Sophie! répéta la nymphe sans se déranger; Sophie! vous la connaissez? Eh bien, +c'est une sotte, une bégueule, une pécore, qui n'a jamais été jolie, qui est +fanée, et à qui il est arrivé la semaine passée…» Elle ne put en dire davantage; +mais, quoiqu'en parlant prodigieusement vite, elle avait si bien employé son +temps que je ne savais lequel admirer le plus, ou de l'étonnante agilité de ce +corps si souple, ou de l'extrême volubilité de cette langue si déliée. +Il était dix heures du matin quand je quittai Coralie. Le baron, informé de mon +absence, attendait impatiemment mon retour. Il me fit souvenir, d'un ton sévère, +qu'il m'avait prié de ne jamais coucher ailleurs qu'à l'hôtel. Je montai chez +moi; M. Person m'y attendait. J'allois lui reprocher sa trahison, il me prévint: +il m'observa qu'il était impossible que le baron ignorât cette échappée +nocturne; qu'en pareil cas, le devoir d'un gouverneur était d'avertir un père, +et que se laisser prévenir par le suisse ou par quelque autre domestique, c'eût +été fort maladroitement découvrir notre intelligence. Je n'avais rien à répondre +à de si bonnes raisons, et puis j'étais déjà occupé de toute autre chose. Jasmin +venait de me remettre une lettre qu'on lui avait laissée depuis plus d'une +heure. Je voyais avec surprise qu'elle était adressée à Mlle Duportail. Je +décachetai promptement, et je lus: +> Quelqu'un qui part ce soir pour Versailles m'assure que Mlle +Duportail n'est point à Soissons, et que sans doute elle se cache dans les +environs de Paris. Si cela est, cette charmante enfant, qui doit se souvenir +de moi, montera demain matin à cheval, avec son habit d'amazone, et viendra, +Suivie d'un seul domestique, couvert d'un habit bourgeois, me joindre, à +huit heures précises, au bois de Boulogne, à la porte de Boulogne même. Je +Suis, s'il faut l'en croire, celui qu'elle aime encore, etc. +> Le vicomte de Florville. +«En effet, m'écriai-je, j'ai depuis longtemps parole avec le vicomte: allons, ce +Sera pour demain matin… Jasmin, tu vas venir avec moi.» +J'allai acheter un beau cabaret de porcelaine, et je chargeai Jasmin de le porter +de ma part à Mlle Coralie, rue Meslay, porte Saint-Martin. +Au retour de mon domestique, je lui demandai ce qu'avait dit Mlle Coralie: +«Monsieur, elle m'a fait répéter plusieurs fois votre nom: «C'est bien de la +part du chevalier de Faublas? Un jeune homme… tout jeune… qui a tout au plus +dix-sept ans?—Mais, Mademoiselle, lui ai-je dit, est-ce que vous ne le +connaissez pas?» Elle a répondu: «Si fait; mais il est bon de s'expliquer. Vous +direz au chevalier de Faublas que je l'attends demain à souper.» +«Demain à souper, Jasmin! mais cela s'arrange assez mal: je passerai la journée +avec le vicomte de Florville! Allons, n'importe, je ne veux pas désobliger +Coralie.» +Jasmin me laissa, et je me livrai à mes réflexions: «O ma jolie cousine, que +d'injures, que d'infidélités je te fais!… Des infidélités! mais non. J'offre à +mes maîtresses un hommage impur, que ma vertueuse amante rejetterait, qui +profaneroit les charmes de Sophie… Mais… Mme de B…! Justine! Coralie en même +temps! trois à la fois!… Eh bien, fussent-elles cent, qu'importe? ou plutôt mon +excuse n'est-elle pas dans le nombre? Si Mme de B… était aimée, lui donnerais-je +des rivales? La marquise m'occuperoit-elle, si j'avais un attachement sérieux +pour Justine ou pour Coralie?… Non, non. Ces trois intrigues-là ne signifient +rien,… ce ne sont que des goûts passagers,… c'est l'effervescence de la +jeunesse… La marquise, il est vrai, me paraît beaucoup plus aimable que les deux +autres; mais enfin il n'y a que ma jolie cousine qui m'inspire un amour pur et +désintéressé… Oui, ma Sophie, ma chère Sophie, il est clair que je n'aime que +toi!» +Le lendemain, Jasmin et moi, nous étions, à huit heures précises, à la porte de +Boulogne! j'avais l'amazone anglaise et le chapeau de castor blanc. Les passants +S'arrêtaient pour me regarder. Les uns s'écriaient: «Voilà une jolie +femme!—Cette Angloise se tient bien à cheval», disaient les autres; et mon petit +amour-propre était flatté de ces exclamations fréquentes. Le vicomte de +Florville ne se fit pas longtemps attendre; il montait un très joli cheval, +qu'il manioit avec plus de grâce que de vigueur. «Belle demoiselle, nous allons, +Si bon vous semble, déjeuner à Saint-Cloud.—Très volontiers, Monsieur; mais où +descendrons-nous? dans une auberge?—Non, non, mon bon ami.—Comment, votre bon +ami? oubliez-vous, Monsieur, que vous parlez à Mlle Duportail?—Oui, mon ami, je +l'oubliais; et même je ne songeais pas que je suis aujourd'hui le vicomte de +Florville… Moi, un jeune étourdi; et vous, une jeune folle! Faublas, ne +trouvez-vous pas cela singulier?—Très singulier! Mais enfin vous voilà pour +toute la journée le vicomte de Florville, et moi Mlle Duportail. +Souvenons-nous-en bien. Celui des deux qui se trompera…—Donnera un baiser à +l'autre.—J'y consens, Monsieur le vicomte.» +Quand nous arrivâmes à Saint-Cloud, nous nous devions mutuellement cinquante +baisers au moins. A une portée de fusil du pont, le vicomte m'invita à mettre +pied à terre. Nous entrâmes dans une maison, petite et jolie, où je ne vis +personne. Il n'y avait qu'un premier étage. L'appartement que le vicomte +m'ouvrit me parut encore plus commode qu'élégant. «Pardon, Mademoiselle; mais il +faut que je fasse mettre les chevaux à l'écurie.» Il remonta l'instant d'après +et m'apprit qu'il avait ordonné à Jasmin d'aller déjeuner de son côté et de +revenir nous prendre dans une heure. Ensuite il me montra dans une armoire des +viandes froides, quelque dessert et de bon vin. «Mademoiselle, nous ferons +maigre chère; mais au moins nos gens ne nous troubleront pas.—Fort bien, +Vicomte; commençons par payer nos amendes.—Fi donc! une demoiselle! que +dites-vous là?… Moi! je veux d'abord manger un morceau.» +Le vicomte de Florville, un peu petite-maîtresse, suça un aileron. Mlle +Duportail, fort mal élevée, mangea comme un clerc de procureur. +Ces amendes qu'il fallait acquitter me tracassoient. Je voulus donner un baiser +au vicomte. «Mademoiselle, me dit-il, c'est à moi qu'appartient l'attaque.» Il +me prit par la main, me fit quitter la table, et voulut m'embrasser. Je le +repoussai vivement. «Monsieur, laissez-moi; vous êtes un impertinent!» Le +vicomte, plus obstiné qu'entreprenant, semblait vouloir ne dérober qu'un baiser, +et riait beaucoup de la résistance qu'on lui opposait. Apparemment plus +accoutumé à résister qu'à poursuivre, il déployait dans l'attaque beaucoup +d'adresse et peu de vigueur. Mlle Duportail, au contraire, renversant tous les +usages reçus, mettait dans la défense peu de grâce et beaucoup de force. +Le vicomte, bientôt épuisé, se laissa tomber sur un canapé. «C'est un dragon que +cette fille-là! s'écria-t-il; il faudrait un Hercule pour la subjuguer! Que la +nature est sage! elle a fait les autres femmes douces et faibles! Je vois bien +que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Allons, que +tout rentre dans l'ordre. Maligne demoiselle, apaisez-vous. Je ne suis plus que +la marquise de B…, le vicomte de Florville vous cède tous ses droits.» +Pour cette fois j'usai de la permission sans en abuser. Nous nous remîmes bientôt +à table. «Faublas, vous trouverez peut-être que j'ai de singulières fantaisies; +mais je vous prie de ne pas me refuser.—Le pourrais-je? De quoi s'agit-il?—Mon +bon ami, donnez-moi votre portrait.—Maman, vous appelez cela une fantaisie! +C'est un désir bien naturel que je partage. Seroit-ce une indiscrétion que de +vous demander le vôtre?—Non, mon ami; mais c'est celui de Mlle Duportail que je +veux.—Ah! j'entends; et c'est celui du vicomte de Florville que vous me +donnerez?—Précisément.—Ma petite maman, je m'en occuperai dès demain; nous +verrons lequel des deux sera plus tôt fait.—Le vôtre assurément. Vous n'êtes pas +gêné, vous, Faublas! Moi, je ne pourrai donner à mon peintre que quelques moment +dérobés. Vous sentez bien que ce n'est pas à l'hôtel que cette miniature se +fera?—Où donc, maman?—Chez cette marchande de modes,… au boudoir que vous +connaissez. Les habits que vous me voyez, je les y laisse toujours dans une +armoire dont j'ai la clef.—Quoi! c'est donc là que vous vous êtes habillée ce +matin?—Sans doute, mon ami. Sous prétexte de prendre l'air aux Champs-Élysées, +je suis sortie en robe de matin avec Justine. Nous nous sommes rendues chez ma +marchande de modes, où la métamorphose s'est opérée; une voiture de place m'a +conduite chez un loueur de chevaux, et voilà comme d'une marquise on fait un +vicomte. Justine a congé pour toute la journée: elle ne doit se retrouver qu'à +Sept heures chez ma marchande de modes, où j'irai reprendre ma robe. En +rentrant, je dirai sans affectation que j'ai rencontré aux Champs-Élysées la +comtesse de… Mais je crois entendre Jasmin. Allons faire un tour de promenade, +mon cher Faublas: nous reviendrons dîner ici.» +Nous remontâmes à cheval. Après de longs circuits nous nous trouvâmes, vers le +midi, au pont de Sèvres, que nous passâmes, pour nous promener sur la grande +route qui conduit à Paris. Une fort belle voiture, attelée de quatre chevaux, et +précédée d'un domestique bien monté, venait à nous. Le brillant équipage n'était +plus qu'à dix pas de distance, quand la marquise tourna bride et repassa le pont +au grand galop. Je crus que son cheval l'avait emportée. Au moment où je donnais +un coup d'éperon pour la suivre, je vis, du fond du carrosse, se jeter à la +portière un homme qui, m'ayant reconnu, m'appela: «Mademoiselle Duportail!» +C'était le marquis de B…! Je partis ventre à terre sur les traces de la +marquise, qui courait à travers champs. Jasmin galopoit derrière moi: il me cria +que nous étions poursuivis. +Bientôt j'entendis notre ennemi, déjà bien près de nous, exciter encore +l'excellent cheval qu'il montait. Je tournai bride brusquement, et, piquant +droit vers le zélé postillon, je le saluai d'un grand coup de fouet. Jasmin, +brûlant d'imiter son maître, avait déjà le bras levé. Le pauvre domestique, +étonné qu'une jeune dame eût frappé aussi rudement, retenu sans doute par le +respect qu'il croyait devoir à mon sexe autant qu'à mon rang, ou peut-être par +l'idée d'un combat très inégal, puisque Jasmin se tenait prêt à me seconder; le +pauvre domestique, ne sachant s'il devait fuir ou se défendre, me regardait d'un +air stupéfait. Je déterminai promptement ses résolutions par cette fière +harangue, prononcée cependant d'une voix féminine: «Maraud, je te coupe le +visage si tu poursuis; si tu retournes sur tes pas, voilà de quoi boire à ma +Santé.» Il prit mon écu, en louant à sa manière ma vigueur et ma générosité. Je +le vis s'en retourner aussi vite qu'il était venu. +Ainsi débarrassé de mon ennemi, je promenais mes regards au loin pour découvrir +la marquise. Ou elle avait beaucoup modéré la course de son cheval, ou elle +S'était arrêtée: car je vis qu'elle avait peu d'avance sur nous. En peu de temps +nous la joignîmes. Je lui rendis compte de la manière dont je venais de recevoir +l'envoyé du marquis. «Il était temps que je partisse, me dit-elle; je n'ai +reconnu qu'un peu tard les chevaux et le cocher.—Maman, mais pourquoi vous +êtes-vous éloignée sans m'avertir?—Parce qu'il était trop tard; nous étions +Serrés de trop près. Cette amazone que le marquis connaît nous aurait trahis; +j'ai voulu qu'il fût tout d'un coup sûr de son fait.—Je ne comprends pas trop la +raison…—Elle est pourtant bien simple, mon ami: il m'importait peu que le +marquis vous vît, pourvu qu'il ne me vît pas, moi! Je sentis que dès qu'il +aurait reconnu Mlle Duportail, il ne s'occuperoit plus que d'elle. En vous +laissant là, j'assurois ma fuite.—Ah! bien vu… Mais que va dire de moi le +marquis?» La marquise, s'approchant de moi, me dit bien bas, en souriant: «Il +dira que Mlle Duportail est une p….. Il m'annoncera d'un ton capable qu'elle est +effectivement dans les environs de Paris; qu'il l'a rencontrée avec ce M. de +Faublas; et le plaisir d'avoir deviné tout cela le consolera de la petite +mortification que lui cause le bonheur de son rival… Mais, ajouta-t-elle d'un +ton plus réfléchi, mon tendre époux me rend bien les infidélités que je lui +prête.—Comment donc?—Vous ne voyez pas cela! Il est parti hier au soir pour +Versailles, où il ne se rend qu'aujourd'hui. Il a couché à Paris… Il m'attrape, +poursuivit-elle en riant de toutes ses forces, il m'attrape!… Au reste, mon cher +Faublas, je ne me sens pas le courage de lui en vouloir.—Gardez-vous bien de lui +pardonner cette offense, maman; venez vous venger à Saint-Cloud.—A Saint-Cloud! +non, non; ce serait aussi trop hasarder, ce serait nous livrer comme des enfants. +Dans ce moment-ci M. de B… est peut-être encore à Sèvres; le pauvre La +Jeunesse…—Maman, il s'appelle La Jeunesse, ce monsieur que j'ai étrillé?—Oui, +mon ami; si c'est celui qui précédait la voiture, il s'appelle La +Jeunesse.—Mais, puisque vous l'avez vu d'assez près pour le reconnaître, il vous +a peut-être reconnue aussi?—Impossible, mon ami: cet habit de cavalier, ce +chapeau rabattu sur mes yeux! non; je suis tranquille… Je présume donc que ce +pauvre La Jeunesse, déjà revenu, raconte au marquis le malheureux événement de +Sa course. Maintenant, mon pénétrant mari commente, réfléchit, devine. Il +devine, j'en suis sûre, que vous demeurez à Sèvres, ou non loin de là. Je +parierois que, curieux de découvrir votre retraite, il charge La Jeunesse de +rôder dans les environs, de chercher, d'attendre, de s'informer, de bien +examiner toutes les physionomies. Non, mon ami, ce n'est pas à Saint-Cloud qu'il +faut aller. Regagnons Paris. Je ferai le moins long détour pour arriver la +première chez ma marchande de modes, où vous ne tarderez pas à me venir +retrouver. C'est au boudoir que nous dînerons; c'est là que vous me ferez +compagnie jusqu'au retour de Justine.» +A un quart de lieue de la capitale, nous nous séparâmes. La marquise, à qui je +voulais donner Jasmin, m'observa qu'un jeune cavalier pouvait se promener seul, +mais qu'il ne serait pas décent qu'une jolie femme, surtout dans l'équipage où +j'étais, ne fût pas suivie au moins d'un domestique. Mme de B… entra par la +grille de la Conférence; Jasmin et moi, nous allâmes gagner la barrière du +Roule, et de là la rue de… A la porte de la marchande de modes, nous trouvâmes +un petit Auvergnat qui tenait un cheval par la bride, et qui remit à Jasmin un +bout de papier, sur lequel étaient écrits ces mots: Jasmin +reconduira mon cheval chez M. T…, loueur de chevaux, rue…, de la part du +vicomte de Florville. +Je ne sortis du boudoir qu'à huit heures du soir. La marquise, toujours fidèle à +Ses principes économiques, me renvoya dans un état honnête, qui me laissait +encore l'espérance de me présenter devant Coralie d'une certaine façon. Je +retournai d'abord à l'hôtel, où je me débarrassai de mon accoutrement féminin. +Avant dix heures j'étais chez la danseuse. +«Bonsoir, mon petit chevalier: mettons-nous vite à table.—Volontiers.—Sais-tu +qu'il y a plus d'une demi-heure que je t'attends pour te gronder?—Parce +que?—Parce que tu me traites mal. Chevalier, j'ai toujours un homme entre deux +âges qui me paye pour être aimé, et un joli garçon qui m'aime sans me payer. +Quelques-unes de mes camarades joignent à cela un grand laquais à large +poitrine, une manière d'Hercule, qu'elles payent pour les aimer. Moi, qui n'ai +pas de si grands besoins, je ne veux pas de satyre, je me contente de mon joli +garçon.—Eh bien! Coralie, qu'a cela de commun avec la querelle que tu veux me +faire?—Attends donc. Le monsieur qui paye, je l'ai, et j'ai de bonnes raisons +pour ne pas te dire son nom; toi, tu es le joli garçon qui m'aime, n'est-il pas +vrai?—Après la querelle…—Tu vas voir. Je t'ai pris, parce que tu me plaisais, et +je te quitterai quand tu ne me plairas plus.—Enfin?—Enfin, je n'attends pas de +cadeaux de toi; tu m'en as fait un dont je ne veux pas.—Quoi! ce cabaret de +porcelaine?—Oui.—Je ne le reprendrai pourtant pas. D'ailleurs, Coralie, tes +arrangement ne me conviennent point; je veux être seul et payer.—Bon! Chevalier, +tu es trop jeune et tu n'es pas assez riche. Et puis, tiens, tu ferais un +mauvais marché. Tu es beau, tu as de l'esprit; eh bien, dès que tu payerois, je +ne t'aimerais plus. Je ne sais pas comment cela se fait; mais voilà comme nous +Sommes toutes! Un billet de caisse d'escompte est pour celui qui le donne le +gage d'une infidélité.—Je ne te donne pas d'argent, ce n'est qu'un petit +présent…—Je n'en veux point.—Je te répète que je ne le reprendrai pas.—En ce +cas, je le jetterai par la fenêtre.—Si cela t'amuse!…» +Nous nous disputions beaucoup, lorsqu'une espèce de femme de chambre à Coralie +entra d'un air effrayé et cria: «C'est lui!—C'est lui?» répéta la maîtresse. Les +deux femmes me saisirent par les bras, m'entraînèrent dans la chambre à coucher, +ouvrirent, dans le fond de l'alcôve, une petite porte par laquelle elles me +firent passer; et je me trouvai dans un couloir qui faisait le tour des +appartements. Je me fâchois et je riois en même temps. L'une me tirait par le +bras, l'autre me poussait par les épaules: elles firent si bien qu'elles +parvinrent à me mettre à la porte. J'allai dormir tranquillement chez moi: le +baron n'était pas rentré. +Le lendemain, je fis avertir un peintre habile, qui donna toute la journée à Mlle +Duportail. Comme il me quittait, il m'arriva une invitation de Coralie pour le +Soir même. La scène de la veille m'avait paru fort désagréable; mais qu'on se +Souvienne que je n'ai pas dix-sept ans. A dix-sept ans, refusa-t-on jamais de +passer une nuit avec une fille aimable?… Un adolescent prétend-il qu'à ma place +il aurait résisté? qu'il se montre; et, s'il n'est pas malade, je lui dirai +qu'il ment. +L'homme le plus robuste n'est pas infatigable. Au milieu de la nuit, je +m'endormis dans les bras de la danseuse, et le bruit d'une sonnette +vigoureusement tirée me réveilla en sursaut à sept heures du matin. «Je parie, +S'écria Coralie, que ces deux sottes-là sont sorties en même temps, et qu'elles +n'ont pas pris leur clef; cependant je me tue de le leur dire tous les jours!… +Chevalier, fais-moi le plaisir d'aller ouvrir la porte.» +J'y cours en chemise, et même sans pantoufles: j'ouvre, je vois un homme!… je +vois!… Je crois me tromper, je me frotte les yeux, je regarde encore! Je +m'écrie: «Quoi! se peut-il?… quoi! c'est vous, mon père!» Le baron recule de +Surprise en me reconnaissant; il m'adresse avec violence cette question au moins +inutile: «Que faites-vous ici, Monsieur?» Qu'aurois-je répondu? Je garde un +profond silence. +Cependant, au son d'une voix qu'elle a cru reconnaître, Coralie est accourue +aussi légèrement vêtue que moi; mais, trop pressée pour y regarder de bien près, +au lieu de mettre ses pantoufles, elle a fourré ses petits pieds dans mes +Souliers. La nymphe, en arrivant sur le lieu de la scène, s'est pénétrée tout +d'un coup des comiques effets d'une rencontre aussi inattendue. Elle admire le +père, muet d'étonnement, immobile de fureur, appuyé sur la rampe de l'escalier. +Elle admire le fils, presque nu, planté comme une idole au milieu de +l'antichambre. Le moyen qu'une fille naturellement folle se contienne en pareil +cas! La danseuse me jette les bras au col; elle penche sa tête sur la mienne. On +croirait qu'elle m'embrasse: elle ne fait que rire pourtant; mais elle rit si +fort que tous les voisins peuvent l'entendre. Le baron rougit et pâlit +Successivement: il entre, il ferme la porte, il met les verrous. Coralie se +Sauve en riant toujours; je vole sur ses pas; mon père se précipite en même +temps que nous dans la chambre à coucher. Il fait un geste menaçant, il va +briser les meubles. Je me jette sur sa canne déjà levée, je la saisis, je +m'écrie: «Ah! mon père, oubliez-vous que votre fils est là?» +Cette exclamation, peut-être un peu hardie, produisit tout l'effet que j'en avais +attendu. Le baron, encore ému, mais beaucoup plus calme, se jeta sur un fauteuil +et m'ordonna de m'habiller. Coralie s'était enfermée dans son cabinet de +toilette, où elle riait à son aise, et dont elle voulut bien entre'ouvrir la +porte pour me rendre ma chaussure et reprendre la sienne. Je fus bientôt prêt; +nous descendîmes. Le baron était venu à pied et sans domestiques: nous montâmes +dans un fiacre; et, quoique le trajet fût long, mon père, triste et pensif, ne +me dit pas un mot sur la route; mais, en arrivant à l'hôtel, il me pria de le +Suivre chez lui. Ce jour était un de ceux marqués pour mes visites au couvent, +et, comme je voyais s'écouler l'heure à laquelle Sophie m'attendait au parloir, +j'essayai de prétexter quelques affaires pressantes. Mon père insista d'un ton +presque suppliant. Nous montâmes dans son appartement; il ordonna qu'on nous y +laissât seuls, me fit asseoir, se plaça près de moi, garda quelque temps le +Silence, et me dit enfin: «Faublas, oubliez pour un moment que je suis père, et +répondez-moi comme à votre ami. Avant-hier, entre dix et onze heures du soir, +étiez-vous chez Coralie?—Oui, mon père…—C'était donc vous qui soupiez avec elle +quand je suis arrivé?—Cela est vrai.—Le bruit que vous avez fait en sortant m'a +donné quelques soupçons, que j'ai dissimulés. J'ai prétexté un voyage à la +campagne, afin de surprendre mon rival préféré; je n'imaginais pas que ce fût le +chevalier de Faublas.—Monsieur le baron me ferait-il l'injure de croire que je +Savais qu'il y eût entre nous rivalité?—Non, mon ami, non. Je sais qu'au milieu +des égarement de votre âge vous vous êtes rarement écarté du respect que vous +devez à un père qui vous aime, je sais que vous n'êtes pas capable de me +préparer de sang-froid des chagrins, des humiliations. Faublas, il me reste peu +de questions à vous faire. Y a-t-il longtemps que vous connaissez +Coralie?—Depuis quatre jours.—Et vous avez passé avec elle?…—Deux nuits, mon +père.—Deux nuits en quatre jours! Deux nuits entières! Ah! jeune insensé! Et +comment avez-vous récompensé ses bontés?—Je ne lui ai fait qu'un très petit +présent.—Quoi! serait-ce vous qui lui auriez donné ces porcelaines de Sèvres que +j'ai vues chez elle… avant-hier, je crois?—Oui, mon père.—Mon ami, quand un +jeune homme comme vous a le malheur d'avoir une fille de théâtre, il doit la +payer plus généreusement. Restez ici, tout à l'heure je suis à vous.» +Il me fit attendre assez longtemps, et revint enfin, tenant un papier à la main. +Tenez, Faublas, lisez: +> Coralie, je vous quitte, et je crois que les meubles, les +bijoux, les diamants que je vous ai donnés, et que je vous laisse, +m'acquittent assez envers vous. +Quand j'eus fini de lire cette courte épître, mon père la cacheta. Ensuite, il me +présenta une feuille de papier blanc. J'écrivis sous sa dictée: +> Coralie, je vous quitte; et, comme j'ai évalué à vingt-cinq +louis les deux nuits que vous m'avez données, je vous envoie trois billets +de caisse de deux cents francs chacun. +Mon père envoya les deux lettres par le même commissionnaire. Je croyais tout +fini, je me disposais à sortir: le baron me pria d'attendre la réponse de +Coralie. +«Mon fils, me dit-il, vous voyez si je profite des leçons que vous me donnez. +Pourquoi, moins docile que moi, vous obstinez-vous à rejeter mes conseils +paternels? Avant-hier encore vous êtes sorti avec cet habit d'amazone que je +vous ai défendu de porter: vous voyez tous les jours la marquise! Vous aviez +Coralie en même temps! vous en avez peut-être encore une autre que je ne sais +pas!… Soyez donc sage; ménagez donc votre santé. Vous ne savez pas comme il est +précieux, ce bien que vous prodiguez! Et, d'ailleurs, depuis que nous sommes à +Paris, vous négligez singulièrement vos études. Il ne suffit pas de briller dans +Ses exercices, il faut aussi cultiver son esprit. Que vous excelliez à faire des +armes, à la bonne heure! Il faut qu'un gentilhomme sache se battre, et malheur à +celui qui aime à verser du sang! Mais la passion de la chasse, la fureur de la +danse, la manie des chevaux, tout cela n'a qu'un temps. Vous aimez encore la +musique, il est vrai, et la musique peut remplir agréablement quelques heures de +loisir; mais tout cela ne suffit pas. Si vous atteignez la quarantaine sans +Savoir autre chose que tirer un coup de fusil, manier un cheval, danser et +chanter, oh! que votre automne sera fastidieux et long! que vous trouverez de +moment d'ennui dans la journée! que vous regretterez votre jeunesse perdue dans +les vains plaisirs!… Faublas, vous ne manquez pas d'intelligence, je vous +connais des dispositions… Ménagez-vous dès à présent, dans l'étude des +belles-lettres et de la philosophie, ces ressources toutes-puissantes et +respectées qui embellissent l'âge mûr, abrègent la vieillesse, occupent les +désœuvremens du riche, allègent les travaux du pauvre, consolent nos infortunes +ou perpétuent notre bonheur… Mon ami, commencez par aller moins fréquemment chez +Mme de B…; vous trouverez à cela le double avantage d'employer plus de temps à +des travaux utiles et d'en donner moins à des plaisirs dangereux. Vous formerez +le moral et vous n'épuiserez pas le physique. Quant à votre passion du couvent, +je ne vous en parle pas; je sais que, sur ce point très essentiel, vous êtes +déjà raisonnable. Mme Munich, à qui j'ai parlé l'un de ces jours, m'a dit qu'il +y avait plus de deux mois qu'elle ne vous avait vu. Je suis content de vous, +Faublas: que vous trompiez la marquise ou quelque autre folle, on ne saurait les +plaindre d'un malheur qu'elles cherchent. S'il y a, par rapport à vous, quelques +inconvéniens, ils ne touchent pas à l'honneur. Mais abuser la faible innocence!… +je ne vous l'aurois jamais pardonné.» +Tandis que le baron me félicitait de mon indifférence pour Mlle de Pontis, +j'avais peine à contenir mon impatience: je gémissois de voir s'échapper le +moment du rendez-vous. +Le domestique envoyé chez la danseuse revint enfin; Coralie avait beaucoup ri au +nom de Faublas. Elle remerciait le baron; et, quant au chevalier: «J'accepte ce +qu'il m'envoie, avait-elle dit; mais, en vérité, il ne fallait rien pour +ça.» +Je remontai chez moi, désespéré d'avoir manqué ma visite au couvent. Mon peintre +m'attendait pour finir le portrait, beaucoup avancé la veille. Il fallut +endosser l'habit d'amazone pour représenter Mlle Duportail, et ensuite redevenir +M. de Faublas pour aller dîner avec le baron. Quand je sortis de table, je +trouvai chez moi la vieille femme aux petits écus. Elle me dit qu'Adélaïde, +étonnée de ne m'avoir pas vu ce matin, envoyait savoir de mes nouvelles et me +priait de passer tout à l'heure au couvent. J'y courus. Adélaïde m'amena sa +bonne amie, accompagnée de Mme Munich, qui ne parut pas fâchée de me revoir +après une aussi longue absence. J'en fus quitte pour plusieurs histoires fort +longues, que j'eus l'air d'entendre; et comme, à tout hasard, il m'importait de +gagner l'amitié de la gouvernante, dont je connaissais les goûts, je lui promis +de lui envoyer une bouteille d'excellente eau-de-vie d'Hendaye dont on m'avait +fait présent. +Ce jour malheureux était celui des rencontres. En sortant du parloir, je trouvai +mon père qui allait y entrer. «C'est donc ainsi qu'on m'obéit! me dit-il tout +bas; c'est donc ainsi qu'on me joue! Monsieur, je vous déclare que, si vous ne +renoncez pas à ce fol amour, vous me forcerez à user de rigueur.» +De retour chez moi, j'enveloppai soigneusement mon portrait, qui était fini. +J'appelai Jasmin, je lui recommandai de porter, le lendemain, de bonne heure, ce +petit paquet à Justine, qui le remettrait à Mme de B…, et cette bouteille +d'eau-de-vie d'Hendaye à Mme Munich, au couvent de ***. Mon très exact +domestique partit de bonne heure et revint tard. Il avait tant bu que je ne pus +tirer de lui aucune réponse satisfaisante; mais la manière dont il avait fait sa +double commission me valut, dans la soirée, un billet et un message. +Un billet de Mme de B…, qui, en me remerciant beaucoup de mon charmant cadeau, me +demandait ce que je voulais qu'elle en fît. +«Madame Dutour, je ne comprends pas ce que madame la marquise me veut dire.—Et +moi, Monsieur, je l'ignore; mais elle s'expliquera sans doute demain matin chez +Sa marchande de modes: ne manquez pas de vous y rendre à huit heures précises, +parce qu'à dix heures elle part pour Versailles.—Madame Dutour, vous pouvez +l'assurer que je n'y manquerai pas.» +Une heure après vint cette vieille femme à qui je ne donnais jamais un petit écu +Sans tressaillir de joie. Elle m'apprit que Mlle de Pontis, qui avait quelque +chose de très pressé à me dire, me priait de venir au parloir le lendemain +matin, à huit heures au plus tard. «Ah! ma bonne dame, j'aimerais mieux passer +la nuit entière à la porte du couvent que de faire attendre Mlle de Pontis un +quart d'heure.» +La vieille, dès qu'elle eut son argent, me tira sa petite révérence et s'en +alla. +Demain, à huit heures précises, au couvent! Demain au boudoir, à huit heures +précises! Oh! cette fois, Madame de B…, vous aurez tort! Si vous voulez que +j'aille à vos rendez-vous, ne les donnez jamais aux heures que Mlle de Pontis +aura choisies pour les siens. Croyez-moi, n'essayez pas de soutenir la +concurrence. Un regard, un seul regard de ma jolie cousine, m'est plus doux, +plus précieux que toutes les faveurs de la plus belle femme,… d'une femme aussi +belle que vous! et toutes les marquises de l'univers ne valent pas ensemble un +cheveu de ma Sophie! +Dès que les portes du couvent s'ouvrirent, je demandai Adélaïde. Elle vint au +parloir; sa bonne amie ne tarda pas à l'y joindre. «Bonjour, Monsieur, me dit +Sophie.—Monsieur! m'écriai-je.—Tenez, Monsieur, dit à son tour Adélaïde, en me +présentant un petit paquet.—Et vous aussi, ma sœur! Monsieur!—Prenez donc. Hier, +votre Jasmin était gris; il a remis ce portrait à Mme Munich.—Et la bouteille +d'eau-de-vie d'Hendaye, poursuivit Sophie, il l'a portée à la marquise de +B…!—Oui, mon frère, oui; vous abusez de mon amitié, vous trompez la tendresse de +Sophie: cela n'est pas bien. Sophie, qui s'expose tous les jours pour vous! Moi, +à qui le baron a fait hier encore une scène terrible! Monsieur, cela n'est pas +bien.—Quand il nous aura fait mourir de chagrin, reprit Sophie en sanglotant, il +regrettera sa cousine et sa sœur. (Je voulus prendre sa main, elle la retira.) +Laissez vos caresses, Monsieur; elles sont douces, mais elles sont +trompeuses.—Oui, Monsieur, oui, elles vous ressemblent, s'écria Adélaïde: ma +bonne amie a raison. (Elle passa son mouchoir sur les yeux de Sophie, qu'elle +embrassa ensuite.) Console-toi, ma Sophie, lui dit-elle, ne pleure pas si fort: +je t'aime, je t'aimerai toujours; je ne te tromperai pas; je ne trompe personne, +moi!—Adélaïde, vois s'il prend seulement la peine de se justifier!—Ah! Sophie, +mon agitation, mes larmes, mon silence même, tout ne vous annonce-t-il pas le +remords dont mon cœur est déchiré? Oui, je vous l'avoue, ce portrait, ce fatal +portrait était pour Mme de B…—Vous nous l'avouez parce que nous le savons, me +dit Adélaïde.—Il était pour Mme de B…! s'écria Sophie d'un ton douloureux.—Mais, +ma jolie cousine, n'excuserez-vous pas un moment d'erreur?—Un moment d'erreur! +Depuis qu'il me connaît, il me trahit! Un moment d'erreur!… Adélaïde, depuis +plus de deux mois, tu le sais, il me dit presque tous les jours, tous les jours +il m'écrit qu'il m'adore, qu'il n'adore que moi!… Un moment d'erreur!—Sophie, ma +jolie cousine!…—Et j'ai la faiblesse de le croire! et j'ai le malheur de +l'aimer!… et il le sait! Hélas! il le sait… Mais, dis-moi, ma chère Adélaïde, ce +qu'il attend de ses trahisons. Qu'en attend-il? qu'espère-t-il?… Ingrat que vous +êtes! je ne l'ai pas exigé, votre amour! n'en ayez pas pour moi, si cela vous +est impossible; mais au moins ne dites point…—Ah! Mademoiselle!… Ah! ma jolie +cousine, vous ne savez pas combien vous m'êtes chère! Le jour, votre image me +Suit partout; la nuit, elle embellit tous mes songes. Sophie, vous êtes ma vie, +mon âme, mon Dieu! Je n'existe que par vous! je n'adore que vous!—Eh bien! +Adélaïde, tu l'entends! Comme le cruel se plaît à redoubler mes agitations, mon +trouble, mes incertitudes! Ses discours sont toujours les mêmes; mais sa +conduite… Il veut ma mort! il veut ma mort! (Je me jetai aux genoux de Mlle de +Pontis.)—Mon frère, que faites-vous! Si quelqu'une de nos religieuses passait! +Si l'on nous voyait!… (Sophie se leva tout effrayée.)—Monsieur, si vous ne vous +asseyez pas, je m'en vais. (Je me remis à ma place en pleurant amèrement.)—Ma +bonne amie, dit Adélaïde, ce qu'il te dit paraît bien vrai, pourtant! et il +l'assure d'un ton bien naturel!—Va! tu ne le connais pas. En sortant d'ici, il +va courir chez cette marquise pour lui en dire autant.—La marquise! Je vous jure +que je ne la reverrai jamais, jamais.—Mon frère, foi de gentilhomme?—Foi de +gentilhomme, ma sœur! foi de gentilhomme, ma Sophie!—Mon Dieu! dit-elle d'une +voix faible, en posant sa main sur son cœur, mon Dieu!» Elle pencha la tête sur +Son sein et s'appuya sur sa chaise; ses sanglots, qui redoublaient, lui +coupèrent la parole. «Ma chère Adélaïde, elle se trouve mal!—Non, non», dit +Sophie. Adélaïde essuyait les larmes dont le visage de son amie était couvert. +«Laissez-les couler, continua Sophie, laisse, ma bonne amie; elles sont de +plaisir celles-là! elles sont de joie!… Mon Dieu! mon Dieu! quel pesant fardeau +j'avais sur le cœur! comme je me sens soulagée!» +Je pris sa main, sur laquelle je posai mes lèvres brûlantes. Ce nuage de douleur +dont ses charmes avaient paru voilés se dissipa tout d'un coup. Tant de joie +brilla sur son visage embelli! Ses yeux s'animèrent d'un feu si doux! Elle +laissa tomber sur moi un regard si tendre!… Avec quelle ardeur je renouvelai le +Serment de lui être à jamais fidèle! comme elle prit plaisir à me faire +entrevoir dans l'avenir un hymen fortuné! +Adélaïde, cependant, tenait toujours le portrait de Mlle Duportail. «Mon frère, +Mme Munich m'a bien recommandé de vous renvoyer cela. Vous l'avez mise dans une +belle colère, Mme Munich! «Voyez donc ce fou, m'a-t-elle dit, qui m'envoie son +portrait! est-ce que je suis d'un âge…? Mais c'est sans doute pour Mlle de +Pontis; il l'aime, le baron a raison de le dire. Ah! que M. le chevalier +revienne ici! qu'il y revienne!…» Tenez, mon frère, reprenez-le, votre vilain +portrait!—Vilain! mais non, dit ma jolie cousine en l'ôtant des mains +d'Adélaïde; il est joli ce portrait! on dirait que c'est le tien.—Eh bien! ma +bonne amie, garde-le.—Oui, gardez-le, ma jolie cousine.—Ce portrait! Monsieur de +Faublas! Oh! non, il me ferait mal! il me rappellerait toujours cette Mme de B…! +Je n'en veux pas, je n'en veux pas!… D'ailleurs, ces habits de femme… C'est un +portrait qui vous ressemble, ce n'est pas le vôtre!—Ma Sophie, si vous +vouliez!…—Quoi?—Mon peintre est habile et discret: il ferait mon portrait et le +vôtre.—Et le mien aussi? répliqua-t-elle d'un air incertain, en regardant +Adélaïde.—Oui, ma bonne amie, lui répondit celle-ci, le tien et même le mien, et +peut-être une copie de chacun: nous ferons des échanges.—Eh bien! mon jeune +cousin, quand l'amènerez-vous, votre peintre?—Mais demain, depuis huit heures +jusqu'à dix. Et tous les jours pareille séance jusqu'à ce que cela soit +fini.—Tous les jours! mais ma gouvernante… Il est vrai qu'elle dort, et que +jusqu'à présent elle ne s'est aperçue de rien.—Oui, interrompit Adélaïde, elle +dort! Mais le baron! prenez-y garde, mon frère.—Le baron, ma chère Adélaïde! +S'il lui arrivait de se lever un jour plus tôt que de coutume, il m'en coûterait +beaucoup sans doute, mais je remettrois la séance au lendemain.—A demain donc, +mon cher cousin.—Sans faute.» +Au moment où je lui disais adieu, au moment où elle paraissait lire avec +attendrissement sur mon visage le vif plaisir que me causait une très légère +faveur qui m'était plutôt donnée que permise, au moment même une religieuse +entra brusquement. Elle commença par jeter sur toute ma personne un regard +curieux, mais rapide; puis, avec une douceur mêlée de quelque fermeté: «Il me +Semble, Adélaïde, qu'il y a longtemps que vous causez avec monsieur votre frère! +et vous, Mademoiselle de Pontis, comment ne vous apercevez-vous pas que je dois +avoir commencé la leçon depuis plus d'un quart d'heure? Je retourne au clavecin, +où je vous attends.» Les disciples voulaient bégayer une excuse: la maîtresse se +retira sans les écouter. «Mon Dieu! dit Sophie qui tremblait, ne vous a-t-elle +pas vu me baiser la main?—Je ne sais, ma cousine!…—Je ne sais pas non plus; mais +voulez-vous que je le lui demande?» Je ne pus m'empêcher de sourire. Sophie +parut d'abord s'en offenser; puis, ayant un peu réfléchi: «Que je suis bonne! +S'écria-t-elle. Allez, allez, soyez tranquille, je ne le lui demanderai pas.—Ma +jolie cousine, c'est la maîtresse de musique, cette religieuse?—Oui, mon cher +cousin; on l'appelle Dorothée.—Elle est forte sur le clavecin?—Assez forte. +Cependant quelqu'un lui a dit que vous en touchez beaucoup mieux qu'elle.—Mais +elle est toute jeune?—Toute jeune, oui.—Et elle m'a semblé fort jolie?—Et il me +Semble, à moi, répondit-elle avec chagrin, il me semble que, dans les +circonstances les plus fâcheuses, vous pouvez encore faire très promptement +beaucoup de curieuses remarques, d'intéressantes découvertes et de questions… +désolantes.» +A ces mots, elle partit en pleurant et sans vouloir m'entendre. Adélaïde, tout +occupée du chagrin de son amie, ne vit point ma douleur; Adélaïde vola sur les +pas de Sophie. Je restai moins surpris de mon étourderie qu'affligé du prompt +départ qui la punissait. Les peines de ma jolie cousine m'offraient sans doute +plus d'un motif de consolation; cependant j'étais au désespoir quand je rentrai +chez moi. +Jasmin, que j'interrogeai à mon retour, m'avoua que, la veille, il n'avait pu +résister à la tentation de goûter l'eau-de-vie d'Hendaye. Elle lui avait paru si +bonne qu'il en avait bu à plusieurs reprises. Il avait rempli avec de l'eau +ordinaire la bouteille diminuée d'un bon quart, et puis il avait été faire mes +commissions. Je ne m'étonnai plus qu'il les eût faites de travers, et je lui +pardonnai son infidélité en faveur de la sincérité de l'aveu. Cependant les +nouveaux chagrins de Sophie ne devaient point me faire oublier les promesses que +je lui avais faites. +Il était vraisemblable que la marquise, étonnée de ne m'avoir pas vu, allait +envoyer chez moi; je rappelai Jasmin pour lui dire qu'il ne fallait laisser +entrer que mon père, M. de Rosambert et mon gouverneur. «Mais, Monsieur, si Mlle +Justine vient?—Vous lui direz que je n'y suis pas.—Monsieur, mais Mme Dutour, le +vicomte de Florville?—Vous direz que je n'y suis pas.—Ah! ah!—Restez dans mon +antichambre pour ne laisser passer personne, et envoyez chez mon peintre pour le +prier de venir ici tout à l'heure.» +L'artiste vint dans l'après-dînée: il commença mon portrait; il vint avec moi le +lendemain pour ébaucher celui de ma jolie cousine. Ai-je besoin de dire que, +dans cette entrevue, l'entretien commença par une explication sur Dorothée? +Sophie ne concevait pas qu'auprès de la personne aimée un jeune homme pût +regarder quelque autre femme et la trouver jolie. Je croyais me justifier +complètement par cette réponse qu'une religieuse à mes yeux n'ayant plus de +Sexe, ce que j'aurois pu dire d'une belle statue, je l'avais dit de Dorothée. +Mais Adélaïde, ouvertement déclarée contre moi, la cruelle Adélaïde aussitôt +m'observa que celle qui était venue troubler nos doux entretiens aurait dû me +paraître laide à faire peur. Sans doute, il me fallut plus d'une subtilité pour +affaiblir cette objection trop solide. Enfin je n'obtins grâce qu'en +représentant, les larmes aux yeux, qu'une étourderie n'était pas un crime, et +qu'au surplus une remarque flatteuse pour Dorothée ne devait en aucune manière +inquiéter Sophie, dont les charmes étaient, comme la passion qu'ils m'avaient +inspirée, supérieurs à toute espèce de comparaison. Alors ma jolie cousine +consolée me rendit toute sa tendresse; alors ma sœur, pour me témoigner le +retour de sa confiance, me dit: «Croyez, mon frère, que vous n'avez pas été vu +baisant la main de ma bonne amie, puisque notre maîtresse de clavecin, qui, dans +la journée d'hier, est venue souvent causer avec Sophie et moi, et nous a même +deux ou trois fois parlé de vous, n'a pourtant rien dit qui indiquât le moins du +monde qu'elle se fût, le matin, aperçue de quelque chose.» +Ainsi tous trois, réconciliés, nous nous occupâmes du portrait de Sophie; nous +nous en occupâmes plusieurs jours de suite; et voyez de quelle patience les +artistes ont besoin de s'armer contre les amant! d'abord je gourmandai le +peintre, parce que la charmante miniature ne se faisait pas assez vite; bientôt +je me plaignis de ce qu'elle était presque achevée. +Ce fut mon portrait qui se trouva fini le premier; je ne possédai celui de ma +jolie cousine que la semaine d'après. +Cependant Justine et Mme Dutour se présentaient successivement à ma porte tous +les jours, et ne remportoient jamais que cette réponse inquiétante: «Il n'y est +pas.» Le comte, qui apprit avec étonnement ce qu'il appelait ma conversion +Subite, me soutint qu'elle ne durerait pas. «Rosambert, j'ai dit: «Foi de +gentilhomme!»—Oui; mais croyez-vous que Mme de B… restera tranquille? Elle n'a +fait jusqu'à présent que des démarches mesurées, peu décisives. Ne vous fiez pas +à ce calme apparent; il couvre quelques desseins secrets. La marquise médite en +Silence les grands coups; ce sera, n'en doutez pas, le réveil du lion.» +Un matin que j'allois au couvent comme à l'ordinaire, je crus m'apercevoir que +j'étais suivi. Un homme assez bien couvert se tenait à quelque distance, réglait +Sa marche sur la mienne, et semblait craindre de me perdre de vue; en sortant du +couvent, je le vis encore sur mes pas. +Rosambert, à qui je fis part de mes soupçons, m'envoya deux de ses gens pour +m'accompagner. Je leur ordonnai de garder chacun un bout de la rue dans laquelle +était situé le couvent. +Un secret pressentiment semblait m'avertir des malheurs qui menaçaient nos +amours. Ce jour-là, plus qu'à l'ordinaire, je pressai Sophie de m'apprendre +quelles affaires si importantes tenaient son père éloigné, à quelle époque le +retour de M. de Pontis était fixé, quels moyens il me faudrait employer pour +obtenir de lui ma jolie cousine. Sophie, après avoir hésité quelques moment, +prit la main de ma sœur et la mienne. «Ma chère Adélaïde, toi en qui j'ai trouvé +une sœur tendre, une véritable amie, et vous, mon cher cousin, vous qui m'avez +fait aimer l'exil où je languissois, il est temps que vous sachiez un secret +important qui n'est connu que de Mme Munich, qui doit rester toujours entre vous +et moi. Je ne suis pas Françoise, le nom que je porte est supposé. Mon père, le +baron de Gorlitz, possède des biens considérables dans l'Allemagne sa patrie, où +ma famille est puissante et considérée. Je ne sais pourquoi l'on m'a privée du +bonheur de vivre dans son sein; mais il y a bientôt huit ans que je suis en +France. Ce n'est pas le baron qui m'y a amenée. Un domestique français , vieilli +à son service, a pris dans le temps le train d'un homme de qualité; il s'est +fait appeler M. de Pontis: il a dit qu'il était mon père, et m'a laissée sous la +garde de Mme Munich, dans ce couvent où, depuis, il est venu exactement tous les +Six mois savoir de mes nouvelles et payer ma pension. Depuis huit ans je n'ai +joui que deux fois du bonheur d'embrasser mon père. Quand je demande à Mme +Munich pourquoi l'on m'a élevée en France, pourquoi le baron de Gorlitz me +refuse son nom, pourquoi il vient si rarement voir sa fille, elle me répond +tranquillement que ces précautions sont nécessaires; que je bénirai un jour la +Sagesse d'un père qui m'aime tendrement. Depuis quelques mois elle me répète +Souvent que le moment de mon retour en Allemagne s'approche. Hélas! je ne sais +plus si mon cœur le souhaite! Qu'il me serait doux de revoir ma patrie, ma +famille et mon père! Mais, Adélaïde, Faublas, qu'il me serait cruel d'être +Séparée de vous!—Séparée! jamais, Sophie, jamais. Partez demain pour +l'Allemagne, dès demain je vous y suivrai. J'irai vous demander au baron: s'il +aime sa fille, il ne s'opposera point à notre bonheur.» +Comme il se prolongea délicieusement l'entretien qui suivit l'intéressante +confidence que Sophie venait de nous faire! Adélaïde, lasse de nous avoir répété +vingt fois qu'il était plus de dix heures, que Mme Munich nous surprendroit, +Adélaïde força ma jolie cousine de me quitter. Je sentis mon cœur se serrer +quand j'embrassai ma sœur, je le sentis frémir quand je dis adieu à Sophie. +En sortant du couvent, j'aperçus mon Argus de la veille en sentinelle dans une +allée voisine. Quand il me vit à quelque distance, il quitta sa retraite, +apparemment pour m'épier jusque chez moi. Je le laissai se rapprocher quelques +pas, et tout à coup je me retournai sur lui: il ne m'attendit pas; mais, s'il +courait bien, je courais mieux. Au détour de la rue je le saisis par la jambe, à +l'instant où l'un de mes hommes apostés l'allait prendre au collet. Le fuyard, +perdant l'équilibre, tomba par terre, poussa de grands cris, et s'efforça +d'intéresser pour lui la populace aussitôt ameutée. Déjà quelques séditieux +criaient vengeance, et se préparaient à me faire un mauvais parti, quand je +m'écriai: «Messieurs, c'est un espion.» A ce mot de proscription, mon ennemi, +abandonné de tous ses défenseurs, vit qu'il ne lui restait d'autre moyen de +S'épargner les coups de bâton dont je le menaçois que de déclarer celui qui le +payait pour m'observer; il me nomma Mme Dutour. Je le renvoyai en l'exhortant à +ne plus revenir. +Le lendemain, de très bonne heure, mon père me mena, à huit lieues de Paris, voir +une maison de campagne qu'il avait achetée depuis plus d'un mois. Nous visitâmes +le jardin, qui me parut fort joli, les appartements, que je trouvai commodes et +riant. Je distinguai surtout une chambre fort agréable, fort gaie, mais dont les +fenêtres étaient grillées. J'en fis faire la remarque au baron. Il me répondit +froidement: «Ces fenêtres-là sont grillées, parce que cet appartement sera +désormais le vôtre.—Le mien, mon père!—Oui, Monsieur: j'avais acheté cette +maison pour y jouir de la belle saison, mais vous m'avez forcé de faire d'un +lieu de plaisance une prison.—Une prison!—Vous m'avez trompé, Monsieur; ce n'est +ni l'amant de la marquise, ni celui de Coralie que je renferme, c'est le +Séducteur de Sophie. Quand je m'applaudissois de votre obéissance, vous abusiez +de ma sécurité! vous alliez au couvent tous les jours. Quelqu'un qui s'intéresse +apparemment à vos démarches m'en a donné l'avis secret. Lisez cet écrit anonyme, +lisez. +> Monsieur le baron de Faublas est averti que tous les matins, +depuis huit heures jusqu'à dix, monsieur son fils va voir au couvent Mlle de +Faublas et Mlle Sophie de Pontis. +«Je sais, Monsieur, continua mon père, le peu de foi que mérite un écrit anonyme… +Je ne vous ai pas condamné sur un titre aussi méprisable; mais, comme, dans une +affaire de la nature de celle-ci, on ne doit rien négliger, je me suis informé: +j'ai appris qu'on m'avait écrit la vérité. Monsieur, si vous n'aimez pas Sophie, +vous êtes un lâche suborneur: cette captivité domestique est pour vous un +châtiment trop doux; si vous l'aimez, au contraire, je dois travailler à vous +guérir de cette passion que je n'approuve pas, Monsieur: vous ne sortirez pas de +cette chambre. Trois hommes que je laisse ici seront en même temps vos +domestiques et vos gardiens; ils savent quelles gens je permets que vous +receviez.» +L'étonnement dans lequel ce discours m'avait jeté ne peut se comparer qu'à la +douleur qu'il me causa. J'avais d'abord écouté sans pouvoir dire un seul mot, je +fis ensuite d'inutiles efforts pour répondre modérément: «Mon père, oserais-je +vous demander pourquoi vous n'approuvez pas mon amour pour Sophie?—Parce que le +père de cette jeune personne l'ignore, parce qu'il se pourrait qu'il ne voulût +pas vous donner sa fille, parce que moi-même je vous destine une autre femme.—Et +quelle est donc cette infortunée que vous avez choisie, mon père?—M. Duportail +est mon intime ami, il vous estime…—Ah! c'est Dorliska que j'épouserai? une +fille perdue, ou peut-être morte!—Pourquoi morte? Je crois que mon ami +retrouvera sa fille; le Ciel doit cette consolation au plus malheureux des +pères. Lovzinski fait de nouvelles recherches, et vous, mon fils, quand +l'absence et le temps, qui usent toutes les passions folles, auront détruit la +vôtre, vous commencerez vos voyages; vous passerez en Pologne…—Oui, et là, comme +les chevaliers errant, j'irai de porte en porte chercher une fille pour +l'épouser!—Monsieur, vous ne remarquez pas que vos réponses sont d'une +indécence!…—Pardon, mon père, vingt fois pardon. L'excès de ma douleur…—Mon +fils, je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Préparez-vous à réparer les longues +infortunes d'un gentilhomme pour qui mon amitié ne doit pas être vaine…—Mon +père, je tiendrai parole à Lovzinski; j'irai jusqu'au bout du monde, s'il le +faut, chercher sa Dorliska.—Et vous renoncerez à Mlle de Pontis?—Plutôt mourir +mille fois!—Jeune homme!—Mon père, je ne partirai pour la Pologne qu'après avoir +obtenu la main de Sophie. Je le jure par vous, par elle, par ce qu'il y a de +plus sacré.—Respectez mon autorité, ou craignez…—Eh! qu'ai-je à craindre, +Monsieur? Vous me séparez de Sophie! quel mal plus grand pouvez-vous me faire? +Otez-moi la vie, cruel que vous êtes; ôtez-la-moi, vous me rendrez service.» +Le baron, furieux ou attendri, sortit brusquement, ferma la porte, et me laissa +en prison. +Que de réflexions pénibles m'agitèrent en cet affreux moment! Perdre la liberté, +c'eût été peu de chose; mais perdre Sophie!… Sophie!… Mon absence réveilleroit +Sa jalousie! Elle me croirait infidèle et parjure! Et si son père venait la +chercher, si elle se hâtait de quitter un pays que ma perfidie lui aurait fait +détester! Si Mlle de Gorlitz, paraissant à la cour de Vienne dans tout l'éclat +de sa beauté, allait choisir un époux parmi tant de jeunes seigneurs bientôt +épris de ses charmes! Si elle allait me trahir en croyant se venger!… Mlle de +Pontis dans les bras d'un autre!… Oh! non, jamais. Sophie désespérée me +resterait fidèle! Mais son barbare père ne pourrait-il pas la forcer de +contracter un hymen odieux, tandis que le mien, non moins impitoyable, +retiendrait prisonnier, dans un village ignoré, son fils mourant d'inquiétude et +de douleur? +Cruelle marquise, c'est par toi sans doute que le baron a su mes amours +fortunées. C'est ta jalouse rage qui dicta ce perfide écrit! Que tu me fais +payer cher les rapides plaisirs que tu m'as donnés! Ah! du moins, si ta +vengeance n'avait poursuivi que moi! +Il est vrai que j'ai sacrifié Mme de B…; et, si mes torts ne justifient pas tout +à fait sa haine, ils font au moins qu'elle ne m'étonne pas. Mais l'injustice du +baron, je ne puis la concevoir: il exige que je sacrifie mon bonheur à son +amitié pour M. Duportail! Il punit comme le crime le plus inexorable un penchant +légitime et vertueux! il me sépare de tout ce qui m'est cher! il m'enlève à +Sophie! il m'enferme comme un criminel! Il veut donc ma mort? Eh bien, je ne +tarderai pas à le satisfaire. C'est apparemment pour prolonger mon supplice +qu'ils ont écarté tout ce qui pouvait aider à me débarrasser du fardeau de mon +existence; mais, s'ils parviennent à m'empêcher d'attenter à ma vie, ils ne +peuvent m'obliger à m'occuper du soin de sa conservation. Qu'ils m'apportent de +quoi manger; qu'ils m'apportent…, je jette les plats par la fenêtre, tout ira +dans le jardin, à travers ces infâmes barreaux. +Je persistai dans cette résolution violente, jusqu'à ce qu'un vif appétit, +déterminé par une diète de cinq heures, m'eût fait envisager les choses plus +Sainement. Et qu'on ne prenne pas ceci pour une plaisanterie! A tout âge, en +tous temps, en tous lieux, dans quelque situation qu'on se trouve, l'estomac +influe prodigieusement sur le cerveau. Un malheureux qui est à jeun ne raisonne +pas du tout comme un malheureux qui vient de faire un bon repas. +Je m'emparai donc, sans me faire prier, des mets qu'on m'apporta pour mon dîner, +et je me disais tout bas en les dévorant: «Vraiment, j'allois faire une belle +Sottise! Et qui consolerait ma jolie cousine, si j'étais mort? Qui lui dirait +que la dernière palpitation de mon cœur fut un soupir d'amour pour elle? Il faut +manger pour vivre; il faut vivre pour revoir, pour adorer, pour épouser +Sophie.» +Le troisième jour de ma détention, le baron m'envoya mes livres, mes instrument +de mathématiques, mon forte-piano. Mon premier soin fut de rendre grâces à sa +clémence paternelle, qui me ménageait dans ma retraite quelque dissipation; +mais, quand je vins à réfléchir que les soins qu'on prenait d'adoucir ma +captivité m'annonçaient combien elle serait longue, je sentis un vif désir de la +terminer promptement. Tandis qu'on meubloit ma chambre de ces effets nouveaux, +je fis pour m'évader une tentative que la vigilance de mes gardes rendit +inutile, et je demeurai convaincu, après avoir examiné la situation de ma prison +et le régime établi pour sa sûreté, que, loin de négliger les précautions +nécessaires, on en prenait de fort inutiles. J'avais encore dans ma bourse trois +morceaux de ce métal tout-puissant qui ouvre les portes et brise les grilles, +j'offris mes soixante-douze livres à mes geôliers, que je m'efforçai de gagner +par les plus belles paroles: on refusa mon or, on rejeta mes promesses. Je ne +Sais comment mon père avait fait, mais il avait trouvé trois domestiques +incorruptibles. +Je fus bientôt honoré des visites de ceux que le baron me permettait de recevoir. +Parlerai-je d'un marchand retiré, qui citoit sa conscience à tout propos; d'un +gentilhomme du lieu, qui me répéta cent fois le nom de ses chiens et l'âge de sa +jument, avant de me dire qu'il avait une femme et des enfants; d'un moine à rouge +trogne, qui buvait fort bien un vin médiocre, quoiqu'il préférât le meilleur, de +Son camarade joufflu, célèbre par son adresse à découper une volaille, et qui +Servait chacun de manière que le meilleur morceau, oublié, je ne sais comment, +dans un coin du plat, lui restait toujours? Laissons ces gens-là, qui se +trouvent partout; mais distinguons quatre hommes fort extraordinaires, qu'un +hasard bien singulier rassemblait dans ce petit village de la B… C'était un curé +qui avait de l'esprit! un régent de collège qui n'était pédant que par +distraction et impoli que par caprice! un vieux militaire qui ne jurait pas +toujours! un vieil avocat qui disait quelquefois la vérité! +Quelle société pour l'ami de Rosambert, pour l'élève de Mme de B…! quelle société +pour l'amant de Sophie! Je souffrais moins quand je restais seul: alors, ma +jolie cousine, j'étais avec vous; les yeux fixés sur votre portrait, je croyais +vous parler en admirant votre image. Image consolatrice et révérée, de combien +de larmes je t'arrosai! que de baisers tu reçus! que de fois, posée sur mon +cœur, tu le sentis tressaillir d'impatience et d'amour! +Je dois néanmoins l'avouer, les belles-lettres aussi contribuèrent à charmer +l'ennui de ma solitude. Mais, ô ma Sophie! pour échapper quelquefois aux +plaisirs douloureux de ton souvenir, il ne fallait rien moins que les plus +estimables talents ou les plus beaux génies dont notre moderne littérature puisse +S'enorgueillir. Je lus Moncrif et Florian, Le Monier et Imbert, Deshoulières et +Beauharnois, La Fayette et Riccoboni, Colardeau et Léonard, Dorat et Bernis, de +Belloy et Chénier, Crébillon fils et de La Clos , Sainte-Foi +et Beaumarchais, Duclos et Marmontel, Destouches et de Bièvre, Gresset et Colin, +Cochin et Linguet, Helvétius et Cerutti, Vertot et Raynal, Mably et Mirabeau, +Jean-Baptiste et Le Brun, Gessner et Delille , Voltaire et Philoctète et Mélanie +, ses élèves; Jean-Jacques surtout, Jean-Jacques et Bernardin +de Saint-Pierre. +Mais, lorsqu'à la fin d'un jour si heureusement abrégé, mon esprit et mon cœur +avaient besoin d'un égal repos; lorsqu'il fallait tout à coup rompre le double +charme, tout à coup et en même temps oublier les lettres et l'amour; lorsqu'il +le fallait? Eh bien, ma Sophie, notre littérature, qui avait fait le mal, était +là pour le réparer. J'allois demander à d'autres écrivains le bienfaisant +Sommeil, et c'était de mes contemporains, je dois le dire à leur gloire, oui, +c'était de mes contemporains que j'obtenois ordinairement les plus violence +narcotiques. Bon Dieu! comme en ce genre elle est riche, la génération présente! +Que de Scudérys, que de Cotins, que de Pradons, elle a ressuscités! Que +d'écrivains fameux pendant un jour! hélas! hélas! et que de réputations plus +longtemps usurpées!… Quoi! même dans le sanctuaire! jusqu'au sein de l'Académie! +Eh! Monsieur S…, qui donc y pourra-t-on recevoir après vous? Néanmoins je vous +rends mille grâces! vos écrits si plats et si barbares sont tout-puissant contre +l'insomnie. Depuis huit jours ils m'endormaient chaque soir; depuis huit jours, +quand je ne lisais plus, quand je ne dormois pas, je languissois dans ma +prison. +Toute communication m'était fermée au dehors; je ne recevais aucune lettre; on ne +me permettait d'écrire à personne. Le baron vint me voir: je m'efforçai de le +fléchir, il fut inexorable. +Après cette visite de mon père, quatre jours s'écoulèrent encore. Au milieu de la +cinquième nuit, je fus réveillé par un bruit sourd qui partait du jardin. Je +courus ouvrir ma fenêtre, sous laquelle je vis une échelle plantée. Je +distinguai quatre hommes qui semblaient tenir conseil. L'un d'eux monta +hardiment, une pioche à la main: «Vous êtes le chevalier de Faublas?—Oui, +Monsieur.—Habillez-vous promptement tandis que je vais travailler le plus +doucement que je pourrai à lever un barreau. Si vos gardes m'entendent, s'ils +viennent à vous, voici deux pistolets que vous leur montrerez, cela suffira pour +les contenir. Dépêchez-vous: votre ami vous attend dans sa chaise de poste, à la +petite porte du jardin.—Mon ami?—Oui, Monsieur. Le comte de Rosambert.—Quel +Service!…—Chut!… Habillez-vous.» +Il ne fallut pas me le répéter une troisième fois. Je n'y voyais goutte; mais je +cherchais mes vêtements à tâtons: jamais toilette ne fut plus tôt faite. +Cependant mon libérateur frappait à petits coups redoublés; quand le barreau fut +ôté, je crus voir le ciel ouvert. Je passai d'abord une jambe, ensuite l'autre; +j'empoignai un barreau; j'appuyai le bout de mes pieds sur l'échelle, et, +quelque mince que fût mon individu, j'eus peine à passer par l'étroite +ouverture. J'en vins à bout cependant. Dès que je me vis dehors et parvenu au +milieu de l'échelle, je ne m'amusai point à compter combien d'échelons me +restaient à descendre: je sautai sur la terre fraîchement remuée. Nous gagnâmes +à toutes jambes la petite porte du jardin, que mes libérateurs avaient ouverte, +je ne sais comment; un petit ravin me restait à traverser, je le franchis d'un +Saut, je me précipitai dans la chaise de poste. Je croyais tomber dans les bras +du comte de Rosambert, ce fut le vicomte de Florville qui m'embrassa! Tandis que +je restais muet de surprise, le postillon donnait le coup de fouet du départ; +mes quatre libérateurs, aussitôt remontés à cheval, suivaient ventre à terre la +rapide voiture qui nous emportait. +Je ne répondais rien aux questions dont la marquise m'accablait. «Chevalier, me +dit-elle enfin, est-ce à l'excès de votre réconnaissance que je dois attribuer +ce silence inquiétant?—Madame…—Ah! je le sais bien, je le sais bien que je ne +Suis plus pour vous que madame! et cependant je m'expose à tout pour finir votre +captivité!—Ma captivité! c'est vous qui l'avez causée!—Faublas, si vous m'aimiez +encore, ce que je fais aujourd'hui suffirait pour ma justification; mais +écoutez-moi, car je ne veux pas laisser le plus petit prétexte à votre +ingratitude. J'ai pleuré votre inconstance, j'ai voulu ramener mon amant, j'ai +fait épier ses démarches: voilà mes crimes. La femme Dutour, chargée de mes +ordres, les a passés. J'ai su trop tard qu'une lettre anonyme avait instruit le +baron de vos cruelles amours. J'ai bientôt appris que votre absence n'était plus +feinte, qu'on vous tenait enfermé; je ne pouvais deviner où. Ceux qui avaient +Suivi le fils ont suivi le père à son tour. Pendant quatre jours entiers, le +baron n'a pas fait un pas dont je ne fusse instruite sur-le-champ; il est enfin +venu vous voir lundi dernier. On a examiné les environs, le jardin, la maison; +vos fenêtres grillées ont été remarquées. J'ai profité du premier voyage du +marquis. Sous les habits du vicomte de Florville, sous le nom du comte de +Rosambert, j'ai tout risqué pour vous délivrer. Faublas, si vous me rendez +responsable des fautes commises par les gens que vous me forcez d'employer, vous +conviendrez du moins que l'heureuse hardiesse du vicomte de Florville a bien +réparé la fatale imprudence de la femme Dutour.—Madame, croyez que je +n'oublierai jamais le service…—Cruel! ces protestations froidement polies +m'annoncent que je suis absolument sacrifiée. Ainsi donc ce qu'une autre femme +n'aurait osé seulement imaginer, je l'aurai entrepris, je l'aurai exécuté pour +mettre dans les bras de ma rivale le plus aimable, mais le plus ingrat de tous +les hommes!… Eh bien! s'il n'y a plus d'autre moyen de conserver au moins son +amitié, il faudra se rendre justice, il faudra s'immoler… Faublas, j'en aurai le +courage… Monsieur, je renonce à vous, je vous rends à votre Sophie… Privée de +tout ce qui me fut cher, je serai peut-être heureuse de votre bonheur; peut-être +que les regrets qui suivront votre perte seront adoucis par cette consolante +idée que du moins j'ai contribué à assurer votre félicité… Monsieur, où +voulez-vous qu'on vous reconduise?» +Elle attendit ma réponse à cette question, qui ne laissait pas de m'embarrasser. +Après un moment de silence, elle reprit: «Retourner chez monsieur votre père, ce +Serait aller chercher une captivité nouvelle… M. Duportail est encore en Russie… +Il n'y avait que M. de Rosambert; mais on le dit parti depuis quelques jours +pour une de ses terres. Moi, je crois qu'il vous cherche. Monsieur, où +voulez-vous donc qu'on vous reconduise?» +Pénétré de la générosité de la marquise, touché de son attachement, en même temps +Si noble et si tendre, je ne résistois qu'à peine au désir de la consoler. Je +Sentis sa main tressaillir sous mes lèvres, que cependant j'avais posées bien +légèrement. «Répondez-moi donc, me dit-elle d'une voix presque éteinte… Hélas! +ma tendresse inquiète vous avait déjà préparé un asile aussi sûr que charmant, +et vous n'y viendrez pas! Et vous n'y viendrez pas! continua-t-elle d'un ton +plus animé; je vous perdrai pour toujours! Vous vivrez pour une autre, et je le +verrais tranquillement!… Non, Faublas, ma douleur a pu m'égarer, j'ai pu le +dire; mais jamais, jamais je n'y consentirai. Moi, vous céder à une rivale! mon +ami, ne l'espérez pas. Cet effort est au-dessus d'une mortelle, il est au-dessus +de moi.» +Les faibles rayons du crépuscule tremblant commençaient à laisser distinguer les +objets. Depuis près de quinze jours je n'avais aperçu que de rondes +villageoises, dont les gros charmes, brûlés par un soleil ardent, flétris par un +travail opiniâtre, étaient peu faits pour me tenter; encore n'avais-je pu les +considérer qu'à travers une grille et à plus de cinquante pas de distance. +Alors, au contraire, se trouvait près de moi le vicomte de Florville! L'aurore +naissante me le montra plus beau que ne parut jamais Adonis aux regards de Vénus +enchantée! Et puis la marquise pleurait; une femme qui pleure est si +intéressante! Je voulus essuyer ses larmes: je ne sais comment je m'y pris, mais +nos yeux se rencontrèrent, ma bouche toucha la sienne, une curiosité fatale +égara mes mains… O ma jolie cousine! je devins parjure sans le vouloir, et j'en +dois faire ici l'aveu, si ton coupable amant ne consomma pas à l'instant son +infidélité, c'est que ta rivale attentive ne lui permit pas de tenter certaines +entreprises qui, dans une voiture étroite, incommode et cahotée en tous sens, +Sur un pavé inégal, n'ont jamais qu'un demi-succès. +«Maman, nous retournons donc à Paris?—Oui, mon ami, parce qu'on n'imaginera +jamais que vous y soyez revenu; d'ailleurs, j'ai pris des précautions si sûres +que vous échapperez à toutes les recherches. Tandis qu'on achetait les services +de ces quatre coquins qui ne me connaissent que sous le nom du comte de +Rosambert, je m'occupais à chercher un logement commode pour une jeune veuve de +mes amies qui vient ici solliciter un procès considérable. Elle s'appelle du +Cange, et cette dame du Cange, mon ami, c'est vous; mais, comme il n'aurait pas +été décent que vous vinssiez seule à Paris, la femme Dutour, impatiente de +réparer sa faute, s'essaye depuis quatre jours à jouer le personnage important +de Mme de Verbourg. C'est ainsi que se nommera, si vous le voulez bien, la +respectable mère de Mme du Cange. Déjà parée d'une robe françoise de gros de +Tours broché, à colonnes rapprochées, à grandes fleurs rembrunies, Mme de +Verbourg se donne des airs de qualité qui vous feront mourir de rire. Au reste, +elle ne fera pas trop mal son rôle, si elle parvient à adoucir quelques +expressions énergiques qui échappent fréquemment à sa brusque franchise. Elle a +naturellement les manières gauches et empesées de ces dames de paroisse qui +n'ont jamais quitté leur château provincial. Vous aurez pour laquais le neveu de +madame votre mère. On vous trouvera aisément un cuisinier et une femme de +chambre. L'hôtel de est situé à deux cents pas au-dessus du +mien: c'est là que je vous ai loué et meublé un appartement que nos amours +embelliront. Si vous m'en croyez, vous ne descendrez jamais au jardin, dont +je me réserve la jouissance. Il a une porte sur les Champs-Elysées*; +c'est par là que je me rendrai chez vous presque tous les jours. Mon docteur, +prévenu que je n'irai point à la campagne cette année, m'a déjà ordonné de +prendre l'air tous les matins de bonne heure.» +Les gens qui nous escortoient nous quittèrent à la barrière du Trône. Le vicomte +de Florville et moi nous allâmes descendre chez la marchande de modes, où nous +attendaient ma mère, Justine et mon nouveau laquais. La Dutour commença par +avouer sa faute, qu'elle me pria d'excuser; et Justine, charmée de me revoir, +n'acheva pas ma coiffure sans m'avoir fait plus d'une espièglerie. Le vicomte de +Florville avait pourvu à tous mes besoins. Je me mis dans le simple négligé +d'une jolie voyageuse. On chargea mes malles derrière ma chaise de poste, où Mme +de Verbourg se plaça près de moi. Nous allâmes descendre à l'hôtel de ***, rue +du Faubourg-Saint-Honoré. +Deux heures après, Mme la marquise de B…, suivie de sa femme de chambre, vint +Savoir si Mme du Cange était arrivée. Nous nous embrassâmes comme deux jolies +femmes qui s'aiment bien, quand il y a longtemps qu'elles ne se sont vues. Ma +mère, qui savait vivre, nous laissa seuls. L'amour entra dans ma chambre à +coucher au moment où Mme de Verbourg en sortit. Le petit dieu resta deux heures +avec nous. +«Il est bientôt midi, me dit la marquise, il faut que je vous quitte. On sait à +l'hôtel que je devais souper et coucher à la campagne; mais on m'attend à dîner… +A propos, vous êtes galant! dites-moi donc ce que c'est qu'une certaine +bouteille…?—Maman, une étourderie de Jasmin!…—Et le portrait de Mlle Duportail, +quand me le donnerez-vous?—Tout à l'heure; il est dans une poche de veste du +chevalier de Faublas… Tenez, ma chère maman, le voici.—Demain, je vous +apporterai celui du vicomte de Florville.—Maman, le marquis ne vous a-t-il pas +parlé de Mlle Duportail?—Assurément, mon ami. Vous vivez avec ce M. de Faublas! +Vos parents vous cherchent bien loin, tandis que vous êtes bien près! Au reste, +il est fort scandalisé de la manière dont vous avez traité son La Jeunesse. +«Comment! Madame, m'a-t-il dit, un coup de fouet à tour de bras! est-ce que cela +Se fait? Est-ce qu'une jeune personne doit rosser les gens de cette façon-là? +Tenez, Madame, le jour que je m'étais fait cette meurtrissure et qu'elle +m'appuyait une pièce d'argent sur le front, vous savez comme elle me faisait +crier! vous avez cru que j'étais délicat, que je faisais le dameret? Eh bien, +Madame, je souffrais comme un damné. Elle a un poignet d'enfer! c'est un vrai +petit démon que cette fille-là, et on le voit bien dans sa physionomie.» +Dès que Mme de B… fut partie, Mme de Verbourg rentra. Je la priai d'envoyer La +Fleur chez M. de Rosambert. «Madame ma fille, monsieur le comte n'est pas à +Paris.—Madame ma mère, je crois qu'il doit y être; et, s'il n'y est pas, je veux +du moins en être sûr.—Mais, Monsieur, madame la marquise n'a pas ordonné…—Madame +la marquise n'a pas ordonné! Mais, ma chère, vous devenez donc folle? Vous vous +imaginez donc que je suis aux gages de la marquise comme vous? Madame Dutour, +apprenez et n'oubliez pas que je suis ici chez moi. Si La Fleur ne va pas tout à +l'heure chez M. de Rosambert, j'y vais moi-même… Madame Dutour, écoutez-moi; +vous voyez ces trois louis: ils sont à vous si le comte me vient voir +aujourd'hui.—Mais s'il est à la campagne?—Vraiment, j'en aurai bien du regret, +mais les trois louis me resteront. Ma chère, vous savez écrire, prenez une plume +et du papier.» +Mme de Verbourg écrivit sous ma dictée: +> Mme du Cange désireroit entretenir monsieur le comte +Seulement pendant un quart d'heure. Si pourtant M. de Rosambert ose accepter +un mauvais dîner, on le lui donnera avec plaisir. Ce qu'on veut lui dire est +très pressé. +J'appelai La Fleur: «Mon ami, tu vas porter ce billet à M. de Rosambert. Aux +questions qu'il te fera, tu répondras seulement que ta maîtresse est jolie et +demeure faubourg Saint-Honoré, à l'hôtel de ***. Si par hasard le comte n'était +point à Paris, tu demanderas dans laquelle de ses terres il est allé… Madame +Dutour, songez aux trois louis.» +Mon domestique, en revenant, m'annonça que monsieur le comte le suivait. Quelques +instants après, Rosambert entra chez moi d'un air leste et galant. «Belle dame…» +Il s'arrêta tout à coup, et, poussant de longs éclats de rire: «Le diable +m'emporte, s'écria-t-il, si je n'accourois triomphant! mais je ne regretterai +pas ma prétendue bonne fortune, puisque j'embrasse mon ami.» Je m'adressai à Mme +de Verbourg: «Madame ma mère, voulez-vous bien nous laisser?—Madame ma mère! +répéta Rosambert; ah! voyons donc madame ma mère! (Il pirouetta plusieurs fois +autour d'elle et la fit tourner autour de lui.) Madame ma mère, vous êtes +charmante! vous avez une figure noble, un grand air, une robe majestueuse; mais, +comme dit fort bien votre fille, laissez-nous. +«Mon cher Faublas, qu'est-ce donc que cette mascarade?» Rosambert ne put écouter +le détail de mon enlèvement et mon travestissement nouveau sans l'interrompre +plusieurs fois par ses plaisanteries. «Enfin, me dit-il quand j'eus fini, la +marquise a si bien fait que vous voilà désormais en son pouvoir!—Oui, Rosambert; +mais ma Sophie? ma Sophie?—Nous y voilà! Eh bien! que voulez-vous lui faire à +votre Sophie? Elle est toujours au couvent.—Vous le savez?—Oui, je le sais; je +Sais aussi que mademoiselle votre sœur n'est plus avec elle.—Le baron…?—L'a +retirée de ce couvent pour la mettre dans un autre, et il a congédié l'honnête +M. Person.—Rosambert, mais, si je reste ici, comment verrai-je ma jolie +cousine?—Mon cher Faublas, je vous offrirois bien ma maison; mais cet asile ne +Serait pas respecté, Mme de B… vous y poursuivrait.—Mon ami, si vous +m'abandonnez, je suis perdu.—Chevalier, doutez-vous de mon amitié?—Non; mais je +crains de trop exiger d'elle.—Comment! si j'étais à votre place et que vous +fussiez à la mienne, craindriez-vous de me rendre les services que vous n'osez +me demander?—Assurément, non.—En ce cas, parlez hardiment.—Rosambert, quoique je +Sois ici beaucoup mieux que dans ce village de la Brie, quoique je jouisse du +plaisir de voir librement une femme charmante, à laquelle je vous avoue que je +Suis encore attaché, je vous assure cependant que je n'ai fait que changer de +prison, si je ne revois ma Sophie. Ne pourriez-vous pas me chercher dans les +environs du couvent où elle est…—J'entends. La marquise vous a volé au baron; il +faut, moi, que je vous enlève à la marquise! Je ne vois à cela aucun +inconvénient. Je n'ai pu l'empêcher de s'approprier Mlle Duportail; eh bien! je +lui soufflerai Mme du Cange! cela est juste et consolant. D'ailleurs, je ne +Serai pas fâché de voir comment celle qui m'a exposé aux rigueurs du célibat +Supportera les ennuis du veuvage. Comptez sur moi, Faublas, comptez sur +moi.» +Il était temps de nous mettre à table. Pendant le dîner, qui fut long, le comte +S'amusa beaucoup aux dépens de Mme de Verbourg. Nous étions au dessert quand le +propriétaire de l'hôtel, M. de Villartur, financier parvenu, curieux de voir ses +nouveaux locataires, entra sans savoir si sa visite ne nous gênerait pas. Qu'on +Se figure l'ignorance et la bêtise personnifiées, on aura de M. de Villartur une +idée encore trop avantageuse. Il trouva qu'on ne l'avait pas trompé quand on lui +avait dit que j'étais jolie. On conçoit que ce lourd personnage m'aurait +beaucoup ennuyé, si le ton prétendu galant qu'il prit avec moi ne m'avait laissé +une ressource, celle de me moquer de lui. Mon malin compagnon m'aida +charitablement à persifler le pauvre homme, qui me promit, en s'en allant, de +revenir bientôt me voir. Rosambert avait affaire; en me quittant il me dit: «En +attendant que j'aie trouvé ce que vous désirez, j'espère, mon ami, que vous +voudrez bien m'emprunter quelque argent, dont je n'ai nul besoin aujourd'hui, et +que je serai bien aise de retrouver dans un autre moment.» Le soir même il +m'envoya deux cents louis. +Mme Dutour me donna un compte exact des frais qu'avait occasionnés mon +enlèvement, et de ceux que nécessitoit mon séjour dans l'hôtel que j'occupais. +Le lendemain, dès que la marquise arriva, je la priai d'en vouloir bien recevoir +le remboursement. «Beaucoup de femmes, me dit ma belle maîtresse, prétendent +qu'entre amant une affaire d'intérêt doit s'oublier; moi, mon ami, je reprends +mon argent sans me faire presser, et même je crois devoir me justifier du +Silence que j'ai gardé sur cet article délicat. Je ne croyais pas que vous +pussiez me rendre sitôt les avances que j'avais faites; ainsi, je n'osais vous +en parler de peur de vous donner quelque mortification. Cependant je sentais +qu'en les taisant j'offensois votre délicatesse; mais enfin j'ai mieux aimé +mériter les reproches du chevalier que de m'exposer à chagriner mon ami… Tenez, +mon cher Faublas; gardez ce petit meuble: ce sera pour vous un trésor, si je +vous suis chère autant que je vous aime.» +C'était le portrait du vicomte de Florville. J'adressai à la marquise des +remercîmens énergiques; elle partagea d'abord les transports de ma +réconnaissance, dont bientôt elle se crut obligée de modérer l'excès. Il ne +m'était plus permis que de parler, quand on annonça M. de Villartur. Mme de B… +fut curieuse de voir cet original. Il partagea son sot hommage entre la marquise +et moi, et nous débita la fleurette à sa manière. Dans le cours d'un entretien +devenu comique par les inepties dont l'épais financier l'assaisonnait, nous +remarquâmes que ce monsieur croyait à l'astrologie. Il connaissait des +magiciens, il avait même vu des vampires, des revenans; il finit par nous dire +qu'il amèneroit un de ses amis, à moitié sorcier, qui nous raconteroit nos +aventures passées, présentes et futures, quand nous lui aurions fait voir +Seulement nos mains et notre visage. «Pardieu! s'écria Mme de Verbourg, qui +venait d'entrer, croyez-vous que madame ma fille lui montrera…?» Je marchai si +rudement sur le pied de ma chère mère qu'elle ne put achever. La marquise riait +de toutes ses forces. M. de Villartur, enchanté, sortit, en nous disant qu'il +amèneroit dès demain l'astrologue. +Je ne vis pas Rosambert ce jour-là. La marquise vint le lendemain, de très bonne +heure, et présida à ma toilette, que je fis belle à cause de l'astrologue, aux +dépens duquel nous comptions nous amuser. Un peu avant midi arriva M. de +Villartur, qui nous cria qu'il amenait le sorcier. Je pensai tomber à la +renverse quand, derrière le financier, j'aperçus le marquis de B… Il vit sa +femme, et fut étonné; il reconnut Mlle Duportail, et s'arrêta stupéfait. «Quoi! +S'écria-t-il, c'est là Mme du Cange?—Oui», répondit Villartur. +M. de B…, les bras pendans, le regard fixe, la bouche entre'ouverte, semblait +n'avoir pas assez de ses deux petits yeux pour me considérer. «Oh! comme il vous +regarde! me dit Villartur; votre physionomie l'a frappé. Voyez comme il +travaille déjà!» La marquise, qui conservait toujours un sang-froid admirable +dans les occasions pressantes, la marquise alla à son mari, le prit par le bras, +et le tira vers une fenêtre assez près de moi. «Votre amie est plus pressée que +vous, continua le financier; mais elle a beau faire, c'est vous qu'il a bien +regardée. Votre physionomie l'a frappé, l'a frappé!… Oh! elle l'a frappé!» +répétait-il toujours, en riant d'un gros rire. +Pendant ce temps-là je prêtois une oreille attentive à ce qui se disait derrière +moi; et la marquise, si elle n'avait pas voulu que je l'entendisse, aurait +recommandé à son mari de parler plus bas. «Ne l'ai-je pas deviné, Madame? disait +le marquis. Ah çà, elle est donc enceinte?—Ne vous en êtes-vous pas aperçu? +répliqua la marquise.—Moi? tout de suite. Elle n'est pas avancée, la grossesse?… +Quatre ou cinq mois, peut-être?—Tout au plus.—Je le vois bien. Comme je vais me +venger!—Mais, Monsieur, ne la chagrinez pas.—Oh! je ne casserai pas les +vitres.» +M. de Villartur, qui, ayant fini de rire, recommençait à me parler, m'empêcha +d'entendre le reste. +«Savez-vous bien, me dit le marquis en venant à moi, savez-vous bien que je vous +trouve un peu changée?—Ah! ah! interrompit Villartur, vous la connaissez +donc?—Oui, quand j'ai connu madame, elle était encore fille… Ah çà! mais vous +vous êtes mariée tout de suite?—Oui, Monsieur.—Et vous voilà déjà veuve!—Hélas! +oui.—Tout cela en trois ou quatre mois, c'est bien prompt, au moins!… Il ne faut +pas demander si le défunt était aimable?… Mais pourquoi donc n'êtes-vous pas en +deuil?—Pour des raisons qu'on vous dira, répondit Mme de B…—Moi, je crois que le +pauvre mari est déjà oublié.—Pourquoi donc cela, Monsieur?—Parce que le chagrin +ne vous a pas empêchée de faire des parties de campagne.—Moi, Monsieur!—Vous +direz peut-être que non? Ne vous ai-je pas rencontrée sur le chemin de +Versailles, au pont de Sèvres?—Oui,… mais, Monsieur…—Ne parlez pas de cela, +Monsieur, lui dit tout bas la marquise; ne voyez-vous pas que vous la +mortifiez?—Madame du Cange, reprit le marquis, charmé de l'embarras que +j'affectois, savez-vous qu'il n'est pas prudent de monter à cheval dans l'état +où vous êtes? Prenez bien garde aux fausses couches.—Monsieur, vous croyez donc +que je suis enceinte?—J'en suis sûr. Mais tenez, au carnaval dernier, je me suis +aperçu… Gageons que le mariage était déjà fait? On le tenait secret, n'est-il +pas vrai?—Mais, Monsieur…—Tout ce que je puis vous dire, ma belle dame, c'est +qu'à cette époque il y avait déjà quelque chose dans vos yeux… Je ne vous ai pas +parlé de mes talents pour l'astrologie, parce que j'étudiois, je n'étais pas +encore assez fort; mais vous savez comme je suis physionomiste… Eh bien, au +carnaval dernier, j'ai remarqué dans votre figure quelque chose qui annonçait un +Sang… Demandez à madame, je lui ai dit… D'honneur, j'ai senti le mariage. Quant +à la grossesse, je ne pouvais pas tout à fait deviner… Écoutez donc, cela était +encore bien frais!… Mais aujourd'hui, cela est différent! On ne peut plus s'y +méprendre!… Belle dame, votre figure est toujours fort jolie, votre taille +charmante,… mais ce visage est un peu fatigué; et puis, voyez-vous ici? Un +Soupçon d'embonpoint, une nuance d'arrondissement, cela commence à pointer.» +M. de B…, encouragé par les rires que la marquise ne pouvait étouffer sous son +éventail, me demanda qui serait le parrain du petit poupon. «Sans doute monsieur +votre père?» Je tâchai de rougir; et, prenant un ton humilié: «Monsieur, mon +père ignore mon mariage…—J'avais donc raison!—Monsieur, et si par hasard vous +rencontriez mon père ou mon frère, je vous prie de ne pas leur dire que vous +m'avez vue.—Ne craignez rien.—Mais M. de Villartur!—Villartur, ma belle dame, il +ne sait pas votre nom de fille, et vos parents ne vous connaissent pas sous votre +nom de femme. D'ailleurs, il est discret, Villartur. +—Certainement, interrompit celui-ci. D'abord moi, je ne me mêle jamais de dire ce +que je ne sais pas… Oh! çà, Monsieur le marquis, je vous avais amené pour dire +la bonne aventure à ces dames: vous en connaissez une, cela empêche-t-il…?—Non, +non; vous avez raison, je vais leur dire leur bonne fortune. (Il s'approcha de +Sa femme.) Allons, Madame, commençons par vous.» +La marquise lui livra sa main, dont il compta les lignes longues, courtes, +directes et transversales; ensuite il examina son visage; et, après l'avoir +regardée tendrement: «Madame, lui dit-il d'un ton qui annonçait combien il était +content de lui, vous avez un mari qui vous amuse beaucoup par ses saillies, et +que vous aimez à la folie.—Fort bien, Monsieur, répondit la marquise en retirant +Sa main; je ne veux pas en savoir davantage, je vois que vous êtes un grand +Sorcier. +—A vous, belle dame!» Quand il m'eut considéré avec la même attention, il me +demanda si mon mari n'avait pas deux noms? «Il n'en avait qu'un, Monsieur, il ne +S'appelait que du Cange.—Cela est singulier!—Pourquoi donc, Monsieur?—C'est +qu'il paraîtrait que le pauvre défunt a été…—A été quoi, Monsieur?—Ah! vous vous +fâcheriez. Comment vous dirai-je cela?… Tenez, belle dame, je vais employer une +figure. Il me paraît que le fruit qui est maintenant sur l'arbre de vos amours y +a été greffé par… par un nommé Faublas, puisqu'il faut vous le dire.—Monsieur, +vous m'insultez!—Oh! qu'elle est drôle quand elle est en colère!» s'écria +l'épais financier en riant si fort que tout son corps paraissait agité de +mouvement convulsifs, et que la poudre de sa perruque tombait à terre par +flocons. «Il paraît même, reprit le marquis, que cela est arrivé dans un boudoir +loué chez une marchande de modes, rue…—Monsieur, ce que vous me dites là est +fort impertinent.» +Mme de Verbourg, qui venait de mettre sa belle robe, entra dans ce moment. Elle +fut très déconcertée en voyant le marquis de B… Après avoir fait une révérence +comique, elle vint à moi; je lui dis tout bas de quoi il s'agissait. Je ne sais +quelle question le marquis faisait alors à sa femme; mais j'entendis celle-ci +lui répondre: «C'est une mère supposée.» Le marquis salua Mme de Verbourg, qu'il +regarda beaucoup. «C'est là madame votre mère? Mais je crois,… en vérité, +Madame, je crois avoir eu l'honneur de vous voir quelque part?—Cela se peut +bien, Monsieur, répondit la Dutour qui perdait la tête, cela se peut bien; j'y +vais quelquefois.—Où cela, Madame?— Ousque vous disiez, +Monsieur.—Comment, Madame? est-ce que vous m'avez entendu parler du boudoir? +c'était une plaisanterie.—Quoi! du boudoir? Quoi que vous me rabâchez donc, +Monsieur, avec votre boudoir?—Rien, rien, Madame. Nous ne nous entendons pas.—Ni +moi non plus, interrompit Villartur; je ne comprends plus rien à ce qu'ils +disent.» +Ma belle maîtresse riait de tout son cœur, et moi, qui étais las de me contenir, +je saisis le moment pour donner un libre cours à ma gaieté. +«Mais, reprit le marquis, voyez donc comme elle rit!… Madame, madame votre fille +est un peu folle; prenez garde qu'elle ne fasse une fausse couche.—Une fausse +couche! répondit Mme de Verbourg, une fausse couche! elle! pardieu! je voudrais +bien voir ça!—Madame, prenez-y garde, vous dis-je; madame votre fille monte à +cheval, et cela est dangereux.—Sans doute, interrompit Villartur, on peut +tomber; cela m'est arrivé l'autre jour.—Tomber! répondit le marquis, ce n'est +pas cela que je crains pour elle.—Eh! pourquoi ne tomberait-elle pas? je suis +bien tombé, moi!—Pourquoi? parce qu'elle monte mieux que vous. Vous +n'imagineriez pas comme elle est forte, cette jeune dame-là! Mon ami Villartur, +quoique vous soyez bien gros et bien rond, je ne vous conseillerois pas de vous +battre avec elle.—Bon! voyons donc ça! s'écria le financier en venant à +moi.—Monsieur, lui dis-je, êtes-vous fou?» Il voulut me prendre au corps, je le +Saisis par le bras droit. «Quoi que c'est donc que cet homme-là qui veut +tripoter madame ma fille?» dit la Dutour. Elle empoigna le bras gauche de +Villartur. Le lecteur se souvient d'avoir fait tourner en tous sens, dans son +enfance, un petit moule de bouton traversé d'une mince allumette. M. de +Villartur, mû par une double secousse, fit, comme ce frêle jouet , plusieurs tours sur lui-même en chancelant, et finit par +tomber sur le parquet. Les domestiques accoururent au bruit. Le financier, aussi +honteux que piqué, se releva et sortit sans dire un seul mot. Le marquis le +Suivit pour le consoler, et Mme de B…, qui donnait à dîner chez elle, ne tarda +pas à me quitter. +J'étais étonné de n'avoir pas entendu parler du comte depuis la surveille. Il +arriva le soir même, un peu avant la nuit fermée. Il me dit en m'embrassant: «Je +vous félicite de votre bonheur, mon ami, tout succède à vos vœux, tout est prêt, +Suivez-moi.—Quoi! tout à l'heure?—A l'instant même. (Je sautai à son cou.)—Mon +ami, que de remercîmens ne vous dois-je pas! Mais, Rosambert, racontez-moi…—Je +vous dirai tout cela là-bas, ma voiture vous attend; il n'y a pas un moment à +perdre, suivez-moi.—Mon ami, je vais donc abandonner la marquise?—Oui, pour +revoir Sophie.—Pour revoir Sophie! partons, Rosambert, partons! Attendez, que je +prenne le portrait de ma jolie cousine. (Je sonnai la Dutour.) Ma chère, faites +préparer le souper. Nous allons, monsieur le comte et moi, descendre un moment +dans le jardin.» +Au lieu d'aller au jardin, nous montâmes dans la voiture du comte. «Prends par +les boulevards, dit-il à son cocher, ventre à terre jusqu'à la porte +Saint-Antoine; de la porte Saint-Antoine à la place Maubert, doucement.» Dès que +les stores furent abaissés, Rosambert m'apprit que, depuis notre dernière +entrevue, il avait découvert, retenu et meublé pour moi un petit logement placé +Si près du couvent de Sophie que, de mes fenêtres, je pourrais voir tout ce qui +S'y passerait. Il m'avertit que Mlle Duportail, devenue depuis peu Mme du Cange, +Serait désormais Mme Firmin. +Tout à coup la voiture, qui depuis cinq minutes brûlait le pavé, ne roula plus +que très lentement. Rosambert me dit: «Nous voilà déjà près de la Bastille; +allons, belle enlevée, cette superbe parure, qui sied si bien à une femme de +qualité, ne convient pas du tout à une bourgeoise. Il s'agit de faire une autre +toilette. D'abord, ôtons ce brillant chapeau; de ces cheveux flottant faisons, +le moins mal que nous le pourrons, un chignon modeste; couvrons ces grosses +boucles de la simple baigneuse que voici; à cette robe +galante substituons ce petit caraco blanc. Belle dame, +mettez ce jupon hardiment: je ne serai pas téméraire; je +vous aime beaucoup, mais je vous respecte davantage. Fort bien: allons, couvrez +votre sein de ce fichu de mousseline; arrangez ce +mantelet noir par-dessus; cachez votre visage sous cette ample thérèse . Voilà qui est fait, et vous êtes encore gentille à croquer! +Quant à moi, mon cher Faublas, ce sera encore plus tôt fini. Tenez.» Il ôta son +habit, et s'enveloppa d'une grande redingote. +Nous descendîmes à la place Maubert, nous gagnâmes à pied la rue de . Arrivés chez mon propriétaire, nous traversâmes une longue +cour et un grand jardin au fond duquel je vis un petit pavillon bâti contre +un mur mitoyen, qui me parut avoir à peu près dix pieds de hauteur. Je +remarquai que des fenêtres de mon premier étage il était fort aisé de +descendre, à l'aide d'une corde seulement, dans le jardin du voisin. +Rosambert me combla de joie en m'apprenant que ce jardin était celui du +couvent, ensuite il me fit voir qu'en s'occupant de l'utile il n'avait pas +négligé l'agréable. Un forte-piano* était près de ma fenêtre; on avait +disposé l'instrument de manière qu'en faisant de la musique je pourrais voir +tout ce qui se passerait dans le jardin. Rosambert m'affligea beaucoup lorsqu'en +me disant adieu il m'observa que nous serions privés du plaisir de nous voir +tant que je resterais caché dans cette maison. Il me fit sentir que la marquise +ne manquerait pas d'aposter des gens qui éclaireroient toutes ses démarches, et +que ma retraite serait bientôt découverte s'il avait l'imprudence de venir m'y +visiter. Nous convînmes que nous nous écririons par la petite poste, et que, de +peur de surprise, je lui enverrois mes lettres à l'adresse de M. de Saint-Aubin, +l'un de ses intimes amis. +Ceux qui devinent que je ne dormis pas cette nuit se tromperaient beaucoup s'ils +n'attribuoient mon insomnie qu'à l'impatience, en même temps pénible et douce, +que me causa le voisinage de Sophie. Je songeai à ma chère Adélaïde, qui, depuis +près d'un mois, séparée de sa bonne amie, n'avait pas eu la consolation de voir +Son frère… Hélas! je songeai au baron, à qui ma fuite devait causer de mortelles +inquiétudes, au baron qui devait m'accuser d'indifférence et de cruauté… Mais +l'amour, l'amour plus fort que la nature étouffa mes remords naissant. +Pouvois-je renoncer au bonheur de revoir ma jolie cousine? pouvais-je, en +retournant chez un père irrité, exposer mon amante au danger d'une éternelle +Séparation? +A la pointe du jour j'allai me mettre en sentinelle à ma fenêtre, et je disposai +la jalousie de manière que je pusse voir sans être vu. Je +devais redouter les regards de Mme Munich, qui, m'ayant admiré autrefois sous +mes habits d'amazone, m'aurait peut-être reconnu malgré mon travestissement +nouveau. Un corps de logis considérable était devant moi, à cinquante pas de +distance. Il y avait là tant de chambres! Où était celle de ma Sophie? Mes yeux, +Sans cesse errant, parcouraient le bâtiment d'un bout à l'autre, et ne savaient +où se fixer. +A sept heures du matin je fus obligé de quitter mon poste. Mes hôtes venaient +visiter leur nouveau locataire et m'amenaient leur jardinière, qui se chargea du +Soin de faire le petit ménage de Mme Firmin. Quant à ma cuisine, un cabaretier +voisin, qui prenait orgueilleusement le titre de traiteur, s'engagea, moyennant +Six francs par jour, à me fournir exactement mes trois repas. M. Fremont, +propriétaire du petit pavillon que j'occupais, fut étonné des arrangement que je +prenais pour être toujours seule. Il m'observa galamment qu'une femme jeune et +jolie ne devait point passer ses plus beaux jours dans la retraite, qu'une +Servante un peu entendue me servirait mieux que ce traiteur, ne me coûterait pas +davantage, et me ferait une sorte de compagnie. A ces représentations très +justes, que Mme Fremont appuyait de son approbation, je répliquai que, dégoûtée +du monde, j'avais choisi un logement isolé dans un quartier solitaire, tout +exprès pour y vivre absolument retirée. Mes hôtes me quittèrent, désolés, me +dirent-ils, qu'une jeune personne aussi aimable eût pris la violente résolution +de s'enterrer ainsi vivante. Cependant la femme du jardinier, ma ménagère, ne +finissait pas son tracas domestique; je la priai de faire ma chambre très +Succinctement, et de me laisser tranquille. +J'allai m'asseoir derrière ma jalousie dès que je fus seul. Beaucoup de +demoiselles vinrent se promener au jardin, Sophie n'était pas avec elles. Je les +vis courir, danser, s'amuser à ces petits jeux qu'inventa la paisible innocence. +Que ces jeunes filles étaient jolies! mais, hélas! Sophie n'était pas avec +elles. Si je parvenois à les attirer près de mon pavillon, peut-être que ma +jolie cousine viendrait se joindre à ses compagnes? Une musique tendre affecte +Si agréablement un cœur amoureux! Sophie viendrait sans doute… Je la verrais!… +Elle reconnoîtrait la voix de son amant! Je me mis à mon forte-piano , et je chantai sur un air ancien ces couplets que +m'inspira mon amour: +Jeunes beautés, je vous supplie +De terminer vos jeux si doux: +Venez, venez; et parmi vous +Amenez-moi la plus jolie. +La plus jolie et la plus belle! +Celle-là m'a donné sa foi! +Où la verrai-je? où donc est-elle? +Jeunes beautés, montrez-la-moi. +Montrez-la-moi, ma voix l'appelle; +Mes yeux la cherchent vainement: +Je ne pourrais que faiblement +Vous peindre ma crainte mortelle. +La plus modeste et la plus belle, +Celle-là m'a donné sa foi! +Où la verrai-je? où donc est-elle? +Jeunes beautés, montrez-la-moi. +Je m'accompagnois de mon forte-piano . Aux premiers accords +les demoiselles étaient accourues sous mes fenêtres. Je finissois le second +couplet, quand je vis s'approcher deux femmes dont le costume m'effraya. L'une +des deux était vieille; elle gourmanda l'aimable jeunesse, attentive à mes +chansons. «Eh! laissons ces enfants s'amuser», dit l'autre. Je crus la +reconnaître; elle était jeune et jolie. «Voyez, la musique a cessé depuis que +nous sommes là! Il semble que notre aspect seul effarouche les plaisirs. +Allons-nous-en, ma sœur, laissons ces enfants s'amuser. L'heure de la récréation +est si courte! Et puis, elles n'ont pas l'agrément d'entendre cela tous les +jours. Ces morceaux ne sont pas ceux que je touche, et d'ailleurs, je ne touche +pas, à beaucoup près, aussi bien; laissons ces enfants s'amuser.» Quand les deux +dames furent loin, je continuai: +Le doux penchant qui nous entraîne, +Vous aussi, vous l'éprouverez! +Un jour, un jour vous sentirez, +Vous sentirez toute ma peine. +La plus sensible et la plus belle, +Celle-là m'a donné sa foi! +Jeunes beautés, volez près d'elle, +Et daignez lui parler de moi. +Dites-lui que, séparé d'elle, +Je n'ai vécu que pour souffrir; +Dites-lui que je vais mourir +Si je ne la revois fidèle. +La plus aimable et la plus belle, +Celle-là m'a donné sa foi! +Jeunes beautés, volez près d'elle +Et daignez lui parler de moi. +Elles m'écoutaient avec attention, elles m'applaudissaient avec transport; mais, +hélas! Sophie, ma Sophie n'était pas avec elles. Désespéré de ne la pas voir, je +quittai l'instrument. Triste et rêveur, je restais debout derrière ma jalousie; +enfin j'aperçus,… je crus entrevoir… une jeune personne se promener seule dans +une allée couverte, qui se prolongeait jusque sous mes fenêtres. Je chantai ce +dernier couplet: +Mais dans ce bois quelle est donc celle +Qui se promène en soupirant? +Quand on poursuit son jeune amant, +Ainsi gémit la tourterelle. +Amour me dit: «C'est la plus belle +Qui t'a toujours gardé sa foi.» +Jeunes beautés, volez près d'elle, +Amenez-la, rendez-la-moi. +Je ne voyais la demoiselle que par derrière. Cette taille charmante, c'est la +Sienne!… Cette allée couverte est celle où, si j'en crois Adélaïde, ma jolie +cousine venait jadis soupirer son amour naissant et malheureux… Ah! Sophie! +c'est toi; c'est toi sans doute: avance donc un peu… Tu t'éloignes!… Reviens, +viens par ici!… Tourne-toi vers ton amant, montre-moi ton visage adoré! +Une cloche maudite donna à l'instant même le signal de la retraite et m'enleva +mes espérances. Toutes les pensionnaires sortirent du jardin. +Le lendemain, à sept heures du soir, la même personne revint au même lieu. Placé +derrière ma jalousie, je suivais tous ses mouvement d'un œil inquiet. Sa +démarche lente et mesurée annonçait sa mélancolie profonde; elle semblait +craindre le grand jour, elle cherchait dans cette promenade solitaire l'endroit +le plus sombre. O vous qui m'inspirez un intérêt si tendre, mon cœur me dit +qu'il voit en vous ce qu'il adore! Mais, si mes pressentiment me trompaient, +S'il était possible que vous ne fussiez pas Sophie, ah! du moins, j'en suis sûr, +vous aimez comme elle, et, comme elle, vous êtes séparée de celui que vous +aimez! +Je chantai le dernier couplet de ma romance: toutes les demoiselles accoururent; +celle que j'appelois ne m'entendit pas: que faire pour attirer Sophie et pour +éloigner ses compagnes? Si je continue de chanter, les jeunes filles resteront +Sous mes fenêtres, et ma jolie cousine, trop préoccupée, n'y viendra pas. Il +faut se taire, il faut d'un œil impatient suivre tous les pas de la charmante +rêveuse; il faut attendre. +Quand je ne me fis plus entendre, les jeunes filles se dispersèrent dans le +jardin. Caché par ma jalousie, agenouillé sur mon balcon, je ne perdais pas de +vue l'intéressante demoiselle, qui se promenait toujours à pas lents… Enfin, +elle fit quelques pas de mon côté: je la vis,… c'était elle!… un peu pâle, un +peu changée, mais toujours si belle!… Elle était encore trop éloignée pour que +j'osasse hasarder de lui faire aucun signe; mais je m'enivrois du bonheur de la +regarder. La cloche fatale donna alors le signal maudit! +Déjà toutes les pensionnaires sont sorties du jardin; Sophie retourne sur ses pas +et s'éloigne tristement. Désespéré de voir s'échapper encore l'occasion de lui +parler, je ne puis contenir mon impatience. J'écarte ma jalousie d'une main, et +de l'autre je lance à ma jolie cousine son portrait: il tombe sur son épaule. +Sophie reconnaît la miniature, et, dans l'excès de sa surprise, s'arrête pour +regarder de tous les côtés: le moment me paraît décisif. Trop amoureux pour être +bien prudent, je lève ma jalousie. Sophie voit à la fenêtre du pavillon une +femme dont les traits la frappent; elle avance quelques pas, me nomme et tombe +évanouie. +Dans ce moment critique, mon traiteur frappait à ma porte; je lui criai que je +n'avais pas faim; et, sans considérer quelles suites terribles pouvait avoir mon +extrême imprudence, poussé d'ailleurs d'un mouvement involontaire, je m'élançai +par ma fenêtre dans le jardin du couvent. Heureusement pour moi, il n'y avait +déjà plus personne, personne que ma Sophie. Quoiqu'un peu étourdi du saut +périlleux que je venais de faire, je courus sous l'allée couverte me jeter à ses +pieds. Mes baisers lui rendirent l'usage de ses sens. «Ah! mon cher Faublas, +quel moment!… Mais, hélas! qu'avez-vous fait? vous avez sauté par la fenêtre: +n'êtes-vous pas blessé?—Non, ma Sophie, non.—Mais si l'on vous a vu… Mais +comment rentrerez-vous dans ce pavillon? Nous sommes perdus tous deux… Faublas, +dites-moi la vérité, n'êtes-vous pas blessé?—Non, ma Sophie, non. Je trouverai +quelque moyen de remonter chez moi…—Vous voulez déjà me quitter?…—Ma jolie +cousine, si vous saviez comme j'ai souffert!—Et moi! Faublas, vous n'en avez pas +d'idée.» +Comme elle me parlait, nous entendîmes retentir dans les airs le nom de Pontis, +que plusieurs femmes répétaient en glapissant. J'avoue que je fus épouvanté; je +me jetai à plat ventre derrière une charmille. Sophie, à qui la frayeur rendit +des forces, vola au-devant de celles qui la venaient chercher. «N'entendez-vous +pas la cloche, Mademoiselle? Faudra-t-il tous les soirs courir après vous?» lui +dit aigrement Mme Munich, dont je reconnus la voix sèche. Quelques religieuses, +qui avaient accompagné la gouvernante, grondèrent aussi ma jolie cousine: elles +Sortirent toutes ensemble du jardin, dont elles fermèrent la grille. Je me vis +absolument seul, mais fort embarassé. +Dès que Sophie ne fut plus là, je ressentis un malaise général, sans doute +produit par la secousse violente que je m'étais donnée. Ce n'était pas cette +douleur passagère qui m'inquiétait le plus, il s'agissait de rentrer chez moi. +Je ne pouvais tenter l'escalade du mur que lorsque la nuit serait tout à fait +venue, que lorsque tout le monde serait couché dans le couvent; et la +circonstance exigeait qu'en attendant le moment de m'évader, je prisse au moins +la précaution de me cacher quelque part. Un vieux marronnier, dont les branches +étaient basses et le feuillage épais, m'offrait un asile plus sûr que commode: +comment monter sur cet arbre, dans l'équipage où je me trouvais? Je pris le +parti d'ôter mes jupons: je les roulai fortement ensemble, et, me glissant +derrière les arbres, le long du mur, jusqu'à mon pavillon, je lançai le petit +paquet dans ma chambre, par la fenêtre restée entre'ouverte. Ensuite je revins au +marronnier, sur lequel je grimpai lestement; mais son écorce raboteuse fit de +longs accrocs au léger caleçon dont mes cuisses restèrent plutôt embarrassées +que couvertes. +Je demeurai là trois heures entières, espérant toujours que la lune, dont +quelques nuages épars affoiblissaient déjà les rayons, me retireroit tout à fait +Sa lumière importune; cependant, sur les onze heures, le calme profond qui +régnait partout m'enhardit à descendre. En vain j'essayai de remonter chez moi, +en vain je cherchai, le long du mur nouvellement crépi, quelque endroit d'un +accès facile. Lorsque, parvenu à quelques pouces de hauteur, je voulais, avec +mes mains péniblement accrochées, m'élever davantage, mes pieds restaient +pendans, je ne trouvais plus où les cramponner; il fallait bien retomber. +Je me livrai pendant près d'une heure à ce rude exercice; enfin mon courage +m'abandonna avec mes forces. Les doigts en sang, le corps froissé, je me couchai +par terre et m'abandonnai tristement à mes réflexions. Comment ferais-je, +lorsque le jour, bientôt revenu, montreroit aux religieuses un homme enfermé +dans leur jardin? un homme! car je n'avais plus de jupons, et mon très mince +caleçon, déchiré en plusieurs endroits, trahiroit mon sexe: ces femmes effrayées +iraient chercher main-forte. Mme Munich me reconnoîtrait; je retomberois au +pouvoir d'un père sévère, jaloux de son autorité: le baron me renfermerait +encore, il m'enlèveroit pour toujours à Sophie, à Sophie cruellement compromise, +et peut-être déshonorée!… Déshonorée!… Cette horrible idée redoublait mon +désespoir, quand j'entendis un petit cri aigu et prolongé, tel à peu près que le +produit une grille qu'on s'efforce d'ouvrir doucement. +Je me précipitai vers mon marronnier protecteur; je n'atteignis sa cime qu'aux +dépens de mon pauvre caleçon, qui pendait par lambeaux. Après quelques minutes +de calme, un léger bruit frappa mon oreille: une femme, dont le clair de la lune +me laissait distinguer le costume remarquable, s'avançait avec précaution sous +l'allée couverte, en regardant de tous les côtés. A l'instant même je vis un +homme paraître sur le chaperon du mur, le long duquel il descendit avec une +agilité qui me surprit. Il se glissa derrière les arbres, et vint sous l'allée +couverte joindre celle qui l'attendait. Tous deux s'assirent au pied du +marronnier, sur lequel je demeurois immobile et attentif. Je les entendis +S'applaudir mutuellement du succès de leur témérité, se faire les plus tendres +protestations, confondre leurs soupirs, et accompagner de ces douces épithètes +consacrées par l'amour leurs noms, qu'ils répétèrent plusieurs fois. Je reconnus +dans l'amant l'unique rejeton d'une maison illustre. A son véritable nom, que je +dois taire, on me permettra de substituer celui de Derneval. L'amante, ce +n'était pas une pensionnaire, ce n'était pas une dame en chambre; l'amante, je +l'appellerai…: c'était Dorothée… Amour! quelles nobles familles tu réunissois +dans ces deux personnes! mais quel temps! quel lieu tu avais choisis! Il est +donc vrai que tu pénètres quelquefois dans ces maisons de paix où l'on t'a juré +une haine éternelle! il est donc vrai que tu as des autels partout! Je vis le +couple heureux que tu brûlais de tes flammes te faire, à l'ombre d'un arbre +qu'il croyait discret, le plus doux, le moins chaste des sacrifices. +Puisque Derneval était entré volontairement dans le jardin, et qu'il ne +témoignait aucune inquiétude sur les moyens d'en sortir, il avait une retraite +assurée, et je le forcerois bien à me laisser sortir avec lui. Cette réflexion +toute simple se présenta tout à coup à mon esprit, je n'en attendis pas une +autre. Je saisis l'extrémité de la branche qui me parut la plus longue et la +plus flexible; je m'élançai: la branche se courba, et, quoiqu'elle m'eût porté à +peu de distance de la terre, je tombai lourdement. Au bruit de ma chute, à +l'apparition subite d'une figure aussi étrange que la mienne, Dorothée frémit; +Derneval se releva brusquement, me saisit par le bras, et soudain m'appuya sur +la poitrine le bout d'un pistolet. «Oh! ne la tuez pas!» s'écria Dorothée d'une +voix très altérée. Je regardai mon ennemi tranquillement, et je lui dis d'un ton +calme: «Je ne crains rien, Monsieur, je sais bien que Derneval ne m'assassinera +pas; mais soyez tranquille aussi, je ne trahirai pas vos amours fortunés.» +Tandis que je lui parlais, Derneval me regardait de près. D'abord il fut trompé +par ma coiffure féminine, par le petit caraco blanc; mais +le caleçon déchiré attira aussi son attention, et une toile très fine, modelant +certaine forme délatrice, lui donna de terribles soupçons. «Est-ce une femme?» +S'écria-t-il. D'un coup de main rapide il éclaircit ses doutes, et, dès qu'il +fut sûr de mon sexe: «Créature amphibie, vous me direz qui vous êtes!—Derneval, +je suis amant comme vous.—Amant de qui?—De la fille la plus belle et la plus +vertueuse que ce couvent renferme.—Monsieur, comment s'appelle-t-elle? comment +vous nommez-vous?» Je les regardai tous deux. «Je sais vos noms; mais je ne vous +les ai pas demandés. Derneval, qu'il vous suffise d'apprendre que je suis +gentilhomme.—Vous êtes gentilhomme! Monsieur, je ne vous demande qu'un +moment!» +Il remit son pistolet dans sa poche, et, tandis qu'il réparait certaine partie de +Son habillement fort en désordre, Dorothée, qui s'était, avant tout, occupée du +Soin de se rajuster, me fixait avec une attention que je pris pour de la +hardiesse. Son amant revint à moi. «Monsieur, quelle que soit votre maîtresse, +vous l'aimez apparemment autant que j'adore la mienne, il faut que la mort de +l'un de nous deux assure à l'autre un éternel secret.—Derneval, sortons +ensemble, je suis prêt à vous satisfaire.—Et vous croyez que je le souffrirai! +interrompit Dorothée en se précipitant dans les bras de son amant. Mon cher +Derneval! et vous, Monsieur de Faublas!…—De Faublas! qui vous a dit?…—Je vous +reconnais; vous êtes le chevalier de Faublas, vous êtes le vivant portrait +d'Adélaïde, je vous ai vu quelquefois au parloir; vous y demandiez votre sœur; +votre sœur n'y allait jamais sans cette jolie Mlle de Pontis… Un jour, un jour +je vous ai surpris lui baisant la main… Ah! c'est Mlle de Pontis que vous aimez! +c'était vous qui chantiez hier cette romance dont j'ai retenu le refrain: +La plus modeste et la plus belle, +Celle-là m'a donné sa foi! +«Souvenez-vous qu'hier l'une de nos dames a passé avec moi près de votre +pavillon; vous avez dû l'entendre gronder nos jeunes filles qui vous écoutaient, +vous avez dû m'entendre les excuser… Chevalier, c'était vous qui chantiez cette +romance; c'était pour Mlle de Pontis que vous la chantiez… Derneval, Faublas, +poursuivit-elle en unissant nos mains dans les siennes, la conformité de vos +aventures doit vous inspirer une égale confiance. Chacun de vous doit trouver +dans l'autre un compagnon discret, un ami fidèle, et vous iriez vous égorger! et +Sophie ou Dorothée serait bientôt réduite à pleurer son amant!… Monsieur de +Faublas, jurez-moi une inviolable discrétion.—Je jure par Sophie!—Et moi, par +Dorothée!» s'écria Derneval. Nous nous précipitâmes dans les bras l'un de +l'autre, et cet embrassement réciproque fut le gage de la fraternité que nous +nous promîmes. +Les deux amant écoutèrent patiemment le récit des événements qui m'avaient amené +dans le lieu où je les avais surpris. Derneval me dit ensuite: «La lune se cache +de plus en plus; nous sortirons d'ici quand l'orage qui se prépare éclatera, +permettez que Dorothée et moi nous vous laissions seul un moment.» +Le moment fut long. Lassé d'attendre, je m'endormis sous l'arbre au pied duquel +je m'étais jeté. Quand je me réveillai, de rapides éclairs sillonnaient une +épaisse nuée, au sein de laquelle le tonnerre roulait avec un épouvantable +fracas; le ciel vomissait des torrent d'eau. Je me levai très surpris de ne pas +voir paraître Derneval. Je m'avançai avec inquiétude sous l'allée couverte, du +côté qu'ils avaient pris pour s'éloigner. Que les amant sont distraits et +préoccupés! Tandis que les élémens paraissaient prêts à se confondre, Derneval +et Dorothée s'amusaient à des bagatelles! +«Le ciel est en feu, me dit Derneval, on nous découvrirait peut-être à la lueur +des éclairs, il faut attendre encore.—Derneval, vous en parlez à votre aise! je +Suis presque nu!—Mon cher compagnon, croyez-vous que cette pluie ne me mouille +pas aussi?—Ah! Dorothée est avec vous!» +Je m'éloignai triste et pensif. Une demi-heure après il fallut retourner à +Derneval, pour l'avertir qu'il ne tonnait plus et qu'une obscurité profonde +favorisait notre retraite. Il fit enfin ses adieux à Dorothée. +«Amans heureux! leur dis-je alors, ayez pitié d'un couple amant! Ah! Dorothée! +ah! vous qui savez comme il est doux de voir ce qu'on aime! vous n'ignorez pas +Sans doute combien il est affreux d'en être séparé! Ah! montrez-moi ma Sophie, +vous le pouvez…» Derneval me prit par la main, il me dit: «Dorothée vous estime, +elle aime Mlle de Pontis, nous sommes frères, vous verrez votre Sophie, vous la +verrez.—La nuit prochaine, mon cher compagnon?…—Non, notre imprudence, heureuse +cette nuit, pourrait ne pas l'être toujours. Je tremble d'exposer Dorothée, vous +ne voudriez pas compromettre Sophie? Chevalier, nous ne nous voyons ici que deux +fois par semaine à peu près, et la nuit du rendez-vous est toujours une nuit +pluvieuse ou sombre. Un signal dont nous sommes convenus ne me trompe jamais; +et, quant à vous, il ne sera pas difficile de vous avertir, puisque vous logez +dans ce pavillon. Soyez tranquille; dans trois jours au plus tard vous verrez +Mlle de Pontis: partons.» +Il me conduisit vers la partie du mur où son échelle de corde était attachée. +Nous vîmes que de là je gagnerois bien mon pavillon, mais que je ne pourrais +atteindre à ma fenêtre, sous laquelle nous retournâmes. Derneval était d'une +grande taille, il me fit monter sur ses épaules, et, soutenant ensuite mes pieds +avec ses mains, il me poussa vigoureusement au moment où je saisissois les +cordes de ma jalousie. Dès qu'il me vit chez moi, il retourna à son échelle, au +moyen de laquelle il escalada le mur en un instant. +J'étais fatigué, j'avais faim, je m'endormis profondément en attendant mon +déjeuner, qui m'arriva sur les dix heures du matin. On me remit en même temps +une lettre venue pour moi par la petite poste: elle était de Rosambert. Il +m'apprenait que, le soir même de mon enlèvement, madame ma chère mère avait osé +venir lui demander ce que Mme du Cange était devenue. Pour consoler cette mère +désolée, et pour la déterminer en même temps à croire qu'il n'avait jamais connu +Sa fille, il avait employé l'un de ces argument victorieux qui ne manquaient +jamais leur effet sur la Dutour. Au reste, il me recommandait de ne pas sortir +de chez moi, et d'y garder l'incognito le plus absolu. Mme de B… me faisait +chercher partout; des gens apostés rôdoient toute la journée autour du couvent; +mon père ne pouvait faire un pas sans être observé, et l'hôtel du comte était +investi même pendant la nuit. +«Infortunée marquise! m'écriai-je, comme je vous ai délaissée! de quelle +ingratitude j'ai payé vos soins généreux et tendres! Pourrois-je vous faire un +crime des mouvement que vous vous donnez pour découvrir ma retraite? Si vous ne +me cherchiez pas, vous m'aimeriez moins!» +Je tirai de ma poche le portrait du vicomte de Florville, et je le baisai. Je +n'entreprendrai pas de justifier ces réflexions, peut-être déplacées, quoique +justes, et ce mouvement, sans doute condamnable, quoique involontaire; tout ce +que je puis dire au lecteur, pour l'engager à me continuer son indulgence, c'est +qu'un moment après je ne songeai plus qu'à ma Sophie. +Je la vis paraître à sept heures du soir; elle était accompagnée d'une femme dont +l'habit m'effraya d'abord, mais que je reconnus bientôt pour Dorothée. Toutes +deux passèrent sous ma fenêtre. Dorothée pouvait-elle être belle auprès de +Sophie, auprès de Sophie qui brillait entre toutes ses compagnes comme une rose +au milieu des autres fleurs? Je ne pus me modérer en la voyant si près de moi. +Elles entendirent toutes deux le cri de ma jalousie que j'allois lever: leur +prompte retraite prévint mon imprudence et m'en fit repentir. Elles eurent du +moins l'attention de s'asseoir sous l'allée couverte, à peu de distance et +vis-à-vis de mon pavillon. Sans doute elles s'entretenaient de moi, car ma jolie +cousine parlait avec feu et regardait toujours ma fenêtre. Bientôt, aux gestes +de Dorothée, je compris qu'elle montrait à ma Sophie le côté du mur par lequel +Derneval s'introduisait dans le jardin. Mon cœur était pénétré de la plus douce +joie. +Le lendemain, même promenade, même imprudence, même châtiment, même plaisir. +Cependant le ciel était calme et serein. Plus impatient qu'un laboureur dont une +Sécheresse de deux mois brûle les terres inutilement ensemencées, j'invoquois +les vents du Midi, j'allois sans cesse de la girouette au baromètre. Le +troisième jour enfin, de gros nuages obscurcirent les rayons du soleil couchant. +«La nuit sera pluvieuse, dit Dorothée en passant sous ma fenêtre.—Et moi, je +crois qu'elle sera belle, répondit ma jolie cousine.—Ah! oui, bien belle!» +m'écriai-je assez haut. Les deux amies, qui redoutaient toujours ma vivacité, +S'éloignèrent promptement. +A minuit précis, Derneval fut au pied de mon pavillon; il me jeta une échelle de +corde, que je fixai sur ma fenêtre, et bientôt j'embrassai mon frère. Nous +avançâmes sous l'allée couverte: ma jolie cousine et sa tendre amie nous y +attendaient. «La voilà, me dit Dorothée; je vous la livre avec confiance, +Monsieur de Faublas; elle ne vous aimerait pas tant si vous n'étiez pas digne +d'elle. Ah! croyez-moi, respectez sa timide jeunesse; prolongez cette époque +délicieuse de l'amour vertueux et pur. Que votre union soit innocente, +puisqu'elle peut l'être encore! qu'un jour un heureux hyménée… Hélas! cet espoir +vous est permis, belle Sophie: cette odieuse enceinte ne vous renferme pas pour +toujours… D'affreux serments…» Ses sanglots lui coupèrent la parole. Derneval, +impatient de la consoler, l'entraîna; je restai avec ma Sophie. +Qu'il me soit permis de répéter ici ce qu'on a dit mille fois: le véritable amour +est timide et respectueux. Passer des heures entières avec une maîtresse adorée, +tenir sur ses genoux la plus jolie des filles, respirer son haleine, sentir +palpiter son cœur et se contenter de presser doucement sa main, ne prendre qu'en +tremblant un baiser sur ses lèvres, ne pas oser solliciter des faveurs plus +précieuses, qui semblent réservées pour l'amant aimé: voilà ce que le jeune +Faublas n'aurait jamais cru possible! voilà l'étonnante vérité dont sa jolie +cousine le convainquit dans ce premier rendez-vous! J'approchois de Sophie, son +âme purifioit la mienne. +C'est avec cette ardeur et ces vœux épurés +Que, sans doute, les dieux veulent être adorés! +Voltaire, Sémiramis . +Et Derneval, à qui la tendresse de Dorothée ne laissait plus rien à désirer, +Derneval était peut-être moins heureux que moi. Ce fut lui, cette fois, qui vint +m'avertir qu'il était temps de nous retirer, que l'aurore ne tarderait pas à +paraître. «L'aurore! il n'y a pas une heure que nous sommes ici!—Allons, +Chevalier, interrompit Dorothée, prenez courage; nous nous reverrons dans trois +jours.—Ah! Sophie, je tremble toujours que Mme Munich…—Mon cher cousin, quand, +après souper, ma gouvernante a bu quelques verres de ratafia, elle ne songe plus +qu'à dormir: c'est moi qui reste chargée du soin de fermer la porte de notre +petit appartement…—Allons, le temps se passe, interrompit encore Dorothée, il ne +faut pas que le crépuscule nous surprenne ici. Derneval! dans trois jours, +peut-être un peu plus tôt,… hélas! peut-être un peu plus tard!—Adieu, ma Sophie; +dans trois jours: un peu plus tôt, si cela se peut; mais, je vous en prie, +jamais plus tard. Adieu, ma Sophie.» +Pour cette fois, le Ciel s'intéressait aux vœux d'un amant. Un temps couvert me +fit croire, le second jour, que le rendez-vous serait avancé. Ma jolie cousine, +passant sous ma fenêtre à l'heure ordinaire, confirma mon espoir. «La nuit sera +pluvieuse! dit-elle.—O ma Sophie!…» Elle n'attendit pas la fin de ma +réponse. +Une heure après, mon traiteur frappa à ma porte. Je soupois, quand un inconnu me +remit une lettre, en me disant qu'il était chargé d'apporter réponse. Voici ce +que Rosambert m'écrivait: +> Je crains de tomber malade, mon ami, je suis ce soir d'une +tristesse!… Il y a plus de deux heures que je n'ai ri. Aussi ai-je l'âme +pénétrée de ce que j'ai vu. Imaginez qu'en attendant l'heure de la comédie +j'ai été ce soir faire un tour de promenade au Luxembourg. Une femme qui +n'avait pas mauvais tour se promenait seule dans une allée écartée; moi, par +distraction ou autrement, j'ai suivi la jolie rêveuse. J'ai passé derrière +deux hommes assis sur un banc isolé. L'un d'eux avait un mouchoir à la main: +«Ah! s'écriait-il douloureusement, je croyais qu'il m'aimait; le cruel! il +me livre volontairement aux plus mortelles inquiétudes!» Mon cher chevalier, +la voix de cet homme m'a frappé. J'ai laissé pour un moment la petite que +j'allois atteindre, je suis revenu sur mes pas, j'ai fixé les deux amis, +trop préoccupés pour m'apercevoir. Faublas, celui que j'avais entendu se +plaindre pleurait amèrement: c'était votre père!… L'autre, je crois l'avoir +rencontré quelquefois chez vous; si ce n'est pas M. Duportail, c'est un +homme qui lui ressemble beaucoup… Mon ami, le baron pleurait! cela m'a tant +affecté que je n'ai plus songé à la quête du galant gibier que je courais +d'abord. Je suis rentré chez moi pour vous écrire. Faublas, j'ai +naturellement beaucoup d'amitié pour les jolies femmes, je sacrifierai dans +l'occasion mille petits scrupules au désir d'avoir celle qui m'aura plu; +mais il y a des devoirs!… Je conviens que Sophie mérite bien qu'on fasse +quelques fautes pour elle; mais enfin votre père pleurait! Chevalier, +réfléchissez-y. +Je me recueillis un moment, et puis, appelant l'inconnu: «Monsieur, vous direz à +celui qui vous envoie que je lui ferai réponse demain.» +Je n'attendis pas que minuit fût sonné pour descendre au jardin; mais mon +impatience ne pouvait avancer l'horloge du couvent. Les deux charmantes recluses +ne vinrent qu'à l'heure marquée. Aussitôt que Derneval se fit entendre, Dorothée +courut au-devant de lui. Je fus étonné de les voir revenir tous deux une +demi-heure après. «Chevalier, me dit Dorothée, vous avez le secret de ma vie, +mais je vous dois une histoire détaillée de mes amours, longtemps infortunés.» +Elle en commença le touchant récit, qu'elle ne put finir sans verser un torrent +de larmes . «Console-toi, ma chère Dorothée, console-toi, +S'écria Derneval; tu n'as pas longtemps encore à gémir dans ta prison: bientôt +je t'arracherai à l'esclavage, bientôt tes indignes parents frémiront de ton +bonheur, qu'ils ne pourront empêcher. Et vous, Chevalier, poursuivit-il avec +chaleur, vous que nos malheurs ont touché, vous m'aiderez à les finir. Je rends +grâces au hasard qui m'a donné un ami, un frère d'armes, un compagnon tel que +vous. Animés des mêmes motifs, exposés à peu près aux mêmes dangers, dans notre +intime union nous trouverons notre sûreté commune. Les ennemis de Dorothée sont +les vôtres: je jure une haine éternelle à ceux de Sophie; et malheur à qui +troublera désormais nos amours mutuellement protégés!—Derneval, j'y consens +volontiers.» J'embrassai Dorothée; Derneval embrassa ma Sophie. +Il n'était pas quatre heures du matin quand je rentrai dans mon pavillon; +cependant j'allai frapper au corps de logis qu'habitait mon propriétaire. Je le +réveillai pour demander un passe-partout , et pour lui +dire qu'une affaire importante m'obligeait de retourner à la campagne, que +peut-être mon absence serait longue, mais que je me réservois toujours son +pavillon, pour avoir, dans tous les cas, un pied-à-terre +à Paris. +Avant cinq heures je fus à la porte de Rosambert. Les domestiques ne voulaient +point réveiller leur maître, qui venait de se coucher. Je fis tant de bruit que +le plus hardi alla dire au comte qu'une femme demandait à lui parler. «A cette +heure-ci? qu'elle aille au diable!… Écoute, écoute: est-elle jolie?—Oui, +Monsieur.—C'est autre chose! il n'est pas trop tôt! qu'elle entre… Eh! c'est Mme +Firmin! ce tour-ci vaut l'autre! (Il se jeta à mon col.) Il me paraît que ma +lettre…—Rosambert, faites-moi donner des habits d'homme, et je vais de ce pas +chez M. Duportail.—Je crois que vous le trouverez, mon ami. Il est sûrement +revenu, c'est sûrement lui que j'ai vu hier au Luxembourg. En vérité, le baron +m'a singulièrement touché. Savez-vous qu'il est venu ici dix fois, le baron? il +ne m'a jamais trouvé, j'avais donné des ordres si précis!—Rosambert, faites-moi +donner des habits.» +On me choisit parmi les siens ceux qui se trouvèrent les plus courts. Je volai +chez M. Duportail qui fut aussi charmé que surpris de me voir. «Lovzinski, lui +dis-je, je viens vous livrer le fils de votre ami; je me remets en vos mains +Sans condition. Daignez seulement être médiateur entre mon père et moi: +voulez-vous bien me conduire chez le baron?—A l'instant même, mon ami. Quel +plaisir nous allons lui faire! Mon cher baron, quel doux moment tu vas +passer!» +En chemin, Lovzinski m'apprit que, sur un faux avis, il avait été faire à +Saint-Pétersbourg un voyage inutile. Sensible à son malheur, je ne pus +m'empêcher pourtant de faire tout bas cette réflexion: «Tant que Dorliska sera +perdue, on ne pourra me la faire épouser.» +Nous arrivâmes à l'hôtel: M. Duportail me pria d'attendre dans le salon et de le +laisser entrer seul dans la chambre à coucher du baron. Il me dit que c'était +une précaution qu'il devait prendre, moins pour engager mon père à me pardonner +que pour le préparer par degrés à la joie de mon retour. +Je fus bientôt environné des gens de la maison, ravis de revoir leur jeune +maître; Jasmin, surtout, ne pouvait contenir sa joie. +Il n'y avait pas deux minutes que M. Duportail parlait au baron, quand j'entendis +celui-ci s'écrier: «Il est là, mon ami; allons, je suis sûr qu'il est là. Mais +qu'il entre, qu'il entre donc.» Je m'avançais vers la porte, elle s'ouvrit avec +violence: mon père, presque nu, se précipita dans le salon; les domestiques +S'éloignèrent par respect. Le baron me prit dans ses bras et me couvrit de +baisers. Je n'avais pas la force de dire un seul mot. Tout à coup mon père, +comme s'il se fût repenti de m'avoir montré toute sa tendresse, me repoussa d'un +air irrésolu. Je me jetai à ses pieds, et, lui montrant une bourse encore pleine +d'or: «Mon père, vous voyez que ce n'est pas la nécessité qui me ramène à vous.» +Il se rejeta dans mes bras, me pressa contre son sein, m'embrassa vingt fois, et +mouilla mon visage de ses larmes. «Je n'avais plus que cette crainte, disait-il. +Mon cher fils! mon bon ami! il est donc bien vrai que tu m'aimes? J'avais peine +à croire que cela ne fût pas! Faublas, mon cher fils, tu ne sais pas comme ce +moment me dédommage des maux que j'ai soufferts! Cependant, mon ami, tu seras +père un jour; ah! puissent tes enfants t'épargner ces chagrins que tu m'as +donnés!» +Mon père vit bien que mon cœur était plein, que mes sanglots étouffaient ma voix. +Il essuya mes larmes, qui se confondaient sur mon visage avec les siennes. +«Console-toi, mon cher enfant, me dit-il, je ne t'en veux pas; sois bien +persuadé que je ne t'en veux pas. Tu m'as quitté, il est vrai; mais la +circonstance t'excusait. Tu m'as laissé plusieurs jours dans l'inquiétude, mais +enfin tu es revenu volontairement. Va, j'étais plus inquiet que défiant; je n'ai +jamais douté de la bonté de ton cœur… Tiens, je t'aime peut-être plus encore que +je ne t'aimais. Eh! qui ne fait pas de fautes à ton âge? Quel jeune homme a +jamais réparé les siennes mieux que toi? Quel père plus heureux que le tien peut +Se vanter d'avoir un meilleur fils?… Allons, mon ami, le passé est oublié, +reprends ton appartement, rentre dans tous tes droits.» +M. Duportail s'était jeté dans un fauteuil, et nous regardait tous deux avec un +plaisir mêlé de douleur: nous l'entendîmes murmurer le nom de sa fille. Le +baron, emporté par sa joie, se leva brusquement, alla à son ami, prit sa main, +et lui dit: «Elle se retrouvera, ta fille, elle se retrouvera, et mon fils…» Il +n'acheva pas, et s'adressant à moi: «Faublas, vous renoncerez à Sophie?—A +Sophie, mon père?—Oh! oui, je l'exige, sur ce point-là je serai toujours +inflexible: il faut me promettre de ne plus aller au couvent.—Ne pas aller au +couvent!—Mon fils, je vous répète qu'il faut me le promettre.—Eh bien, mon père, +puisque vous l'exigez absolument, je vous assure que je n'irai plus au +parloir.—Voilà ce que je demande. Va, mon ami, va te reposer.—Mais +Adélaïde?—Oui, elle est dans l'inquiétude. (Il écrivit un moment.) Tiens, voilà +le nom du couvent dans lequel elle est maintenant; cours-y, cours-y vite: tu +n'as pas d'idée du plaisir que tu lui feras.» +Je remontai chez moi pour y changer d'habits, et j'allai voir ma sœur, qui +plaignit beaucoup sa bonne amie, dont elle ignorait le bonheur. +Je me rendis ensuite chez Derneval, à qui j'appris le changement de ma demeure, +et les raisons qui l'avaient déterminé. Il loua beaucoup la sage précaution que +j'avais prise de nous ménager, en tout événement, un asile dans le pavillon; il +me promit qu'avant la fin de la journée Dorothée serait instruite de ces +événements, qu'elle ne manquerait pas d'apprendre à Sophie. Nous arrêtâmes que la +nuit du surlendemain nous irions au couvent, s'il faisait beau. On sait que les +nuits pluvieuses ou sombres étaient pour nous les belles nuits; on sait que, sur +ce point, les amant et les voyageurs n'ont jamais été d'accord. +FAUBLAS CHEZ JUSTINE +Le même soir Justine vint chez moi. «Bonsoir, ma petite Justine; il y a bien +longtemps que nous ne nous sommes rencontrés seuls!—Oh! Monsieur, y eût-il +cinquante ans, je vous prie d'abord d'écouter ce que j'ai à vous dire. Madame la +marquise…—Tu es toujours bien jolie, mon enfant!—Monsieur, ma maîtresse +m'envoie…—Elle sait déjà que je suis ici, ta maîtresse?—Oui; ce matin vous êtes +rentré par la grande porte, on est venu le lui dire aussitôt… Mais finissez, +Monsieur; souvenez-vous de nos conventions.—De quelles conventions +parles-tu?—Vous oubliez tout. Il y a quelque temps, il a été décidé entre nous +que, lorsque je viendrois ici de la part de ma maîtresse, je commencerois +toujours par ma commission.—Eh bien, dépêche-toi donc de parler, ma petite +Justine.—Monsieur, ma maîtresse a été bien surprise, bien affligée de votre +fuite… Mais finissez donc.—Eh! finis toi-même: tu fais des préfaces comme un +auteur sifflé. Ta maîtresse a été bien surprise!… crois-tu que je n'aie pas +deviné cela?—Un instant, Monsieur.—Tiens, les exordes m'ennuient toujours, mais +dans ce moment-ci surtout… Au fait, ma petite Justine, au fait.—Ma maîtresse m'a +chargée de vous annoncer que vos amours secrets…—Mes amours secrets!… que +veut-elle dire?—Mais vos amours avec elle ne sont pas publics, j'espère?—Tu as +raison; oui, oui.—Elle dit que vos amours sont menacés d'un grand malheur; elle +prévoit un événement fâcheux qui pourrait découvrir au marquis le secret de +votre déguisement.—Le secret de mon déguisement! Mais ma belle maîtresse serait +perdue!—Aussi elle se désole, elle pleure, elle gémit. «Au moins, s'écrie-t-elle +quelquefois, si je pouvais le voir!»—Eh bien, où est-elle? où faut-il aller?—Là! +voyez: tout à l'heure je ne pouvais finir assez tôt; maintenant le voilà qui +veut me quitter!—Ah! Justine, excuse; mais tu me dis que ta maîtresse se désole! +quel est donc cet événement qu'elle craint?—Monsieur, je n'en sais rien. Demain, +à dix heures du matin, elle vous le dira chez sa marchande de modes: vous y +viendrez, n'est-ce pas?—Très certainement; je n'abandonnerai pas la marquise +dans une situation aussi critique… Ah çà! mon enfant, voilà ta commission +faite.» +Depuis si longtemps j'étais privé du plaisir de voir la jolie femme de chambre +qu'on ne sera pas étonné qu'elle soit restée un quart d'heure avec moi. +La situation de la maîtresse était si triste qu'on ne sera pas plus surpris de +l'empressement avec lequel je courus au rendez-vous, le lendemain, à dix heures +du matin. +Dès que j'entrai dans le boudoir, la marquise s'efforça de cacher le mouchoir +dont elle s'essuyait les yeux. «Monsieur, me dit-elle, je vous prie d'excuser +mes importunités; je n'abuserai pas de votre complaisance, je ne vous demande +qu'un moment d'attention. Je ne vous rappellerai pas, Monsieur, le service +important que je vous ai rendu il y a quelques jours; je ne vous parlerai pas de +l'ingratitude extrême dont vous l'avez payé; je ne vous demanderai point où vous +avez passé le temps qui s'est écoulé depuis le jour de votre fuite jusqu'à celui +de votre retour chez le baron: je sens qu'il ne me convient plus de m'informer +de votre conduite; je sens que mes plaintes, mes reproches et mes questions +Seraient également inutiles. J'ai perdu tous mes droits sur votre cœur, je veux +au moins conserver votre estime: un danger commun nous menace, je veux vous le +montrer pour vous l'épargner. Jetez avec moi les yeux sur le passé, Monsieur: je +prétends me justifier à vous-même de ma tendresse pour vous; et, pourvu que +votre amitié me reste… De grâce, ne m'interrompez pas… Pourvu que votre amitié +me reste, pourvu que vos jours saient en sûreté, je verrai tranquillement le +péril auquel sont exposés mon honneur et peut-être ma vie. +«Monsieur, vous vous rappelez sans doute comment le hasard qui seconda si bien +votre adresse vous mit dans mon lit?… Hélas! vous n'avez pas oublié de quel prix +votre audace fut récompensée! mais vous excuserez ma faiblesse, si vous songez +qu'à ma place aucune femme n'eût été plus forte que moi . Le +lendemain, cependant, quand je vins à réfléchir qu'un jeune homme que je +connaissais à peine possédait mon cœur et ma personne, je fus épouvantée. Mais +ce jeune homme brillait de mille qualités réunies: sa beauté m'avait étonnée, +j'étais charmée de son esprit, il paraissait sensible, il n'avait pas seize ans! +Je me flattai de captiver sa tendre jeunesse, de former son cœur docile; j'osai +concevoir l'espérance de me l'attacher pour toujours. Je n'épargnai rien pour +Serrer davantage des nœuds trop précipitamment formés, mais que je voulais +rendre indissolubles. Toutes mes espérances furent cruellement trompées; j'avais +une rivale, je le découvris malheureusement trop tard; je fis de vains efforts +pour ramener l'infidèle. Cependant il gémissait dans l'esclavage, j'osai former +le projet de le délivrer. L'excès de mon imprudence lui prouverait l'excès de +mon amour; ma témérité me rendrait peut-être mon amant! Je n'examinai plus rien, +j'exécutai l'entreprise la plus hardie que jamais femme ait tentée!… Hélas! je +l'exécutai pour le bonheur de ma rivale, de ma rivale que sans doute le perfide +a vue, pour qui l'ingrat m'a trahie!… Ah! pardon, Monsieur, ma douleur m'égare; +ce ne sont pas là les expressions…, ce n'est pas ce que je voulais dire… +Monsieur, vous m'avez quittée: une autre vous haïroit peut-être; moi, je vous +demande votre estime et votre amitié.—Oh! mon amie…» Je me jetai à ses genoux, +je voulus prendre sa main, qu'elle retira. +«Votre amitié, Monsieur, elle m'est bien nécessaire… Relevez-vous, de grâce, +relevez-vous, daignez m'entendre jusqu'à la fin, Monsieur. Votre ancien +travestissement a nécessité des travestissemens nouveaux, mille imprudences ont +Suivi la première. Quelques précautions nous ont sauvés jusqu'à présent, mais on +ne saurait tromper longtemps le public curieux et malin. Le hasard qui nous a +Servis pourra nous perdre; il ne faut qu'une indiscrétion de nos gens, qu'une +rencontre imprévue, qu'un mot échappé. Voilà les réflexions que j'aurois dû +faire plus tôt; mais je n'ai pas été sage, parce que je me croyais heureuse. +Tant qu'un doux espoir a pu m'abuser, je me suis étourdie sur le danger; mes +yeux ne se sont ouverts que lorsque l'étonnante fuite de Mme du Cange a pénétré +mon cœur de cette affreuse vérité que je n'étais pas aimée… Ah! si mon erreur +m'était restée, je serais encore au fond de l'abîme, sans l'avoir aperçu!» +La marquise versait un torrent de larmes; je me jetai encore à ses genoux: «O ma +tendre amie, je vous aime! je vous aime! +—Non, non, je ne le crois plus, je ne peux plus le croire. Relevez-vous, +Monsieur; je vous supplie de vous relever, je vous supplie de m'écouter. Tôt ou +tard, je le prévois, notre liaison sera découverte, la multitude appellera mon +amour une aventure galante; et cette aventure, si les détails en sont trouvés +piquans, fera un éclat terrible! ce sera l'histoire du jour! Le marquis saura +Ses affronts, il les saura… Chevalier, je vous demande une grâce, une unique +grâce. Songez dès à présent à vous dérober au ressentiment de M. de B…; je +l'attendrai courageusement quand j'y resterai seule exposée. Partez, Faublas, +partez! emmenez ma rivale, soyez heureux autant que vous m'êtes cher, autant que +je suis malheureuse! +—Qui! moi? je ferais une double lâcheté! je fuirois le marquis, je laisserais la +plus généreuse des femmes en butte à sa fureur!… Mais, ma chère maman, pourquoi +ces alarmes cruelles?… +—Elles sont trop bien fondées, Monsieur; apprenez l'embarras où je suis. Un +événement tout simple va bientôt éveiller les soupçons du marquis et l'engager à +chercher des éclaircissement dont le résultat me sera funeste. Monsieur, vous +n'oublierez pas plus que moi cette fatale aventure de l'ottomane, cette scène +bizarre qui dans le temps nous a tant chagrinés tous deux; vous paraissiez alors +ne me voir qu'avec peine au pouvoir d'un autre, et moi-même je souffrais d'être +obligée de partager un bien qui me semblait n'être dû qu'à l'amant aimé. Je pris +le parti de refuser au marquis l'exercice de ses droits les plus incontestables. +Mon mari, trop exigeant, me faisait de fréquentes querelles, que je supportois à +cause de vous. A cette époque, nos rendez-vous se sont multipliés, et je n'ai +pas toujours conservé dans vos bras (ici la marquise rougit beaucoup) cette +présence d'esprit si nécessaire à une femme qui ne vit pas avec son mari. Enfin, +Monsieur, il y a près de trois mois que le marquis n'a couché dans mon +appartement, et cependant je suis… je suis enceinte. +—Enceinte! répétai-je avec un cri de joie; enceinte! je suis père! et je vous +abandonnerois!… Maman, ma chère maman, je vous ai toujours aimée, vous me +devenez plus chère que jamais. +—Je suis enceinte, répéta aussi la marquise, mais d'un ton si douloureux que mon +cœur en fut déchiré. Malheureuse mère! enfant plus malheureux!» A ces mots elle +S'étendit plutôt qu'elle ne se renversa sur le canapé où je m'étais assis près +d'elle. Ses yeux se fermèrent, sa tête retomba mollement sur son sein; mais le +mouvement égal de ce sein doucement agité, ses lèvres toujours vermeilles, les +roses de son teint que me laissait voir la toilette négligée du matin, et qui, +loin de se flétrir, brillaient d'un éclat plus doux; tout m'annonça que l'état +de faiblesse dans lequel je la voyais n'aurait pas de suites fâcheuses. Mes +baisers brûlant ne purent la rendre à la vie: je me précipitai dans ses bras, +elle tressaillit, et les plus vives sensations, graduellement produites, la +tirèrent enfin de sa léthargie. D'abord ses bras voulurent me repousser, bientôt +ils m'attirèrent: mon amante partagea mes transports et me prodigua les noms les +plus doux. +«Me voilà donc exposée à de nouvelles perfidies!» me dit-elle, dès qu'elle eut +repris ses sens. Je la rassurai par les protestations réitérées d'un attachement +toujours durable. Elle témoigna pourtant quelque défiance, quand je lui dis que +Mme du Cange s'était réfugiée chez le comte de Rosambert; mais enfin elle parut +me croire. Elle m'apprit, en m'accablant des plus tendres caresses, qu'elle se +croyait au second mois de sa grossesse; et je ne sortis du boudoir qu'après +avoir pris jour pour y revenir. +Depuis deux heures, cependant, je me croyais un autre homme. Quelle nouvelle la +marquise venait de m'apprendre! comme des idées de paternité flattent +l'amour-propre d'un adolescent! Déjà Faublas n'est plus ce jeune étourdi faisant +Siffler dans ses mains une frêle baguette, fredonnant l'ariette nouvelle, +coudoyant les hommes, regardant les femmes sous le nez, devançant à la course un +char léger, passant comme un éclair au milieu de deux commères qui jasent au +coin d'une rue, marchant sur le pied de ce badaud qui regarde un escamoteur, +renversant sur une borne cet autre nigaud qui lit une affiche, et toujours riant +comme un fou des burlesques accident causés par sa vivacité! Non, la démarche du +chevalier, maintenant grave et mesurée, annonce un homme raisonnable; la noble +audace qui brille sur son visage est tempérée par la douce joie dont son front +rayonne; son regard fier avertit les passants du respect qu'ils lui doivent; dans +toute sa personne est répandu je ne sais quel air de dignité, qui semble leur +dire: «Honorez un père de famille .» +J'espérais trouver chez moi Rosambert, à qui je brûlais d'apprendre mon bonheur. +Jasmin me dit que le comte était, en effet, venu, mais qu'il n'avait pu +m'attendre longtemps. Une maladie dangereuse tout à coup survenue à l'un de ses +oncles, dont il était seul héritier, l'obligeait d'aller s'enterrer sur-le-champ +au fond de la Normandie, dans une terre dont cet oncle était le seigneur. +Rosambert n'avait pu dire à Jasmin si son retour serait prompt; mais, au cas que +Son exil se prolongeât, il me priait de venir passer quelques jours avec lui, si +j'en avais le courage, et si mes amours me le permettaient. +O ma jolie cousine! ton souvenir m'occupa le reste de cette journée, et, durant +tout le cours de celle qui la suivit, un ciel nébuleux m'annonça la nuit du +rendez-vous. Je soupai avec le baron; ensuite, au lieu de remonter chez moi, je +descendis sous la porte cochère. Le suisse, enfin gagné par mes libéralités, ne +me vit pas sortir. Je me rendis derrière le couvent, dans une rue écartée, où +Derneval, accompagné de deux fidèles domestiques, m'attendait déjà. Les échelles +de corde furent bientôt attachées, bientôt j'embrassai celle que j'adorois. Il +faut avouer qu'elle eut cette nuit-là de grands combats à soutenir. Je n'osais +aspirer encore à l'entière possession d'une amante aussi honorée que chérie; +mais je voulais obtenir des faveurs plus précieuses que celles qui m'avaient été +jusqu'alors accordées. Il fallut toute la vertu de Sophie pour arrêter mes +entreprises à chaque instant renouvelées. A quatre heures du matin nous nous +donnâmes le baiser d'adieu. Jasmin, muni d'une grosse clef, attendait mon retour +et m'ouvrit doucement les portes de l'hôtel dès qu'il entendit le signal +convenu. +C'est ainsi que pendant trois mois je trompai la vigilance du baron, qui dormait +tranquille, tandis que Sophie, ayant à combattre sa propre faiblesse et mes +désirs toujours renaissant, m'étonnait par sa longue résistance, me forçait +d'admirer les efforts heureux de sa vertu sans cesse exercée, me renvoyait +chaque matin mécontent d'elle, me revoyait chaque nuit plus amoureux, et +redoublait mon supplice en m'avouant que tant de privations ne lui paroîtroient +guère moins douloureuses qu'à moi, si elle n'en trouvait un dédommagement bien +doux dans le témoignage de sa conscience pure et dans l'estime de son amant. +C'est ainsi que pendant trois mois je trompai la jalousie de Mme de B…, à qui mes +journées étaient consacrées. La marquise me recevait souvent chez sa marchande +de modes, quelquefois à sa maison de Saint-Cloud, quelquefois aussi chez elle. +J'arrivois rarement le dernier aux rendez-vous. Ma belle maîtresse, charmée de +mes empressement, et peut-être étonnée de ma constance, semblait craindre +Surtout d'épuiser mon amour. Son état, qui exigeait tant de ménagement, +fournissait différents prétextes aux refus fréquent dont elle aiguillonnoit mes +désirs. C'étaient des faiblesses d'estomac, des migraines, des maux de cœur, +mille autres indispositions, qui toutes, me rappelant qu'elle était mère, la +rendaient plus intéressante à mes yeux. Étonné cependant de voir sa taille, +toujours aussi belle, garder les mêmes proportions, j'attendais impatiemment +cette nuance d'arrondissement qui devait m'assurer la +paternité. Aux questions pressantes que je lui faisais de temps en temps, la +marquise répondait qu'il était possible qu'elle se fût trompée d'un mois; que +bien des femmes atteignaient le quatrième et le cinquième avant que leur taille +arrondie eût décelé leur grossesse; enfin que le dérangement de sa santé et +d'autres signes plus certains ne lui permettaient pas de douter de son état. +Rosambert revint dans les premiers jours d'octobre. Son oncle, en mourant, +l'avait mis dans l'embarras des richesses; les Normands, naturellement +plaideurs, l'avaient chicané; les jolies filles du pays de Caux l'avaient +consolé. A la nouvelle de la grossesse de Mme de B…, le comte me félicita +d'abord; mais, au récit des circonstances singulières qui avaient accompagné la +tardive confidence qu'on m'en avait faite, il sourit, et secoua la tête d'un air +défiant. +«Mon ami, me dit-il, tout cela n'est pas clair; je crois que les alarmes de la +marquise n'ont pas dû vous inquiéter beaucoup, et son état me paraît au moins +problématique. D'abord, s'il est vrai qu'à l'époque de cette aventure de +l'ottomane elle ait renoncé à M. de B…, et c'est un effort dont je la crois bien +capable, il est encore moins douteux qu'aux premiers indices d'une fécondité +traîtresse elle se sera arrangée de manière que son heureux époux puisse +S'attribuer tout l'honneur du chef-d'œuvre qui serait mis en lumière huit mois +après. Ainsi, vous concevez qu'elle n'a joué l'inquiétude que pour attendrir +davantage votre cœur compatissant. Mais il y a plus: je crois, mon cher Faublas, +que vous n'avez pas encore eu l'esprit d'être père. Qu'est-ce, je vous prie, que +cette grossesse dont on ne vous instruit qu'au bout de deux mois? L'accident, +heureux ou sinistre, ne vous intéressait-il pas assez pour qu'on vous l'apprît +dès la première lune? Fallait-il, pour vous avertir, attendre pendant trente +jours que le second courrier manquât? Et puis, remarquez que trois mois se sont +écoulés depuis la confidence: trois et deux font bien cinq. Cinq mois révolus, +et rien ne paraît encore! et, de votre propre aveu, il n'y a pas trace +d'embonpoint! Que diable! mon ami, voilà de ces choses sur lesquelles on ne peut +tromper un amant. Mon cher Faublas, je vous assure que ce petit chevalier-là est +avorté… Mon ami, cette grossesse a été imaginée pour vous ramener, vous retenir +et vous intéresser. Au reste, la ruse n'est pas mauvaise; je n'en veux d'autre +preuve que le grand succès qu'elle a eu.» +Les observations de Rosambert me paraissaient pressantes; mais il m'en coûtait +beaucoup de renoncer au doux espoir dont j'étais bercé depuis plusieurs mois. Je +me promis de ne rien négliger pour éclaircir les faits le soir même. +Justine était venue me dire qu'à l'entrée de la nuit je pourrais me rendre chez +Sa maîtresse; je n'y manquai pas. Je n'eus pas besoin de frapper aux portes de +l'hôtel, elles étaient ouvertes; mais le suisse me vit, je nommai Justine, et, +me coulant derrière une voiture qui venait apparemment d'entrer, je gagnai +l'escalier dérobé. Arrivé au boudoir, j'ouvris la porte, j'entrai brusquement, +et je ne fus pas peu surpris d'entendre M. de B…, qui parlait très haut dans la +chambre à coucher de la marquise. A l'instant même, Justine, sans doute effrayée +du bruit que j'avais fait en ouvrant la porte, se précipita de la chambre à +coucher dans le boudoir. +«Il rentre dans le moment», me dit-elle en me poussant dehors. J'eus bientôt +descendu quelques degrés. «Mais voyez donc cette sotte qui s'enfuit quand je lui +parle», s'écria M. de B…, qui poursuivit Justine. Il entra dans le boudoir à +l'instant où elle tenait d'une main le flambeau dont elle m'éclairait et de +l'autre la porte entre'ouverte. La rusée suivante, sans répondre un seul mot, +acheva de tirer la porte, qu'elle ferma à double tour, et puis elle me fit signe +de l'attendre. «N'ayez pas peur, me dit-elle dès qu'elle fut près de moi, il ne +peut plus nous joindre; mais, Monsieur, ce boudoir vous est funeste!» +Ici Justine laissa échapper des éclats de rire que le marquis entendit. +«L'impertinente! s'écria-t-il, elle rit de sa sottise, et elle me ferme la porte +au nez.» Je n'entendis pas le reste: car Justine, qui faisait d'inutiles efforts +pour modérer sa gaieté, recommença à rire plus haut qu'auparavant. +Je la pris dans mes bras: «Friponne, tu vas payer pour ta maîtresse!» A ces mots +je soufflai la bougie, je donnai un baiser à la rieuse, et je l'assis doucement +Sur les marches. «Eh mais, Monsieur, que faites-vous donc?… Quoi! sur un +escalier?» Au lieu de répondre, je préparais le moment fortuné; mais Justine, un +peu trop vive, fit un mouvement brusque et si malheureux que le flambeau, qui se +trouvait à côté d'elle, roula du haut en bas de l'escalier avec un grand fracas. +«Qu'est-ce que cela? cria le marquis à travers la porte. Justine, vous avez fait +un faux pas?—Oh! ce ne sera rien, rien du tout, lui répondit-elle d'une voix +tremblante.—Oui! rien! répliqua-t-il, et elle ne peut pas parler!» Pendant ce +court dialogue, Justine s'efforçait de me chasser du poste que j'occupais et que +je m'obstinois à garder. Quoiqu'il me parût fort dur de quitter le champ de +bataille avant d'avoir remporté la victoire, il fallut m'y décider pourtant. Le +marquis venait de sonner ses gens, et nous l'entendîmes leur ordonner d'aller +relever Justine qui venait de faire un faux pas dans l'escalier dérobé. Je +n'avais pas un moment à perdre. Au risque de me rompre vingt fois le col, je +descendis l'escalier dans un désordre extrême. J'aperçus près de là une remise, +où je courus, non sans peine, me cacher et me rajuster de mon mieux. Je me +disposais à sortir de ma retraite pour traverser la cour, quand les domestiques +parurent au bas du grand escalier. Ils accouroient avec des lumières; je n'eus +que le temps d'ouvrir la portière d'un carrosse dans lequel je me +précipitai. +De là je vis que Justine épargnait la moitié du chemin à ceux qui la venaient +Secourir. Elle fut ramenée comme en triomphe par les laquais, charmés de l'avoir +trouvée saine et sauve après une aussi terrible chute. Déjà ces messieurs +remontoient le grand escalier en faisant mille exclamations joyeuses. Déjà je me +préparais à profiter du moment pour m'échapper; mais mon destin bizarre m'avait +réservé, pour cette soirée, les plus ridicules malheurs. Du gros de la troupe se +détacha tout à coup un grand diable de palefrenier, qui, s'acheminant tout droit +vers la remise, commença par poser sa chandelle sur le marchepied du carrosse où +je restais dans une horrible transe. Il visita ensuite une voiture remisée près +de la mienne (c'était apparemment celle qui venait de ramener le marquis). Il +fit encore quelques tours sous la remise, et, revenant enfin s'asseoir sur le +commode marchepied, après avoir ôté sa chandelle, qu'il souffla: «Elle ne peut +tarder à venir, dit-il, attendons-la.» Dès que cette lumière, qui me gênait +cruellement, fut éteinte, je me sentis plus tranquille. La nuit était si sombre, +il faisait un brouillard si épais, qu'on ne distinguait rien à quatre pas de +distance. Cependant un grand quart d'heure s'était écoulé, la personne désirée +n'arrivait pas: je m'impatientois dans ma prison autant que mon geôlier, qui +jurait tout bas sur son marchepied. +Enfin, j'entendis un léger bruit dans la cour. Le palefrenier l'entendit aussi, +car il se leva en toussant doucement; on lui répondit sur le même ton, on +S'avança, on lui parla tout bas. «C'est bon, répéta-t-il assez haut pour que je +l'entendisse; dans celui-là», ajouta-t-il, et il frappa sur mon carrosse. A ces +mots, on quitta l'intelligent domestique, qui, resté seul, vint à ma portière, +la ferma à clef, passa de l'autre côté, en fit autant, et ferma de même l'autre +voiture remisée près de la mienne. «Maintenant, se dit-il à lui-même, je puis +allumer ce réverbère»; et, comme s'il y avait eu un parti pris de me désoler, il +alla précisément en face de la remise allumer un très gros fanal, qui, dans le +fond de cette cour, moins large que profonde, jetait, malgré le brouillard, un +assez grand jour pour qu'on pût aisément distinguer tout ce qui s'y passait. +Après cette belle opération, il s'éloigna en sifflant. +Vous qui lisez cette funeste aventure, si vous aimez Faublas, plaignez-le. On le +chasse d'un boudoir, on le dérange sur un escalier, on le poursuit sous une +remise, on l'emprisonne dans un carrosse; il est inquiet, il est morfondu, et, +pour comble de malheur, il n'a pas soupé. +L'odeur des mets qu'on préparait dans les cuisines venait jusqu'à moi, et je n'en +ressentais que plus vivement combien il est douloureux quelquefois d'avoir bon +appétit. Ma situation cependant me paraissait si triste que ce n'était pas la +faim qui me tourmentait le plus. Ces mots, dans celui-là , +me faisaient faire de terribles réflexions. Avois-je été découvert? le marquis, +enfin bien instruit, préparait-il sa vengeance? +O mon ange tutélaire! ô ma Sophie! ce fut toi que j'invoquai dans ce moment +critique! Il est vrai que, toujours séduit par l'objet présent, je t'avais +oubliée pendant quelques heures; il est vrai que j'étais dans l'infortune quand +je t'adressai mon tardif hommage; mais honore-t-on moins dans son cœur le Dieu +dont on néglige quelquefois le culte, et n'est-ce pas surtout lorsqu'ils sont +malheureux que les hommes implorent la Divinité? +J'eus tout le temps de songer à ma jolie cousine. J'aurois pu m'évader peut-être, +mais je n'osais le tenter, parce que les domestiques allaient et venaient sans +cesse dans la cour, parce que le fatal réverbère eût éclairé tous mes mouvement, +parce qu'enfin, dans la crainte qu'on ne m'eût découvert et qu'on ne me guettât +au passage, j'aimais mieux attendre l'ennemi que de l'aller chercher. +L'ennemi ne vint pas, et je finis par m'endormir dans mon poste. +Le bruit de la porte cochère qui criait sur ses gonds me réveilla sur le minuit. +Le suisse, un trousseau de clefs à la main, fermait toutes les serrures et +barricadait toutes les portes. C'était l'instant que je redoutais, c'était sans +doute celui qu'on avait attendu pour me venir assiéger! J'en fus quitte pour la +peur. Le suisse rentra paisiblement dans sa loge; un domestique éteignit les +réverbères; chacun s'alla coucher. +Le silence profond qui régna bientôt dans l'hôtel me rassura totalement. Il était +clair qu'on ne songeait pas à moi, et que ces mots dans +celui-là , qui m'avaient tant inquiété, indiquoient seulement une +aventure nocturne, dont j'allois être le témoin. Cependant je sortais d'un +embarras pour retomber dans un autre; ma prison paraissait devoir être le lieu +de la scène qui se préparait. Dans un espace aussi étroit, un tiers ne pouvait +qu'incommoder les acteurs, et j'étais d'ailleurs très intéressé à ce que +ceux-ci, quels qu'ils fussent, ne me découvrissent pas. Je ne pouvais donc +Sortir trop tôt du carrosse. Je voyais encore de la lumière dans les +appartements; mais il n'y en avait plus dans la cour, mais le brouillard était +toujours fort épais. Je pouvais, sans craindre d'être aperçu, tenter enfin la +descente: je l'exécutai fort heureusement. Quel plaisir j'éprouvai, quand je +Sentis le pavé de la cour! un jeune Parisien, engagé pour la première fois de sa +vie dans une promenade sur mer, ne ressent pas une joie plus douce en rentrant +dans le port. +Un léger retour sur moi-même calma l'ivresse de ce premier transport. Puisque +tout était fermé, je m'étais procuré seulement une prison moins incommode; +j'avais faim, j'avais froid; et, pour comble d'ennuis, une horloge éternelle, +Sonnant des quarts quand je croyais compter des heures, me fatiguait de son +bruit monotone, et me promettait la plus longue des nuits. Les bougies +S'éteignaient peu à peu dans les appartements, une profonde obscurité régnait +partout; cependant personne ne paraissait encore! mon impatience était égale à +ma curiosité. +Il est enfin trois heures du matin. J'entends quelque mouvement dans la cour. Un +homme dont je ne puis distinguer les traits s'avance doucement; je recule avec +précaution; il ouvre la portière et monte dans le carrosse au moment où, pressé +d'un désir curieux, je m'assieds modestement derrière. +Après un quart d'heure de silence, l'inconnu frappe des pieds, et tout d'un coup, +apostrophant à la fois la nuit, le froid, le brouillard, et une personne qu'il +appelle chienne, il descend du carrosse, se promène sous la remise, et, pour se +distraire apparemment, il vient à deux pas de moi satisfaire un besoin très +malhonnête. Ce monsieur, dès qu'il a fini, donne de nouveaux signes +d'impatience. +«La chienne!» s'écrie-t-il à tout moment; et il accompagne cette exclamation de +quelques autres expressions plus énergiques. Enfin il ajoute: «Que c'est bête de +me donner rendez-vous ici, de ne pas vouloir que j'aille dans sa chambre comme +les autres fois! elle vient me conter que, la nuit dernière, madame a entendu du +bruit, et que ça tache son honneur. Son honneur! je dis, ça se peut bien; mais +faut-il pour cela qu'elle me laisse pendant deux heures gober le brouillard et +le rhume? la chienne de femelle ne sait donc pas que, quand un homme est +gelé…» +La complainte de l'amoureux (on devine que c'en était un) fut interrompue par un +léger bruit, qui attira son attention et la mienne. Il se leva, alla au-devant +de la personne aimée, la joignit à peu de distance, et lui reprocha sa lenteur. +Elle se justifia par un baiser bien appuyé. Cette façon de répondre plut +apparemment beaucoup à l'amant; il répliqua de la même manière, et la +conversation s'anima au point que le choc égal et soutenu de leurs lèvres +amoureusement pressées forma bientôt un concert dont un tiers observateur devait +peu goûter l'harmonie. +A la crainte que j'avais d'être découvert se joignait alors un désir inquiet de +Savoir quelle était la beauté facile dont le langage avait à la fois tant de +douceur et d'énergie; mais les ténèbres épaisses qui m'avaient protégé contre +l'amant dérobaient l'amante à mes regards curieux. L'heureux couple qui +S'entendait si bien sans parler monta dans le carrosse. Il en partit aussitôt +des soupirs étouffés, des gémissement tendres, et la caisse, violemment poussée, +fit en une minute vingt soubresauts, qui m'apprirent assez à quelle espèce +d'exercice se livraient ceux qui étaient dedans. Étrangement cahoté derrière, je +Songeais à quitter ma place, quand la voiture, remise par degrés dans son +parfait équilibre, m'annonça que les athlètes reprenaient haleine. «Mon cher La +Jeunesse! dit alors une voix dont je reconnais les accent si doux… hélas! et si +trompeurs,… mon cher La Jeunesse!…—Ma chère Justine!» répond aussitôt le butor; +et je sens la caisse reprendre son balancement perfide. +J'essaye de me glisser en bas, un grain de sable se rencontre sous mes pieds, et +S'écrase en criant. «Mon Dieu! dit Justine, qu'est-ce? j'entends du bruit!… Vois +dans la cour… Nous sommes surpris!» +La Jeunesse étonné descend, passe près de moi sans me voir, marche au hasard dans +la cour, et affecte de tousser. Justine, plus morte que vive, est restée +immobile dans le carrosse. Je me montre à la portière. «C'est moi, charmante +enfant, j'ai tout entendu; renvoie La Jeunesse tout à l'heure; songe surtout +qu'il me faut un gîte, et que je n'ai pas soupé.—Quoi! Monsieur de Faublas, vous +étiez là?—Oui, j'étais là; mais renvoie La Jeunesse, donne-moi une chambre, +donne-moi à souper. Je te dirai après ce qui m'est arrivé, ce que j'ai entendu, +ce que tu as fait.» +A ces mots je regagne mon poste en tâtonnant. La Jeunesse revient, il assure à +Justine qu'elle s'est trompée, qu'il n'y a personne. Justine soutient qu'elle a +entendu du bruit, que quelqu'un est levé dans l'hôtel. Elle a la cruauté de +renvoyer son triste amant, qui ne la quitte qu'après l'avoir embrassée plusieurs +fois, et sur la parole qu'on lui donne que, dès le lendemain même, on lui +offrira sa revanche à une heure et dans un lieu plus commodes. +Dès qu'il se fut éloigné, Justine me déclara qu'elle ne savait où me conduire. +«Monsieur, me dit-elle, passe la nuit chez madame.—Quoi! le marquis?…—Il l'a +voulu absolument.—Ah! ah! mais tu as une chambre, toi, Justine?—Oui, Monsieur, +tout près de l'appartement de madame.—Eh bien, mon enfant, conduis-moi dans ta +chambre. Il y a sept mortelles heures que je m'enrhume et que je jeûne ici; +voudrais-tu m'y laisser mourir de faim et de froid?—Oh! non, Monsieur de +Faublas, oh! sûrement non; mais c'est que… si ma maîtresse entend du bruit?—Bon! +je n'en ferai pas autant que La Jeunesse en a fait la nuit dernière.» +Justine me prit par la main, et tous deux, marchant sur la pointe du pied, +allongeant le cou et prêtant l'oreille, nous gagnâmes à tâtons la petite chambre +en question. Justine alluma une lampe et se hâta de faire du feu. Elle n'osait +me fixer; mais son regard timide et détourné semblait me demander grâce, et je +voyais sur le minois chiffonné de la friponne un petit air boudeur et confus qui +le rendait plus piquant qu'à l'ordinaire. Oh! que j'étais tenté de lui +pardonner! oh! qu'un jeune homme de dix-sept ans a peine à garder sa colère dans +la chambre d'une jolie fille de son âge! Je ne pouvais douter que La Jeunesse ne +fût heureux; mais je l'étais aussi; il ne s'agissait donc plus que de savoir +lequel des deux on aimait davantage. Oui; mais avoir un rival dans les écuries +de l'hôtel! partager mes plaisirs avec un valet! il ne fallait en vérité rien +moins qu'une idée aussi repoussante pour m'empêcher de faire, en ce moment, une +infidélité de plus à la marquise, une injure nouvelle à ma Sophie. +Aussitôt que les réflexions délicates eurent étouffé les désirs naissant, je +Sentis ma faim davantage: «Donne-moi donc à souper, Justine.—Je n'ai rien, +Monsieur de Faublas.—Quoi! rien du tout?—Ah! si fait, dans ma commode deux pots +de confitures.—Que deux, Justine?—Oui, les voilà; je n'en donne qu'à mes bons +amis, au moins!—En ce cas, mon enfant, c'est donc La Jeunesse qui a entamé +celui-là. Je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas étrillé ton La Jeunesse, le +jour qu'il galopoit après moi au pont de Sèvres.—Ah! vous lui avez donné un coup +de fouet! il avait le bras tout noir!—Je ne m'étonne plus de l'intérêt que tu +pris dans le temps à cette rencontre… Mon enfant, donne-moi du pain.—Je n'en ai +point.—Pas une bouchée?—Pas une miette.—Et à boire?—Oh! de l'eau plein ce pot à +l'eau.» +Deux pots de confitures! c'est le souper d'une religieuse. Il est sain, mais il +est léger; mais mon estomac n'était pas content, et, pour le réconforter, il +fallut avaler un malheureux verre d'eau, qui me gela le palais et les +entrailles. Quelle douleur! Justine paraissait souffrir de ma détresse. Le feu n'allait pas assez bien ; elle tisonnoit et +Soufflait sans cesse. Je devais geler ; elle boutonnoit +mon habit. Ce chapeau ne suffisait pas pour me garantir du +froid ; il fallut me laisser coiffer d'un de ses bonnets de nuit. On sentait des vents coulis partout ; elle allait, pour me +les épargner, fourrer du papier sous la porte. Justine, infatigable, prévenait +les besoins que j'avais, et ceux même que je n'avais pas; Justine enfin me +prodiguait les attentions fines et recherchées, les petits soins délicats, +toutes ces caresses empressées dont vous accable toujours une femme qui vous +trompe ou qui va vous tromper. +«Monsieur, me dit enfin la rusée suivante, curieuse de savoir comment je m'étais +trouvé l'espionnant à trois heures du matin, je croyais que vous aviez eu le +temps de regagner la porte cochère, je vous connais si prompt, si leste! je +n'avais pas songé que, dans le désordre où vous étiez, il vous fallait quelques +minutes…» Je l'interrompis pour lui conter de point en point ce qui m'était +arrivé dans l'hôtel depuis que j'y étais entré. Elle se contraignit pour ne pas +rire, quand je lui parlai du boudoir; le souvenir de sa chute sur l'escalier la +fit presque rougir; un faux air de commisération parut sur sa maligne figure +quand je lui racontai mon emprisonnement dans le carrosse; mais, lorsque j'en +vins à la dernière partie de mon récit, que je comptais égayer par quelques +épigrammes, il se fit dans tout son maintien la plus prompte des révolutions. La +pauvre fille baissa les yeux, pencha la tête, pâlit un peu, et, de sa main +droite, comptant les uns après les autres les cinq doigts de sa main gauche, +elle hasarda timidement quelques mots d'une justification fort difficile. +«Monsieur de Faublas, ne me dites pas ce qui s'est passé dans le carrosse, je le +Sais, j'y étais.—Tu veux donc bien en convenir?—Oui; mais je ne vous ai pas fait +une infidélité.—Comment! es-tu bien sûre de ce que tu dis là, mon +enfant?—Certainement, je ne vous ai pas quitté pour La Jeunesse, c'est, au +contraire, La Jeunesse que j'ai trompé pour vous.—Ah! ah!—Oui, Monsieur de +Faublas, vous ne m'aimez que depuis quelques mois, vous!—Et La Jeunesse?—Il y a +plus de deux ans. Je vous ai préféré dès que je vous ai vu, mais je n'ai pas +voulu rompre tout à fait avec lui, parce que je le ménage pour le mariage.—Tu +t'y prends bien!—Vous riez, mais soyez sûr qu'il m'épousera.—Sans doute, +Justine, il t'épousait il y a une demi-heure!—Que je suis malheureuse! je vois +que vous êtes fâché contre moi, et peut-être que demain ma maîtresse me +chassera.—Quoi! tu penses que je lui dirai…?—Non, Monsieur, ce n'est pas cela; +mais madame la marquise n'est pas contente de ma chute sur l'escalier; elle n'en +a pas été la dupe. Quand je suis rentrée, monsieur le marquis est venu à moi, il +avait l'air de me plaindre; mais madame m'a regardée de travers. «Elle mérite +cela, a-t-elle dit sèchement, elle n'avait qu'à descendre tout de suite, au lieu +de s'amuser sur l'escalier.» Elle ne m'a rien dit depuis, parce que monsieur ne +l'a pas quittée; mais elle a reçu mes services avec beaucoup d'humeur, et je +crains bien que demain…—Justine, si elle te renvoie, tu n'as qu'à venir me le +dire chez moi, je te chercherai une place, à une condition cependant. Depuis +cinq mois la marquise prétend qu'elle est enceinte…—Ah! Monsieur, je vous +assure…—Oui, ce que tu m'as assuré plusieurs fois; mais aujourd'hui ne te hâte +pas de répondre: je saurai tôt ou tard la vérité, et, si tu ne me l'as pas dite, +je t'abandonne.—Mais, Monsieur, si je vous la dis…—Alors, ne crains rien, je ne +te compromettrai pas. Ainsi, Justine, il est donc vrai que ta maîtresse n'est +pas enceinte?—Monsieur, elle vous a conté cela dans le temps pour se raccommoder +avec vous; et cette nouvelle a paru vous faire tant de plaisir que depuis elle +n'a jamais pu se décider… Vous auriez tort de lui en vouloir. Tout ce qu'elle en +fait, c'est pour vous plaire.—Oui, oui,… Justine, si elle te renvoie, je te +chercherai une place, et, en attendant, tiens.» +Je la forçai d'accepter les dix écus que je lui présentai. «Vous feriez bien, me +dit-elle, de vous jeter sur mon lit.—Mon enfant, je ne suis pas mal sur cette +chaise.» Justine insista; mais mon malheureux sort me poursuivait. Je refusai, +en lui observant qu'elle devait être plus fatiguée que moi; que son lit lui +était nécessaire; qu'un simple matelas me suffirait, si elle voulait bien m'en +faire le sacrifice pendant quelques heures. +Justine, docile à regret, étendit par terre, près de la cheminée, sa paillasse, +Sur laquelle elle mit un matelas; ensuite elle se jeta tout habillée sur son +lit, beaucoup diminué par le partage; puis, me souhaitant une bonne nuit, elle +me regarda tendrement et poussa un long soupir. Je ne sais quoi me fit soupirer +aussi malgré moi; mon imagination, toujours vive, égarait ma faible raison; +j'allois succomber, quand tout à coup je me rappelai ma Sophie. Il est vrai que +je me souvins aussi du balancement de la caisse. Quoi qu'il en soit, au lieu +d'aller au lit de Justine, je me précipitai sur celui qu'elle venait de me +faire. Je posai ma tête sur mon bras devenu mon oreiller, je m'endormis +profondément, et je laisse au lecteur à décider si ce fut le dégoût qui étouffa +le désir, ou si, pour cette fois, l'amour tendre triompha de l'amour +libertin. +Il y avait un peu plus de deux heures que je goûtais les douceurs d'un repos bien +nécessaire, quand je fus réveillé par cet horrible cri: Au +feu! +Je me lève, je me frotte les yeux; c'était moi qui brûlais, c'était Justine qui +criait de toutes ses forces. Lui ordonner de se taire, étouffer dans mes mains +cruellement chauffées le feu qui a déjà consumé la moitié du pan gauche de mon +habit; rejeter dans la cheminée le tison enflammé, qui, ayant roulé jusqu'à la +paillasse, y avait mis le feu aussi bien qu'au matelas; saisir près de la +toilette de Justine un grand seau de faïence, qui, heureusement, se trouva plein +d'eau; imbiber du fluide presque glacé la paillasse et le matelas; d'un coup de +main arracher la couverture et les draps de Justine; jeter le lit de plume d'un +côté, le second matelas de l'autre; renverser le bois de lit d'un coup de pied, +ce fut l'affaire d'un moment: je fis tout cela plus vite qu'on ne le lira. +Cependant plusieurs personnes, attirées par les cris de Justine, accouroient à sa +chambre; on lui crie d'ouvrir sa porte. Peu s'en faut que je ne perde la tête en +reconnaissant la voix de ma belle maîtresse et celle de son sot époux. Où me +cacher? il n'y a point de lit, il n'y a point d'armoire! je ne vois que la +cheminée, je m'y fourre: Justine approche une chaise pour m'aider à y +monter. +«Mais ouvrez donc, Justine», s'écrie le marquis. Justine, en tenant la chaise, +répond que le feu est éteint. «N'importe, ouvrez, réplique la marquise, ou je +vais faire jeter la porte en dedans!—Encore faut-il que je m'habille, dit +Justine en tenant toujours la chaise.—Vous vous habillerez demain», répond son +maître furieux. +Tous les domestiques sont accourus, on leur ordonne d'enfoncer la porte. A +l'instant même je m'élance et je me cramponne. Justine retire la chaise, elle +court à la porte, elle ouvre, on entre. La chambre se remplit de gens, qui tous +à la fois interrogent, répondent, commentent, s'effrayent, se rassurent, se +félicitent et ne s'entendent pas. Parmi tant de voix confondues je distingue +aisément la voix grêle du marquis. «Cette impertinente! qui met le feu à mon +hôtel! qui nous fait de ces peurs-là! qui trouble mon sommeil et celui de sa +maîtresse!» La marquise, pendant que son mari gronde, fait jeter par la fenêtre +la paillasse et le matelas qui avaient fait tout le mal; elle visite la chambre, +et voit qu'il n'y a plus de danger. «Que chacun se retire!» dit-elle. Les hommes +obéissent d'abord; quelques femmes, plus curieuses peut-être que zélées, offrent +leurs services à ma belle maîtresse, qui leur ordonne une seconde fois de se +retirer. +«Comment avez-vous mis le feu ici? crie le marquis toujours en colère.—Un moment, +donc! lui dit la marquise; attendez donc qu'ils saient tous partis.—Eh! parbleu, +Madame, quand ils entendraient! Le beau mystère!—Eh! mais, Monsieur, ne +voyez-vous pas que cette enfant est encore tremblante? Croyez-vous d'ailleurs +qu'on se brûle exprès?—Madame, vous voilà avec votre Justine, vous lui passez +tout. Eh bien! moi, je soutiens que c'est une sotte, une étourdie, qui finira +mal, je vous en avertis! Tenez, j'ai toujours remarqué dans sa physionomie +qu'elle était un peu folle. Voyez cette figure, n'y a-t-il pas quelque chose +d'égaré? n'aperçoit-on pas…?—Allons, Justine, interrompit la marquise, +apprenez-nous par quel accident…—Madame, je lisais.—Une belle heure pour lire! +S'écria le marquis: là! ne faut-il pas avoir perdu la tête?—Madame, reprit +Justine, je me suis endormie; la lumière, que je n'avais pas éteinte, et qui +était trop près du matelas…—Y a mis le feu, interrompit encore le marquis; le +grand miracle! Et que lisiez-vous donc de si beau la nuit, +Mademoiselle?—Monsieur, répliqua la maligne suivante, c'est un livre qui +S'appelle… le Physionomiste complet .» Le marquis s'apaisa +tout à coup et se mit à rire. «C'est le Physionomiste +parfait qu'elle veut dire.—Oui, Monsieur, oui, le +Physionomiste parfait .—Eh bien! Justine, n'est-il pas vrai que ce +livre-là est amusant?—Oui, Monsieur, bien amusant… C'est pour cela…—Et ce livre, +où est-il?» demanda la marquise. Après quelques instants de silence, Justine +répondit: «Je ne le trouve pas, il est apparemment brûlé.—Comment, brûlé! +S'écria le marquis, mon livre est brûlé! vous avez brûlé mon livre?—Monsieur…—Et +pourquoi prenez-vous mes livres, Mademoiselle? qui vous a permis de prendre mon +livre et de le brûler?—Eh! Monsieur, lui dit la marquise, vous criez à me rompre +la tête.—Comment! Madame, l'impertinente brûle mon livre!—Eh bien! Monsieur, +vous en achèterez un autre.—Oui, vous en achèterez! vous en achèterez! vous +croyez donc, Madame, que cela se trouve comme un roman! il n'y avait peut-être +que cet exemplaire dans le monde! et cette sotte le brûle!—Eh bien! Monsieur, +répliqua vivement la marquise, si ce livre est brûlé, s'il ne s'en trouve pas +d'autre, vous vous en passerez, je ne vois pas grand mal à cela.—En vérité, +Madame, l'ignorance… Tenez, je m'en vais, car je vous dirais… Et vous, +Mademoiselle, je vous le répète, vous êtes une sotte, une étourdie, une folle; +et il y a longtemps que je l'ai vu dans votre physionomie.» Il s'en alla. +Posé en travers dans une cheminée étroite et sale, forcé d'appuyer la tête et les +épaules d'un côté, de roidir les jambes de l'autre, et, pour plus grande sûreté, +de tenir les bras écartés, je me trouvais dans la plus incommode des situations. +Je commençais à me fatiguer beaucoup. Cependant il fallait prendre patience, il +fallait savoir comment tout cela finirait; je recueillis mes forces et je prêtai +l'oreille. +La marquise commença. «Le voilà parti! c'est ce que je voulais. Nous sommes +Seules; j'espère, Mademoiselle, que vous voudrez bien m'expliquer votre chute +d'hier au soir, le bruit que j'entends chez vous depuis plus de deux heures; et, +comme vous sentez que je ne crois pas à cette petite histoire du livre brûlé, je +me flatte que vous daignerez m'apprendre aussi par quel accident le feu vient de +prendre ici.—Madame…—Répondez, Mademoiselle, vous n'étiez pas seule chez +vous?—Madame, je vous assure…—Justine, vous allez mentir!…—Madame, je lisais… +comme je vous l'ai dit…—Vous mentez, Mademoiselle; le livre dont vous parliez +tout à l'heure est dans mon cabinet.—Eh bien! Madame, je travaillais,… je +cousois… Mais vous toussez, Madame, vous vous enrhumez.—Oui, je m'enrhume, cela +est vrai. Je vois que je ne pourrai pas savoir la vérité ce soir. Je vous +laisse, Mademoiselle, demain je serai sans doute plus heureuse, ou bien… (Elle +revint sur ses pas.) Il faut, de peur d'un nouvel accident, éteindre cela tout à +fait», dit-elle. +Elle prit en même temps le pot à l'eau, qui se trouva sous sa main, et le vida +Sur les trois ou quatre tisons qui se consumaient dans les coins de la cheminée. +Aussitôt s'éleva une épaisse fumée qui, entrant à la fois par ma bouche, mon nez +et mes yeux, faillit m'étouffer. Mes forces m'abandonnèrent, je tombai sur mes +pieds. La marquise recula d'effroi. Je sortis promptement de la cheminée; la +terreur fit place à l'étonnement. Nous nous regardions tous trois en +Silence. +«Mademoiselle, dit enfin la marquise à Justine, en la fixant d'un œil courroucé, +il n'y avait personne chez vous!» Et puis m'adressant un doux reproche: +«Faublas! Faublas!» Justine se jeta aux genoux de sa maîtresse: «Ah! Madame, je +vous assure…—Quoi! Mademoiselle, vous osez encore!…» Pendant que la pauvre +Justine tachait de fléchir et de persuader la marquise, je considérais avec +attention la simple parure de celle-ci. Un seul jupon, mal attaché, couvrait +négligemment des charmes que mon imagination aurait devinés, que mes yeux +avaient vus, que ma mémoire me rappelait. De longs cheveux noirs épars +couvraient ses épaules d'albâtre, et retombaient mollement sur sa gorge +entièrement découverte… Que ma maîtresse était belle!… j'oubliai la supposition +de grossesse, et, saisissant une main que je baisai: «Ma chère maman, les +apparences sont souvent trompeuses.—Ah! Faublas, à qui m'avez-vous sacrifiée?—A +personne; un mot d'explication, et ma justification ne sera pas difficile.» +Justine voulut m'appuyer de son témoignage. «Vous êtes bien audacieuse, lui dit +Sa maîtresse…—Oui, vous avez raison, bien audacieuse», s'écria le marquis de B…, +qui, lassé d'attendre sa femme, la venait chercher. +La marquise souffle la lumière, me donne un baiser sur le front, et me dit tout +bas: «Faublas, un peu de patience, je reviendrai dans un instant.» Elle élève la +voix et s'adresse à Justine: «Mademoiselle, sortez, venez avec moi.» Justine, +qui connaît les êtres, ne fait qu'un saut; la marquise sort, repousse son mari +qui allait entrer, tire la porte, la ferme à double tour, retire la clef, et me +voilà encore une fois en prison! +Pour cette fois, mon esclavage me parut supportable; un doux espoir au moins +m'était permis. Mes comiques tribulations, si étrangement variées, prolongées si +cruellement pendant la nuit entière, allaient sans doute finir, et la marquise, +bientôt revenue, ne pourrait me refuser le juste dédommagement de tant de maux +Soufferts pour elle. Cette consolante idée ranima mon courage, je pris une +chaise que j'adossai contre la porte, et, comme un chasseur à l'affût, +j'attendis ma proie. +Bientôt j'entendis du bruit dans l'appartement des époux; on parlait vite, on +parlait haut; on disputait avec aigreur. Je jugeai que la marquise, ne pouvant +Se débarrasser de son mari, avait pris le parti de le quereller, et je ne doutai +pas qu'elle ne réussît bientôt à l'impatienter assez pour l'obliger à quitter la +place: il en arriva tout autrement. Après d'assez longs débats, la marquise +accourut de sa chambre vers la mienne. «Voilà bien, disait-elle avec feu, la +Scène la plus scandaleuse! ne me suivez pas! Monsieur, gardez-vous de me +Suivre!» +Elle était déjà au bout du corridor, tout près de ma prison. Je ne sais si elle +S'accrocha quelque part; mais le pied lui manqua, et elle tomba si rudement que +la clef de ma chambre, s'étant échappée de sa main, vint rebondir contre ma +porte. Mon amante infortunée jeta un cri terrible. Son mari, qui la suivait de +près, la releva; plusieurs femmes accoururent, on la ramena chez elle. Un moment +après le marquis s'écria: «Elle est blessée! que mes gens se lèvent! que le +Suisse ouvre les portes! qu'on amène le premier chirurgien!» +Oh! comme mon cœur palpita dans ce triste moment! que le malheur de la marquise +me causa d'inquiétude! qu'alors il me parut douloureux d'être ainsi renfermé, de +ne pouvoir apprendre si sa blessure était dangereuse, si ses jours n'étaient pas +menacés! Mon impatience s'accrut par mes réflexions. Au milieu des embarras +qu'un pareil accident allait causer, dans ces moment de trouble et d'agitation, +Justine pourrait-elle quitter sa maîtresse? songerait-elle à me délivrer? Le +temps était précieux, le jour commençait à paraître. Si je parvenois à +m'échapper, si je pouvais rentrer chez moi, Jasmin, le premier venu que +j'enverrois à l'hôtel du marquis, me rapporterait des nouvelles de sa femme. Il +fallait donc tenter tous les moyens possibles de me procurer ma liberté. Le +bruit de la porte cochère qu'on ouvrit avec fracas, m'annonçant qu'un des plus +grands obstacles était levé, me donna l'espérance de pouvoir surmonter ceux qui +me restaient. J'essayai d'abord, mais inutilement, de tirer à moi, par-dessous +la porte, la clef restée dans le corridor. Je voulus ensuite démonter la serrure +en détachant les vis qui la fixaient; mais elles étaient rivées en dehors. +J'examinais la serrure avec attention, je tâchais de l'ouvrir avec mon couteau, +quand La Jeunesse, dont je reconnus la voix, me dit tout bas: «C'est toi, +Justine? je te croyais chez ta maîtresse. Ouvre-moi donc.» L'occasion était trop +belle pour la laisser échapper; je prends mon parti sur-le-champ, et, résolu de +donner quelque chose au hasard, je déguise ma voix en la diminuant. Je +contrefais de mon mieux celle de Justine, et, glissant, pour ainsi dire, les +mots à travers la serrure, je réponds: «C'est toi, La Jeunesse? dis-moi donc +comment va ma maîtresse?—Ta maîtresse va bien, la peau est à peine écorchée: +monsieur vient de nous dire que le chirurgien a dit que ce n'était rien; mais +comment ne sais-tu pas cela, toi? Ouvre-moi donc.—Je ne puis pas, mon bon ami; +Madame m'a enfermée.—Bah!—Oui, tiens, la clef est par terre dans le corridor: +cherche.» +La Jeunesse regarde et trouve la clef, il ouvre la porte et me regarde: «Ah! mon +Dieu, c'est le diable!» dit-il. Je tente le passage, il m'adresse un grand coup +de poing: je pare et je riposte. Le coup est si prompt, si heureux, que le +coquin tombe à la renverse avec une balafre sur l'œil. Je saute par-dessus lui, +je me précipite sur l'escalier; mon ennemi se relève et me poursuit. Plus agile +que lui, parce que je ne suis pas éclopé, parce qu'un motif plus pressant +m'anime, je traverse rapidement la cour, et déjà j'ai franchi le seuil de la +porte cochère, quand La Jeunesse, d'autant plus furieux qu'il désespère de +m'atteindre, s'avise de crier de toutes ses forces: «Arrête! au voleur!» +J'avais enfilé une rue de traverse: la peur me donnait des ailes. La Jeunesse, +Suivi de quelques autres domestiques, criait encore; mais tous étaient loin +derrière moi. Je me croyais sauvé, lorsqu'au détour d'une rue je tombai dans une +patrouille de la garde de Paris. Le sergent m'arrêta sur ma mine. En effet, il +était impossible d'en présenter une plus étrange. Tant de soins m'avaient occupé +Sur la fin de cette nuit qu'alors seulement je m'aperçus du grotesque équipage +dans lequel je courais les rues. Une partie de mon habit brûlée, l'autre +bariolée de suie, toute ma personne barbouillée de fumée, et enfin ma tête +enterrée dans un bonnet de nuit de Justine: je ne m'étonnai plus qu'en me voyant +La Jeunesse eût dit: «C'est le diable!» +Malgré la surprise que me causait à moi-même ce costume rembruni, j'assurai au +Sergent que j'étais un honnête homme. Il paraissait peu disposé à m'en croire +Sur ma parole; et d'ailleurs La Jeunesse arriva sur ces entrefaites, avec sa +Séquelle essoufflée. Tous les valets m'environnèrent, et crièrent à tue-tête aux +Soldats qui me serraient: «Arrêtez-le, c'est un coquin, c'est un voleur; +amenez-le à l'hôtel.» Je demandai qu'on me conduisît chez le commissaire du +quartier: ma requête fut trouvée si juste qu'on y satisfit sur-le-champ. +Le commissaire attendait un scellé; quand il sut qu'il ne s'agissait que de +recevoir une plainte, il parut mécontent d'avoir été réveillé si matin. «Mon +ami, me dit-il, qui êtes-vous?—Monsieur, je suis le chevalier de Faublas, votre +très respectueux serviteur.—Ah! pardon, Monsieur. Où logez-vous?—Chez mon père, +le baron de Faublas, rue de l'Université.—Que faites vous?—Pas grand'chose, +comme tant de jeunes gens de famille.—D'où sortez-vous?—Dispensez-moi de +répondre à cette question-là.—Je ne le puis. D'où sortez-vous?—D'une +cheminée.—Monsieur, voilà de mauvaises plaisanteries que vous pourriez payer +cher.—Non, Monsieur, ce sont des vérités que mon habit prouve: regardez.—Où +alliez-vous?—Me coucher.—Belles réponses! où est le plaignant?» +La Jeunesse se montra. «Mon ami, comment vous nommez-vous?» Je répondis pour lui: +«La Jeunesse.—Monsieur,… de grâce, me dit l'homme de loi, je parle à ce garçon. +( A La Jeunesse. ) Où logez-vous, mon ami?—Dans le cœur +d'une des femmes de madame la marquise, répliquai-je aussitôt.—Monsieur, ce +n'est pas vous que j'interroge. ( A La Jeunesse. ) Que +faites-vous, mon ami?—Il caresse les demoiselles dans les carrosses.» +Le commissaire frappa du pied; La Jeunesse me regarda d'un air interdit. Le +pauvre garçon, troublé, ne savait plus que répondre aux questions dont +l'accablait notre juge bourgeois. Il déposa cependant qu'il m'avait trouvé +enfermé chez Mlle Justine, dans une chambre de l'hôtel du marquis de B…; que je +forçois une serrure, qu'en sortant je l'avais apostrophé, lui +plaignant, d'un coup de poignet sur l'œil . +L'homme de loi, qui voyait dans tout cela des choses très graves, me pria de +m'asseoir un moment; il parla bas à son clerc; quelques minutes après, je vis +arriver le marquis de B… +( Il élève la voix en entrant. ) +On vient de m'avertir qu'un voleur… Ah! ah! c'est M. Duportail! +Le Commissaire. +Monsieur Duportail! Ce n'est pas là le nom que monsieur nous a fait écrire. +Le Marquis, riant . +Pardon, Monsieur Duportail; mais je vous vois dans un état!… Comment?… +Pourquoi?… +Faublas, se penchant à l'oreille du marquis . +Il m'est arrivé l'aventure la plus plaisante!… Je vous conterai cela,… mais ce +n'est pas là le moment. +Le Marquis, le regardant beaucoup . +Oui,… oui,… mais comment diable arrive-t-il que vous vous trouviez chez moi dans +cet équipage? +Le Commissaire. +Monsieur le marquis, je vais vous lire la déposition. +Faublas. +Inutile… ( Bas au marquis. ) Je vous conterai tout cela. +Le Marquis, le fixant d'un air incertain . +Oui, oui; mais voyons la déposition. +Le commissaire allait la lire; je tirai le marquis dans un coin de l'étude, et, +affectant de lui parler bas: «Tirez-moi d'ici promptement, lui dis-je. Vous +Savez comme mon père me gêne; s'il apprenait jamais!… si le commissaire +S'avisait de l'envoyer chercher!» +Le Marquis, haut . +Il est donc enfin revenu de Russie, monsieur votre père? +Faublas. +Oui. +Le Marquis. +Parbleu! c'est un homme bien singulier; il est introuvable, et vous aussi. J'ai +été vingt fois à l'Arsenal!… +Le Commissaire. +Mais monsieur ne demeure pas à l'Arsenal. +Le Marquis. +M. Duportail ne demeure pas à l'Arsenal? +Le Commissaire. +Monsieur ne se nomme pas Duportail. +Le Marquis. +Ne se nomme pas Duportail?… En voilà bien d'une autre! +Le Commissaire. +Riez, Monsieur, riez tant qu'il vous plaira; mais monsieur nous a déclaré +demeurer rue de l'Université, et s'appeler Faublas. +Le Marquis, reculant tout étonné . +Hein?… quoi?… comment?… qui parle de Faublas? +Faublas, à l'oreille du marquis . +Chut! chut! j'ai donné ce nom-là, parce qu'il est fort désagréable de décliner le +Sien chez un commissaire. +Le Marquis. +Je comprends!… Comment se porte mademoiselle votre sœur, Monsieur? +Faublas, d'un ton triste . +Assez bien. +Le Marquis. +Un jour que je vous rencontrai à l'Opéra, vous me dites que vous ne connaissiez +pas ce M. de Faublas. +Faublas. +Ah! c'est que vous me parliez du fils!… qui est un mauvais sujet… Mais le père!… +brave gentilhomme! +Le Marquis. +Ah çà! dites-moi donc par quel hasard mes gens vous ont poursuivi… +Le Commissaire. +Monsieur le marquis, écoutez la déposition, elle est sérieuse. +Le Marquis. +Eh bien! voyons: lisez, j'écoute. +Faublas, au marquis . +Monsieur, le temps se passe. +Le Marquis. +Cela ne sera pas bien long. +Faublas. +Mais je vous raconterai tout cela. +Le Marquis. +Sans doute; mais voyons ce que mes gens ont déposé… Vous pouvez être tranquille; +je sais bien que vous n'êtes pas un voleur. +Le commissaire lut la déposition tout entière; le marquis fit rentrer La +Jeunesse, resté dans la cour avec les autres domestiques. La Jeunesse confirma +tout ce qu'il avait dit, et entra dans de nouveaux détails, bien propres à +éclaircir les faits que je ne pouvais nier. +Le Marquis. +Monsieur était enfermé dans la chambre de Justine!… Mais comment, diable! J'y +Suis entré, et je ne l'y ai pas vu! +Faublas. +Preuve que je n'y étais pas, Monsieur le marquis. +Le Marquis. +Mais ma femme y est entrée aussi, elle y est même restée assez longtemps. +Monsieur, elle ne vous a pas vu non plus, ma femme. +Faublas. +Autre preuve que je n'y étais pas!… ( Au commissaire. ) +Monsieur, vous voyez combien est vague l'accusation dont on me charge; trouvez +bon que je me retire. +Le Commissaire. +Non pas, Monsieur, non pas. Sentinelle, barrez la porte. +Faublas. +Quoi! Monsieur, vous pourriez… +Le Commissaire. +J'en suis bien fâché, Monsieur; mais vous entrez dans un hôtel, on ne sait +comment ni par où; on vous trouve enfermé dans la chambre d'une demoiselle… Cela +n'est pas clair… Moi, je vois qu'on pourrait rendre plainte en séduction. +Faublas. +Juge de paix, recevez les dépositions, écoutez les témoins, attendez les preuves, +et, toujours fidèle au vœu de la loi, rejetez surtout les perfides probabilités. +Ce que vous appelez une conjecture n'est jamais qu'une incertitude, surtout +quand il y va de l'honneur, je ne dis pas d'un noble, mais d'un citoyen, d'un +homme, quel qu'il soit. +Le Marquis. +Permettez… Monsieur, où avez-vous connu Justine? +Faublas. +Monsieur, je pourrais me dispenser de répondre à cela; cependant je veux bien +vous donner une preuve de ma complaisance. J'ai connu Justine en même temps +qu'une certaine femme Dutour, dont elle était l'amie, et qui servait ma +Sœur. +Le Marquis, d'un air satisfait . +Oui, qui servait Mlle Duportail. +Faublas. +Oui, Monsieur. +Le Commissaire, avec humeur . +Si mademoiselle votre sœur se nomme Duportail, vous vous nommez Duportail aussi. +Pourquoi faites-vous de fausses déclarations? +Le Marquis. +Il n'y a pas grand mal à cela; je sais pourquoi, moi, je sais pourquoi. Laissez, +Monsieur, laissez sur votre procès-verbal ce nom de Faublas… ( Il vint à moi. ) Je ne veux pas vous compromettre; mais dites-moi +amiablement ce que vous êtes venu faire chez moi. +Faublas. +Quoi! vous ne devinez pas? J'ai connu Justine à cause de ma sœur; on m'a trouvé +dans la chambre de Justine: cette petite est si jolie… +Le Marquis. +Ah! petit libertin, vous avez passé la nuit avec elle! La marquise serait bien +contente, si elle savait que le frère d'une de ses bonnes amies vient débaucher +Ses femmes!… Ah çà! mais, quand le feu a pris chez Justine… +Faublas. +Nous étions fatigués, nous dormions. +Le Marquis, en riant . +Vous avez dû avoir une belle peur, quand j'ai frappé à votre porte. +Faublas. +Vous n'en avez pas d'idée. +Le Marquis. +Mais nous ne vous avons pas vu, où diable vous étiez-vous caché? +Faublas. +Dans la cheminée. +Le Marquis. +Mais ma femme retournait dans la chambre de Justine… Alors elle vous aurait +vu. +Faublas. +Point du tout, je l'entendais venir, je regrimpois dans la +cheminée. +Le Marquis. +Et vous faisiez bien. Oh! ma femme ne peut souffrir chez elle le plus petit +désordre. Ce n'est pas qu'elle soit moins indulgente qu'une autre; mais écoutez +donc, une femme honnête ne veut pas être compromise. Qu'on fasse tout ce qu'on +voudra, pourvu que ce ne soit pas chez elle; elle n'y trouve pas à redire. Et +même, sur cet article, elle pousse quelquefois l'indifférence trop loin; +quelquefois elle excuse dans ses amies des faiblesses… Monsieur, mademoiselle +votre sœur est-elle encore à Soissons? +Faublas, paraissant hésiter . +Oui, Monsieur. +Le Marquis. +Quoi! vraiment! toujours dans ce couvent? +Faublas, jouant l'embarras . +Oui, Monsieur,… oui… Pourquoi non? +Le Marquis. +Je vous demande cela parce que quelqu'un m'a dit l'avoir rencontrée dans les +environs de Paris. +Faublas. +Dans les environs de Paris!… Ce quelqu'un-là s'est trompé, Monsieur, ce n'était +Sûrement pas ma sœur… Mais, Monsieur le marquis, tout est fini, je pense; +allons-nous-en. +Le Commissaire. +Monsieur, tout n'est pas fini, j'attends quelqu'un. +Ce quelqu'un entra au moment même: c'était mon père. L'homme de loi lui dit: «A +qui ai-je l'honneur de parler, Monsieur?» +Le Baron de Faublas. +Monsieur, je suis le baron de Faublas. +Le Commissaire. +En ce cas, Monsieur, j'ai mille excuses à vous faire. Je vous avais fait avertir, +parce que ce jeune homme, chargé d'une accusation assez grave, avait pris votre +nom et se disait votre fils; mais sa déclaration était fausse. Je suis fâché +qu'on vous ait dérangé. +Le Marquis, au commissaire . +Comment! sa déclaration était fausse? Mais ne vous ai-je pas prié, Monsieur, de +laisser ce nom de Faublas sur votre procès-verbal? ( Tout bas +au chevalier. ) Vous ne sentez donc pas les conséquences de cela, vous? +Si une fois ce commissaire écrit votre véritable nom, il enverra chercher votre +véritable père, et cela fera une scène… Priez ce monsieur de Faublas de vous +laisser son nom, cela finira tout. +Le Chevalier de Faublas, au marquis . +Je n'ose. +Le Marquis. +Je vais lui dire, moi!… ( Au baron. ) Dites qu'il est votre +fils. +Cependant le baron, stupéfait de tout ce qu'il voyait, regardait tour à tour le +commissaire, le marquis et moi. «Monsieur, répondit-il enfin au juge attentif, +vos soins ne sont pas perdus, ma peine n'est pas inutile. Dans l'état où je vois +ce jeune homme, je devrais peut-être le méconnaître; mais le lieu même où je le +trouve sollicite mon indulgence pour lui. Je le connais sensible et fier; s'il a +fait quelque sottise, un interrogatoire ici l'en a sans doute assez puni… +Monsieur, ce jeune homme vous a dit son véritable nom, il est mon fils.» +Le Marquis, au baron . +Bien! très bien! +Le Commissaire. +Mais je n'entends plus rien à cela; je vais envoyer chercher ce M. Duportail. +Le Marquis, au chevalier . +Il n'entend plus rien à cela? je crois bien. +Le Baron, avec fierté au commissaire . +Monsieur, quand je dis qu'il est mon fils. +Le Marquis, au baron, le tirant par son habit . +A merveille. ( Au chevalier. ) Il joue son rôle à +merveille. +Le Chevalier, au marquis . +Oh! le baron est un homme d'esprit; et puis il a de grands torts à réparer envers +nous. +Le Commissaire, au baron . +Monsieur, tout cela est fort bon; mais il y a une plainte. +Le Marquis crie de toutes ses forces . +Je m'en désiste. +Le Commissaire, au marquis . +Cela ne suffit pas, Monsieur, l'affaire est d'une nature… Le ministère public est +intéressé. +Le Baron, avec violence . +Le ministère public intéressé!… De quoi s'agit-il donc? +Le Marquis. +Bah! d'une misère,… d'une intrigue d'amoureux. +Le Commissaire. +Une intrigue d'amoureux! +Le Marquis, au commissaire . +Eh! oui, Monsieur! une aventure galante. +( Au baron. ) +Ce n'est pas autre chose qu'une aventure galante, je vous le certifie, moi! +Le Commissaire, au marquis . +Monsieur, il y a fausse déclaration, effraction, sévices, séduction. +Le Baron, avec le plus grand emportement . +Cela n'est pas possible; qui dit cela? qui ose attaquer ainsi l'honneur de mon +fils et de ma maison? +Le Marquis, au chevalier . +Ah! mais comme il joue donc son rôle! cela n'est pas concevable… ( Au père. ) Allez, Monsieur, tranquillisez-vous, il ne +S'agit que d'un rendez-vous galant. Monsieur votre fils a couché avec une des +femmes de ma maison, et pour se sauver il a rossé un de mes laquais, voilà +tout. +Le Baron, au commissaire . +Monsieur, vous savez mon nom, ma demeure; vous trouverez bon que j'emmène mon +fils, en vous répondant de lui. +Le Marquis. +Oui, et moi aussi j'en réponds. ( Au chevalier. ) Ah! c'est +qu'il ne faut pas perdre la tête! +Le Commissaire. +Messieurs, vous serez tenus de le représenter en temps et lieu, même par +corps. +Le Baron. +Ah! même par corps? +Le Marquis. +Oui, par corps, par corps; allons-nous-en. +Nous sortîmes tous trois. «Ah! Monsieur, dit alors le marquis à mon père; ah! +Monsieur, comme vous jouez la comédie! Que de naturel! que de vérité! vous +donneriez des leçons à ceux qui s'en mêlent! ( Il s'adressa à +moi. ) L'avez-vous entendu, quand il s'est écrié: «Qui ose ainsi +attaquer l'honneur de mon fils?…» De son fils! il me l'aurait persuadé à +moi-même, qui sais si bien ce qui en est.» +Tandis que le marquis parlait, le baron le regardait d'un air qui m'aurait +beaucoup amusé, si je n'avais pas connu l'extrême vivacité de mon père. Je +tremblais que les bizarres compliment dont M. de B… l'accablait n'échauffassent +Sa bile; il se contint. Sa voiture l'attendait à la porte. «Point de façons, me +dit-il, montez le premier.» Le marquis voulut me retenir. «Eh bien! continua le +baron, allez-vous causer dans la rue, fait comme vous êtes?» Je m'élançai dans +le carrosse; le baron s'y plaça près de moi: nous saluâmes poliment le marquis; +mais nous le laissâmes retourner chez lui à pied. +Mon père dit alors: «Pourquoi voulez-vous absolument passer des nuits hors de +l'hôtel? Les journées ne sont-elles pas assez longues? Voyez à quels dangers +vous expose votre indocilité!» Je m'excusai de mon mieux. «Votre santé que vous +détruisez! poursuivit le baron.—Ah! mon père, jamais reproche ne fut moins +mérité; si vous saviez comme j'ai été sage cette nuit!—Mon fils, croyez-vous +parler encore au marquis de B…?—Assurément non, mon père; mais je vous assure +que je pourrais passer dans l'année trois cent soixante-cinq nuits comme la +dernière, sans que ma santé en souffrît la moindre altération; et si vous me +permettiez de vous faire le détail…—Non, mon ami, gardez cela pour M. de +Rosambert.» Le baron ajouta: «Adélaïde, M. Duportail, vous et moi, nous sommes +invités pour demain à dîner chez M. le duc de ***, à l'entrée du boulevard +Saint-Honoré. Si le temps change, s'il fait beau, nous partirons de bonne heure. +Vous ferez tous trois un tour de promenade dans les Tuileries; moi, je monterai +un instant au château: j'ai à parler à M. de Saint-Luc, qui y loge. N'oubliez +pas cela, je vous prie, et soyez prêt de bonne heure.» +Justine était chez moi quand j'y arrivai. La marquise avait ressenti de mortelles +inquiétudes en apprenant qu'un voleur, caché dans la chambre de Justine, avait +été arrêté et conduit chez un commissaire, où M. de B… s'était aussitôt +transporté. Elle avait chargé sa femme de chambre, non moins tremblante, de +courir chez moi, d'y attendre mon retour, et de me prier de l'instruire +exactement d'une rencontre dont les suites pouvaient être sérieuses. Justine +pleura quand elle sut que je l'avais sacrifiée pour sauver sa maîtresse. «Je +Sens bien, me dit-elle, que cela ne pouvait se faire autrement; mais monsieur va +dire qu'il faut qu'on me chasse; et madame, déjà fâchée contre moi, saisira +peut-être avec plaisir cette occasion de me renvoyer.» Je consolai la pauvre +fille en l'assurant que je lui trouverais une place, et que, dans tous les cas, +je ne l'abandonnerois pas. +Dès que Justine fut partie je changeai d'habits, je me débarbouillai, et je +courus chez Rosambert, à qui je racontai les joyeux accident de la nuit passée. +Je lui dis ensuite que, s'il voulait voir Adélaïde, il se trouvât le lendemain +aux Tuileries, dans l'allée qu'on appelle l'allée du +Printemps . Le comte me promit qu'il y serait avant midi. +Dans l'après-dîner je reçus une visite de Derneval, qui m'annonça que la nuit du +lendemain nous verrait au couvent, quelque temps qu'il fît. «Mon cher Faublas, +ajouta-t-il, nous allons nous séparer!—Comment?—Les affaires qui me retenaient +ici sont terminées; tout est préparé pour la grande entreprise que je médite +depuis plusieurs mois. Dans la nuit de demain j'enlève Dorothée.—Ah! Derneval, +et comment verrai-je ma Sophie quand vous nous aurez abandonnés?—N'avez-vous pas +votre pavillon?—Mais la grille du jardin?—Vraiment vous avez raison, je n'y +Songeais pas.—Derneval, pourriez-vous livrer au désespoir votre ami et l'ami de +votre amante?—Non, Chevalier, non, je parlerai à Dorothée, nous ne partirons pas +que vous n'ayez une clef de la grille; croyez que, s'il le faut, je différerai +d'un jour l'exécution de mes projets.» +RECONNAISSANCE DE DORLISKA +Derneval me laissa livré à des réflexions cruelles, qui m'agitèrent toute la +Soirée et toute la nuit suivante. «Il part, me disais-je, il part avec ce qu'il +aime! et moi je reste, et peut-être ne verrai-je plus ma Sophie! Sophie +osera-t-elle ouvrir cette grille? osera-t-elle venir seule au jardin? Et puis +l'enlèvement de Dorothée ne fera-t-il pas dans ce couvent un éclat terrible? Ne +prendra-t-on pas les plus sages précautions pour empêcher qu'à l'avenir un +pareil attentat ne se renouvelle? Le jardin ne sera-t-il pas mieux gardé +qu'auparavant? Ah! ma jolie cousine, il ne me sera plus permis que de +t'apercevoir quelquefois à travers les jalousies de mon pavillon. Ah! Derneval! +ah! Dorothée! vous nous abandonnez! est-ce là ce que vous nous aviez promis?…» +C'est ainsi que, ne prévoyant pas les grands événements qui se préparaient, je +reprochais à Derneval son départ précipité, que bientôt j'allois désirer plus +ardemment que lui. +Il y eut encore cette nuit un brouillard épais, qui tomba au lever du soleil. Le +baron, plus tôt éveillé qu'à l'ordinaire, trouva que le temps était humide et +froid. Il ne savait s'il irait chercher Adélaïde, il craignait que sa chère +fille ne s'enrhumât. J'observai à mon père que le soleil allait échauffer l'air, +et qu'aucune journée de l'automne ne serait plus belle. M. Duportail, qui arriva +Sur les dix heures, fut de mon avis: nous allâmes tous trois chercher ma sœur à +Son couvent, et bientôt nous descendîmes aux Tuileries. Le baron ordonna à ses +gens d'aller nous attendre au Pont-Tournant . «Je monte, +nous dit-il, chez M. de Saint-Luc, promenez-vous…—Dans l'allée du Printemps, mon +père?—Oui. Je suis à vous tout à l'heure.» +Nous fîmes plusieurs tours d'allée: Rosambert parut enfin; il remercia le hasard +qui lui procurait une aussi heureuse rencontre. Il fit à Adélaïde tous les +compliment qu'elle méritait, et pendant un quart d'heure il s'occupa tellement +de la sœur que le frère était oublié. Cependant je faisais mille efforts pour +m'attirer son attention. Impatient de le consulter sur les malheurs nouveaux qui +menaçaient mes amours, je le pris par le bras, et le priai de m'accorder un +moment. Il daigna enfin m'entendre: nous doublâmes le pas sans nous en +apercevoir. Ma sœur, qui ne pouvait régler sa marche sur la nôtre, resta +derrière, accompagnée seulement de M. Duportail. Nous ne songeâmes à revenir sur +nos pas que quand nous fûmes au bout de l'allée. En nous retournant, nous vîmes +Adélaïde fort loin de nous, au milieu de trois hommes: nous nous hâtâmes +d'approcher. A quelque distance nous reconnûmes dans les deux nouveaux venus mon +père et M. de B…; ils se parlaient avec chaleur. «Courons vite, me dit +Rosambert, il se fait là-bas quelque quiproquo.» Au moment où nous arrivâmes, le +marquis disait à mon père: +«De quoi vous mêlez-vous, Monsieur?» +Le Baron de Faublas. +De quoi je me mêle! Connoissez-vous celle que vous insultez? +Le Marquis. +Si je connais Mlle Duportail! +Le Baron, avec emportement . +Ce n'est pas Mlle Duportail, Monsieur, c'est ma fille. M. Duportail n'a pas +d'enfants. +Le Marquis, très vivement . +M. Duportail n'a pas d'enfants! et qui est-ce donc qui a couché avec ma femme? +Le Baron. +Que m'importe? +Le Marquis. +Il m'importe à moi, et je sais bien que c'est Mlle Duportail que voilà… ( en montrant ma sœur ). Elle est un peu changée, par la +raison que je disais tout à l'heure. +Le Baron, furieux . +Par la raison que vous disiez tout à l'heure! Vous osez répéter!… Morbleu! +Monsieur, mettez un habit d'amazone à cet étourdi ( en montrant +le chevalier de Faublas ), et la demoiselle Duportail que vous avez vue, +vous la verrez encore. +Le Marquis, regardant le chevalier d'un air stupéfait . +Se pourrait-il? +Cependant M. Duportail et Rosambert partageaient leur attention entre Adélaïde, +qui paraissait prête à pleurer, et le baron, dont leurs représentations ne +pouvaient modérer la fureur. +Le Chevalier de Faublas s'approche du baron . +De grâce, mon père! +Le Marquis, regardant toujours le chevalier . +Son père! +Le Baron lance un regard terrible à son fils . +Taisez-vous, Monsieur; savez-vous ce qu'on dit à votre sœur? J'arrive au moment +où on la félicite de ce qu'elle est accouchée avant terme et de ce qu'il n'y +paraît guère. Morbleu! déguisez-vous en femme, attrapez des sots, mais ne +compromettez pas votre sœur. +Le Marquis regarde le chevalier avec la plus grande +attention . +Plus je l'examine… ( Il lui fait un geste menaçant, et court à +M. Duportail. ) Si tu n'es pas un lâche, réponds-moi. ( En montrant Adélaïde. ) Cette demoiselle est-elle ta fille? ( En montrant le chevalier. ) Est-ce ce jeune homme que j'ai +vu chez toi en habit d'amazone? +M. Duportail, avec le plus grand sang-froid . +Monsieur, vous ne savez pas que ma naissance est au moins égale à la vôtre; mais +je suis trop heureux de pouvoir conserver sur vous quelque avantage. Je me +Souviendrai des égards que se doivent encore des gentilshommes quand ils +deviennent ennemis, Monsieur: je ne vous tutoierai pas; quant à vos questions, +je voudrais bien n'être pas obligé d'y répondre… Marquis, cette demoiselle n'est +pas ma fille; c'est ce jeune homme que vous avez vu chez moi en habit +d'amazone. +M. de B… garda quelque temps un morne silence; il vint à moi, il prit ma main, +qu'il serra fortement: d'un coup d'œil je lui fis comprendre que je l'entendais. +Mon père aperçut ces signes meurtriers, car je l'entendis qui se disait tout +bas: «Ne pourrai-je jamais maîtriser mes premiers transports? Colère aveugle! +funeste emportement! si tu allois me coûter mon fils!—Tu m'as indignement joué, +me dit le marquis en baissant la voix. Demain, à cinq heures du matin, +trouve-toi à la Porte Maillot . Je n'ai pas à me plaindre +de ton père; mais Duportail et Rosambert sont tes complices: dis-leur que +j'emmènerai deux de mes parents pour les punir. Adieu. Tu verras si je sais me +venger.» +A ces mots il s'éloigna. Nous étions environnés d'une foule de gens que le bruit +de notre querelle avait attirés. Adélaïde, étonnée et tremblante, se soutenait à +peine; nous gagnâmes, aussi vite que sa faiblesse put nous le permettre, le Pont-Tournant où deux voitures nous attendaient. Le baron +monta dans la nôtre avec ma sœur; Rosambert nous reçut, M. Duportail et moi, +dans la sienne; et, pour échapper à la foule qui nous suivait, les cochers +eurent ordre de nous mener ventre à terre, et de ne regagner l'hôtel du baron +qu'après avoir fait de longs détours. +M. Duportail nous dit alors: «Messieurs, pourquoi faut-il que vous nous ayez +quittés? vous étiez à peine à trente pas, quand M. de B… nous a abordés. Il m'a +accablé de politesses, et a fait mille questions à mademoiselle votre sœur, qui +ne savait que répondre. Je vous assure que moi-même je comprenas peu de chose +aux discours qu'il lui tenait. J'espérais que vous alliez revenir et m'aider à +Sortir de l'embarras dans lequel je me trouvais. M. de B…, qui déjà m'avait +félicité vingt fois du retour de ma fille et de la bonne santé dont elle +paraissait jouir, M. de B… s'est adressé à mademoiselle votre sœur: «D'honneur, +Mademoiselle, vous vous portez fort bien; je vous trouve peu changée.» Ici le +marquis a baissé la voix; mais, comme je n'étais pas sans inquiétude, j'ai prêté +l'oreille. «Cela est étonnant, a-t-il dit, car, si je calcule bien, vous êtes +accouchée avant terme.» Mlle de Faublas a fait un cri; je me suis écrié avec +indignation: «Accouchée avant terme! Monsieur, vous osez!…» Malheureusement le +baron était déjà derrière nous; tout à coup il s'est jeté entre sa fille et le +marquis, et d'un ton furieux il a dit à celui-ci: «Qu'appelez-vous accouchée avant terme ? vous me ferez raison de cet +insolent propos.» +«Messieurs, vous savez à peu près le reste, et cette cruelle scène, ajouta M. +Duportail en me regardant, aura sans doute des suites fâcheuses.—Oui, Monsieur, +oui sans doute, elle en aura. Demain, à cinq heures du matin, M. de B…, +accompagné de deux de ses parents, nous attendra tous trois à la Porte Maillot .—Encore un duel! encore du sang! s'écria +Rosambert.—Voyez, Faublas, me dit M. Duportail; voyez quels sont les fruits +d'une passion criminelle! Demain six braves hommes vont s'égorger à cause de la +marquise de B…! Demain, quel que soit l'événement du combat, monsieur le comte +et moi, nous serons punis d'avoir participé à vos égarement; nous en serons +punis, car, tout guerrier que je suis, je l'ai cent fois éprouvé, il est bien +cruel de ne sauver sa vie qu'en immolant un ennemi que souvent on estime. M. de +Rosambert et moi, nous allons bientôt verser le sang de deux hommes que nous ne +connaissons peut-être pas, qui jamais ne nous ont fait le moindre mal…—Ah! +Monsieur, je suis plus à plaindre que vous; je me bats avec le marquis, avec le +marquis, à qui j'ai fait tout le mal possible!…—Il est fort singulier, +interrompit Rosambert, que, dans cette affaire-ci, je soutienne votre querelle! +il est fort singulier que je me batte pour vous parce que vous m'avez soufflé ma +maîtresse… Mais, Messieurs, trêve de réflexions, s'il vous plaît, nous n'avons +pas de temps à perdre. Demain, à six heures du matin, si nous ne sommes pas +morts, il faudra que nous sortions du royaume.—François, s'écria M. Duportail, +vous qui m'avez donné l'hospitalité, je ne vous quitterai donc qu'après avoir +transgressé la plus sage de vos lois!—Messieurs, poursuivit Rosambert, où nous +retirerons-nous?» Je répondis vivement: «En Allemagne.—Oui, en Allemagne, si +vous le voulez bien, nous dit M. Duportail.—En Allemagne, soit», répliqua le +comte. +Nous arrivâmes à l'hôtel. Adélaïde et le baron montaient déjà le grand escalier: +M. Duportail courut à eux, croyant que j'allois le suivre. Je dis adieu à +Rosambert. «Comment! où allez-vous donc?—Chez Derneval. Mon ami, occupez-vous +des soins que la circonstance exige, songez à assurer notre fuite.—Mais ne vous +verra-t-on pas dans la soirée?…—Je ne puis répondre de rien; peut-être ne +Serai-je ici que demain à quatre heures du matin.» Je m'éloignai au moment où M. +Duportail revenait sur ses pas pour me chercher. +J'entrai chez Derneval d'un air si effaré que d'abord il me demanda quel malheur +m'était arrivé. +«Mon ami, j'ai demain une affaire d'honneur; demain je meurs, ou Sophie quitte la +France avec moi. Il faut que la chaise de poste dans laquelle vous devez enlever +Dorothée emporte aussi Mlle de Pontis.» Derneval ne fut pas médiocrement +Surpris; nous nous occupâmes le reste de la journée des préparatifs de toute +espèce que nécessitoit notre grande entreprise. J'aurois pu, dans la soirée, +passer un moment à l'hôtel; mais je craignis que le baron ne m'y retînt. Un peu +avant minuit je cachai mon épée sous un ample manteau; Derneval prit la même +précaution. Nous sortîmes accompagnés de trois domestiques dont mon ami me +garantissait la bravoure et la fidélité. Arrivés sous les murs du couvent, nous +jetâmes dans le jardin un gros paquet qui contenait tout ce qu'il faut pour +habiller deux hommes de la tête aux pieds; et, dès que notre échelle de corde +fut attachée, nous ordonnâmes à deux de nos domestiques de faire sentinelle à +quelque distance, et au troisième, de s'en aller pour nous amener notre chaise +de poste à quatre heures précises. +Nous descendîmes au jardin: Derneval et Dorothée me laissèrent sous l'allée +couverte avec ma jolie cousine. Nous allâmes nous asseoir au pied de ce +marronnier si propice aux amours. Je regardais Sophie sans lui rien dire, et +j'arrosois ses mains de mes larmes. +«Que signifie donc ce silence? me dit-elle. Que veulent dire ces pleurs?—Sophie, +ces pleurs annoncent des malheurs affreux. Ne sais-tu pas que Dorothée nous +quitte?—Oui, mais son départ est différé d'un jour, à cause de nous.—Non, ma +Sophie, non, son départ n'est pas différé, Derneval l'emmène cette nuit.—Cette +nuit!—Oui, je ne puis te voir au parloir, je ne pourrai plus te voir au jardin: +nous voilà séparés pour jamais. Ma Sophie, cette nuit est la dernière que nous +ayons à passer ensemble.—La dernière! s'écria-t-elle d'un ton douloureux.—Oui, +la dernière: Dorothée nous quitte, Dorothée t'abandonne; elle sacrifie tout à sa +tendresse pour Derneval! Derneval est plus heureux que moi!—Ah! mon ami, +pouvez-vous désirer un bonheur qui me coûterait le mien?—Sophie! voici la +dernière nuit que nous ayons à passer ensemble!—Mon ami, passons-la de manière +que nous n'ayons aucun reproche à nous faire demain.—Demain! demain nous +gémirons séparés! et cependant Derneval et Dorothée seront sur la route de +l'Allemagne.—De l'Allemagne!… Ils vont en Allemagne?—Oui, ma bien-aimée.—Ils +vont en Allemagne!… Eh bien, mon cher Faublas, nous irons bientôt les rejoindre; +Mme Munich m'assure que le baron de Gorlitz ne tardera pas à me venir +chercher.—Le baron de Gorlitz arrivera trop tard.—Pourquoi trop tard?—Il +arrivera trop tard, ma bien-aimée!—De grâce, expliquez-vous.—Sophie, le départ +de Dorothée est le moindre malheur dont nos amours saient menacés.—Mais +apprenez-moi donc… Faublas, ne m'avez-vous pas dit cent fois qu'à l'arrivée du +comte de Gorlitz vous iriez vous jeter à ses pieds pour lui demander sa +fille?—En vain le baron de Gorlitz me l'accorderoit-il, si mon père ne veut pas +consentir à cet hymen.—Mais votre père l'approuvera dès que le mien…—Sophie, je +ne dois pas vous abuser; mon père me destine une autre femme.—Une autre femme! +et c'est vous qui me l'annoncez! cruel! je vous entends trop bien!… je suis +Sacrifiée! je suis sacrifiée!—Non, ma Sophie, non, rassure-toi. Je te renouvelle +ici mes serments mille fois répétés; jamais une autre ne portera le nom de mon +épouse; mais, si tu n'es pas la mienne, n'en accuse que toi.—Moi!—Oui, cet hymen +Si désiré, tu n'as pas voulu le rendre nécessaire.—Je ne vous entends pas.—Ah! +Si depuis trois mois, moins rebelle aux vœux de ton amant…—Mon cher Faublas, que +me dites-vous?—J'aurois présenté ma Sophie au baron de Faublas, je lui aurois +dit: «Elle a reçu ma foi; nos serments sont écrits dans le ciel: j'ai séduit sa +faible jeunesse, il ne lui manque que le titre de mon épouse…»—Qui? moi!… +Faublas! j'aurois acheté par mon déshonneur…—Par ton déshonneur! tu ne m'aimes +donc guère, puisque tu te croiras déshonorée de m'appartenir!… Cruelle! +qu'attends-tu donc pour couronner l'amour le plus tendre? Nous allons être +Séparés! bientôt on te conduira dans une terre étrangère, loin de ton amant +désolé! Sophie, ouvre les yeux sur les dangers qui nous menacent: tu peux les +prévenir, tu peux t'unir à moi par des liens indissolubles et sacrés; daigne, ma +tendre amie, daigne…—Non, non, jamais je n'y consentirai; jamais.» +Je fis d'inutiles efforts pour triompher de sa vertu. Désespéré d'une résistance +opiniâtre qui ne me laissait aucun espoir, je me livrai à toute ma douleur. «Vos +Sanglots me déchirent le cœur, me dit Sophie, mais qu'exigez-vous de moi?—Je +n'exige plus rien.—Dans quel accablement je vous vois plongé, mon ami, mon bon +ami! (Elle serra mes mains dans les siennes.)—Sophie! jamais douleur ne fut plus +profonde et plus juste. Sophie, les heures s'écoulent, le jour paraîtra trop +tôt, et, je vous le répète, cette nuit est la dernière que nous ayons à passer +ensemble.—O ciel! de quel ton il me parle! quel sombre désespoir respire dans +toute sa personne!… O mon ami! que vos larmes paraissent douloureuses! (Elle les +essuyait avec son mouchoir.)—Elles sont cruelles… Elles annoncent la mort.—Dans +quel funeste égarement!…—Ma bien-aimée, mon âme est dévorée d'un noir chagrin; +mais ne croyez pas que ma raison s'altère. Sophie, je pleure maintenant, bientôt +vous pleurerez aussi, bientôt une affreuse nouvelle, répandue dans toute la +ville, pénétrera jusque dans cette enceinte, et vos tardifs regrets ne vous +rendront pas votre amant.—Cruel! vous pourriez attenter à votre vie?—Non, ce ne +Sera pas de ma main que partira le coup mortel… Sophie! si ma vie vous était +chère, je la défendrois contre le marquis de B…—Grand Dieu! vous allez vous +battre!» +Elle tomba en faiblesse, je lui prodiguai les soins que sa situation exigeait; +mais, dès qu'elle commença à reprendre ses esprits, je profitai de mes avantages +avec une promptitude qui bientôt m'assura la victoire. +Dernier combat de la pudeur vaincue, premier triomphe de l'amour récompensé, +moment de la possession, moment de volupté suprême! le plus éloquent des +écrivains a consacré vos délices dans un ouvrage immortel : +il faut vous taire, puisqu'on ne peut vous exprimer aussi bien. +Quatre heures et les matines venaient de sonner, quand Derneval s'avança sous +l'allée couverte. Je courus au-devant de lui: il me dit que la chaise de poste +était arrivée; que Dorothée, obligée de le quitter pour une demi-heure, +rentreroit bientôt au jardin, et ne mettrait pas beaucoup de temps à changer +d'habits. Je l'interrompis pour le prier de s'éloigner. «Ma Sophie est à moi, +lui dis-je, il faut maintenant que je la détermine à partir.» +Je retournai vers mon amante, et, lui montrant les habits d'homme que j'avais +apportés pour elle, je la conjurai de s'en vêtir et de laisser les siens. +«Comment? pourquoi?—Derneval et Dorothée partent pour l'Allemagne, ton cœur ne +te dit-il pas que nous partons avec eux?—Moi! je donnerais à mon père l'affreux +chagrin… Hélas! ne suis-je donc assez coupable?—Écoute-moi, ma Sophie.—Non, je +ne veux pas vous écouter; non, cruel, vous m'avez perdue! Mon déshonneur était +préparé… (Elle se jeta dans mes bras.) Faublas, maintenant tu peux tout sur ton +épouse; mais prends pitié d'elle! ah! n'abuse point de tes droits! ah! ne rends +pas son déshonneur public!—O ma chère Sophie! je voudrais t'épargner des alarmes +cruelles; mais tu me forces à te rappeler que le marquis…—Hélas!—Ne tremble plus +pour des jours auxquels les tiens sont attachés; ton époux sera victorieux, ton +époux… La famille entière du marquis, il la défieroit maintenant! Mais tu ne +connais pas les lois du royaume, Sophie: si après avoir vaincu mon ennemi je +reste ici, je suis exposé à perdre la tête sur un échafaud.—Ah! malheureuse! où +Suis-je? qu'ai-je fait?—Sophie, il faut partir: nous irons en Allemagne; le +baron de Gorlitz ne pourra te refuser à ton amant, et mon père confirmera mon +bonheur… Ma chère Sophie, souffre que ton époux t'habille.» +Les trois quarts sonnent avant que Sophie soit entièrement travestie. Dorothée +vient nous joindre; Derneval, impatient, me représente qu'il ne faut pas que +l'aurore le trouve dans la ville, et que j'ai affaire à la Porte Maillot . +«Quoi! nous ne partons pas tous quatre ensemble? s'écrie Sophie.—Ma bien-aimée, +l'honneur m'appelle; je te laisse avec Dorothée, je te remets sous la protection +de Derneval. Derneval ne gagnera guère qu'une poste sur moi; il doit m'attendre +à Meaux: dans deux heures je vous rejoins.» Sophie se jette dans mes bras. «Je +ne vous quitte pas! je ne vous quitte pas!» Derneval frappe du pied. «Le +brouillard nous favorise encore, dit-il; mais le jour va nous surprendre ici.» +Je m'arrache des bras de Sophie. «Faublas! si vous me quittez, je ne partirai +pas.—Eh bien, Sophie, je ne te quitterai pas, hâtons-nous de sortir d'ici.» +Derneval avait prévu que nos deux amies auraient trop de peine à escalader le mur +avec des échelles de cordes, il s'était pourvu de deux courtes échelles de bois. +Dorothée, depuis longtemps préparée à son enlèvement, fut bientôt dans la rue; +mais Sophie serait tombée vingt fois si je ne l'avais suivie de près. Arrivée à +la chaise de poste, elle voulut m'y voir monter le premier. «Mais, Sophie, +l'honneur m'appelle!—L'honneur! eh! ne vous ai-je pas sacrifié le mien? Ingrat +que vous êtes! je ne vous quitte point, vous ne vous battrez pas! je ne veux pas +que vous vous battiez!» +Voilà ce qu'elle me disait, quand j'entendis sonner cinq heures. Jamais situation +ne fut plus cruelle que la mienne! Dans mon désespoir, je tire mon épée pour +m'en frapper. Derneval m'arrête. Sophie, tremblante, s'écrie: «Eh bien! je vous +obéis, je pars!» Tandis qu'on la place près de Dorothée, je dis à Derneval: «Il +est cinq heures: s'il faut que je m'en aille à pied, j'arrive trop tard, je suis +déshonoré. Je vais démonter un de vos trois hommes; qu'il se rende le plus vite +qu'il pourra à l'hôtel, où je vais passer pour ordonner qu'on lui donne le +cheval que sans doute on a préparé pour moi.» Sophie, presque mourante, se +penche à la portière. «Mon ami, me dit-elle; ah! du moins, menez-moi sur le +champ de bataille.—Mes chers amis! ma Sophie! dans deux heures je vous +rejoins.—Barbare! cher amant, cher époux, songe à toi, défends ma vie!» +Je vis partir la chaise de poste, et je gagnai au grand galop la rue de +l'Université. Jasmin m'attendait à la porte de l'hôtel: «Hâtez-vous, mon cher +maître, hâtez-vous. Monsieur le baron vous a fait chercher de tous les côtés; +désespéré de votre absence, il s'est fait seller un cheval, il a pris son épée; +je crains bien qu'il ne soit allé se battre pour vous.—Ah! mon Dieu!» +Je partis ventre à terre; Jasmin galopoit sur mes pas: «Monsieur, vous ne prenez +donc pas votre bon coureur?—Va-t'en au diable,… retourne à l'hôtel, un homme va +venir te demander un cheval, donne-lui le mien.» +Je poussai si vigoureusement celui que je montois qu'en peu de temps je découvris +la Porte Maillot . Bientôt j'aperçus le baron environné de +plusieurs hommes. Aux gestes que je lui vis faire, je jugeai qu'il défiait le +marquis. Il me parut que M. Duportail, Rosambert et les deux parents de M. de B… +S'opposaient à ce combat. +Dès qu'on me vit, on se sépara. «J'en étais sûr, s'écria Rosambert.—Monsieur, me +dit le baron, vous arrivez bien tard!—Trop tard, mon père, trop tard sans doute, +puisque vous alliez exposer vos jours.» M. de B… m'interrompit: «S'il n'avait +été question que de faire la jolie femme, tu te serais levé plus matin. Viens +donc, femmelette lâche et perfide, ta mort va tout à l'heure venger mes +affronts.» +Nos épées se croisèrent. La grande supériorité que j'avais acquise dans l'art de +l'escrime et le sang-froid que j'opposois à la fureur du marquis balançaient en +ma faveur l'immense avantage que donnait à celui-ci une attaque sans danger. A +la vue de mon ennemi, je m'étais rappelé mes torts envers lui, et, quoique +excusable à bien des égards, je sentais que j'avais plus d'un reproche à me +faire. Je ne pouvais me déterminer à menacer la vie d'un homme dont j'avais +affligé l'amour-propre et compromis l'honneur. Content de parer ses coups, je le +laissais se consumer en efforts inutiles, et, me fiant absolument sur mon +adresse, je me flattais que, bientôt épuisé de fatigue, il serait trop heureux +de sauver ses jours en s'avouant vaincu. Mon espérance fut trompée. Mon père, +demeuré spectateur d'un combat si affreux pour lui, se tenait à dix pas de là; +je pouvais le voir suivre d'un œil inquiet le mouvement rapide de nos épées. +Plus d'une fois je crus qu'emporté par son impatience, il allait s'élancer dans +la lice; bientôt il courut à un arbre prochain, et, l'embrassant avec force, il +S'y tint péniblement cramponné. M. de B…, la menace et l'injure à la bouche, ne +cessait de provoquer ma colère, et me pressait toujours avec une vigueur dont +j'étais étonné. Il n'avait pu cependant me faire perdre un pouce de terrain, et +jusqu'alors ma tranquille résistance n'avait fait qu'augmenter sa fureur. Tout à +coup, maîtrisant les transports de sa rage, il me trompa par une feinte adroite; +je revins un peu tard à la parade, le fer ennemi, trop légèrement écarté, glissa +le long de ma poitrine, qui soudain se teignit de sang. Mon père jeta un cri +d'effroi et tira son épée; mais aussitôt il s'arrêta et la brisa comme indigné; +puis, levant les yeux au ciel, joignant ses mains, et se jetant à genoux: «O +Ciel! ô Ciel! s'écria-t-il, mon Dieu! ayez pitié de moi! Dieu tout-puissant, +conservez-moi mon fils!» +Je ne pus soutenir le spectacle déchirant du désespoir de mon père. Le marquis, à +Son tour, vivement pressé, se défendit vaillamment, mais ne retarda que de +quelques instants le coup fatal. Sa chute devait finir les mortelles anxiétés du +baron. Cependant je vis mon père tomber sur le gazon presque en même temps que +mon ennemi. J'imaginai que le baron me croyait grièvement blessé; je courus à +lui, et, découvrant ma poitrine: «Rassurez-vous, ce n'est qu'une légère +meurtrissure.» Mon père, sans dire un seul mot, se releva, regarda ma blessure +et la baisa. Je voulus me jeter dans ses bras, il me retint et me montra le +champ de bataille. +Je promenai mes regards autour de moi; je vis que l'un des parents du marquis +était étendu sans mouvement, et que l'autre faisait bander la plaie qu'il avait +dans le flanc. Un chirurgien pansoit Rosambert, que soutenaient M. Duportail et +plusieurs domestiques. «Nous avons fait coup pour coup, me dit le comte, dès que +je fus près de lui: mon adversaire ne me paraît pas trop blessé, j'en suis bien +aise; mais il m'a jeté par terre, j'en suis fâché.» Le baron ne tarda pas à nous +joindre; il entendit le chirurgien nous assurer que le comte n'était pas +mortellement blessé, mais qu'il ne pouvait sans danger s'exposer aux fatigues +d'un long voyage. «J'aurai soin de lui, s'écria le baron, sauvez-vous.—Oui, +Sauvez-vous, répéta Rosambert; allons, Faublas, embrassons-nous et va-t'en.» Mon +père me tint longtemps pressé contre son sein. «Voilà une malheureuse affaire +qui dérange nos projets, dit-il à M. Duportail: Lovzinski, sers-lui de père +jusqu'à ce que je puisse vous aller trouver. Que je ne vous retienne plus, mes +amis, partez: voici d'excellent coureurs qui vous porteront en moins d'une heure +à Bondy, où vous trouverez une chaise. J'ai fait placer des relais jusqu'à +Claye, vous ne prendrez des chevaux de poste qu'à Meaux; faites la plus grande +diligence jusqu'à ce que vous soyez en lieu de sûreté; ne vous arrêtez qu'à +Luxembourg.» +Enfin nous partons, nous trouvons à Bondy la chaise de poste, le postillon de mon +père, et mon fidèle Jasmin. Les relais se succèdent rapidement jusqu'à Meaux; +c'était à Meaux aussi que Derneval devait prendre des chevaux de poste; c'était +là qu'il avait promis de m'attendre un quart d'heure. Je demande si l'on n'a pas +vu trois jeunes gens suivis de trois domestiques. On me répond qu'ils sont +partis depuis une demi-heure. Mêmes questions, mêmes réponses à Saint-Jean les +Deux-Jumeaux, à la Ferté-sous-Jouarre, à Montreuil-aux-Lions. Derneval avait +toujours une demi-heure sur moi, il craignait apparemment qu'on ne le +poursuivît, il se hâtait; avait-il tort? Mais quelle devait être l'inquiétude de +Sophie! +M. Duportail, étonné de m'entendre multiplier les questions et de me voir +prodiguer l'argent, me demande quel intérêt si vif je prends à ces jeunes gens. +«Monsieur, ce sont trois frères qui ce matin ont eu, comme nous, une affaire +d'honneur; il faut absolument que je les joigne. Ah! je vous en prie, courons à +franc étrier.—Mais, mon ami, si nous laissons notre chaise, il faudra peut-être +faire le reste de la route à cheval.—Ah! je ne crains pas la fatigue.—Et moi, +Faublas, j'y suis accoutumé.» +A Vivray, nous laissons notre chaise et Jasmin, nous montons à cheval. Derneval +était bien servi; nous ne le joignons qu'à une demi-lieue au-dessus de Dormans. +Sophie pousse un cri de joie dès qu'elle m'aperçoit; elle se jette à la +portière, elle me tend les bras. «Chère épouse, chère amie, modère l'excès de ta +tendresse, elle te trahiroit: M. Duportail me suit, songe que tu es le frère de +Derneval.» +A Port-à-Binson, Derneval descendit, salua M. Duportail, le pria d'excuser ses +frères qui ne se montraient pas, et nous dit: «Comme il est intéressant qu'on +perde nos traces, si par hasard on nous poursuit sur cette route, j'ai pris des +précautions que sans doute vous approuverez. A deux milles au-dessous d'Épernay, +nous renverrons les chevaux qu'on nous aura fournis à la poste prochaine, pour +en prendre de meilleurs qu'un de mes amis, prévenu depuis plusieurs jours, a +Sûrement fait préparer. Un chemin de traverse nous conduira à Jalons, par un +détour qui n'est pas très long. Des relais en nombre suffisant doivent être +posés sur la route jusqu'à Sainte-Menehould, où nous reprendrons la poste. Mais, +Messieurs, quand j'ai pris ces mesures pour assurer ma fuite, je ne comptais pas +Sur vous. Démonter mes gens pour vous donner leurs chevaux, ce serait fort +inconsidérément affaiblir notre escorte. Heureusement ma chaise est grande et +commode, vous voudrez bien y monter tous deux, et moi je me charge de la mener, +je serai votre postillon.» +M. Duportail se fit presser, et finit par accepter. Je dis tout bas à Derneval +que j'allois me trouver dans un étrange embarras. «Mon ami, vos prétendus frères +Sont si jolis! je crains surtout leurs voix douces et les tendres distractions +de Sophie: M. Duportail ne pourra longtemps s'y méprendre. Derneval, recommandez +à nos deux amies de dormir bien profondément, quand M. Duportail et moi nous +prendrons place dans la voiture. Il n'y a que ce moyen-là; une imprudence serait +Si dangereuse que c'est le cas de se sauver par une impolitesse.» +Tout se passa comme Derneval nous l'avait fait espérer. Nous trouvâmes un relais +à quelque distance d'Épernay. Quelle émotion j'éprouvai, quand je me vis placé +dans la chaise de poste, vis-à-vis de ma Sophie! Sophie paraissait dormir, mais +de mes genoux je pressais les siens, qui répondaient à ce doux appel, et +quelques soupirs à peine étouffés m'annonçaient encore que ma jolie cousine +veillait pour son amant. +«Ces deux jeunes gens sont les frères de M. Derneval? me dit Lovzinski très +étonné.—Il l'assure au moins.» M. Duportail ne me fit pas alors d'autres +questions: je remarquai seulement qu'il ne regarda plus Dorothée, et qu'il ne +cessa de considérer ma Sophie, qui, plus tranquille depuis que j'étais près +d'elle, s'endormit réellement en feignant de dormir. +Après une demi-heure de silence, M. Duportail me dit qu'il ne croyait pas être +avec les frères Derneval. Je répondis tranquillement: «Ni moi non plus.—Comment! +vous me disiez…—Oui, parce qu'il me l'avait dit; je ne connais pas ses frères, +moi!—Eh bien, Faublas, il y a du louche dans cette aventure.—Ma foi! je le +crois.—Faublas,… ce sont des femmes déguisées.—D'honneur, Monsieur, je le +parierois comme vous.» +M. Duportail se tut, et pendant un quart d'heure encore regarda ma Sophie avec +une attention toujours plus marquée. Enfin, il me montra Dorothée et me dit: +«Celle-ci est jolie; mais celle-là… (il me montrait ma jolie cousine, et ses +yeux s'animaient) est mieux, n'est-il pas vrai?—Beaucoup mieux…—Et puis sa +figure… (la voix de M. Duportail s'altérait) est charmante, qu'en dites-vous? +oh! oui… charmante! sa figure…» (Il poussa un long soupir, et n'acheva pas.) +Les yeux toujours attachés sur mon amante, M. Duportail resta plongé dans une +profonde rêverie jusqu'au moment de notre arrivée à Sainte-Menehould. Là, tandis +que le maître de poste faisait atteler et tachait de persuader à nos gens que +Ses rosses étaient d'excellent chevaux, M. Duportail aborda Derneval, et, d'un +ton préoccupé, lui demanda si les deux dames qui dormaient encore dans la chaise +étaient ses parentes. «Puisque leur déguisement n'a pu vous tromper, répondit +Derneval, étonné comme moi de cette question au moins indiscrète, il faut vous +dire, Monsieur, que l'une est ma femme, et l'autre… ma sœur, ajouta-t-il en me +regardant.—Votre sœur? Laquelle des deux, Monsieur? reprit M. Duportail.—Celle +qui est de ce côté-ci. (Derneval montrait ma Sophie.)—Monsieur, vous avez une +Sœur bien intéressante; sa figure… Monsieur, je vous félicite d'avoir une telle +Sœur…» +Ma surprise augmentait à chaque mot que disait M. Duportail. Je ne sais s'il s'en +aperçut, mais il me tira un moment à l'écart; il me dit: «Faublas, admirez le +pouvoir prodigieux d'une grande passion qui survit à son objet. L'aimable sœur +de Derneval m'intéresse singulièrement, et savez-vous pourquoi? c'est qu'en la +voyant j'ai cru revoir l'épouse que je pleure tous les jours. Oui, mon cher +Faublas, au premier coup d'œil je me suis dit: «Voilà Lodoïska!» Je me le suis +dit encore lorsque j'ai détaillé avec plus d'attention tous les traits de cette +figure à la fois belle et jolie. Oui, mon ami, telle vous aurait paru la fille +de Pulauski, lorsque, sous des habits d'homme, elle fuyait avec son père et son +époux les Russes persécuteurs. Un peu moins jeune, mais non moins belle, était +alors Lodoïska; Lodoïska tout entière respire dans cette charmante +personne!» +J'écoutais M. Duportail avec un plaisir secret. Persuadé qu'il cherchait à se +tromper lui-même sur la nature des sentiment qu'il éprouvait, je ne pouvais +m'empêcher de plaindre intérieurement un homme sensible, que son âge et son +expérience défendaient mal contre les charmes dangereux d'un amour naissant, et +pourtant je m'applaudissois de l'excès de mon bonheur, qui sans doute me +Susciteroit mille rivaux. +Cependant on n'attendait plus que nous; le jour baissait, nous courûmes toute la +nuit; le lendemain, à huit heures du matin, nous entrâmes dans Luxembourg: nous +descendîmes à la première auberge. Pendant la courte collation que nous y fîmes, +M. Duportail prodigua à ma jolie cousine les compliment les plus flatteurs. Il +ne sentit qu'il avait besoin de repos qu'au moment où nos amies, fatiguées d'un +voyage si long pour elles, témoignèrent le désir de se retirer. Derneval s'était +occupé avec l'hôte du soin de nous faire préparer quatre chambres, une pour les +deux dames, les deux nôtres contiguës à la leur, celle de M. Duportail tout au +fond du corridor. +Derneval prit la main de Dorothée; Lovzinski, plus prompt que moi, s'empara de +celle de Sophie: il conduisit mon amante jusqu'à la porte de la chambre préparée +pour elle, et soupira en se retirant dans celle qu'on avait réservée pour lui. +Dès que nous le crûmes endormi, Derneval et moi nous entrâmes dans la chambre de +nos épouses. Dorothée venait de se mettre au lit; Sophie, encore habillée, +écoutait en pleurant quelques mots de consolation que lui adressait son amie. +Derneval me dit tout bas de l'emmener. «Viens, ma Sophie, viens, laissons ces +amant ensemble; ils ont, comme nous, mille choses à se dire.» Je la pris dans +mes bras et la portai dans ma chambre: quel doux fardeau pour un amant! +«Il est donc vrai, me dit-elle en sanglotant, qu'une première faute entraîne +toujours une faute plus grave! Il est donc vrai qu'une fille malheureuse, trahie +par son cœur, abusée d'un fol espoir, quand elle a commencé par hasard quelques +démarches inconsidérées, peut finir par violer ses devoirs les plus sacrés! +Pourquoi suis-je venue si souvent à ce fatal parloir? Pourquoi vous ai-je reçu +dans ce jardin plus fatal encore? Ah! je n'aimais pas la vertu, puisque je lui +ai préféré mon amant! Ah! j'ai mérité mon opprobre, puisque je m'y suis si +légèrement exposée!—Sophie, que dis-tu? quelles horribles réflexions +empoisonnent ton bonheur!…—Mon bonheur!… Est-ce donc au sein des remords que je +puis le goûter?—Sophie! dès ce soir, quelle que soit l'intention de M. +Duportail, je pars avec toi pour Gorlitz: nous irons nous jeter aux pieds de ton +père…—Jamais, jamais je n'oserai me présenter devant lui.—Tu ne m'aimes donc +pas?—Je ne t'aime pas! moi! Faublas, mon ami! Sophie, maintenant avilie à ses +propres yeux, bientôt déshonorée aux yeux de sa famille entière, ta Sophie +pourrait-elle supporter la vie, si son amour ne lui restait pas?… Cher amant! +cher époux! mon repentir t'offense? mes remords t'outragent? eh bien! +pardonne-moi mes remords et mon repentir: va, dans ce moment même où ma +conscience alarmée gémit, ah! je le sens bien, ma raison égarée, ma faible +raison, cède encore à ma passion fatale!» +Sophie se jeta dans mes bras: un même lit nous reçut tous deux. Il était plus de +midi quand nous nous endormîmes; un bruit affreux nous réveilla quelques heures +après. +«Ne vous en avisez pas, criait Derneval, je brûle la cervelle à quiconque ose +entrer ici!» Au moment même on m'ordonne d'ouvrir ma porte; j'entends, avec +autant de surprise que d'effroi, la voix de mon père. Sophie, tremblante, se +cache sous la couverture; je m'habille à la hâte et très négligemment, j'ouvre +ma porte. M. Duportail entre avec le baron de Faublas. «Vos indignes projets +Sont donc remplis! me dit celui-ci: vous avez donc osé…» A l'instant même ceux +qui frappaient à la porte de Derneval entrent dans ma chambre. Je reconnais Mme +Munich. «Le voilà! c'est lui!» dit-elle à un vieillard qui la suit. L'inconnu +m'appelle infâme ravisseur, et met l'épée à la main. Je saute sur la mienne, je +m'écrie: «Quel est cet insolent étranger?» Le baron m'arrête, il me dit: +«Malheureux! c'est un père qui vient chercher sa fille à Paris le jour même que +vous l'enlevez!—Quoi! Monsieur serait…» Le vieillard m'interrompt: «Je suis le +baron de Gorlitz.» +A ce nom, Sophie jette un cri terrible; elle écarte la couverture et les rideaux, +Se soulève avec effort, étend les bras vers son père, et s'évanouit. «Ainsi le +crime est consommé!» s'écrie M. de Gorlitz à la vue de Sophie presque nue. M. +Duportail a peine à retenir mon père qui m'accable de reproches. Le baron de +Gorlitz me crie de me mettre en garde. «Tu as déshonoré ma vieillesse, vil +Séducteur, je veux me venger ou mourir.» Il dirige vers moi la pointe de son +épée; je jette la mienne à ses pieds. «Frappez, je ne me défendrai pas contre le +père de Sophie; mais plaignez votre fille, écoutez-moi, écoutez sa +justification. Sophie se meurt, secourons-la.—La secourir? répond M. de Gorlitz; +que cent coups mortels me vengent et la punissent.» Il court à sa fille l'épée +haute; je me précipite sur lui, je le saisis au corps. «Barbare! prends ma vie; +mais garde-toi d'approcher de Sophie, je la défendrois même contre son père! +Monsieur, daignez m'entendre, votre fille est innocente, c'est moi qui l'ai +perdue, je suis seul coupable.» +Tandis que je m'efforce de fléchir M. de Gorlitz, tandis que M. Duportail essaye +de calmer les fureurs de mon père, Mme Munich prodigue à ma Sophie des secours +inutiles. Sophie vient de pousser un long soupir et d'ouvrir les yeux; mais, en +voyant ceux qui l'environnent, elle est retombée dans un évanouissement plus +profond. +C'est alors que Derneval, suivi de trois hommes armés, se précipite dans ma +chambre; il demande fièrement de quel droit on vient troubler le repos des +voyageurs. «Et quel intérêt prenez-vous à nos querelles?» lui répond mon père +Sur le même ton. Je ne sais quelle réplique Derneval lui prépare; mais, forcé de +partager mon attention entre plusieurs objets également chers, je crie à +Derneval: «Mon ami, modérez-vous, voilà mon père, et voilà le père de Sophie.» +Derneval et ses gens se retirent, mais ils s'arrêtent dans le corridor. +Cependant M. de Gorlitz s'est assis; aux emportement de sa colère a succédé tout +à coup un calme apparent. Il garde un effrayant silence; d'un œil sec il +contemple tour à tour mon père, sa fille et moi. Je le crois livré au plus +affreux désespoir, car je sais que les grandes douleurs sont muettes et n'ont +pas de larmes. +Mon père s'approche et tâche de le consoler. Je vole à Sophie, que Mme Munich +veut rappeler à la vie. M. Duportail est au chevet de son lit, il n'a pas l'air +moins ému, moins agité, moins tremblant que moi. En un instant je répète cent +fois le nom de mon amante; à ma voix, elle ouvre un œil mourant: «Hélas! tu m'as +perdue!» me dit-elle; et ce reproche trop mérité augmente pour moi l'horreur de +cet affreux moment. +Mon père continue de dire à M. de Gorlitz ce qu'il croit le plus propre à calmer +Sa douleur. Celui-ci l'interrompt sans cesse par cette exclamation si cruelle: +«Elle n'est point ma fille!» M. Duportail unit ses prières à celles de mon père; +il dit à M. de Gorlitz: «Du moins, écoutez sa justification! il ne se peut guère +que votre fille soit tout à fait innocente, mais peut-être est-elle excusable. +Sous des dehors aussi intéressant cache-t-on un cœur corrompu? Écoutez sa +justification.» +Le Baron de Gorlitz. +Messieurs, je vous répète à tous deux qu'elle n'est point ma fille. +M. Duportail. +Mais… +Le Baron de Gorlitz. +Elle n'est pas ma fille, sa gouvernante le sait bien. Mme Munich vous dira que +j'avais adopté cette enfant pour lui donner une partie de mes biens. Elle avait +à peine sept ans quand mes collatéraux avides et jaloux tentèrent de +l'empoisonner; c'est pour cela que je l'ai fait élever en France. +M. Duportail, ému . +Elle n'est pas votre fille? Connoissez-vous ses parents? +Le Baron de Gorlitz. +J'aurois pu les découvrir sans doute, je ne les ai point cherchés; c'est un crime +dont le Ciel ne permet pas que je recueille le fruit. +M. Duportail, vivement . +Monsieur!… +Le Baron de Gorlitz, avec humeur . +Monsieur, daignez me donner un moment d'attention. +Qu'on se figure l'inquiétude que j'éprouve pendant cette étrange explication. +Sophie voudrait parler, sa faiblesse ne le lui permet pas; mais elle écoute +péniblement. Son visage se couvre d'une pâleur mortelle; une sueur froide coule +Sur son front décoloré. +«Messieurs, continue le baron de Gorlitz, j'ai passé ma vie au milieu des armes. +En 1771, je servois dans les armées russes, nous faisions la guerre à des +Polonois révoltés. +M. Duportail. +A des Polonois? en 1771? +Le Baron de Gorlitz. +Oui, Monsieur; mais vous m'interrompez à chaque instant… Après une sanglante +victoire remportée sur eux, je ne demandai pour ma portion d'un butin +considérable qu'un enfant âgé de deux ans à peu près. +M. Duportail se lève et court vers Sophie . +Ah! ma chère Dorliska! +Le Baron de Gorlitz, le retenant . +Dorliska? c'est le nom que j'ai trouvé écrit au bas d'une miniature attachée sur +Sa poitrine. +M. Duportail tire promptement un portrait de sa poche . +Monsieur, voilà le pareil portrait… O ma fille! ma chère fille! +Le Baron de Gorlitz, le retenant encore . +Votre fille, Monsieur? quelles sont les armes de votre maison? +M. Duportail, montrant son cachet . +Les voilà. +Le Baron de Gorlitz. +C'est cela même; elle les porte gravées sous l'aisselle. +Sophie pousse un cri, recueille ses forces, tend les bras à M. Duportail; +Lovzinski l'embrasse et pleure. +«Ah! ma chère fille, tu m'es enfin rendue! mais, hélas! en quel lieu, dans quel +état je te trouve! Quelle amère douleur empoisonne le moment le plus heureux de +ma vie! Dorliska! sais-tu quelle était ta mère? Ta mère brûla pendant plusieurs +années d'un amour légitime et chaste; amante vertueuse, elle fut digne de +devenir épouse; mère tendre, elle ne cessa de pleurer ta perte; ton souvenir +remplit ses derniers moment. «Cherche partout ma chère Dorliska»; ce furent les +derniers mots que prononça Lodoïska mourante. Moi, depuis douze ans je me suis +occupé d'un soin si cher à mon cœur; depuis douze ans je n'ai pas imaginé de +plus grand bonheur que celui de retrouver ma fille adorée… Hélas! et, quand je +la tiens dans mes bras, je gémis sur elle et sur moi!… O la plus sage des +épouses! ô la plus respectable des mères! Lodoïska, tes mânes fidèles errent +Sans doute autour de nous. Que tu dois plaindre Dorliska séduite, maintenant au +pouvoir d'un ravisseur! que tu dois plaindre Lovzinski, devenu, par un destin +bizarre et cruel, le complice de l'enlèvement de sa fille, le témoin de son +déshonneur!» +M. Duportail se jette dans un fauteuil; sa fille, éperdue, oublie qu'elle est +presque nue; elle se précipite hors de son lit, et tombe aux pieds de son père. +Mme Munich, attentive, saisit la courte-pointe dont elle +enveloppe Sophie. Celle-ci s'écrie: +«Ah! vous êtes mon père; mon cœur me le dit, votre générosité me le prouve, vous +daignez reconnaître une fille indigne de vous!» +M. Duportail repousse sa fille, il détourne le visage: «Cruelle enfant!» lui +dit-il. +Sophie tient une de ses mains, je m'empare de l'autre, je me jette aux genoux de +Lovzinski. +«Monsieur, votre douleur me tue! Je ne suis plus heureux, puisque vous souffrez; +mes fautes deviennent plus graves, puisqu'elles coûtent des larmes à mon ami, à +l'ami de mon père, au père de ma Sophie! Lovzinski, vous êtes outragé; mais que +votre colère retombe tout entière sur celui qui l'a méritée:… votre fille est +innocente. Votre fille! si vous saviez dans quels pièges elle fut attirée, +combien de temps elle résista à la séduction, par combien de combats elle m'a +fait acheter ma coupable victoire!… Lovzinski, votre fille est innocente; lavez +vos affronts dans mon sang,… ou plutôt, vous qui portez un cœur sensible et +tendre, vous qui connaissez le pouvoir d'un amour vif et mutuel, vous qui savez +combien les passions peuvent égarer un jeune homme ardent, une fille abusée; +Lovzinski, ne soyez pas inexorable, ayez pitié de notre âge: excusez-la,… +pardonnez-moi. D'un mot vous pouvez réparer nos erreurs et légitimer nos +faiblesses; conduisez-nous au pied des autels: là je répéterai les serments qui +m'unissent à ma Sophie; là vous retrouverez votre Dorliska.» +Mon père joint ses prières aux miennes: M. Duportail paraît ému, il se tait +pourtant; mais on voit qu'il médite sa réponse. Enfin il embrasse sa fille avec +un mouvement passionné, il me regarde sans colère, et d'un ton calme il demande +que tout le monde se retire, qu'on le laisse passer le reste de la soirée avec +Sa fille. +Le lendemain j'épousai Dorliska. +PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE +Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25 whatman.—Tirage en GRAND +PAPIER (in-8o), à 170 pap. de Hollande, 20 chine, 20 whatman. +HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.—DÉCAMÉRON de Boccace, grav. de Flameng. Épuisés. CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, +grav. par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. 50 fr. MANON LESCAUT, +grav. d'Hédouin. 2 vol. 25 fr. GULLIVER (Voyages de), grav. de Lalauze. 4 vol. +40 fr. VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'Hédouin. 25 fr. RABELAIS, les Cinq Livres, +grav. de Boilvin. 60 fr. PERRAULT (Contes de), grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr. +CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms, grav. par Rajon. 20 +fr. VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav. d'Hédouin. 20 fr. +ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie. 5 fascicules. 45 fr. ROBINSON CRUSOÉ, +grav. de Mouilleron. 4 vol. 40 fr. PAUL ET VIRGINIE, grav. de Laguillermie. 20 +fr. GIL BLAS, grav. de Los Rios. 4 vol. 45 fr. CHANSONS DE NADAUD, grav. d'Ed. +Morin. 3 vol. 40 fr. PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze. 2 vol. 60 fr. LE +DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr. ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng. +3 vol. 35 fr. CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'Hédouin, 4 vol. 50 fr. MILLE ET +UNE NUITS, grav. de Lalauze. 10 vol. 90 fr. LES DAMES GALANTES, dessins d'Ed. de +Beaumont, gravés par Boilvin. 3 vol. 40 fr. LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, +dessins de J. Garnier, gravés par Champollion. 4 vol. 45 fr. BEAUMARCHAIS: Mariage de Figaro , Barbier de +Séville . Dessins d'Arcos, gravés par Monziès, 2 vol. 32 fr. DIABLE +AMOUREUX, grav. de Lalauze. 1 vol. 20 fr. CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze. 2 +vol. 36 fr. +Nota.— Les prix indiqués sont ceux du format in-16. S'adresser à +la librairie pour les autres exemplaires. diff --git a/plain/files/Mercier_An.txt b/plain/files/Mercier_An.txt index ad199c2a..acd92c6b 100644 --- a/plain/files/Mercier_An.txt +++ b/plain/files/Mercier_An.txt @@ -315,7 +315,7 @@ dans un jargon barbare et maussade prétendait ressusciter la langue du siècle disciples. Il lui fut ordonné par arrêt de l'académie françoise de comparoître devant son tribunal, pour rendre compte du bien qu'elle avait fait depuis quatre siècles, pendant lesquels on l'avait alimentée, honnorée et pensionnée. Elle voulait plaider sa cause dans son risible idiôme que sûrement les Latins n'auraient jamais pu comprendre. Pour le français , elle n'en savait pas un mot ; elle n'osa pas se hasarder devant ses juges. L'académie eut pitié de son embarras. Il lui fut ordonné charitablement de se taire. On eut ensuite l'humanité de lui apprendre à parler la langue de la nation ; et depuis ce temps, dépouillée de son antique coiffure, de sa morgue et de sa -férule, elle ne s'applique plus qu'à enseigner avec soin et facilité cette belle langue que perfectionne tous les jours l'académie française. Celle-ci, moins timide, moins scrupuleuse, la châtie, sans toutefois l'énerver. --- Et l'école militaire, +férule, elle ne s'applique plus qu'à enseigner avec soin et facilité cette belle langue que perfectionne tous les jours l'académie françoise. Celle-ci, moins timide, moins scrupuleuse, la châtie, sans toutefois l'énerver. --- Et l'école militaire, qu'est-elle devenue ? --- Elle a suivi le destin des autres colleges : elle en réunissat tous les abus, sans compter les abus privilégiés qui tenaient à son institution particulière. On ne fait pas des hommes comme on fait des soldats. --- Pardon si j'abuse de votre complaisance, mais ce point est trop important pour que je l'abandonne ; on ne parlait dans ma jeunesse que d'éducation. Chaque pédant faisait son livre ; heureux encore tant qu'il n'était qu'ennuyeux. Le meilleur de tous, le plus Simple, le plus raisonnable et en même temps le plus profond, avait été brûlé par la main d'un bourreau, et décrié par des gens qui ne l'entendaient pas plus que le valet de cet exécuteur. Enseignez-moi, de grâce, la marche que vous avez suivie @@ -1110,7 +1110,7 @@ brillant poème de la pucelle ait pour père l'auteur de la philosophie de Neuto tant de fugitives étincelantes, et ait fini, dit-on, par faire un opéra comique pour battre jusqu'à Vadé et Favart. Nous ne pouvons croire cela ; aucun écrivain n'a jamais eu cette diversité de talents. Vous qui êtes de ce siècle, vous allez nous mettre d'accord sur ce chapitre. Avec votre amour extrême pour les arts, sans doute, vous l'avez vu et connu ? --- Messieurs, jamais je ne l'ai vu. --- Comment, vous étiez contemporain de ce grand homme, et vous avez négligé de le voir ? Vous étiez donc aveugle alors ? --- Non, j'avais une assez bonne vue. --- Vous étiez donc en prison ? --- Pas tout-à-fait, j'étais un bon Parisien qui restais toute la matinée chez moi, et qui traversois ensuite le Pont-neuf pour aller à l'opéra -Sérieux ou comique, à la comédie française ou italienne, au concert ou à quelques discrettes assemblées ; qui entendais parler de tout ce qui se faisait dans tous les coins de la terre, sans franchir dix fois dans l'année les barrières de bois de +Sérieux ou comique, à la comédie françoise ou italienne, au concert ou à quelques discrettes assemblées ; qui entendais parler de tout ce qui se faisait dans tous les coins de la terre, sans franchir dix fois dans l'année les barrières de bois de Sapin, augustes et majestueuses entrées de la capitale. --- Eh bien, vous pouviez donc y voir tout à votre aise le chantre de la bataille de Fontenoy, l'auteur de l'oraison funèbre des officiers, du siècle de Louis XV, du panégirique de Louis XV, de l'histoire du parlement de Paris. --- L'auteur, messieurs, n'était point dans la capitale --- où était-il donc ? --- il était absent --- absent --- oui, mais comme qui dirait exilé --- exilé, lui! exilé de la capitale dont il soutenait le théâtre Si utile à la police et même à la politique de votre temps, lui qui avait mis sur la scène, la morale raisonnée et touchante, lui qui a peint l'héroïsme sous ses véritables traits, lui enfin qui de son vivant était considéré comme le plus grand @@ -1172,8 +1172,8 @@ mine féconde de la morale, ceux-là ont montré la vertu sous les traits d'une l'académie ; l'on doit y recevoir un homme de lettres. --- À la place, sans doute, d'un académicien décédé ? --- Que dites-vous ? le mérite doit-il attendre que le glaive du trépas ait frappé une tête pour venir occuper sa place ? Le nombre des académiciens n'est point fixé : chaque talent trouve sa couronne ; il en est assez pour les récompenser tous . CHAPITRE XXX. -L'Académie Française. -Nous nous acheminâmes vers l'académie française : elle avait conservé son nom ; mais que sa situation était différente! que le lieu où elle tenait ses assemblées était changé! Elle n'habitait plus le palais des rois. Ô révolution étonnante des +L'Académie Françoise. +Nous nous acheminâmes vers l'académie françoise : elle avait conservé son nom ; mais que sa situation était différente! que le lieu où elle tenait ses assemblées était changé! Elle n'habitait plus le palais des rois. Ô révolution étonnante des âges! un pape s'est assis à la place des césars! L'ignorance et la superstition ont habité Athènes! Les beaux arts ont volé en Russie! Aurait-on cru de mon temps que ce mont autrefois tant ridiculisé pour avoir laissé remarquer sur son sommet quelques ânes paissant des chardons, était devenu la fidèle image du Parnasse antique, le séjour du génie, la demeure des fameux écrivains ? Aussi avait-on aboli le nom de Montmartre , mais par pure complaisance pour les préjugés reçus. @@ -1872,10 +1872,10 @@ publiques et particulières. Comme à chaque page rien n'égalait ma surprise et représenter. De Pékin, le... On a donné devant l'empereur la première représentation de -Cinna , tragédie française. La clémence d'Auguste, la beauté, la fierté des caractères ont fait une grande impression sur toute l'assemblée. +Cinna , tragédie françoise. La clémence d'Auguste, la beauté, la fierté des caractères ont fait une grande impression sur toute l'assemblée. Oh! dis-je à mon voisin : voilà un gazetier bien impudent, bien menteur! Lisez... Mais, me répondit-il avec sang froid, rien n'est plus certain. J'ai bien vu jouer à Pékin l'Orphelin de la Chine . Apprenez que je suis mandarin et que j'aime les lettres, autant que la justice. J'ai traversé le canal royal . Je suis arrivé ici en près de quatre mois ; encore me suis-je amusé -en route. J'étais curieux de voir ce fameux Paris dont on parlait tant, afin de m'instruire de mille choses qu'il faut absolument voir sur les lieux pour les bien apprécier. La langue française est commune à Pékin depuis deux cents ans, et à mon +en route. J'étais curieux de voir ce fameux Paris dont on parlait tant, afin de m'instruire de mille choses qu'il faut absolument voir sur les lieux pour les bien apprécier. La langue françoise est commune à Pékin depuis deux cents ans, et à mon retour j'emporterai plusieurs bons livres que je traduirai. --- Monsieur le mandarin! vous n'avez donc plus votre langue hiéroglyphique, et vous avez abrogé cette loi singulière qui défendait à chacun de vous, de mettre le pied hors de l'empire ? --- Il a bien fallu changer notre langue et adopter des caractères plus simples, dès que nous avons voulu faire connaissance avec vous. Cela n'était pas plus difficile que d'apprendre l'Algèbre et les Mathématiques. Notre empereur a cassé cette loi antique, parce qu'il a jugé fort raisonnablement, que vous ne ressembliez pas tous à ces prêtres que nous avions nommés des diff --git a/plain/files/Mirabeau_Rideau.txt b/plain/files/Mirabeau_Rideau.txt new file mode 100644 index 00000000..18da8298 --- /dev/null +++ b/plain/files/Mirabeau_Rideau.txt @@ -0,0 +1,3252 @@ + +LETTRE DE SOPHIE AU CHEVALIER D'OLZAN +Je t'envoie, cher Chevalier, un petit manuscrit gaillard. +Tu aurais de la peine à t'imaginer où je l'ai pris. C'est une bagatelle sortie +d'une jolie main de mon sexe; et c'est un délassement badin adressé dans un +cloître. Comment un tel bréviaire se put-il introduire parmi les guimpes d'une +religieuse? C'est ce que mes yeux eurent de la peine à me persuader; rien n'est +cependant plus vrai, cher Chevalier, et c'était un présent digne de sa +destination. L'amour n'est point étranger dans ces lieux; le sentiment constitue +le naturel du beau sexe; la sensibilité forme la principale partie de son +essence; la volupté exerce un empire vainqueur sur ces êtres délicats. A ces +dispositions originaires, qu'on joigne les effets échauffants d'une imagination +exaltée dans la retraite et l'oisiveté, on trouvera la raison de cette fureur +intestine qui nous maîtrise dans les couvents. +C'est ainsi que les femmes de ces pays, où les hommes jaloux les tiennent +prisonnières, trouvent si précieuses des jouissances dont l'idée habituelle +qu'elles en ont n'est point contrebalancée par d'autres objets de dissipation. +Dans la société, un tumulte de soins et de plaisirs énerve les passions au lieu +de les concentrer; l'éclat séduisant d'une vaine coquetterie entraîne les femmes +les plus sensuelles; l'amour impétueux reste en partage à la solitude obscure et +mélancolique: il n'est donc pas étonnant que les mystères consignés ici se +Saient glissés dans une cellule pour en occuper tendrement les loisirs. +Ton absence me rendait tout le monde à charge, et ma sœur, la religieuse, me +Sollicitait d'aller passer quelques jours avec elle: je me suis rendue à son +envie. Ah! cher ami, que je suis pénétrée, quoique sa sœur, des tourments +qu'elle doit endurer. Elle a le cœur tendre, l'esprit vif, le goût délicat; +elle possède les grâces et la beauté; elle s'est trouvée cloîtrée avant de se +connaître. A sa place, que je serais malheureuse, moi qui ai moins qu'elle de +droit au bonheur! Elle attendait avec impatience une amie qui devait bientôt la +rejoindre. Dès le premier jour, elle m'en parla avec des transports d'une +tendresse inouïe; elle me la dépeignait avec des couleurs tout à fait animées: +elle tournait sans cesse la conversation sur cet objet intéressant. Elle reçut +de sa part un coffre très joli; il était plein de petits ustensiles et de +chiffons propres à une religieuse. +Il attira les regards, selon l'usage, des bonnes Mères tourières et supérieures, +toutes plus curieuses ordinairement que rusées. Une découverte précieuse leur +échappa. Ma sœur m'ayant laissée seule, la curiosité me prit à mon tour. +Je m'aperçus que le fond était bien épais pour une si petite boîte; en effet, il +Se trouva double, et il renfermait le petit détail que je t'envoie. J'en ai +Secrètement tiré copie dans les heures de prière de ma recluse. Puisse la +lecture que te procure la main de ton amante te dérober des moments aux belles +de Paris! Ton absence me tue. Rapporte-moi, cher Chevalier, ton cœur et ma vie, +ainsi que ce joli manuscrit: nous le relirons ensemble. +Le chevalier d'Olzan y a substitué d'autres noms, et l'a fait imprimer, sans +toucher au style; il a pensé que la plume d'une femme ne pouvait être que mal +taillée par la main d'un homme. +LAURE A EUGENIE +Loin de moi, imbéciles préjugés, il n'y a que les âmes craintives qui vous saient +asservies: Eugénie, accablée d'ennui dans sa solitude, exige de sa chère Laure +ce petit amusement tendre. Il n'y a plus rien qui puisse me retenir. +Oui, ma chère Eugénie, ces moments délicieux, dont je t'ai quelquefois entretenue +dans ton lit; ces transports des sens, dont nous avons cherché à répéter les +plaisirs dans les bras l'une de l'autre; ces tableaux de ma jeunesse, dont nous +avons voulu réaliser la volupté: eh bien! pour te satisfaire, je vais, sous des +traits ressemblants, les retracer ici. +Tout ce que j'ai fait et pensé dès ma plus tendre enfance, tout ce que j'ai vu et +ressenti va reparaître sous tes yeux. +Je ferai renaître dans toi ces sensations vives, ces mouvements précieux, dont +l'ivresse a tant de charmes. Mes expressions seront vraies, naturelles et +hardies; j'oserai même dessiner de ma main des figures dignes du sujet et de tes +désirs enflammés; je ne crains pas de manquer d'énergie. Eugénie, c'est toi qui +m'inspires et qui m'échauffes. Tu es ma Vénus et mon Apollon; mais garde-toi, +chère amie, que ma confidence échappe de tes mains; souviens-toi que tu es dans +le sanctuaire de l'imbécillité ou de la dissimulation: celles même des +religieuses qui sont dans la bonne foi ont un zèle mille fois moins à craindre +que celles qui goûtent, sous un voile hypocrite, la volupté la plus exquise et +la plus raffinée. Tu ne serais que criminelle aux yeux des unes, et les autres +crieraient hautement à l'infamie. +Le bonheur des femmes aime partout l'ombre et le mystère; mais la crainte et la +décence donnent du prix à leurs plaisirs. Cet ouvrage-ci ne doit jamais voir le +jour: il n'est point fait pour les yeux du vulgaire; il serait indigné de la +franchise d'une femme, et son impertinente crédulité lui donne de l'horreur pour +la nudité des productions de la nature. +Tu ne le croirais pas, ma chère Eugénie, c'est que les hommes, même les plus +libres, nous envient jusqu'aux privautés de l'imagination. Ils ne veulent nous +permettre que les plaisirs qu'ils nous départissent. Nous ne sommes, à leurs +yeux, que des esclaves qui ne devons rien tenir que de la main du maître +impérieux qui nous a subjuguées. +Tout est pour eux, ou doit se rapporter à eux; ils deviennent des tyrans dès +qu'on ose diviser leurs plaisirs; ils sont jaloux, si l'on ose s'envisager à son +tour. Egoïstes, ils prétendent l'être seuls, et que personne ne le soit. +Dans les plaisirs qu'ils prennent avec nous, il en est peu qui pensent à nous les +faire partager. Il y en a même qui cherchent à s'en procurer en nous tourmentant +et en nous faisant éprouver des traitements douloureux. A quelles bizarreries +leur extravagance ne les porte-t-elle pas? Leur imagination ardente, fougueuse +et remplie d'écarts s'éteint avec la même facilité qu'elle s'allume; leurs +désirs licencieux, sans frein, inconstants et perfides errent d'un objet vers +l'autre. Par une contradiction perpétuelle avec leurs sentiments, ils exigent +que nous ne jouissions pas des privilèges qu'ils se sont arrogés; nous, dont la +Sensibilité est plus grande, dont l'imagination est encore plus vive et plus +inflammable par la nature de notre constitution. +Ah! les cruels qu'ils sont! Ils veulent anéantir nos facultés, tandis que notre +froideur insipide ferait leur tourment et leur malheur. Quelques-uns, à la +vérité, suivent une ligne écartée du tourbillon ordinaire; mais il serait +toujours imprudent de nous dévoiler à leurs yeux. +Cet ouvrage ne serait pas moins déplacé devant ces êtres engourdis que l'amour ne +peut émouvoir: je parle de ces femmes flegmatiques que les empressements des +hommes aimables ne peuvent exciter, et de ces graves personnages que la beauté +ne peut réveiller. Il en existe, Eugénie, de ces animaux indéfinis, parés du +titre fastueux de virtuoses et de philosophes, livrés à l'effervescence d'une +bile noire, aux vapeurs sombres et malfaisantes de la mélancolie, qui fuient le +monde dont ils sont méprisés: ces gens-là, comme la vieillesse inutile, blâment +amèrement tous les plaisirs dont ils sont déchus. +Il en est d'autres, au contraire, d'un tempérament fougueux, mais que les +préjugés de l'éducation et la timidité ont enthousiasmés pour le nom d'une vertu +dont ils ne connurent jamais l'essence; ils détournent les éjaculations +naturelles de leur cœur pour en diriger les élans vers des êtres fantastiques. +L'amour est un dieu profane qui ne mérite pas leur encens; et si, sous le nom +d'hymen, ils lui sacrifient quelquefois, ils deviennent des fanatiques qui, sous +le titre d'honneur, déguisent leur dure jalousie. C'est pour nous un blasphème +que d'exprimer l'amour. +Ainsi, ma chère Eugénie, il ne faut choquer personne; gardons nos confidences +libertines pour nous égayer dans le particulier; c'est à toi seule que je veux +ouvrir mon cœur; c'est uniquement pour toi que je ne couvrirai d'aucune gaze +les tableaux que je mettrai sous tes yeux. Ils seront cachés pour les autres, +ainsi que les libertés que nous avons prises ensemble. +Il n'y a que l'amitié ou l'amour qui puissent arrêter des regards de complaisance +Sur les objets licencieux que ma plume et mes crayons vont tâcher +d'exprimer. +EDUCATION DE LAURE +Je sortais de ma dixième année; ma mère tomba dans un état de langueur qui, après +huit mois, la conduisit au tombeau. Mon père, sur la perte duquel je verse tous +les jours les larmes les plus amères, me chérissait; son affection, ses +Sentiments si doux pour moi se trouvaient payés, de ma part, du retour le plus +vif. +J'étais continuellement l'objet de ses caresses les plus tendres; il ne se +passait point de jour qu'il ne me prît dans ses bras et que je ne fusse en proie +à des baisers pleins de feu. +Je me souviens que ma mère, lui reprochant un jour la chaleur qu'il paraissait y +mettre, il lui fit une réponse dont je ne sentis pas alors l'énergie. Mais cette +énigme me fut développée quelque temps après: +— De quoi vous plaignez-vous, madame? Je n'ai point à en rougir: si c'était ma +fille, le reproche serait fondé, je ne m'autoriserais pas même de l'exemple de +Loth; mais il est heureux que j'aie pour elle la tendresse que vous me voyez: ce +que les conventions et les lois ont établi, la nature ne l'a pas fait; ainsi +brisons là-dessus. +Cette réponse n'est jamais sortie de ma mémoire. Le silence de ma mère me donna +dès cet instant beaucoup à penser, sans parvenir au but; mais il résulta de +cette discussion et de mes petites idées que je sentis la nécessité de +m'attacher uniquement à lui, et je compris que je devais tout à son amitié. Cet +homme, rempli de douceur, d'esprit, de connaissance et de talents, était formé +pour inspirer le sentiment le plus tendre. +J'avais été favorisée de la nature; j'étais sortie des mains de l'amour. Le +portrait que je vais faire de moi, chère Eugénie, c'est d'après lui que je le +trace. Combien de fois m'as-tu redit qu'il ne m'avait point flattée: douce +illusion dans laquelle tu m'entraînes, et qui m'engage à répéter ce que je lui +ai entendu dire souvent! Dès mon enfance, je promettais une figure régulière et +prévenante; j'annonçais des grâces, des formes bien prises et dégagées, la +taille noble et svelte; j'avais beaucoup d'éclat et de blancheur. +L'inoculation avait sauvé mes traits des accidents qu'elle prévient +ordinairement; mes yeux bruns, dont la vivacité était tempérée par un regard +doux et tendre, et mes cheveux d'un châtain cendré, se mariaient +avantageusement. +Mon humeur était gaie; mais mon caractère était porté, par une pente naturelle, à +la réflexion. +Mon père étudiait mes goûts et mes inclinations; il me jugea: aussi cultivait-il +mes dispositions avec le plus grand soin. Son désir particulier était de me +rendre vraie avec discrétion. Il souhaitait que je n'eusse rien de caché pour +lui: il y réussit aisément. Ce tendre père mettait tant de douceur dans ses +manières affectueuses qu'il n'était pas possible de s'en défendre. Ses punitions +les plus sévères se réduisaient à ne me point faire de caresses, et je n'en +trouvais point de plus mortifiantes. +Quelque temps après la perte de ma mère, il me prit dans ses bras: +— Laurette, ma chère enfant, votre onzième année est révolue, vos larmes doivent +avoir diminué, je leur ai laissé un terme suffisant; vos occupations feront +diversion à vos regrets, il est temps de les reprendre… Tout ce qui pouvait +former une éducation brillante et recherchée partageait les instants de mes +jours. Je n'avais qu'un seul maître, et ce maître c'était mon père: dessin, +danse, musique, sciences, tout lui était familier. +Il m'avait paru facilement se consoler de la mort de ma mère; j'en étais +Surprise, et je ne pus enfin me refuser de lui en parler. +— Ma fille, ton imagination se développe de bonne heure, je puis donc à présent +te parler avec cette vérité et cette raison que tu es capable d'entendre. +Apprends donc, ma chère Laure, que, dans une société dont les caractères et les +humeurs sont analogues, le moment qui la divise pour toujours est celui qui +déchire le cœur des individus qui la composent, et qui répand la douleur sur +leur existence. Il n'y a point de fermeté ni de philosophie pour une âme +Sensible, qui puisse faire soutenir ce malheur sans chagrin, ni de temps qui en +efface le regret. Mais quand on n'a pas l'avantage de sympathiser les uns avec +les autres, on ne voit plus la séparation que comme une loi despotique de la +nature, à laquelle tout être vivant est soumis. Il est d'un homme sensé, dans +une circonstance pareille, de supporter comme il convient cet arrêt du sort +auquel rien ne peut se soustraire, et de recevoir avec sang-froid et une +tranquillité modeste, absolument dégagée d'affectation et de grimaces, tout ce +qui le soustrait aux chaînes pesantes qu'il portait. +"N'irai-je pas trop loin, ma chère fille, si, dans l'âge où tu es, je t'en dis +davantage? Non, non, apprends de bonne heure à réfléchir et à former ton +jugement, en le dégageant des entraves du préjugé, dont le retour journalier +t'obligera sans cesse d'aplanir le sillon qu'il tâchera de se tracer dans ton +imagination. Représente-toi deux êtres opposés par leur humeur, mais unis +intimement par un pouvoir ridicule, que des convenances d'état ou de fortune, +que des circonstances qui promettaient en apparence le bonheur, ont déterminés +ou subjugués par un enchantement momentané dont l'illusion se dissipe à mesure +que l'un des deux laisse tomber le masque dont il couvrait son caractère +naturel: conçois combien ils seraient heureux d'être séparés. Quel avantage pour +eux, s'il était possible, de rompre une chaîne qui fait leur tourment et imprime +Sur leurs jours les chagrins les plus cuisants, pour se réunir à des caractères +qui sympathisent avec eux! Car ne t'y trompe pas, ma Laurette, telle humeur qui +ne convient pas à tel individu s'allie très bien avec un autre, et l'on voit +régner entre eux la meilleure intelligence, par l'analogie de leurs goûts et de +leur génie. En un mot, c'est un certain rapport d'idées, de sentiments, d'humeur +et de caractère qui fait l'aménité et la douceur des unions; tandis que +l'opposition qui se trouve entre deux personnes, augmentée par l'impossibilité +de les séparer, fait le malheur et aggrave le supplice de ces êtres enchaînés +contre leur gré! +— Quel tableau! quelles images! Cher papa, tu me dégoûtes davantage du mariage. +Est-ce là ton but? +— Non, ma chère fille; mais j'ai tant d'exemples à ajouter au mien que j'en parle +en connaissance de cause; et pour appuyer ce sentiment si raisonnable, et même +Si naturel, lis ce que le président de Montesquieu en dit dans ses Lettres +persanes, à la cent-douzième. Si l'âge et des lumières acquises te mettaient +dans le cas de le combattre par les prétendus inconvénients qu'on voudrait y +trouver, il me serait facile de les lever et de donner les moyens de les parer; +je pourrais donc te rendre compte de toutes les réflexions que j'ai faites à ce +Sujet; mais ta jeunesse ne me met pas à même de m'étendre sur un objet de cette +nature. +Mon père termina là. +C'est à présent, tendre amie, que tu vas voir changer la scène. Eugénie! chère +Eugénie! Passerai-je outre? Les cris que je crois entendre autour de moi +Soulèvent ma plume, mais l'amour et l'amitié l'appuient: je poursuis. +Quoique mon père fût entièrement occupé de mon éducation, après deux ou trois +mois, je le trouvai rêveur, inquiet; il semblait qu'il manquait quelque chose à +Sa tranquillité. Il avait quitté, depuis la mort de ma mère, le séjour où nous +demeurions pour me conduire dans une grande ville, et se livrer entièrement aux +Soins qu'il prenait de moi; peu dissipé, j'étais le centre où il réunissait +toutes ses idées, son application et toute sa tendresse. Les caresses qu'il me +faisait, et qu'il ne ménageait pas, paraissaient l'animer; ses yeux étaient plus +vifs, son teint plus coloré, ses lèvres plus brûlantes. Il prenait mes petites +fesses, il les maniait, il passait un doigt entre mes cuisses, il baisait ma +bouche et ma poitrine. Souvent il me mettait totalement nue, et me plongeait +dans un bain. Après m'avoir essuyée, après m'avoir frottée d'essences, il +portait ses lèvres sur toutes les parties de mon corps, sans en excepter une +Seule; il me contemplait, son sein paraissait palpiter, et ses mains animées se +reposaient partout: rien n'était oublié. +Que j'aimais ce charmant badinage, et le désordre où je le voyais! Mais au milieu +de ses plus vives caresses il me quittait, et courait s'enfoncer dans sa +chambre. +Un jour, entre autres, qu'il m'avait accablée des plus ardents baisers, que je +lui avais rendus par mille et mille aussi tendres, où nos bouches s'étaient +collées plusieurs fois, où sa langue même avait mouillé mes lèvres, je me sentis +tout autre. Le feu de ses baisers s'était glissé dans mes veines; il m'échappa +dans l'instant où je m'y attendais le moins; j'en ressentis du chagrin. Je +voulus découvrir ce qui l'entraînait dans cette chambre dont il avait poussé la +porte vitrée, qui formait la seule séparation qu'il y avait entre elle et la +mienne; je m'en approchai, je portai les yeux sur tous les carreaux dont elle +était garnie; mais le rideau qui était de son côté, développé dans toute son +étendue, ne me laissa rien apercevoir, et ma curiosité ne fit que s'en +accroître. +Le surlendemain de ce jour, on lui remit une lettre qui parut lui faire plaisir. +Quand il en eut fait la lecture: +— Ma chère Laure, vous ne pouvez rester sans gouvernante; on m'en envoie une qui +arrivera demain: on m'en a fait beaucoup d'éloges, mais il est nécessaire de la +connaître pour juger s'ils ne sont point outrés… +Je ne m'attendais nullement à cette nouvelle; je t'avoue, chère Eugénie, qu'elle +m'attrista: sa présence me gênait déjà, sans savoir pourquoi, et sa personne me +déplaisait, même avant de l'avoir vue. +En effet, Lucette arriva le jour qu'elle était annoncée. +C'était une grande fille très bien faite, entre dix-neuf et vingt ans: belle +gorge, fort blanche, d'une figure revenante sans être jolie; elle n'avait de +régulier qu'une bouche très bien dessinée, des lèvres vermeilles, les dents +petites, d'un bel émail et parfaitement rangées. J'en fus frappée d'abord. +Mon père m'avait appris à connaître une belle bouche en me félicitant cent fois +Sur cet avantage. Lucette unissait à cela un excellent caractère, beaucoup de +douceur, de bonté, et une humeur charmante. Mon amitié, malgré ma petite +prévention, se porta bientôt vers elle, et j'ai eu lieu de m'y attacher +fortement. Je m'aperçus que mon père la reçut avec une satisfaction qui répandit +la sérénité dans ses yeux. +L'envie et la jalousie, ma chère, sont étrangères à mon cœur, rien ne me paraît +plus mal fondé. D'ailleurs, ce qui fait naître les désirs des hommes ne tient +Souvent pas à notre beauté, ni à notre mérite: ainsi, pour notre propre bonheur, +laissons-les libres, sans inquiétude. Il y en a dont l'infidélité est souvent un +feu léger, qu'un instant voit disparaître aussitôt qu'il a brillé. S'ils +pensent, s'ils réfléchissent, bientôt on les voit revenir auprès d'une femme +dont l'humeur douce et agréable les met dans l'impossibilité de vivre sans elle. +S'ils ne pensent pas, la perte est bien faible. +Eh! quelle folie de s'en tourmenter! +Je ne raisonnais pas encore avec autant de sagacité; cependant, je ne sentais +point de jalousie contre Lucette: il est vrai que ses amitiés, ses caresses et +celles que mon père continuait de me faire, la bannissaient loin de moi. Je +n'apercevais de différence que dans la réserve qu'il observait lorsque Lucette +était présente, mais je donnais cette conduite à la prudence. Un temps se passa +de cette manière, pendant lequel je m'aperçus enfin de ses attentions pour elle. +Toutes les occasions qui pouvaient s'en présenter, il ne les laissait point +échapper. Cependant, mon affection pour Lucette fut bientôt d'accord avec celle +de mon père. +Lucette avait désiré coucher dans ma chambre, et mon père s'y était prêté. Le +matin, à son réveil, il venait nous embrasser; j'étais dans un lit à côté +d'elle. Cet arrangement, et le prétexte de venir me voir, lui donnait la +facilité de s'amuser avec nous, et de faire à Lucette toutes les avances qu'il +pouvait hasarder devant moi. Je voyais bien qu'elle ne le rebutait pas, mais je +ne trouvais pas qu'elle répondît à ses empressements comme je l'aurais fait et +le désirais d'elle; je ne pouvais en concevoir la raison. Je jugeais par +moi-même, et je croyais qu'en aimant avec tant de tendresse ce cher papa, tout +le monde devait avoir mon cœur, penser et sentir comme moi. Je ne pus me +refuser de lui en faire des reproches: +— Pourquoi, ma bonne, n'aimez-vous pas mon papa, lui qui paraît avoir tant +d'amitié pour vous? Vous êtes bien ingrate… +Elle souriait à ces reproches, en m'assurant que je les lui faisais injustement. +En effet, cet éloignement apparent ne tarda pas à se dissiper. +Un soir, après le repas, nous rentrâmes dans la pièce que j'occupais; il nous +présenta de la liqueur. Une demi-heure était à peine écoulée que Lucette +S'endormit profondément; il me prit alors entre ses bras et, m'emportant dans sa +chambre, il me fit mettre dans son lit. Surprise de cet arrangement nouveau, ma +curiosité fut à l'instant réveillée. Je me relevai un moment après et courus +d'un pas léger à la porte vitrée où j'écartai le bord du rideau. +Je fus bien étonnée de voir toute la gorge de Lucette entièrement découverte. +Quel sein charmant! deux demi-globes d'une blancheur de neige, du milieu +desquels sortaient deux fraises naissantes d'une couleur de chair plus animée, +reposaient sur sa poitrine; fermes comme l'ivoire, ils n'avaient de mouvement +que celui de sa respiration. Mon père les regardait, les maniait, les baisait et +les suçait: rien ne la réveillait. Bientôt, il lui ôta tous ses habits, et la +porta sur le bord du lit qui était en face de la porte où j'étais. Il releva sa +chemise; je vis deux cuisses d'albâtre, rondes et potelées, qu'il écarta, +j'aperçus alors une petite fente vermeille, garnie d'un poil fort brun; il +l'entrouvrit; il y posa les doigts en remuant la main avec activité: rien ne la +retirait de sa léthargie. Animée par cette vue, instruite par l'exemple, +j'imitai sur la mienne les mouvements que je voyais. J'éprouvais une sensation +qui m'était inconnue. +Mon père la coucha dans le lit, et vint à la porte vitrée pour la fermer. Je me +Sauvai, et courus m'enfoncer dans celui où il m'avait mise. Aussitôt que j'y fus +étendue, profitant des lumières que je venais d'acquérir, et réfléchissant sur +ce que j'avais vu, je recommençai mes frottements. J'étais toute en feu; cette +Sensation que j'avais éprouvée s'augmenta par degrés, et parvint à une telle +énergie que mon âme, concentrée dans le milieu de moi-même, avait quitté toutes +les autres parties de mon corps pour ne s'arrêter que dans cet endroit: je +tombai pour la première fois dans un état inconnu dont j'étais enchantée. +Revenue à moi, quelle fut ma surprise, en me tâtant au même endroit, de me +trouver toute mouillée. J'eus dans le premier instant une vive inquiétude, qui +Se dissipa par le souvenir du plaisir que j'avais ressenti, et par un doux +Sommeil qui me retraça pendant la nuit, dans des songes flatteurs, les agréables +images de mon père caressant Lucette. J'étais même encore endormie quand il +vint, le lendemain, me réveiller par ses embrassements, que je lui rendis avec +usure. +Depuis ce jour, ma bonne et lui me parurent de la meilleure intelligence, +quoiqu'il ne restât plus, le matin, si longtemps près de nous. Ils n'imaginaient +pas que je fusse au fait de rien et, dans leur sécurité, ils se faisaient dans +la journée mille agaceries, qui étaient ordinairement le prélude des retraites +qu'ils allaient souvent faire ensemble dans sa chambre, où ils restaient assez +longtemps. J'imaginais bien qu'ils allaient répéter ce que j'avais déjà vu; je +ne poussais pas alors mes idées plus loin; cependant, je mourais d'envie de +jouir encore du même spectacle. Tu vas juger, ma chère, du violent désir qui me +tourmentait: il était enfin arrivé, cet instant où je devais tout apprendre. +Trois jours après celui dont je viens de te rendre compte, voulant, à quelque +prix que ce fût, satisfaire mon désir curieux, lorsque mon père fut sorti et ma +bonne occupée, j'imaginai de mettre une soie au coin du rideau et de la faire +passer par le coin opposé d'un des carreaux. Cet arrangement préparé, je ne +tardai pas à en profiter. Le lendemain, mon père, qui n'avait sur lui qu'une +robe de taffetas, entraîna Lucette qui était aussi légèrement vêtue: ils prirent +le soin de fermer exactement la porte et d'arranger le rideau; mais j'avais +vaincu tous les obstacles et mon expédient me réussit, au moins en partie. Ils +n'y eurent pas été deux minutes qu'impatiente je fus à la porte, et je soulevai +faiblement le rideau. J'aperçus Lucette. Ses tétons étaient entièrement +découverts; mon père la tenait dans ses bras et la couvrait de ses baisers. +Mais, tourmenté de désirs, bientôt jupes, corset, chemise, tout fut à bas. +Qu'elle me parut bien dans cet état! et que j'aimais à la voir ainsi! +La fraîcheur et les grâces de la jeunesse étaient répandues sur elle. Chère +Eugénie, la beauté des femmes a donc un pouvoir bien singulier, un attrait bien +puissant, puisqu'elle nous intéresse aussi! Oui, ma chère, elle est touchante, +même pour notre sexe, par ses belles formes arrondies, le satiné et le coloris +brillant d'une belle peau! Tu me l'as fait ressentir dans tes bras, et tu l'as +éprouvé comme moi. +Mon père fut bientôt dans un état pareil à celui où il avait mis Lucette. Cette +vue m'attacha par sa nouveauté. +Il l'emporta sur un lit de repos que je ne pouvais découvrir. +Dévorée par ma curiosité, je ne ménageai plus rien, je levai le rideau jusqu'à ce +que je puisse les voir entièrement. Rien ne fut soustrait à mes regards puisque +rien ne gênait leurs plaisirs. Lucette, couchée sur lui, les fesses en l'air, +les jambes écartées, me laissait apercevoir toute l'ouverture de sa fente, entre +deux petites éminences grasses et rebondies. Cette situation, que je devais au +hasard, semblait prise pour satisfaire entièrement ma curieuse impatience. Mon +père, les genoux élevés, présentait plus distinctement à mes yeux un vrai bijou, +un membre gros, entouré de poils à la racine, où pendait une boule au-dessous; +le bout en était rouge, et demi-couvert d'une peau qui paraissait pouvoir se +baisser davantage. Je le vis entrer dans la fente de Lucette, s'y perdre et +reparaître tour à tour. Ils se baisaient avec des transports qui me firent juger +des plaisirs qu'ils ressentaient. Enfin, je vis cet instrument ressortir tout à +fait, le bout totalement découvert, rouge comme le carmin et tout mouillé, +jetant une liqueur blanche qui, s'élançant avec impétuosité, se répandit sur les +fesses de Lucette. +Conçois, chère Eugénie, dans quelle situation je me trouvais moi-même, ayant sous +mes yeux un pareil tableau! +Vivement émue, emportée par des désirs que je n'avais pas encore connus, je +tâchais au moins de participer à leur ivresse. Chère amie, que ce retour sur mes +jeunes années est encore agréable pour moi! +Enfin, l'attrait du plaisir me retint trop longtemps dans mon embuscade, et mon +imprudence me trahit. Mon père, qui jusque-là avait été trop hors de lui pour +penser à ce qui l'entourait, vit, en se dégageant des bras de Lucette, le coin +du rideau levé; il m'aperçut; il s'enveloppa dans sa robe en s'approchant de la +porte; je me retirai avec précipitation; il vint examiner le rideau et y +découvrit ma manoeuvre; il se fixa près de la porte pendant que Lucette se +rhabillait. Voyant qu'il restait, je m'imaginai qu'il n'avait rien aperçu. +Curieuse de ce qu'ils faisaient encore dans cette chambre, je retournai au +carreau. Quelle fut ma surprise quand j'y vis le visage de mon père! La foudre +tombée sur moi ne m'eût pas causé plus de frayeur. Mon stratagème n'avait pas +entièrement réussi; le rideau n'avait pu redescendre de lui-même comme je m'en +étais flattée; cependant, il ne fit semblant de rien dans cet instant. +J'avais aperçu que Lucette était déjà rhabillée; il revint avec elle et l'envoya +veiller à l'ordre de la maison. Je me trouvai seule avec lui. Il s'approcha pour +examiner l'ouvrage que j'avais eu à faire: juge, ma chère, à quel point il en +était! J'étais pâle et tremblante. Quel fut mon étonnement quand ce cher et +tendre papa me prit dans ses bras et me donna cent baisers! +— Rassure-toi, ma chère Laurette; qui peut t'inspirer la terreur que je te vois! +Ne crains rien, ma chère fille, tu sais la manière dont j'ai toujours agi +vis-à-vis de toi; je ne te demande rien que la vérité; je désire que tu me +regardes plutôt comme ton ami que comme ton père. Laure, je ne suis que ton ami, +je veux qu'en cette qualité tu sois sincère avec moi. Ma Laure, je l'exige +aujourd'hui: ne me déguise rien et dis-moi ce que tu faisais pendant que j'étais +avec Lucette, et pourquoi l'arrangement singulier de ce rideau. +Sois vraie, je t'en conjure, et sans détour, tu n'auras pas lieu de t'en +repentir. Mais si tu ne l'es pas, tu me refroidiras pour toi et tu peux compter +Sur un couvent. +Le nom de cette retraite m'avait toujours effrayée. Que je la connaissais peu! Je +mettais alors une différence totale à être renfermée dans ce séjour ou d'être +chez mon père. +D'ailleurs, je ne pouvais pas douter qu'il ne fût assuré que j'avais tout vu; et +je m'étais enfin toujours si bien trouvée de ne lui avoir jamais caché la vérité +que je ne balançai point à lui rendre compte de tout ce qui m'était connu depuis +l'instant où il m'avait emportée, lorsque ma bonne s'était endormie, jusqu'à +celui auquel il venait de me rejoindre. +Chaque détail que je lui faisais, chaque tableau que je retraçais, loin d'allumer +Sa colère, était payé par des baisers et des caresses. Je balançais néanmoins à +lui dire que je m'étais procuré des sensations aussi nouvelles pour moi, +qu'elles m'avaient paru délicieuses. Mais il en eut le soupçon: +— Ma chère Laurette, tu ne me dis pas tout encore… +Et, passant sa main sur mes fesses en me baisant: +— Achève. Tu ne dois ni ne peux rien me cacher, rends-moi compte de tout… +Je lui avouai que je m'étais procuré, par un frottement semblable à celui que je +lui avais vu faire à Lucette, un plaisir des plus vifs, dont j'avais été toute +mouillée, et que j'avais répété trois ou quatre fois depuis ce jour-là. +— Mais, ma chère Laure, voyant ce que j'enfonçais à Lucette, cela ne t'a-t-il pas +donné l'idée de t'enfoncer le doigt? +— Non, cher papa, je n'en ai pas seulement eu la pensée. +— Prends garde, Laurette, de m'en imposer. Tu ne peux me cacher ce qui en est; +viens me faire voir si tu as été sincère… +— De tout mon cœur, cher papa… Je ne t'ai rien déguisé. +Il me donna pour lors les noms les plus tendres. Nous passâmes dans sa chambre +et, m'étendant sur le lit de repos, il me troussa et m'examina avec beaucoup +d'attention; puis, entrouvrant un peu les bords de ma fente, il voulut y mettre +le petit doigt. La douleur qu'il me faisait, annoncée par mes plaintes, +l'arrêta. +— Elle est tout enflammée, ma chère enfant; je vois cependant que tu ne m'as pas +trompé: sa rougeur vient sans doute du frottement auquel tu t'es amusée pendant +que j'étais avec Lucette… +J'en convins, et je lui avouai même que je n'avais pu me procurer le plaisir que +je cherchais. La sincérité de ma bouche fut récompensée d'un baiser de la +Sienne. Il la porta même, et fit frétiller sa langue, sous un endroit qui en +éprouvait une sensation délicieuse. Ce genre de caresse me parut neuf et divin, +et, pour porter l'enchantement à son comble, ce membre que j'avais vu parut à +mes yeux; je le pris involontairement d'une main, et, de l'autre, j'écartai tout +à fait la robe de mon père: il me laissa faire. Je tenais et voyais enfin de +près ce bijou charmant que j'avais déjà si bien distingué entre les cuisses de +Lucette. Que je le trouvais aimable et singulier! Je sentis dès ce moment qu'il +était le véritable mobile des plaisirs. Cette peau, qui haussait et baissait par +les mouvements de ma main, en couvrait et découvrait le bout; mais quelle ne fut +pas ma surprise lorsque, après quelques moments de ce badinage, je le vis +répandre la liqueur dont les fesses de ma bonne avaient été inondées. Il y +mêlait des transports et des redoublements de caresses que je partageais. Le +plaisir produisait en moi l'effet le plus vif. Bientôt, il passa dans mes sens +et y mit une émotion indicible. Sa langue continuait son exercice, j'étais +Suffoquée… +— Ah! cher papa, achève!… holà! je me meurs!… Je me pâmai dans ses bras. +Depuis ce temps, tout fut pour moi une source de lumières; ce que je n'avais pas +conçu jusqu'alors se développa dans l'instant. Mon imagination s'ouvrit +entièrement; elle saisissait tout; il semblait que l'instrument que je touchais +fût la clef merveilleuse qui ouvrit tout à coup mon entendement. Je sentis alors +cet aimable papa me devenir plus cher, et ma tendresse pour lui prendre un +accroissement incroyable: tout son corps fut livré au plaisir dans mes mains; +mes baisers et mes caresses sans nombre se succédaient sans interruption, et le +feu qu'elles excitaient en lui m'animait à les multiplier. +Il me ramena dans ma chambre, où ma bonne revint quelques instants après. Je ne +prévoyais pas ce qu'il allait lui dire: +— Lucette, il est désormais inutile que nous nous gênions pour +Laure, elle en sait autant que nous. +Et il lui répéta tout ce que je lui avais détaillé, en lui montrant le jeu du +rideau. Elle en parut affectée; mais je me jetai à son cou et mes caresses, +unies aux raisons dont il la tranquillisa, dissipèrent le petit chagrin qu'elle +avait témoigné. Il nous embrassa en recommandant à ma bonne de ne point me +quitter. Il sortit, et revint une heure après avec une femme qui, dès qu'elle +fut entrée, me fit déshabiller et prit sur moi la mesure d'une sorte +d'ajustement dont je ne pouvais concevoir ni la forme ni l'usage. +Quand l'heure de se coucher fut venue, il me mit dans le lit de Lucette en la +priant de veiller sur moi. Il nous laissa. Mais l'inquiétude le ramenant bientôt +près de nous, il se mit dans le même lit. J'étais entre elle et lui; il me +tenait embrassée et, couvrant de sa main l'entre-deux de mes cuisses, il ne me +laissait pas y porter la mienne. Je pris alors son instrument, qui me causa +beaucoup de surprise en le trouvant mou et pendant. Je ne l'avais point encore +vu dans cet état, m'imaginant au contraire qu'il était toujours gros, raide et +relevé: il ne tarda pas à reprendre, dans ma main, la fermeté et la grosseur que +je lui connaissais. Lucette, qui s'aperçut de nos actions, étonnée de sa +conduite ne pouvait la concevoir, et me fit beaucoup de peine par son +propos: +— La manière, monsieur! dont vous agissez avec Laurette a lieu de me surprendre. +Vous, monsieur, vous, son père!… +— Oui et non, Lucette. C'est un secret que je veux bien confier à votre +discrétion et à celle de Laure, qui y est assez intéressée pour le garder. Il +est même nécessaire, par les circonstances, de vous en faire part à l'une et +l'autre. +"Il y avait quinze jours que je connaissais sa mère, quand je l'épousai. Je +découvris dès le premier jour l'état où elle était; je trouvai qu'il était de la +prudence de n'en rien faire paraître. Je la menai dans une province éloignée, +Sous un nom de terre, afin qu'on ne pût rassembler les dates. Au bout de quatre +mois, Laure vint au monde, jouissant de la force et de la santé d'un enfant de +neuf mois bien accomplis. Je restai six mois encore dans la même province et je +les ramenai toutes deux au bout de ce terme. +Vous voyez à présent l'une et l'autre que cette enfant, qui m'est devenue si +chère, n'est point ma fille suivant la nature: absolument étrangère pour moi, +elle n'est ma fille que par affection. Le scrupule intérieur ne peut donc +exister, et toute autre considération m'est indifférente, avec de la +prudence. +Je me souvins aussitôt de la réponse qu'il avait faite à ma mère: le silence +qu'elle observa dans ce moment ne me parut plus extraordinaire. Je le dis à +Lucette dont l'étonnement cessa d'abord. +— Mais comment donc en avez-vous agi vis-à-vis de votre épouse lorsque cet +événement fut à votre connaissance? +— Tout simplement; j'ai vécu toujours avec elle d'une manière indifférente, et je +ne lui en ai jamais parlé que la seule fois dont Laure vient de vous rendre +compte; encore y avait-elle donné lieu. Le comte de Norval, à qui elle doit le +jour, est un cavalier aimable, bien fait et d'une figure intéressante, doué des +qualités qui plaisent aux femmes. Je ne fus point étonné qu'elle se fût livrée à +Son penchant. +Cependant, elle ne put l'épouser, ses parents ne le trouvant pas assez riche pour +elle. Mais si Laure ne m'est rien par le sang et la nature, la tendre affection +que j'ai conçue pour cette aimable enfant me la fait regarder comme ma fille et +me la rend peut-être plus chère. Néanmoins, cet événement fut cause que je +n'approchai jamais de sa mère, me sentant pour elle une opposition que sa +fausseté fit naître et que je n'ai pu vaincre, d'autant plus que son caractère +et son humeur ne faisaient que l'augmenter. Ainsi, je ne tiens à ma chère +Laurette que par les liens du cœur, ayant trouvé en elle tout ce qui pouvait +produire et m'inspirer l'attachement et l'amitié la plus tendre. +Ma bonne m'embrassa et me fit cent caresses qui dénotaient que le scrupule et ses +préjugés étaient enfin totalement effacés. Je les lui rendis avec chaleur: je +pris ses tétons, que je trouvais si jolis; je les baisais, j'en suçais le bout. +Mon père passa la main sur elle; il rencontra la mienne qu'il prit; il me la +promena sur le ventre de Lucette, sur ses cuisses. Sa peau était d'un velouté +charmant; il me la porta sur son poil, sur sa motte, sur sa fente: j'appris +bientôt le nom de toutes ces parties. Je mis mon doigt où je jugeai bien que je +lui ferais plaisir. Je sentis dans cet endroit quelque chose d'un peu dur et +gonflé. +— Bon! Ma Laure, tu tiens l'endroit sensible, remue la main et ne quitte pas son +clitoris tandis que je mettrai mon doigt dans son petit con… +Lucette me serrait entre ses bras, me caressait les fesses; elle prit le vit de +mon papa, le mit entre mes cuisses, mais il n'enfonçait ni ne s'agitait. Bientôt +ma bonne ressentit l'excès du plaisir; ses baisers multipliés, ses soupirs nous +l'annoncèrent: +— Holà! holà! vite, Laurette!.., chère amie, enfonce… Ah! je décharge!… je me +meurs!… +Que ces expressions de volupté avaient de charmes pour moi! Je sentis son petit +con tout mouillé; le doigt de mon papa en sortit tout couvert de ce qu'elle +avait répandu. Ah! chère Eugénie, que j'étais animée! Je pris la main de +Lucette, je la portai entre mes cuisses; je désirais qu'elle fit pour moi ce que +je venais de faire pour elle; mais mon papa, couvrant de sa main ma petite +motte, arrêta ses mouvements, suspendit mes desseins. Il était trop voluptueux +pour n'être pas ménagé des plaisirs. Il modérait ses désirs; il suspendit mon +impatience et nous recommanda d'être tranquilles. Nous nous endormîmes entre les +bras les uns des autres, plongés dans la plus agréable ivresse. Je n'avais pas +encore passé de nuit qui me plût autant. +Nous étions au milieu des caresses du réveil, lorsque mon père fit ouvrir à cette +femme qu'il avait fait venir la veille. Quels furent ma surprise et mon chagrin +lorsqu'elle mit sur moi un caleçon de maroquin doublé de velours qui, me prenant +au-dessous des hanches, ne descendait qu'au milieu des cuisses! Tout était assez +lâche, et ne me gênait point; la ceinture, seulement, me prenait juste la +taille, et avait des courroies semblables au caleçon, qui passaient par-dessus +mes épaules et qui étaient assemblées en haut par une traverse pareille, qui +tenait de l'une à l'autre. On pouvait élargir tout cet assemblage autant qu'on +le jugeait à propos. La ceinture était ouverte par-devant, en prolongeant plus +de quatre doigts au-dessous. Le long de cette ouverture, il y avait des oeillets +des deux côtés, dans lesquels mon père passa une petite chaîne de vermeil +délicatement travaillée, qu'il ferma d'une serrure à secret: +— Ma chère Laure, aimable enfant, ta santé et ta conservation m'intéressent: le +hasard t'a instruite sur ce que tu ne devais savoir qu'à dix-huit ans. Il est +nécessaire que je prenne des précautions contre tes connaissances et contre un +penchant que tu tiens de la nature et de l'amour. Tu apprendras du temps à m'en +Savoir gré, et tout autre moyen n'irait point à ma façon de penser, et à mes +desseins. +Je fus d'abord très fâchée, et je ne pouvais cacher l'humeur que j'en avais. Mais +j'ai trop bien appris depuis combien je lui en devais de reconnaissance. +Il avait prévu à tout. Au bas de ce caleçon était une petite gondole d'argent, +dorée en dedans, qui était de la largeur de l'entre-deux de mes cuisses; toute +ma petite motte y était renfermée. Elle se prolongeait, en s'élargissant, par +une plaque qui s'étendait quatre doigts au-dessous de mon petit con, et elle +Se terminait en pointe arrondie jusqu'au trou de mon cul, sans aucune +incommodité. Elle était fendue en long, et cette fente s'ouvrait et se fermait, +par des charnières à plat, en écartant ou resserrant les cuisses. Un canal +d'anneaux à charnières plates, de même métal, y était attaché et me servait de +conduit. Ce caleçon avait un trou rond, assez grand, vis-à-vis celui de mon cul, +qui me laissait la liberté de faire toutes les fonctions nécessaires sans +l'ôter. Mais il m'était impossible d'introduire le doigt dans mon petit con, +et encore moins de le branler, point essentiel que mon père voulait éviter, et +dont la privation me faisait le plus de peine. +J'ai pensé bien des fois depuis, ma chère, qu'on ferait bien d'employer quelque +chose de semblable pour les garçons, afin d'éviter les épuisements où ils se +plongent avant l'âge. Car, de quelque façon qu'on veille sur eux, la société +qu'ils ont ensemble ne leur apprend que trop, et trop tôt, la manière de s'y +livrer. +Pendant quatre ou cinq années qui se sont écoulées depuis ce jour-là, tous les +Soirs mon père ôtait lui-même ce caleçon; Lucette le nettoyait avec soin et me +lavait. Il examinait s'il me blessait, et il me le remettait. Depuis ce moment, +jusqu'à l'âge de seize ans, je ne le quittai pas. +Durant tout ce temps, mes talents s'accrurent, et j'acquis des lumières dans tous +les genres. Une curiosité naturelle me faisait désirer d'apprendre les raisons +de tout; chaque année voyait augmenter mes connaissances, et je ne cessais de +chercher à en acquérir. Je m'étais accoutumée à l'emprisonnement où j'étais, et +la perspective de la fin m'avait rendu supportable le temps où j'y étais +condamnée. Je m'étais fait une raison de cette nécessité d'autant plus aisément +qu'elle ne m'empêchait pas de jouir des caresses que je faisais ou de celles +dont j'étais témoin, puisque j'avais mis ma bonne et mon papa dans le cas de +n'être pas gênés par ma présence. +Parmi toutes les questions que je lui faisais, je n'oubliais guère celle où je +trouvais le plus d'intérêt. Plus j'avançais en âge, plus la nature parlait en +moi, avec d'autant plus de force que leurs plaisirs l'animaient vivement. Aussi +lui demandais-je souvent sur quelles raisons était fondée la nécessité de la +contrainte où il me tenait, et quel était le sujet des précautions qu'il avait +prises vis-à-vis de moi. Il m'avait toujours renvoyée à un âge plus avancé. +J'étais enfin dans ma seizième année lorsqu'il me donna la solution de cette +demande: +— Puis-je donc à la fin, cher papa, savoir quelles sont les causes qui vous ont +engagé de me faire porter ce fâcheux caleçon, puisque vous m'assurez avoir tant +de tendresse pour votre Laurette? Ma bonne est plus heureuse que moi, ou vous +m'aimez moins qu'elle. Expliquez-moi donc aujourd'hui les vues qui vous y ont +déterminé. +— Cette même tendresse, cette même affection que j'ai pour toi, ma chère fille, +ne te fait plus regarder comme une enfant. Tu es à présent dans l'âge où l'on +peut t'instruire à peu près de tout, et peut-être le dois-je encore plus avec +toi. +"Apprends donc, ma Laurette, que la nature, chez l'homme, travaille à +l'accroissement des individus jusqu'à quinze ou seize ans. Ce terme est plus ou +moins éloigné suivant les sujets, mais il est assez général pour ton sexe. +Cependant, il n'est dans le complément de sa force qu'à dix-sept ou dix-huit ans. +Dans les hommes, la nature met plus de temps à acquérir sa perfection. Lorsqu'on +détourne ses opérations par des épanchements prématurés et multipliés d'une +matière qui aurait dû servir à cet accroissement, on s'en ressent toute la vie +et les accidents qui en résultent sont des plus fâcheux. Les femmes, par +exemple, ou meurent de bonne heure, ou restent petites, faibles et +languissantes, ou tombent dans un marasme, un amaigrissement qui dégénère en +maux de poitrine dont elles sont bientôt les victimes, ou elles privent leur +Sang d'un véhicule propre à produire leurs règles dans l'âge ordinaire, et d'une +manière avantageuse, ou elles sont enfin sujettes à des vapeurs, à des +crispations de nerfs, à des vertiges, ou à des fureurs utérines, à +l'affaiblissement de la vue et au dépérissement; elles terminent leurs jours +dans un état quelquefois fort triste. Les jeunes gens essuient des accidents à +peu près semblables; ils traînent des jours malheureux, s'ils ne meurent pas +prématurément. +Cet affreux tableau, chère Eugénie, m'effraya et m'engagea de lui témoigner ma +reconnaissance de son amitié et de ses soins en mettant de bonne heure obstacle +au penchant que je me sentais pour le plaisir et la volupté. La vie me +paraissait agréable, et, quelque goût que j'eusse pour le plaisir, je ne voulais +point l'acheter, lui disais-je, aux dépens de mes jours et de ma santé. +— Je l'ai reconnu d'abord en toi, ma chère Laurette, ce penchant; je savais que, +dans l'âge où tu étais, toutes les raisons du monde ne pouvaient en détourner; +c'est ce qui m'a fait prendre des précautions que tu n'as pu vaincre, et que je +n'ai pas dessein de lever encore. Il serait même avantageux qu'elles pussent +être mises en usage pour toutes sortes de jeunes gens que des circonstances +imprévues, ou des personnes imprudentes, ont malheureusement instruits beaucoup +trop tôt. +La frayeur d'une santé délabrée, la crainte d'une mort prématurée, se +présentaient vivement à mon imagination; cependant, ce que je lui avais vu faire +à Lucette, et la manière dont il vivait avec elle, suspendaient en quelque sorte +l'énergie de ses images, la force et l'effet de ses raisons: je ne pus me +refuser de lui faire part de mes doutes: +— Pourquoi donc, cher papa, ne prenez-vous pas avec ma bonne les mêmes +précautions qu'avec moi? Pourquoi lui procurez-vous souvent, au contraire, ce +que vous me refusez entièrement? +— Mais, ma fille, fais donc attention que Lucette est dans un âge absolument +formé, qu'elle n'abandonne que le superflu de son existence, que c'est le temps +où elle peut nourrir dans son sein d'autres êtres et que, dès cet instant, elle +a plus qu'il ne faut pour la conservation du sien, ce qui s'annonce si bien par +l'exactitude de ses règles. Il ne faut pas te cacher non plus, ma chère +Laurette, que, chez elle, une trop grande quantité de semence retenue, en +refluant dans son sang, y porterait le feu et le ravage, ou, en stagnant dans +les parties qui la séparent du reste des humeurs, pourrait se corrompre ou +embarrasser la circulation; elle serait exposée, peut-être, à des accidents +aussi dangereux que ceux de l'épuisement: tels sont les vapeurs, les vertiges, +la démence, les accès frénétiques et autres. +N'en voit-on pas des exemples fâcheux dans certains monastères où le cagotisme +règne en despote, et où rien ne soulage de malheureuses recluses qui n'ont pas +l'esprit de se retourner? +"L'extravagance monacale a inventé de mêler dans leurs boissons des décoctions de +nénuphar ou des infusions de nitre en vue de détourner les dispositions d'une +nature trop active; mais, pris un certain temps, ces palliatifs deviennent sans +effet, ou détruisent tellement l'organisation de l'estomac et la santé de ces +prisonnières qu'il leur en survient des fleurs blanches, des défaillances, des +oppressions et des douleurs internes pendant le peu de temps qu'il leur reste à +vivre. Il y a même de ces endroits où la sottise est portée au point de traiter +de même leurs pensionnaires, et souvent elles sortent de ces maisons, ou +cacochymes, ou avec le genre nerveux attaqué, ou hors d'état de produire leur +espèce, soit par la destruction des germes, soit par l'inertie où cet usage a +plongé les forces de la nature et l'esprit vital; et c'est à quoi les parents +qui chérissent leurs enfants ne font pas assez d'attention. +"Apprends encore, ma chère Laure, qu'à un certain âge la fougue du tempérament +commence à s'éteindre, ce qui arrive plus tôt chez les uns que chez les autres +par une disposition et qualité différentes des liqueurs qui sont en nous, ou par +une diminution de sensibilité dans les organes. Cette semence, alors refluée +dans le sang, se tourne en embonpoint, qui quelquefois devient monstrueux par la +Suppression totale des épanchements, et ces individus, loin d'être propres à +l'union des sexes, y sont même indifférents et ne conçoivent presque plus +comment on peut y être sensible. +"Mais, ma chère enfant, dans l'âge où le superflu commence à s'annoncer, où le +feu du tempérament est un ardent brasier, si l'on s'en dégage avec la prudence +qu'il est nécessaire de conserver, loin de nuire à sa santé, loin de faire tort +à sa beauté, on entretient l'une et l'autre dans toute la vigueur et dans toute +la fraîcheur qu'elles peuvent avoir. Cependant, ma Laurette, il y a bien de la +différence dans les moyens. Une femme, entre les bras d'un homme, est bien plus +animée par la différence du sexe: combien l'est-elle plus à proportion du goût +qu'elle a pour lui? Elle l'est même par l'approche et l'attouchement d'une +personne du sien qui lui plaît. L'imagination et la nature se prêtent avec bien +plus de facilité et beaucoup moins d'efforts que si elle se procurait +d'elle-même et seule ces sensations voluptueuses. Apprécie donc mieux à présent +la conduite que je tiens entre Lucette et toi. +— Eh bien! cher papa, car je vous donnerai toujours ce nom, je me rends à des +raisons si solides et je conçois votre prudence; mais à quel âge ferez-vous donc +avec moi ce que vous faites avec elle? Cet instant manque à ma félicité puisque +je ne puis remplir tous vos désirs et les satisfaire dans toute leur +étendue. +— Attends, fille charmante, que la nature parle en notre faveur d'une manière +intelligible. Tes tétons n'ont point encore acquis leur forme; le duvet qui +couvre les lèvres de ton petit con est encore trop faible, à peine a-t-il +porté les premières fleurs; attends un peu plus de force: alors, chère Laurette, +enfant de mon cœur, c'est de ta tendresse que je recevrai ce présent; tu me +laisseras cueillir cette fleur que je cultive; mais attendons cet heureux +instant. +Ne crois pas cependant, ma chère fille, qu'à cette époque je te laisse livrée +tout à fait à toi-même: dans une constitution robuste, cet instant arrivé suffit +Souvent, encore est-il nécessaire de se ménager; mais dans un tempérament +délicat, il faut pousser l'attention bien plus loin et contraindre jusqu'à +dix-sept ou dix-huit ans, où les femmes sont dans toute leur force, les +penchants qu'elles peuvent avoir à se laisser aller aux attraits de la +volupté. +Tout ce qu'il me disait, Eugénie, s'imprimait fortement dans ma mémoire; ses +raisonnements me paraissaient appuyés sur des fondements des plus solides, et sa +complaisance à répondre sans déguisement à mes questions m'engageait à lui en +faire de nouvelles. Lucette, si profondément endormie la première fois que je +les découvris ensemble, formait un mystère pour moi que je désirais d'éclaircir. +Un jour, enfin, je lui en demandai la raison: +— Pourquoi, cher papa, Lucette dormait-elle si fort le premier jour que vous lui +découvrîtes les tétons et que vous rites avec elle tout ce que vous désiriez +Sans qu'elle s'éveillât? Ce sommeil était-il réel ou feint? +— Très réel, ma chère Laure, mais c'est mon secret. +Dois-je t'en instruire? Oui, cet exemple pourra te devenir utile pour t'en +garantir. Je t'avoue que depuis longtemps le besoin me tourmentait; j'étais +Souvent très animé avec toi, je ne pouvais me satisfaire. Je vis Lucette, elle +me plut et parut me convenir de toutes manières. Mais, voyant qu'elle reculait +et balançait à se rendre à mes désirs, je pris mon parti: je lui fis avaler +quinze ou vingt gouttes d'une potion dormitive dans le verre de liqueur que je +lui donnai; tu en as vu l'effet. Mais je ne me contentai pas de cela: je +redoutais le moment de son réveil et je craignais que la surprise et la colère +ne l'emportassent trop loin. Pour l'éviter, j'avais préparé d'avance une +composition capable d'exciter la nature à la concupiscence: c'est ce qu'on +appelle un philtre. Quand je t'eus portée dans mon lit, je revins en prendre +trois ou quatre gouttes dans ma main, dont je frottai toute sa motte, son +clitoris et l'entre-deux des lèvres. Cette liqueur a même la propriété d'exciter +un homme affaibli, et de le faire bander s'il s'en frotte à la même dose le +périnée et toutes les parties quelque temps avant d'entrer en lice. Lucette ne +fut pas une heure couchée qu'elle s'éveilla; elle ressentait une démangeaison, +une ardeur, une passion que rien ne pouvait éteindre. Elle ne parut point +étonnée de me voir dans ses bras; elle les passa autour de moi, et loin +d'opposer de la résistance à mes caresses et à mes désirs, tout émue par les +Siens elle écarta d'elle-même les genoux, et bientôt je goûtai les plaisirs les +plus vifs, que je lui fis partager. Mais attentif aux suites qui pouvaient en +arriver, au moment où je sentis la volupté prête à s'élancer comme une flamme, +je me retirai et j'inondai sa motte et son ventre d'une copieuse libation que je +répandis sur l'autel où je portais alors tous mes vœux. +"Depuis ce moment, Lucette s'est toujours prêtée à mes volontés, et c'est par sa +complaisance, mon inattention et la curiosité que je ne soupçonnais pas de ton +âge que tu as découvert ce mystère. Elle ignore ce que je viens de t'apprendre, +et tu dois garder ma confidence. +— Soyez-en assuré, cher papa, mais achevez-la, je vous prie, tout entière. Ne +craignez-vous pas de lui faire un enfant si vous ne vous retirez pas toujours à +temps? En est-on absolument le maître? N'est-on pas quelquefois emporté par le +plaisir, et la crainte qu'on peut avoir de ses suites n'en diminue-t-elle pas +l'étendue et l'excès? +— Ah! ma fille, jusqu'où ton imagination curieuse ne va-t-elle pas? Je vois bien +que je ne dois rien te cacher. Si je ne te garantissais pas de tout événement, +je ferais sans doute une folie de t'éclairer; mais je ne risque rien avec toi, +et ta raison est au-delà de ton âge. +"Apprends donc que la semence qui n'est point dardée dans la matrice ne peut rien +produire; qu'elle ne peut s'y rendre lorsqu'on intercepte le sucement qui lui +est ordinaire. Cela reconnu, plusieurs femmes ont imaginé de repousser, par un +mouvement interne, la semence, au moment où elles croyaient leur amant dans les +délices du plaisir; mais pour qu'elles aient cette liberté d'esprit, il ne faut +pas qu'elles le partagent, privation bien dure; encore rien n'est-il moins +assuré. Des hommes ont pensé qu'en se retirant presque à l'entrée il n'y avait +rien à craindre. Mais ils se trompent, la matrice étant une pompe avide. +D'ailleurs, il y a des hommes qui, emportés par les délicieuses sensations +qu'ils éprouvent, ne sont pas maîtres de se retirer à temps. L'inquiétude, la +crainte des suites diminuent ordinairement l'excès du plaisir. Mais un moyen +auquel on peut avoir la plus grande confiance est celui que j'emploie avec +Lucette; il donne la liberté de se livrer sans inquiétude à tous les transports, +et le feu du plaisir. J'engageai donc ta bonne, depuis le jour où tu nous as +découverts, à se munir avant nos embrassements d'une éponge fine avec un cordon +de soie délicat qui la traverse en entier, et qui sert à la retirer. On imbibe +cette éponge dans l'eau mélangée de quelques gouttes d'eau-de-vie; on +l'introduit exactement à l'entrée dé la matrice, afin de la boucher; et quand +bien même les esprits subtils de la semence passeraient par les pores de +l'éponge, la liqueur étrangère qui s'y trouve, mêlée avec eux, en détruit la +puissance et la nature. On sait que l'air même suffit pour la rendre sans vertu. +Dès lors, il est impossible que Lucette fasse des enfants. +— J'avais déjà pressenti, cher papa, l'utilité de cette éponge, mais j'en +désirais l'explication, et celle que tu m'en donnes satisfait toutes mes +idées. +— Je t'avoue, ma Laurette, qu'elle est un effet de ma tendresse pour toi, et +c'est un aveu que je ne m'attendais pas à te faire, surtout dans un âge aussi +tendre; de pareils secrets sont propres à chasser bien loin la timidité de +beaucoup de filles que la crainte des suites retient le plus souvent. +Je n'ai pas oublié cette découverte dans le besoin. Je t'en ai déjà fait part, +chère Eugénie, de cette ressource favorable et salutaire à laquelle tu as eu +assez de foi, sur ma propre expérience, pour te livrer à ta tendresse et aux +Sollicitations de ton amant. +Telle était une partie des conversations que nous mêlions à nos plaisirs, à nos +caresses et aux autres instructions qu'il me donnait, dont il avait l'art de me +faire profiter sans peine. Les livres de toutes espèces étaient entre mes mains; +il n'y en avait aucun d'excepté: mais il dirigeait mon goût sur ceux qui +traitaient des sciences, aussi loin qu'ils pouvaient convenir à mon sexe. Je +veux t'en donner un échantillon, et un léger précis dans une matière où je +l'avais souvent questionné: +— Peux-tu concevoir, ma Laure, et fixer un point d'arrêt sur l'immensité dont +notre globe est environné? Pousse-la aussi loin que ton imagination puisse +l'étendre, à quelle distance inconcevable seras-tu encore du but? Que penses-tu +qui remplisse cet espace immense? Des éléments dont la nature et le nombre sont +et seront toujours inconnus; il est impossible de savoir s'il n'y en a qu'un +Seul dont les modifications présentent à nos yeux et à notre pensée ceux que +nous apercevons, ou si chacun de ces éléments a une racine absolument propre qui +ne puisse être convertie en une autre. Dans une ignorance si parfaite de la +nature des choses dont nous faisons tous les jours usage, il paraît ridicule que +les hommes aient fixé le nombre de ces éléments: rien n'est plus digne de la +Sphère étroite de leurs idées, et néanmoins, à les entendre, il semble qu'ils +aient assisté aux dispositions de l'Ordonnateur éternel. Mais enfin, qu'ils +Saient un ou plusieurs, l'assemblage de leurs parties forme les corps et se +trouve uni dans un nombre très multiplié de globules de feu et de matière qui +paraît inerte aux yeux préoccupés. Que penses-tu donc de ces points de feu +brillants connus parmi nous sous le nom d'étoiles? Eh bien! ma fille, ce sont de +vastes globes enflammés semblables à notre soleil, établis pour éclairer, +échauffer et donner la vie à une multitude de globes terrestres, peut-être +chacun aussi peuplé que le nôtre. Quelques-uns ont cru qu'ils étaient placés là +pour nous éclairer pendant la nuit; l'amour-propre leur fait rapporter tout à +nous, afin que tout aille à eux. Et de quoi nous servent-ils, ces globes, quand +l'air est obscurci par les nuages ou les vapeurs? La lune paraîtrait plutôt être +destinée à cet office; elle nous éclaire dans l'absence du soleil, même à +travers les parties nébuleuses qui couvrent souvent notre horizon; et cependant +ce n'est pas là son unique destination: on ne peut même affirmer qu'elle n'est +pas un monde, dont les habitants doutent si nous existons et sont peut-être +assez stupides pour se flatter de jouir seuls de la magnificence des cieux; +peut-être aussi sont-ils plus pénétrants, plus ingénieux que nous, ou pourvus de +meilleurs organes, et qu'ils savent juger plus sainement des choses. Les +planètes sont des terres comme la nôtre, peuplées sans doute de végétaux et +d'animaux différents de ceux que nous connaissons, car rien dans la nature n'est +Semblable. +"Dans ce point de vue, et parmi cette infinité de boules de matière, que devient +notre terre? Un point qui fait nombre parmi les autres. Et nous! fourmis +répandues sur cette boule, que sommes-nous donc pour être le type, le point +central et le but où se rendent les prétendues vérités dont on berce +l'enfance? +C'est à peu près ainsi que mon père tâchait chaque jour de tracer dans mon esprit +des impressions de philosophie. +Je lui demandai un jour:. +— Quel est cet Etre créateur de tout, que je sentais mal défini dans les notions +qu'on m'en avait données? +Il me dit: +— Cet Etre magnifique est incompréhensible; il est senti sans être connu; c'est +nos respects qu'il exige; il méprise nos spéculations. S'il existe plusieurs +éléments, c'est de ses mains qu'ils sortent; il les a créés par la puissance de +Sa volonté: il est donc l'âme de l'univers. S'il n'existe qu'un élément, il ne +peut être que lui-même: connaissons-nous les bornes de son pouvoir? N'a-t-il pas +pu dépendre de lui de se transformer dans la matière que nous voyons, dont nous +ne connaissons ni la nature ni l'essence? Et ce qu'il a pu faire dans un temps, +ne l'a-t-il pas pu de toute éternité? C'en est assez, ma chère enfant, pour le +présent; quand tu seras dans un âge plus avancé, j'écarterai de tout mon pouvoir +les voiles qui couvrent la vérité. +Mon père se plaisait à me faire lire des livres de morale dont nous examinions +les principes, non sous la perspective vulgaire, mais sous celle de la nature. +En effet, c'est sur les lois dictées par elle et imprimées dans nos cœurs qu'il +faut la considérer. Il la réduisait à ce seul principe, auquel tout le reste est +étranger mais qui renferme une étendue considérable: faire pour les autres ce +que nous voudrions qu'on fit pour nous, lorsque la possibilité s'y trouve; et ne +point faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous lit. Tu vois, ma +chère, que cette science dont on parle tant n'est jamais relative qu'à l'espèce +humaine; et si elle n'est rien en elle-même, au moins est-elle utile à son +bonheur. +Les romans étaient presque bannis de mes yeux, et il me faisait voir, dans +presque tous, une ressemblance assez générale dans le tissu, les vues et le but, +à la différence près du style, des événements et de certains caractères. Il y en +avait cependant plusieurs qui étaient exceptés de cette règle; il me donnait +volontiers ceux dont le sujet était moral. Peu des autres peignent les hommes et +les femmes de leurs véritables couleurs: ils y sont présentés sous le plus bel +aspect. Ah! ma chère, combien cette apparence est en général loin de la réalité: +les uns et les autres vus de près, quelle différence n'y trouve-t-on pas? Je +puisais dans les voyageurs et dans les coutumes des nations un genre +d'instruction qui me faisait mieux apprécier l'humanité en général, comme la +Société fait apercevoir les nuances des caractères. +Les livres d'histoire, qui me rendaient compte des mœurs antiques et des +préjugés différents qui, tour à tour, ont couvert la surface de la terre, +étaient ma balance. Les ouvrages de nos meilleurs poètes formaient le genre +amusant, pour lequel mon goût était le plus décidé et que j'inculquais avec +empressement dans ma mémoire. +Il me remit un jour entre les mains un livre qui venait de paraître, en me +recommandant d'y réfléchir: +— Lis, ma chère Laurette. Cet ouvrage est la production d'un génie dont tu as lu +presque tout ce qu'il a mis au jour et dont ta mémoire possède plusieurs +morceaux, qui unit un style élevé, élégant, agréable et facile, propre à lui +Seul à des idées profondes. Zadig, paré de ses mains, t'apprendra sous +l'allégorie d'un conte qu'il n'arrive point d'événements dans la vie qui saient +à notre disposition. +"De quelque aveuglement dont l'amour-propre et la vanité nous fascinent, sois +assurée que, pour un esprit attentif et réfléchi, il est d'une vérité palpable +et constante que tout s'enchaîne afin de suivre un ordre fixé pour l'ensemble et +pour chacun en particulier; des circonstances imprévues forcent les idées et les +actions des humains; des raisons éloignées, et souvent imperceptibles, les +entraînent dans une détermination qui, presque toujours, leur paraît volontaire: +elle semble venir d'eux et de leur choix, tandis que tout les y porte sans +qu'ils s'en aperçoivent. Ils tiennent même de la nature les formes, le caractère +et le tempérament qui concourent à leur faire remplir le rôle qu'ils ont à +jouer, et dont toute la marche est dessinée d'avance dans les décrets du moteur +éternel. +"Si l'on peut prévoir quelques événements, ce n'est que par une perspicacité, une +Sagacité de vue sur la chaîne de ces circonstances qu'on ne peut cependant +changer, et qui est d'une force irrésistible, même pour ce qui constitue le +malheur. Le plus sage est celui qui sait se prêter au cours naturel des +choses. +Pour toi, ma chère Eugénie, ton esprit facile sait se plier à tout; ta docilité +te rend heureuse et tu sais l'être malgré les entraves mises à ta liberté; tu +Savoures les plaisirs que tu inventes sans t'inquiéter de ceux qui te +manquent. +J'avançais en âge et j'atteignais la fin de ma seizième année lorsque ma +Situation prit une face nouvelle: les formes commençaient à se décider; mes +tétons avaient acquis du volume, j'en admirais l'arrondissement journalier, j'en +faisais voir tous les jours les progrès à Lucette et à mon papa, je les leur +faisais baiser, je mettais leurs mains dessus et je leur faisais faire attention +qu'ils les remplissaient déjà; enfin, je leur donnais mille marques de mon +impatience. Elevée sans préjugés, je n'écoutais, je ne suivais que la voix de la +nature: ce badinage l'animait et l'excitait vivement, je m'en apercevais: +— Tu bandes, cher papa, viens… +Et je le mettais entre les bras de Lucette. Je n'étais pas moins émue, mais je +jouissais de leurs plaisirs. Nous vivions, elle et moi, dans l'union la plus +intime; elle me chérissait autant que je l'aimais; je couchais ordinairement +avec elle, et je n'y manquais pas, lorsque mon papa était absent. Je remplissais +Son rôle du mieux que je le pouvais: je l'embrassais, je suçais sa langue, ses +tétons; je baisais ses fesses, son ventre, je caressais sa jolie motte, je la +branlais; mes doigts prenaient souvent la place du vit que je ne pouvais lui +fournir, et je la plongeais à mon tour dans ces agonies voluptueuses où j'étais +enchantée de la voir. Mon humeur et mes manières lui avaient fait prendre pour +moi une affection dont je ne puis, ma chère, te donner l'idée que d'après la +tienne. Elle m'avait vue bien des fois, au milieu de nos caresses, violemment +animée et, dans ces moments, elle m'assurait qu'elle désirait que je fusse au +terme où elle pût aussi me procurer, sans danger, les mêmes plaisirs que je lui +donnais. Elle souhaitait que mon papa me l'eût mis et eût ouvert la route sur +laquelle ils sont semés: +— Oui, ma chère Laure, disait-elle, quand cet instant arrivera, je projette d'en +faire une fête; je l'attends avec empressement. Mais, ma chère amie, je crois +apercevoir qu'il ne tardera pas: tes tétons naissants sont presque formés, tes +membres s'arrondissent, ta motte se rebondit, elle est déjà toute couverte d'un +tendre gazon, ton petit con est d'un incarnat admirable, et j'ai cru découvrir +dans tes yeux que la nature veut qu'on te mette bientôt au rang des femmes. +L'année dernière, au printemps, tu vis les préludes d'une éruption qui va +S'établir tout à fait. +En effet, je ne tardai pas à me sentir plus pesante, la tête chargée, les yeux +moins vifs, les douleurs de reins et des sensations d'une colique extraordinaire +pour moi; enfin, huit ou dix jours après, Lucette trouva la gondole +ensanglantée. Mon père ne me la remit pas. Ils avaient pressenti l'effet de ma +Situation; j'en étais prévenue; je restai près de neuf jours dans cet état, +après lesquels je redevins aussi gaie et je jouis d'une santé aussi brillante +qu'auparavant. +Que j'eus de joie de cet événement! J'en étais folle, j'embrassai Lucette: +— Ma chère bonne, que je vais être heureuse! +Je volai au cou de mon papa, je le couvris de mes baisers: +— Me voilà donc enfin à l'époque où tu me désirais!… +Que je serai contente si je puis faire naître tes désirs et les satisfaire!… Mon +bonheur est d'être tout entière à toi: mon amour et ma tendresse en font l'objet +de ma félicité… +Il me prit dans ses bras, me mit sur ses genoux. Ah! qu'il me rendait bien les +caresses que je lui faisais! Il pressait mes tétons, il les baisait, il suçait +mes lèvres, sa langue venait caresser la mienne; mes fesses, mon petit con, +tout était livré à ses mains brûlantes. +— Il est enfin arrivé, charmante et chère Laure, cet heureux instant où ta +tendresse et la mienne vont s'unir dans le sein de la volupté; aujourd'hui même +je veux avoir ton pucelage et cueillir la fleur qui vient d'éclore; je vais la +devoir à ton amour, et ce sentiment de ton cœur y met un prix infini; mais tu +dois être prévenue que, si le plaisir doit suivre nos embrassements et nos +transports, le moment qui va me rendre maître de cette charmante rose te fera +Sentir quelques épines qui te causeront de la douleur. +— Qu'importe, fais-moi souffrir, mets-moi toute en sang si tu veux, je ne puis te +faire trop de sacrifices, ton plaisir et ta satisfaction sont l'objet de mes +désirs. +Le feu brillait dans nos yeux. L'aimable Lucette, voulant coopérer à l'effusion +du sang de la victime, ne montrait pas moins d'empressement que si elle-même eût +été le sacrificateur. Ils m'enlevèrent et me portèrent dans un cabinet qu'ils +avaient fait préparer pendant le temps de mon état. La lumière du jour en était +absolument bannie; un lit de satin gros bleu était placé dans un enfoncement +entouré de glaces. Les foyers de quatre réverbères placés dans les encoignures, +adoucis par des gazes bleues, venaient se réunir sur un petit coussin de satin +couleur de feu, mis au milieu, qui formait la pierre sur laquelle devait se +consommer le sacrifice. Lucette exposa bientôt à découvert tous les appas que +j'avais reçus de la nature; elle ne para cette victime volontaire qu'avec des +rubans couleur de feu qu'elle noua au-dessus de mes coudes et à la ceinture +dont, comme une autre Vénus, elle marqua ma taille. Ma tête, couronnée +Simplement de sa longue chevelure, n'avait d'autre ornement qu'un ruban de la +même couleur qui la retenait. Je me jetai de moi-même sur l'autel. +Quelques parures que j'eusse auparavant portées, je me trouvais alors bien plus +belle de ma seule beauté; je me regardais dans les glaces avec une complaisance +Satisfaite, un contentement singulier. Je paraissais d'une blancheur +éblouissante, mes petits tétons, si jeunes encore, s'élevaient sur mon sein +comme deux demi-boules parfaitement rondes, relevées de deux petits boutons +d'une couleur de chair rose; un duvet clair ombrageait une jolie motte grasse et +rebondie qui, faiblement entrouverte, laissait apercevoir un bout de clitoris +Semblable à celui d'une langue entre deux lèvres; il appelait le plaisir et la +volupté. Une taille fine et bien prise, un pied mignon surmonté d'une jambe +déliée et d'une cuisse arrondie, des fesses dont les pommettes étaient +légèrement colorées, des épaules, un cou, une chute de reins charmante et la +fraîcheur d'Hébé. Non, l'Amour ne m'eût rien disputé s'il eût été de mon sexe. +Tels étaient les éloges que Lucette et mon papa faisaient à l'envi de ma +personne. Je nageais dans la joie et l'ivresse de l'amour-propre. Plus je me +croyais bien, plus ils me trouvaient telle, et plus j'étais enchantée que ce +papa si cher à mon cœur eût une entière jouissance de tout ce que je possédais. +Il m'examinait, il m'admirait; ses mains, ses lèvres ardentes se portaient sur +toutes les parties de. mon corps. Nous avions, l'un et l'autre, l'ardeur de deux +jeunes amants qui n'ont rencontré que des obstacles, et qui vont enfin jouir du +prix de leur attente et de leur amour. +Je souhaitais vivement le voir dans l'état où j'étais; je l'en pressai avec +instance; il y fut bientôt. Lucette le dégagea de tous ses vêtements; il me +coucha sur le lit, mes fesses posées sur le coussin. Je tenais en main le +couteau sacré qui devait à l'instant immoler mon pucelage. Ce vit que je +caressais avec passion, semblable à l'aiguillon de l'abeille, était d'une +raideur à me prouver qu'il percerait rigoureusement la rose qu'il avait soignée +et conservée avec tant d'attention. Mon imagination brûlait de désir; mon petit +con tout en feu appétait ce cher vit, que je mis aussitôt dans la route. Nous +nous tenions embrassés, serrés, collés l'un sur l'autre; nos bouches, nos +langues se dévoraient. Je m'apercevais qu'il me ménageait; mais passant mes +jambes sur ses fesses et le pressant bien fort, je donnai un coup de cul qui le +fit enfoncer jusqu'où il pouvait aller, La douleur qu'il sentit et le cri qui +m'échappa furent ceux de sa victoire. Lucette, passant alors sa main entre nous, +me branlait, tandis que, de l'autre, elle chatouillait le trou de mon cul. La +douleur, le plaisir mélangés, le foutre et le sang qui coulaient, me firent +ressentir une sublimité de plaisir et de volupté inexprimables. J'étouffais, je +mourais; mes bras, mes jambes, ma tête tombèrent de toutes parts; je n'étais +plus à force d'être. Je me délectais dans ces sensations excessives, auxquelles +on peut à peine suffire. Quel état délicieux! Bientôt, j'en fus retirée par de +nouvelles caresses; il me baisait, me suçait, me maniait les tétons, les fesses, +la motte; il relevait mes jambes en l'air pour avoir le plaisir d'examiner, sous +un autre point de vue, mon cul, mon con, et le ravage qu'il y avait fait. Son +vit que je tenais, ses couilles que Lucette caressait, reprirent bientôt leur +fermeté. Il me le remit. Le passage facilité ne nous fit plus sentir, dès qu'il +fut entré, que des ravissements. Lucette, toujours complaisante, renouvela ses +chatouillements, et je retombai dans l'apathie voluptueuse que je venais +d'éprouver. +Mon papa, fier de sa victoire et charmé du sacrifice que mon cœur lui avait +fait, prit le coussin qui était sous moi, teint du sang qu'il avait fait couler, +et le serra avec le soin et l'empressement de l'amant le plus tendre, comme un +trophée de sa conquête. Il revint bientôt à nous: +— Ma Laure, chère et aimable fille, Lucette a multiplié tes plaisirs: n'est-il +pas juste de les lui faire partager? +Je me jetai à son cou, je l'attirai sur le lit; il la prit dans ses bras et la +mit à côté de moi; je la troussai d'abord et je la trouvai toute mouillée. +— Que tu es émue, ma chère bonne, je veux te rendre une partie du plaisir que +j'ai eu. +Je pris la main de mon papa, je lui introduisis un de ses doigts qu'il faisait +entrer et reparaître, et je la branlai. Elle ne tarda pas à tomber dans l'extase +d'où je venais de sortir. +Ah! chère Eugénie, que ce jour eut de charmes pour moi! Je te l'avoue, tendre +amie, il a été le plus beau de ma vie et le premier où j'ai connu les délices de +la volupté dans leur plus haut degré. Je le rappelle encore à ma mémoire avec un +Saisissement de satisfaction que je ne peux te rendre; mais, en même temps, avec +un cruel serrement de cœur. Faut-il que ce souvenir, qui me cause tant de +plaisir et de joie, fasse naître en même temps les regrets les plus amers? +Écartons pour un moment cette image si triste pour mon âme. +Il régnait dans ce cabinet une douce chaleur; je me sentais si bien dans l'état +où j'étais que je ne voulus rien mettre sur moi; j'étais d'une gaieté folle: je +prétendis souper parée de mes seuls appas. Lucette, attentive, avait eu le soin +d'écarter tous les domestiques et de jeter un voile épais sur la malignité de +leurs regards; elle eut la complaisance d'apporter seule et de préparer tout ce +qu'il fallait, et ferma les portes avec soin. Je ne fus pas contente que je ne +l'eusse mise dans la situation où nous étions: je fis voler loin d'elle tout ce +qui la couvrait; elle était charmante à mes yeux. Nous nous mîmes à table. Mon +papa était, entre nous deux, l'objet de nos caresses, qu'il nous rendait tour à +tour. Les glaces répétaient cette charmante scène; nos grâces et nos attitudes +étaient variées par les saillies qu'inspirait un vin délicat; son coloris +brillant y répandait même des nuances différentes: nous ressentîmes bientôt les +effets de sa vertu et de nos attouchements. Nos cons étaient enflammés; son vit +avait repris toute sa raideur et sa dureté. Dans un état aussi animé, aussi +pressant, la table nous déplut; nous courûmes, nous volâmes sur le lit. Dans ce +jour, qui m'était uniquement consacré, je fus encore plongée dans les délices +d'une volupté suprême; il se coucha sur ma gauche, ses cuisses passées sous les +miennes qui étaient relevées; son vit se présentait fièrement à l'entrée. +Lucette se mit sur moi, ma tête entre ses genoux; son joli con était sous mes +yeux; je l'entrouvrais, je le chatouillais, je caressais ses fesses qui étaient +en l'air; son ventre rasait mes tétons; ses cuisses étaient entre mes bras; tout +excitait, tout animait la flamme du désir. Elle écarta les lèvres de mon petit +con, qui était d'un rouge vif; je l'engageai d'y mettre l'éponge pour que mon +papa jouît de moi sans inquiétude et pût décharger dedans. Il était sensible et +douloureux: dès qu'on y touchait, je souffrais; cependant, malgré cette +Sensation douloureuse, je l'endurai dans l'espérance que j'en aurais bientôt de +plus agréable. Lucette conduisit le vit de mon papa dans le chemin dont elle +avait écarté tous les dangers, et qui n'était plus semé que de fleurs: il s'y +précipita; il enfonça; elle me branlait en même temps, et je lui rendais un +pareil service, tandis qu'il faisait avec son doigt, dans le con de ma bonne, le +même mouvement que son vit faisait dans le mien. Ces variétés, ces attitudes, +cette multiplicité d'objets et de sensations dans les approches du plaisir en +augmentaient infiniment les délices. Nous le sentîmes venir à nous; mais prêts à +nous échapper comme l'éclair étincelant fuit à nos regards, nous en savourâmes +au moins toute l'étendue dans un délectable anéantissement, dont la douceur et +les charmes ne peuvent qu'être sentis. Nous commencions à être fatigués. Lucette +Se releva, fut mettre ordre à tout et, dès qu'elle fut de retour, nous nous +mîmes dans un lit, entre les bras les uns des autres, où nous passâmes une huit +préférable pour nous au jour le plus pompeux. +Hélas! chère Eugénie, pourquoi l'imagination va-t-elle toujours au-delà de la +réalité qui suffit seule à notre bonheur? Je croyais que tous les jours allaient +le disputer à celui qui m'avait procuré tant de plaisirs; mais mon père, plus +Soigneux, plus délicat peut-être, et veillant sans interruption à ma santé, +m'engagea le lendemain à reprendre ce fatal caleçon: +— Ma chère Laurette, je ne te le cache pas, je me défie de toi, de nous tous; ton +tempérament n'est pas encore assez formé pour que je t'abandonne à toi-même, et +tu m'es trop chère pour que je ne cherche pas à te ménager avec toute +l'attention qui peut dépendre de moi. Cependant, tu jouiras de nos caresses, tu +nous en feras; sans gêne avec toi, tu partageras en quelque façon nos plaisirs; +et de temps en temps nous te réserverons une nuit pareille, que tu trouveras +d'autant plus agréable que tu l'attendras avec impatience. Enfin si tu veux me +plaire, tu te prêteras à ce que je désire de toi et tu y consentiras avec +complaisance. +C'était un moyen assuré de ne pas me faire regarder cet emprisonnement comme +insupportable. Ne crois pas non plus, ma chère, que ce soit par un trait de +jalousie: tu verras bientôt le contraire. Je te laisse donc faire. Ah! chère +Eugénie, que je m'en suis bien trouvée. +Il y avait déjà près de dix-neuf mois que j'avais passé l'heureuse soirée dont je +viens de te retracer le tableau, lorsque j'eus le chagrin de voir l'éloignement +de Lucette. +Son père, qui demeurait en province, la rappela près de lui: une maladie +dangereuse lui fit désirer absolument son retour avant de mourir. Son départ +nous causa la peine la plus sensible; nos larmes sincères furent confondues avec +les siennes; pour moi, je ne pouvais retenir mes sanglots, qui ne furent enfin +Suspendus que par l'espérance et le désir qu'elle nous témoignait de revenir au +plus tôt. Mais, peu de temps après la mort de son père, elle tomba dans une +maladie de langueur dont elle eut beaucoup de peine à se rétablir pendant plus +de deux ans. Son père lui avait laissé un bien-être qui la fit rechercher dans +Son canton; elle ne voulait entendre parler de qui que ce soit; elle trouvait, +Suivant ses lettres, une si grande différence entre mon papa et tous ceux qui se +présentaient pour elle qu'elle en était révoltée. Enfin, elle ne voulait écouter +aucune proposition de mariage et ne soupirait qu'après son retour avec nous. +Néanmoins, sollicitée par sa mère et ses autres parents, qui lui représentaient +les avantages qu'elle y trouvait et le besoin que sa mère, infirme, avait +d'elle, la complaisance arracha son consentement contre son gré, après avoir +cependant consulté mon papa en qui elle avait la plus entière confiance. Comme +le parti qui s'offrait était effectivement très avantageux, il se crut obligé +par ses principes de lui conseiller de l'accepter, ce qu'il fit avec une +véritable répugnance, m'ayant assuré plusieurs fois qu'il avait un pressentiment +de son malheur, auquel il ne voulait pourtant pas ajouter foi, le regardant +comme une faiblesse. +Cependant, elle mourut des suites de sa première couche. +Je regrettais souvent l'éloignement de Lucette, que je regardais perdue pour moi, +mais je me consolais dans les bras de ce cher et tendre papa. J'avais enfin +totalement quitté cet habillement secret que j'avais si souvent maudit; mais la +langueur de Lucette, de quelque cause qu'elle pût venir, ajoutant du poids aux +réflexions qu'il avait déjà faites et aux nouvelles dont il me faisait part, le +détermina à me ménager avec plus d'attention qu'il n'en avait mis à son égard, +en me faisant sentir combien cela était nécessaire à ma constitution délicate. +Je me rendais à ses raisons, avec d'autant plus de facilité que j'avais en lui +la foi la plus complète. Comme il s'éloignait peu de moi et que je couchais +toujours avec lui, il me veillait et m'arrêtait souvent lorsque je cédais à mes +désirs avec trop d'ardeur. +Depuis le départ de Lucette, il avait fait plusieurs changements dans son +appartement; on ne pouvait plus entrer dans ma chambre qu'en passant par la +Sienne. Il avait répandu dans son domestique un air de sévérité sur ce sujet, +qui nous faisait quelquefois rire ensemble. Nos lits étaient appuyés contre le +même mur qu'il avait fait percer; et dans les doubles cloisons qui couvraient le +fond de nos alcôves il avait fait pratiquer des panneaux à coulisses, qui +S'ouvraient par un ressort que nous seuls connaissions. Il faisait emporter tous +les soirs la clef de ma chambre par une femme qu'il avait prise à la place de +Lucette, et que nous tenions tout à fait dans le rang de domestique; mais, quand +nous étions dégagés de tout incommode, je passais par les coulisses et je +venais, dans ses bras, jouir d'un sommeil doux et tranquille que me procuraient +ces nuits heureuses, suivies des jours les plus agréables. +Ce fut dans une de ces charmantes nuits qu'il me fit goûter une nouvelle sorte de +plaisir, dont je n'avais pas d'idée; que non seulement je ne trouvai pas moins +délicieux, mais encore qui me parut des plus vifs: +— Ma chère Laure, aimable enfant, tu m'as donné ta première fleur; mais tu +possèdes un autre pucelage que tu ne dois ni ne peux me refuser si je te suis +toujours cher. +— Ah! si tu me l'es! Qu'ai-je donc en moi, cher papa, dont tu ne puisses disposer +à ton gré et qui ne soit pas à toi? Heureuse quand je puis faire tout ce qui +peut contribuer à ta satisfaction, mon bonheur est établi sur elle! +— Fille divine, tu m'enchantes, la nature et l'amour ont pris plaisir à former +tes grâces; partout en toi séjourne la volupté, elle se présente avec mille +attraits différents dans toutes les parties de ton corps; dans une belle femme +qu'on adore, et qui paie d'un semblable amour, mains, bouche, aisselles, tétons, +cul, tout est con. +— Eh bien! choisis, tu es le maître et je suis toute à tes désirs. +Il me fit mettre sur le côté gauche, mes fesses tournées vers lui. Et, mouillant +le trou de mon cul et la tête de son vit, il l'y fit entrer doucement. La +difficulté du passage levée ne nous présenta plus qu'un nouveau chemin semé de +plaisirs accumulés; et, soutenant ma jambe de son genou relevé, il me branlait, +en enfonçant de temps en temps le doigt dans mon con. Ce chatouillement réuni de +toutes parts avait bien plus d'énergie et d'effet; quand il reconnut que j'étais +au moment de ressentir les derniers transports, il hâta ses mouvements, que je +Secondais des miens. Je sentis le fond de mon cul inondé d'un foutre brûlant, +qui produisit de ma part une décharge abondante. Je goûtais une volupté +inexprimable, toutes les parties sensibles y concouraient, mes transports et mes +élans en faisaient une démonstration convaincante; mais je ne les devais qu'à ce +vit charmant, pointu, retroussé et peu puissant, porté par un homme que +j'adorais. +— Quel séduisant plaisir, chère Laurette! et toi, belle amie, qu'en dis-tu? Si +j'en juge par celui que tu as montré, tu dois en avoir eu beaucoup! +— Ah! cher papa, infini, nouveau, inconnu, dont je ne peux exprimer les délices, +et dont les sensations voluptueuses sont multipliées au-delà de tout ce que j'ai +éprouvé jusqu'à présent. +— En ce cas, ma chère enfant, je veux une autre fois y répandre plus de charmes +encore, en me servant en même temps d'un godemiché, et je réaliserai par ce +moyen l'Y grec du Saint-Père. +— Papa, qu'est-ce donc qu'un godemiché? +— Tu le verras, ma Laure, mais il faut attendre un autre jour. +Le lendemain je ne lui parlai que de cela; je voulais le voir absolument; je le +pressai tant qu'il fallut enfin qu'il me le montrât. J'en fus surprise; je +désirais qu'il m'en fît faire l'essai le soir même, mais il me remit au +Surlendemain. Je veux, ma chère, faire avec toi, comme papa me fit alors; je ne +t'en ferai la description que dans une autre scène où nous le mîmes en usage. Je +t'en ai déjà parlé de vive voix, et je regrettais de ne pas l'avoir dans nos +caresses où j'aurais avec tant de plaisir joué le rôle d'un amant tendre avec +toi; mais je ne l'oublierai sûrement pas quand j'irai retrouver ma consolation +dans tes bras. +Malgré la distance qu'il mettait dans les plaisirs qu'il me procurait, il n'y +avait aucune sorte de variété qu'il n'y répandît pour y ajouter de nouveaux +attraits; il m'était d'autant plus facile de les y trouver que je l'aimais avec +toute la passion dont j'étais capable. Quelquefois il se mettait sur moi, sa +tête entre mes cuisses et la mienne entre ses genoux; il couvrait de sa bouche +ouverte et brûlante toutes les lèvres de mon con; il les suçait, il enfonçait sa +langue entre deux, du bout il branlait mon clitoris, tandis qu'avec son doigt ou +le godemiché il animait, il inondait l'intérieur. Je suçais moi-même la tête de +Son vit; je la pressais de mes lèvres; je la chatouillais de ma langue; je +l'enfonçais tout entier, je l'aurais avalé. Je caressais ses couilles, son +ventre, ses cuisses et ses fesses. Tout est plaisir, charmes, délices, chère +amie, quand on s'aime aussi tendrement et avec autant de passion. +Telle était la vie délicieuse et enchantée dont je jouissais depuis le départ de +ma chère bonne. Déjà huit ou neuf mois s'étaient écoulés, qui m'avaient paru +fuir bien rapidement. +Le souvenir et l'état de Lucette étaient les seuls nuages qui se montraient dans +les beaux jours que je passais alors; variés par mille plaisirs, suivis de nuits +qui m'intéressaient encore davantage, je faisais consister toute ma satisfaction +et ma félicité à les voir disparaître pour employer tous les moments qu'ils me +laissaient entre les bras de ce tendre et aimable papa, que j'accablais de mes +baisers et de mes caresses. Il me chérissait uniquement, mon âme était unie à la +Sienne, je l'aimais à un degré que je ne puis te peindre. +Mais, chère Eugénie, que vas-tu penser de ton amie sur une confession que je ne +t'ai pas encore faite? Quelle scène nouvelle tu vas voir paraître, et quel +fondement peut-on faire sur soi-même? A quel degré d'extravagance l'imagination +exaltée n'entraîne-t-elle pas? Qui peut donc répondre de ses caprices et de son +tempérament? Si le cœur est toujours le même, s'il est plein des mêmes +Sentiments, faut-il que des désirs violents, souvent pour un vain fantôme qu'on +Se crée, nous poussent au-delà du but où nous devrions nous arrêter et nous +mènent bien plus loin que nous ne devrions aller? J'en suis un exemple +frappant. +Dois-je te faire cet aveu? Oui, ne cachons rien à l'amie de mon cœur; je rougis +moins de te le dire que d'en avoir eu la folie. Une circonstance va te la +développer tout entière, et te fera voir en même temps la bonté, la douceur et +le vif intérêt de mon père pour moi, la justesse de son esprit, la force de son +âme, de son attachement et de sa complaisance. Elle me fit connaître plus que +jamais à quel point il méritait tout mon cœur et mon amour; aussi son image le +remplira-t-elle toujours, et ne s'en effacera qu'avec ma vie. +Dans la même maison que nous occupions végétait une vieille dévote, veuve et +âgée, qui ne croyait son temps bien employé qu'en passant la plus grande partie +du jour à courir les églises. Elle avait trois enfants. L'aîné, débauché dans +toute l'étendue de l'expression, ne fréquentait que la plus mauvaise compagnie; +à peine le connaissions-nous de vue. Jouissant du bien qui lui revenait de son +père, il le dissipait avec profusion. Son frère, de beaucoup plus jeune, avait +quelques mois au-dessus de seize ans lorsqu'il quitta le collège pour revenir +chez sa mère. C'était un garçon beau comme on peint l'Amour, d'une humeur égale +et d'un caractère fort doux. Ils avaient une sœur fort gentille, qui atteignait +Ses quinze ans et demi. +Représente-toi, chère Eugénie, une petite brune claire, teint animé, œil vif, +nez troussé, bouche agréable et vermeille, taille découplée, toute mignonne, +d'une vivacité pétulante, folle autant qu'il se puisse, et outre cela très +amoureuse; mais fine, et en même temps discrète sur ce qui pouvait avoir trait à +Ses plaisirs. Tous les jours elle plaisantait sur les sermons que lui faisait de +temps en temps sa bonne dévote de mère. J'avais lié connaissance avec elle plus +particulièrement huit ou neuf mois après le départ de Lucette et, par cette +occasion, j'avais fait celle de son jeune frère lorsqu'il revint avec elle. +Souvent ils venaient me voir et il ne se passait guère de jours que nous ne +fussions ensemble. Sa mère en était d'autant plus satisfaite qu'elle me donnait +journellement pour exemple à sa fille. Il est vrai que je tenais de la nature et +de l'éducation que je recevais de mon papa un air plus réservé. Ne penses-tu +pas, Eugénie, avec moi que si, dans nos usages, l'amour dégrade nos réputations, +l'imprudence dans le choix et dans la conduite y contribue totalement, et +Surtout ces airs de coquetterie, ces façons libres et qui ne tiennent à rien, +quoique souvent elles ne vont pas plus loin; tandis qu'une hypocrite, une +dévote, une femme attentive aux dehors les sauvent en jouissant sous le voile du +mystère; mais elles conservent leur réputation sous ces apparences; elles font +bien, et mieux encore si elles ont la prudence de mettre un frein à leur langue +Sur la conduite des autres; modération qui détourne les curieux ou les +intéressés de l'examen recherché qu'ils pourraient faire. Encore une fois, ce +n'est pas dans le fait, c'est dans les manières et par un mauvais choix qu'on se +perd. +Je m'aperçus bientôt que mon père les étudiait avec attention; il jugea Vernol et +Sa sœur. Il me dit que Rose en savait plus que sa nourrice ne lui en avait +enseigné, et que si, sur le plaisir et la jouissance, elle était plus ignorante +que moi, ce dont il doutait, elle avait grande disposition à en apprendre +davantage, et que si j'étais curieuse de juger de ses connaissances, je pouvais +l'éprouver. Les différents badinages où je l'engageai depuis me mirent à même +d'en porter le même jugement. Mais il s'expliqua peu sur Vernol. +Mes talents s'étaient perfectionnés. Musicienne, pinçant la harpe avec +délicatesse, chantant avec goût, déclamant avec intelligence, j'avais formé une +Société où j'admis Rose et Vernol. Bientôt il eut par là le moyen de me faire +apercevoir la passion qu'il avait prise pour moi. Il me cherchait, il me suivait +Sans cesse, les prétextes ne lui manquaient pas. Ses rôles étaient animés, +remplis d'attention, de soins, de complaisance: tout me disait ce qu'il n'osait +prononcer. +Je m'en aperçus, et, lorsque j'en fus persuadée, j'en fis part à mon papa avec ce +ton et ce sourire qui annoncent la plaisanterie: +— Laure, je l'ai soupçonné dès les premiers instants; ses yeux, son teint +deviennent plus animés quand il est près de toi; son air quelquefois embarassé +et toutes ses démarches le décèlent. Eh bien! ma fille, avec cette connaissance +de son amour pour toi, que ressens-tu pour lui? +Je ne m'étais pas encore consultée, ma chère Eugénie, je n'avais pas fouillé dans +les replis de mon âme et, croyant n'avoir pour Vernol que ce sentiment qu'on +nomme amitié, je lui en parlai sur ce ton. Mais un service de mon père, en me +demandant si c'était là tout, suffit pour me faire rentrer en moi, et je +reconnus bientôt, en y réfléchissant, que la présence de Vernol m'animait, et +que lorsqu'il n'était pas avec sa sœur il me manquait quelque chose; car, sans +y faire attention, je demandais à Rose avec une sorte d'empressement ce que son +frère était devenu. Je ne pouvais concevoir comment je m'étais éprise d'un tel +caprice avec lequel mon cœur était si peu d'accord. Sa figure, il est vrai, me +charmait; sa douceur et ses soins en augmentaient les attraits. +A l'air de mon père, il était aisé de juger qu'il avait découvert en moi ce que +je n'osais presque encore m'avouer à moi-même; il fut quelque temps sans m'en +parler. Je l'aimais toujours autant, et plus, s'il était possible, que je +n'avais jamais fait; mon empressement et mon goût pour lui ne diminuaient point; +enfant de la nature et de la vérité, je n'y mettais ni politique ni +dissimulation. On prétend que nous sommes naturellement fausses; je crois que +cette fausseté est d'acquisition, et selon l'éducation reçue. Enfin, je me +Sentais capable de tout sacrifier pour ce cher et tendre père, et je pris une +résolution intérieure d'éviter les poursuites et les soins de ce beau garçon. Je +n'avais pu concevoir l'accord des sensations et de la fantaisie que j'éprouvais +pour Vernol avec les sentiments de mon cœur pour ce tendre papa; mais la +disposition où je me trouvais me fit connaître par la suite la différence des +mouvements qui m'agitaient. Tu concevras difficilement, chère Eugénie, cette +différence; il faut l'avoir sentie pour la connaître: bien des hommes pourraient +t'apprendre à faire la distinction qui s'y trouve. Mon père voulut la juger en +moi, et s'en assura en me mettant à une épreuve à laquelle je ne m'attendais +nullement: +— Laure, quelques-uns de vos amis actuels me font de la peine; je désirerais que +vous ne voyiez plus Rose ni son frère. +Je ne balançai pas un instant, et, me jetant à son cou, le serrant, le pressant +contre mon sein: +— J'y consens bien volontiers, cher papa, je te conjure même de quitter cette +demeure, ou que tu me mènes à la campagne: je ne serai plus dans le cas de me +trouver avec eux. Partons dès demain, je serai bientôt prête. +En effet, je courus préparer mon trousseau. J'y étais occupée lorsqu'il me +rappela. Il me prit sur ses genoux et me dit en m'embrassant: +— Chère Laurette, je suis content de ta tendresse et de ton affection; tes yeux +Secs me disent que c'est sans peine que tu veux me faire un sacrifice. +Avoue-le-moi, je t'y engage; ouvre-moi ton cœur car, sans doute, ce n'est pas +la crainte qui est le principe de ta résolution; tu n'as pas lieu d'en avoir +avec moi. +Toujours vrair, toujours sincère, je ne cherchai point à déguiser: +— Non, très assurément, cher papa, depuis longtemps la crainte vis-à-vis de toi +n'est plus entrée dans mon âme; le sentiment seul me guide. Je conviens que +Vernol a fait naître dans mon imagination une illusion, un caprice dont je ne +puis me rendre compte; mais mon cœur, qui est plein de toi, n'est pas un moment +indécis entre vous deux; je ne veux plus le voir. +— Non, ma chère enfant, non, j'ai désiré connaître la nature de tes sentiments +pour moi, j'en suis satisfait. Vernol excite en toi des sensations que ton +imagination augmente: tu en jouiras; tu connaîtras aussi toute ma tendresse pour +toi; tu sentiras que tu ne peux cesser de m'aimer, et c'est tout ce que je +désire. Va, je ne suis jaloux que de ton cœur dont la possession m'est si +chère. +Ce trait me confondit; une lumière vint dissiper le trouble de cette imagination +fascinée, je tombai à ses genoux, toute en larmes, et mon sein palpitait; je +baisais ses mains que j'arrosais de mes pleurs; mes sanglots me laissaient à +peine la liberté de m'exprimer: +— Tendre papa, je t'aime, je t'adore, je ne chéris que toi; mon âme, mon cœur, +tout est plein de toi. Il fut touché de ma douleur; il me releva et, me pressant +à son tour en me couvrant de baisers: +— Console-toi, trop aimable et chère enfant, crois-tu que je ne connaisse pas la +nature et ses lois invincibles? Va, je ne suis point injuste. C'est par +expérience, par comparaison et par la complaisance la plus étendue de ma part, +que produisent seules l'affection et l'amitié la plus tendre, que je désire être +aimé de toi: il est temps que tu apprennes à juger des différences. Je t'ai +promis que tu jouirais de Vernol: ferme dans mes principes, constant dans mes +idées je tiendrai ma parole; d'ailleurs, il est aimable, bien fait, beau garçon, +je lui dois cette justice; et si ce n'était pas pour lui que tu eusses senti ce +désir, tu pourrais l'avoir éprouvé pour quelqu'un d'autre qui vaudrait encore +moins; ainsi, j'ai pris mon parti. +Depuis ce jour je me trouvai bien moins affectée pour Vernol; et si je me suis +prêtée, ma chère, à tout ce que tu vas voir, ce fut par une réunion de +condescendance pour ce cher papa, de curiosité et de tempérament excité, premier +principe de mon désir fantastique, que je me laissai aller. Je passai la nuit +entre ses bras. Le matin, au milieu des baisers que je lui donnais à mon réveil, +il me dit: +— Laurette, il faut que tu voies aujourd'hui la mère de Rose: engage-la de +laisser venir sa fille passer la journée à la campagne avec toi; en même temps +préviens-la qu'elle ne soit point inquiète si elle ne revenait pas le soir, que +tu pourrais, peut-être, ne la ramener que demain. Nous prétexterons que la +voiture nous a manqué, et tu la garderas ici jusqu'à demain. Quand tu seras avec +elle en liberté, tu pourras juger de sa façon de penser et de tout ce qu'elle +fait: elle paraît avoir de la confiance et de l'amitié pour toi; aussitôt que tu +Sauras à quoi t'en tenir, tu m'en instruiras. +Je crus de ce moment qu'il avait formé des desseins sur elle; il ne m'en fallut +pas davantage pour m'empresser, sans autre réflexion, à entrer dans ses idées et +à me prêter à tout ce qu'il avait projeté. Je soupçonnais déjà Rose aussi +Savante que je l'étais, ou à peu près. Tout fut conduit comme il l'avait +arrangé. Elle vint; la porte fut close à tout le monde: nous passâmes la journée +Seuls dans toutes les folies que nous pûmes imaginer. Je lui faisais cent +agaceries; elle me les rendait avec usure. Je découvrais sa gorge, je faisais +baiser ses tétons à mon papa; ses fesses, sa motte, son con, essuyèrent mes +lutineries; je la tenais entre mes bras pour qu'il lui en fît autant; elle +riait, folâtrait; et, quoique à chaque espièglerie nouvelle elle fit des +demi-façons, elle se prêtait à tout; aussi son teint était-il très animé et ses +yeux étincelants. Le souper vint, où je ne la ménageai pas; je lui versais à +plein verre; je soufflais le feu qui la brûlait déjà. Levés de table, nous +recommençâmes nos folies; elle ne fit plus aucune résistance; je la renversai, +le visage sur un canapé; je troussai ses jupes, et son cul découvert nous +présenta une perspective que mon papa, par un dernier coup de pinceau, aurait +rendue parfaite: il m'aidait à me venger de toutes les lutineries qu'à son tour +elle m'avait fait éprouver. Je voulus juger de l'effet que produisaient ces jeux +Sur elle; je la trouvai toute mouillée, et je conjecturai qu'elle avait eu bien +du plaisir pendant ce folâtre badinage. Nous passâmes enfin, Rose et moi, dans +ma chambre, et nous nous préparâmes à nous mettre au lit. Dès qu'elle me vit en +chemise, elle me l'arracha; je lui rendis le change et je mis la sienne à bas. +Elle m'entraîna dans le lit. Elle me baisait, prenait mes tétons, ma motte; je +mis aussitôt le doigt où je voyais bien qu'elle le désirait; je ne me trompais +pas; elle écarta les cuisses et se prêta à mes mouvements. Je voulus en savoir +davantage: je glissai mon doigt dans son con, et la facilité avec laquelle il +entra me donna des lumières sur l'usage qu'elle en avait fait. Je désirais +apprendre d'elle par quelle aventure elle avait perdu son pucelage. Je me +préparais à la questionner lorsque mon père entra dans ma chambre et vint nous +embrasser avant de se coucher. D'un seul coup, Rose rejeta la couverture: il ne +S'attendait pas à nous voir totalement nues et nos mains placées au centre de la +volupté. Elle passa le bras autour de son cou, l'attira, et lui fit baiser mes +tétons. Je ne fus pas en reste; je lui fis prendre et baiser les siens, je +promenai sa main sur tout son corps, et je l'arrêtai sur sa motte. Il s'animait, +mais il nous quitta brusquement en nous souhaitant beaucoup de plaisir. +Déjà la pendule marquait dix heures lorsque, le lendemain, il rentra dans ma +chambre; il nous éveilla par ses caresses et ses baisers réitérés, en nous +demandant si nous avions passé une nuit agréable. +— Nous avons veillé, cher papa, longtemps après que tu nous as quittées; tu as +bien vu dans quelle humeur nous étions. +Rose, que nos jeux avaient apaisée et le sommeil rafraîchie, rougit et mit +aussitôt sa main sur ma bouche. Je la détournai: +— Non, Rose. Non, tu ne me retiendras jamais de raconter à mon papa tout ce que +nous avons fait et tout ce que tu m'as dit: je ne lui cache rien, ma confiance +est entière pour lui, et la tienne ne doit pas être moindre. +Alors passant ses bras et ses jambes autour de moi, elle me laissa continuer: +— Quand tu nous eus abandonnées, Rose, déjà vivement émue, vint baiser ma bouche, +Sucer mon sein; elle m'attira sur elle, nous entrelaçâmes nos cuisses, nos cons +S'y frottaient; mes tétons étaient appuyés sur les siens, mon ventre sur son +ventre; elle me demanda ma langue, et d'une main caressant mes fesses, de +l'autre elle chatouillait mon clitoris et m'invitait, par le jeu de son doigt, à +l'imiter; je mis le mien où elle l'attendait avec impatience et bientôt nous +ressentîmes les délices de ces amusements. Mais elle ne voulut pas que mon doigt +la quittât sans les avoir goûtées quatre fois avec des transports +incroyables. +Dans le temps même que je rendais compte de nos ébats, Rose, réchauffée par ce +tableau, avait remis sa main entre mes cuisses et répétait ce que je racontais. +Je conçus aussitôt ce qu'elle désirait: nous étions restées nues; je la +découvris à mon tour, je pris la main de mon papa qui s'empara de tout ce +qu'elle avait. Il n'avait sur lui que sa robe, qui s'était entrouverte par ses +mouvements: j'aperçus par une avance distincte et par le pavillon que faisait sa +chemise de l'effet que ces caresses produisaient sur lui. +Je le fis remarquer à Rose, et je lui dis de lui ôter cette robe et de le faire +mettre près de nous. Elle se leva sans balancer, se jeta à son cou, le dépouilla +dans l'instant et, l'enveloppant de ses bras, elle l'attira dans le lit. Rose, +retombée sur le dos, écartait les cuisses; j'élevai une de ses jambes sur lui, +et il passa l'autre entre les siennes; par cette attitude, son vit se trouvait +naturellement vis-à-vis de son con; je le conduisis moi-même dans la route; elle +courut au-devant du charme qui l'entraînait et, par un coup de cul, elle hâta +l'entrée du temple au dieu qu'elle adorait. +Je la branlais, elle précipitait la marche par les mouvements qu'elle y ajoutait, +et ses transports emportés, dont elle seule me donnait le modèle, nous firent +connaître le plaisir excessif qu'elle ressentait. Mon père, qui éprouvait avec +quelle âpreté elle suçait son vit, n'y tenait plus; il se hâta de se retirer et +j'achevai de faire, avec ma main, couler la libation qu'il craignait de verser +dans le con de Rose, qui, pendant le temps qu'il y fut, éprouva cinq fois, de +Son aveu, les délices de la décharge. Son ventre fut inondé du foutre qu'il +répandit sur elle et qu'il lança jusque sur ses tétons. Tandis que je rendais +ces divers offices, elle s'était emparée de mon con; elle le chatouillait; ce +petit jeu, joint à l'émotion que me causait le plaisir que je leur voyais +ressentir et aux caresses que je leur faisais, me mettait dans une agitation +violente. A mon tour, je désirais d'apaiser le feu qui me dévorait; elle s'en +aperçut et, passant sur ma gauche, elle prit la main de mon papa dont elle +m'introduisit un des doigts qu'il agitait et, par un jeu pareil à celui que +j'avais employé pour elle, Rose acheva de me faire partager les doux plaisirs +que nous lui avions procurés, dont elle ressentit encore les effets pendant le +Service qu'elle me rendait. +Quand nous fûmes revenus dans un état plus tranquille: +— Ecoute, cher papa, tu es peut-être étonné de l'habileté de Rose; je n'en étais +pas moins surprise; je l'ai engagée de m'apprendre d'où venaient ces +connaissances. Je vais te répéter tout son récit. Mais non, c'est de sa bouche +que tu dois l'entendre, et je désire qu'elle s'y prête. Ce que tu viens de faire +avec elle la met à même de ne te rien cacher et de te confier tout ce qu'elle +m'a dit. +Les baisers, les caresses furent employés pour l'y déterminer. +Elle se rendit aisément: +— Eh bien! j'y consens, et, puisque j'en ai fait part à Laurette, je ne risque +plus rien. Les plaisirs dont nous venons de jouir ensemble me donnent lieu +d'être persuadée que vous le sauriez d'elle; ma confiance s'établit sur celle +que vous me montrez et se rapporte à mes désirs. Il vaut donc mieux que je vous +le répète moi-même. +HISTOIRE DE ROSE +J'avais dix ans quand ma mère m'envoya chez une sœur qu'elle avait en province, +où je passai plus de six mois. Elle n'avait qu'une fille qui avait au moins six +ans au-dessus de moi. Jusqu'à ce moment, toujours retirée chez ma mère dont la +dévotion ne permettait à personne d'approcher de nous, mes frères au collège, +j'étais toujours seule, ou à l'église avec ma mère; je ne me connaissais pas +encore, mais je m'ennuyais beaucoup. J'aimais bien mieux être aux églises que +rester au logis car, quoiqu'elle se mît très souvent dans les coins les plus +retirés, j'apercevais au moins, à la dérobée, quelque figure humaine qui +attachait mes regards. Il y avait longtemps que ma mère promettait à ma tante, +qui me demandait, de m'envoyer chez elle: je le désirais avec d'autant plus +d'impatience que je savais qu'elle ne ressemblait pas à ma mère. Une occasion +Survint qui l'y détermina. Mon frère aîné était menacé de la petite vérole, elle +me fit partir au plus tôt. Ma tante et ma cousine me reçurent avec mille +démonstrations d'amitié. Dans les premières caresses, Isabelle demanda que je +couchasse avec elle. Je ne sais si elle ne s'en repentit pas bientôt par la +contrainte que cet arrangement lui donna dans les premiers temps. Cependant, le +Soir avant de nous endormir, elle m'embrassait, et le matin je lui rendais ses +caresses. +Les quinze premiers jours passés, sa contrainte me parut diminuer, et le soir +elle retroussait nos chemises pour appuyer ses fesses contre les miennes et me +donner le baiser des quatre sœurs. +Une nuit, entre autres, que je ne pus pas m'endormir aussitôt qu'à l'ordinaire et +qu'elle me croyait très enfoncée dans le sommeil, je sentis qu'elle remuait le +bras avec un petit mouvement; sa main gauche était sur le haut de ma cuisse; je +l'entendis qui haletait et poussait une respiration entrecoupée; elle remuait +doucement le derrière; enfin, elle fit un grand soupir, se tint tranquille et +S'endormit. +Surprise de tout cela et n'y pouvant rien comprendre, je craignais qu'il ne lui +fût arrivé quelque chose d'extraordinaire; cependant, comme je la trouvai +fraîche et gaie le lendemain, mon inquiétude cessa. Depuis ce jour, je m'aperçus +qu'elle répétait tous les soirs ce même manège, auquel je ne concevais rien pour +lors; mais je ne tardai pas à en être instruite. +Ma tante avait une femme de chambre âgée tout au plus d'une vingtaine d'années: +Isabelle était souvent enfermée dans sa chambre avec elle. Justine brodait +parfaitement en tout genre, et ma cousine allait recevoir ses leçons; elle ne +voulait point, disait-elle, que je l'interrompisse, parce que je l'empêcherais +de faire les progrès qu'elle désirait. Je donnai d'abord dans ce panneau qui, +cependant n'en était pas tout à fait un puisque, en effet, elle apprenait à +manier parfaitement l'aiguille. Enfin, piquée de n'être point admise en trio et +remarquant entre elles une certaine intelligence, ma curiosité fut vivement +excitée. Curiosité de fille est un démon qui la tourmente, il faut qu'elle lui +cède, qu'elle y succombe. +Un jour que j'étais restée seule, ma tante étant sortie avec Isabelle et Justine, +ayant profité de ce moment pour en faire autant, je le mis en usage pour aller +dans sa chambre examiner si je ne trouverais pas quelque moyen, ou quelque +ouverture de laquelle je pourrais découvrir ce qu'on pouvait y faire. J'aperçus, +au coin du lit où couchait Justine, une porte dans la ruelle, que je parvins à +ouvrir à force de la secouer, et qui conduisait dans une chambre sombre toute +remplie de vieux meubles presque jusqu'au plancher. Il n'y avait de libre qu'un +passage qui conduisait à une autre porte qui donnait sur un escalier dérobé, +duquel on descendait dans une petite cour d'où l'on sortait dans une ruelle +déserte et écartée. +Ma tante croyait ce quartier bien fermé; mais si elle en avait les clefs, Justine +avait trouvé le moyen d'en avoir le passage libre. Dans cette espèce de +garde-meubles il y avait à quelque hauteur, à l'égalité du pied du lit, une +ouverture qui avait été ménagée dans la muraille pour y mettre une croisée qui +aurait donné du jour dans cette chambre, étant vis-à-vis les fenêtres de celle +de Justine. Mais l'usage qu'on faisait de cette pièce rendant cette précaution +inutile, cette ouverture était couverte par la tapisserie qui entourait la +chambre de Justine. Je m'aperçus de cette ouverture; je grimpai sur les meubles +pour chercher s'il n'y aurait pas quelque trou; n'en trouvant pas d'assez grand, +je pris mes ciseaux et je fis une ouverture suffisante pour découvrir partout +dans la chambre, et particulièrement sur le lit, auquel je ne pensais guère +alors. Charmée d'avoir trouvé ces moyens, et dans le dessein d'en profiter, je +me retirai au plus vite en refermant la porte. J'avais remarqué que lorsque +Isabelle allait dans la chambre de Justine, c'était presque aussitôt après le +dîner. +Un jour, ma tante devait aller passer l'après-midi chez une de ses amies, où +quelque affaire devait la retenir et où elle ne comptait nous mener ni l'une ni +l'autre. Ma cousine me dit en particulier qu'elle devait apprendre ce jour-là +quelques points nouveaux, et que je pouvais aller chez des voisines ou m'occuper +de mon côté afin qu'elle ne fût point troublée. Il ne m'en fallut pas davantage. +Dès qu'on fut hors de table, je fis semblant de sortir de la maison et d'aller +dans le voisinage. Mais je remontai doucement dans la chambre de Justine, qui +habillait ma tante, et je les prévins. Je fus me renfermer dans la chambre +noire, cachée parmi les meubles, l'œil attaché sur l'ouverture que j'avais +agrandie. Je ne fus pas longtemps sans voir arriver ma cousine qui prit à la +main un ouvrage de broderie; je crus alors que j'allais passer une après-midi +bien ennuyeuse; je me repentis de ma curiosité, que je maudissais de tout mon +cœur. Justine y vint peu de temps après avec ma tante, qui demanda où j'étais. +Le cœur me palpitait. Elles lui répondirent qu'apparemment j'étais allée chez +de petites amies de mon âge où je me rendais quelquefois; elle ne fit pas +d'autres informations et, voyant sa fille occupée, elle s'en fut, et je les vis +toutes deux examiner par la fenêtre si ma tante sortait. Aussitôt qu'elle fut +dehors, ce que j'entendis à leurs discours, Justine ferma les verrous; elle vint +ouvrir la porte de la chambre où j'étais et fut à celle de l'escalier dérobé. La +frayeur d'être découverte me saisit; j'étais accroupie pour me cacher parmi les +meubles; elle ne s'aperçut de rien et retourna dans sa chambre. Dès qu'elle y +fut rentrée, Isabelle mit de côté son ouvrage et s'avança près d'un miroir pour +raccommoder sa coiffure et rajuster son mouchoir de cou, que Justine lui +arracha, et qui lui prenait les tétons, lui faisait compliment sur leur rondeur +et sur leur fermeté; puis, découvrant les siens, elle en faisait la comparaison +entre eux. Au milieu de leurs amusements, j'entendis, sur l'escalier de la +petite cour, quelqu'un qui montait et qui, trouvant libre l'entrée de la +première porte qu'apparemment Justine avait été ouvrir, vint gratter à celle de +la chambre. Je ne pus le voir passer, étant enfoncée et cachée pour n'être pas +vue moi-même. Justine le fit entrer et fut refermer les portes avec soin. Quand +il fut dans la chambre, je le reconnus aussitôt: c'était un grand jeune homme, +un peu parent de la maison, qui venait quelquefois voir ma tante. Isabelle avait +la gorge découverte. +Courbelon fut sans façon la lui baiser et y fourra sa main tandis que l'autre fut +Se perdre sous sa jupe. Justine, à son tour, fut traitée de même. Le temps ne me +paraissait plus long. Il prit Isabelle dans ses bras, la jeta sur le pied du lit +et la troussa tout à découvert; je vis alors son ventre, ses cuisses et sa +fente; elle était peu garnie de poil, mais il était fort noir; il la baisait et +remuait le doigt de la main droite au haut de cette fente, tandis que le doigt +de la main gauche y était tout enfoncé. Justine, déboutonnant sa culotte, en +tira une machine fort longue, raide et très grosse. Ma cousine la prit; il +voulait la mettre à la place de son doigt, mais j'entendis Justine lui dire: +— Non, Courbelon, je ne le souffrirai pas; si je deviens grosse, je saurai m'en +tirer; mais si jamais Isabelle était dans ce cas-là, où pourrions-nous toutes +deux nous cacher? Caressez-la, donnez-lui du plaisir; mais ne lui mettez +pas. +Tous ces discours, que j'entendais parfaitement, étaient autant d'énigmes dont je +cherchais le mot. Je vis cependant Courbelon se retirer à contre-cœur et, tout +en pestant, il continua de caresser Isabelle en la chatouillant comme il avait +commencé, tandis que ma cousine tenait à pleine main ce gros instrument que +Justine avait mis en liberté. +Quelques moments après qu'il eut recommencé les mouvements de ses doigts, +j'entendis et vis faire à Isabelle le même jeu et les mêmes soupirs qu'elle +faisait quand nous étions couchées. Je fus alors au fait, et je jugeai qu'elle +répétait, seule dans son lit, ce que Courbelon venait de faire. Isabelle se +releva bientôt, et Justine, qui était en arrêt comme un chien sur sa proie, se +jetant à son tour sur le pied du lit, tenant d'un bras Courbelon par les reins +et, de l'autre main, tenant ce pieu qui conservait sa grosseur, l'entraîna sur +elle. Elle fut bientôt troussée; il se coucha sur son ventre et, de ses deux +mains, il tenait ses tétons qu'il baisait, et les mouvements de reins et de cul +que je lui voyais faire me firent juger qu'il enfonçait ce membre que j'aurais +voulu voir entrer. Ma cousine passa sa main par-derrière entre les cuisses de +Courbelon, ou pour le caresser, ou pour juger de l'enfoncement. Je les vis alors +S'agiter, se remuer avec fureur: bientôt Courbelon, après des transports et des +mouvements qui m'étonnaient, se laissa aller, et je le vis retirer cet +instrument humble et bien diminué de longueur et de grosseur. Ils se reposèrent +quelques moments sur le lit; mais les baisers et les caresses allaient leur +train. Cette première scène, qui m'avait vivement émue, ne tarda pas à être +Suivie d'une autre qui me plut encore davantage. +Courbelon, impatienté de leurs habillements qui le gênaient, et sachant que ma +tante ne reviendrait pas si tôt, les mit bientôt dans l'état où il désirait les +voir: en peu d'instants elles furent toutes deux nues. Justine n'était pas d'une +figure aussi jolie qu'lsabelle; mais elle gagnait dans la situation où il les +avait mises: son corps était plus blanc, elle était plus grasse et potelée. Il +leur imprima plus de cent baisers à l'une et à l'autre; il prenait leurs culs, +leurs tétons, leurs fentes, tout était à sa disposition. Ce que je voyais depuis +une demi-heure excitait en moi un feu, une émotion que je n'avais jamais sentis. +Leurs caresses recommencèrent avec plus de vivacité. Il les fit mettre toutes +deux couchées sur le ventre au pied du lit en leur faisant écarter les cuisses. +Je découvrais parfaitement tout ce que Courbelon voyait: il les examinait, +baisait leurs fesses, enfonçait un doigt de chaque main entre leurs cuisses. Son +instrument était revenu dans le premier état où je l'avais vu; et comme Justine, +le visage appuyé dans ses mains contre la couverture, ne pouvait le voir, il +avait commencé de l'introduire à Isabelle quand, tout à coup, Justine en +défiance se leva furieuse, et prenant ma cousine par les jambes elle la retira +et démonta Courbelon. J'en fus très fâchée car je voyais cet outil prendre sa +route à grands pas. +— Non, lui répéta-t-elle, cela ne sera pas; je vous en ai dit cent fois les +raisons, c'est une nécessité de s'y conformer. +Comme je pouvais entendre aussi facilement que je voyais, aucun des mots, aucune +des expressions ne furent perdus: +— Viens, mon cher, dit Justine en le prenant par son instrument, viens mettre ton +vit dans mon con, ils se connaissent et tu ne risques rien avec moi. +Mais elle manqua son coup car, le tenant toujours par là, elle lui donna deux ou +trois secousses: aussitôt je vis Courbelon se pencher sur son épaule, tenant un +téton, la baiser et répandre une liqueur blanche que je n'avais pas encore vue, +avec des convulsions qui marquaient un vif sentiment de plaisir. J'étais dans un +état que je ne concevais pas moi-même. Depuis quelque temps je chatouillais le +haut de ma petite fente de la même manière que j'avais vu Courbelon le faire à +Isabelle et à Justine. J'étais dans cette agréable occupation, qui ne me +procurait encore qu'un doux plaisir, quand l'une et l'autre, sans doute vivement +animées par les caresses que Courbelon leur avait faites, le mirent dans la même +position où elles étaient elles-mêmes: pas le moindre vêtement depuis la tête +jusqu'aux genoux. Cette perspective nouvelle m'attacha avec une curiosité +délicieuse, et d'autant plus particulièrement que j'avais fort désiré le voir +ainsi: il semblait que leurs plaisirs fussent d'accord avec mes souhaits. +Chacune le baisait, le caressait, lui prenait le vit qui s'était ramolli, +chatouillait ses couilles et ses fesses; il les baisait à son tour, maniait, +Suçait leurs tétons, les renversait, les examinait, les branlottait et leur +enfonçait le doigt. Je vis enfin cet instrument reprendre toute sa vigueur et +les menacer toutes deux; il ressemblait à un épieu qu'on va plonger dans le +corps d'une bête féroce. J'apercevais bien que Courbelon en voulait à ma +cousine; mais Justine le saisissant, ils tombèrent l'un sur l'autre sur le pied +du lit; je crus qu'il lui enfoncerait l'estomac; rien ne la fit reculer. +— Attends au moins, lui dit-il, que nous augmentions nos plaisirs et que nous en +jouissions tous ensemble. +Il fit mettre Isabelle sur le lit, les genoux et les cuisses écartés, entre +lesquels Justine plaça ses jambes à terre et fort ouvertes. Comme rien ne gênait +plus mes regards, j'aperçus le vit de Courbelon entrer dans son con, qui, par +Ses mouvements, paraissait, s'y renfonçait et faisait un écart qui me +Surprenait. Il me semblait inconcevable qu'un membre aussi gros pût y entrer, à +moi qui avais essayé d'introduire mon doigt dans le mien et qui n'avais pas osé +l'y pousser à cause de la douleur. Mais cet exemple me fit passer outre, et je +l'enfonçai avec tout le courage dont j'avais le modèle devant les yeux; je m'y +déterminai d'autant plus facilement que, tandis que Courbelon avait son vit dans +le con de Justine, il avait mis son doigt dans celui d'Isabelle en lui disant +qu'elle avait la plus charmante motte et le plus joli con du monde, et en lui +recommandant de branler son clitoris; ce que fit ma cousine pendant qu'il +faisait aller et venir le doigt dans son con, comme son vit allait et venait +dans celui de Justine. Fidèle à les imiter en partie, je m'armai de ma fermeté +et je poussai dans le mien le doigt de la main gauche que j'y enfonçai tant que +je pus, et que j'agitais de la même manière tandis que de la droite je me +branlais comme faisait Isabelle. Une sensation délicieuse s'accroissait par +degrés; je ne fus plus surprise que ma cousine se plaisait à la répéter. Je ne +tardai pas à les voir tous trois dans les plus vifs transports. Isabelle se +laissa aller sur le dos, donnant de temps en temps des coups de cul. Courbelon, +témoin de son plaisir, lui criait: +— Ah! ma chère, tu décharges! +Il achevait à peine ces mots qu'il tomba lui-même presque sans mouvement sur +Justine en faisant de grands soupirs et prononçant avec énergie des foutre et +des sacre qui peignaient ses sensations. Justine elle-même, après des +élancements vifs et réitérés et des serrements de cul précipités, resta comme +anéantie, la tête et les bras penchés, en faisant chorus avec Courbelon. +Ces témoignages d'un plaisir si violent m'animèrent à un tel point et portèrent +le mien à un si prodigieux degré qu'à mon tour je me laissai tomber sur les +meubles en ressentant un plaisir incroyable. Quel excès de délices quand on +éprouve pour la première fois une volupté si grande, qu'on n'a jamais connue et +dont on n'a pas d'idée! +On n'est plus rien, on est tout à cette suprême félicité, on ne sent qu'elle. +Le temps que j'avais employé à la savourer leur en avait assez donné pour se +mettre en train de se rhabiller. Dès qu'ils le furent, Courbelon, après les +avoir embrassées, reprit la route par laquelle il était venu, et quelques +instants après Isabelle et Justine sortirent de la chambre. J'attendis encore un +peu; je parvins enfin à me dégager, et, prenant le même chemin que Courbelon, je +revins au logis dans l'appartement de ma tante, qui rentra peu de temps après +avec ma cousine qui était allée la rejoindre. +Depuis ce moment, je ne pensais, je ne rêvais plus qu'à ce que j'avais vu; toutes +leurs paroles étaient parvenues à mes oreilles; aucune de leurs actions ne +m'avait échappé; j'y réfléchissais sans cesse. Le même soir, quand je fus au lit +avec Isabelle, je fis semblant de me livrer au sommeil; elle ne tarda pas à +tomber dans un profond assoupissement; j'en fis bientôt autant; mais le +lendemain il n'en fut pas de même. Dès que nous fûmes couchées, je fis comme la +veille; ma cousine me croyant endormie, je sentis qu'elle recommençait son petit +manège. J'étais au fait, je me retournai et, passant ma cuisse sur la sienne, je +mis ma main où je savais bien qu'était son doigt; je la glissai par-dessous et, +le soulevant, je pris toute sa motte. Je l'embrassai, je baisai ses tétons et +j'enfonçai mon doigt dans son con. Je l'en retirai pour chatouiller. l'endroit +où j'avais trouvé le sien; elle écartait les cuisses et me laissait faire, +lorsque je l'entendis pousser les derniers soupirs; je la trouvai toute +mouillée. Le même désir me tourmentait, je pris la sienne dont je couvris ma +motte, j'employai son doigt à faire son office et je me trouvai peu de moments +après au point de lui rendre soupirs pour soupirs. Elle ne fut pas peu surprise +de tout ce que j'avais fait; elle me croyait dans l'ignorance la plus profonde: +elle n'avait eu garde de m'instruire, croyant qu'ayant été élevée par une mère +dévote je ne fusse assez enfant pour en parler à ma tante, ou à ma mère à mon +retour chez elle: +— Comment, Rose, comment sais-tu tout cela? Je suis bien étonnée de tes +connaissances; à ton âge je n'en savais pas tant. +— Je le crois, ma chère cousine; je te le dirai, à condition que tu ne seras +point fâchée contre moi et que tu m'aimeras toujours. +Je me repentis au moment même de ce que j'avais dit, et je ne voulais plus +continuer lorsque Isabelle, me prenant dans ses bras et me caressant, me pressa +de lui tout avouer. +— Tu ne m'en voudras donc pas? Tiens, ma chère cousine, sois assurée de ma +discrétion. Je te promets de n'ouvrir jamais la bouche à personne de ce que je +Sais, et surtout à ma tante ni à ma mère. Mets ta confiance en moi comme en +toi-même. +Je lui redis alors tout ce dont j'avais été témoin, et de quelle manière je +l'avais été… L'effroi la saisit: +— Ah! ma bonne amie, ma chère Rose, gardes-en, je te conjure, le secret; ne me +trahis pas, tu me perdrais. +Je le lui jurai de nouveau. Nous convînmes qu'il ne fallait pas même en parler à +Justine. Elle me donna cent baisers en me faisant autant de questions sur ce que +j'avais vu, entendu, et sur l'effet que j'en avais éprouvé. Je lui rendis compte +de tout. Je la tranquillisai pour lors en lui disant que tout ce que je lui +avais appris de moi-même m'engageait à garder un secret qui était devenu le +mien. +— Mais raconte-moi donc, Isabelle, par quelles circonstances tu en es venue là +avec Courbelon et Justine. +— Je le veux bien, ma petite cousine, après ce que tu sais, je n'ai rien à te +refuser ni à te cacher, et je compte toujours sur tes promesses. Ecoute-moi. Un +mois ou cinq semaines avant ton arrivée ici, j'étais un jour sortie avec ma +mère; mais, ayant oublié quelque chose dans ma chambre et n'étant pas éloignée +de la maison, j'y revins pour la chercher; après l'avoir prise, je fus à la +chambre de Justine, je ne puis te dire pourquoi; la porte apparemment n'était +pas bien fermée, ou elle n'y avait pas pensé; je la poussai, elle s'ouvrit. Je +ne fus jamais plus surprise, et je restai dans l'étonnement et comme pétrifiée +de trouver Courbelon sur elle; il en descendit aussitôt, et j'aperçus son outil +qu'il tâchait de cacher, dans le même temps qu'il abattait les jupes de Justine +qui étaient toutes levées. Elle était bien heureuse que ma mère ne fût pas à ma +place. Je voulus à l'instant m'en aller; mais cette fille, craignant que je ne +dise à ma mère ce que j'avais vu, accourut après moi, se mit à mes genoux en me +conjurant de n'en pas parler. Elle me pressa tant, en me baisant les mains, que +je lui promis tout ce qu'elle voulut, et je lui tins parole. Je t'avoue, ma +chère Rose, que cette aventure me donna matière à bien des pensées. Depuis ce +jour-là, Justine m'amenait souvent dans sa chambre sous prétexte de m'apprendre +à broder; mais elle m'entretenait toujours sur le sujet de ce que j'avais vu en +m'apprenant des choses bien nouvelles pour moi; elle découvrait ma gorge, elle +prenait mes tétons, elle me peignait le plaisir sous les attraits les plus +Séduisants: je convins que j'en trouvais à l'entendre. Enfin, un jour que cette +conversation m'avait fort animée, et ma curiosité fortement excitée, je sentis +le feu sur mes joues, mon sein était agité; les questions que je lui faisais +firent connaître à Justine que le moment était favorable; elle me prit entre ses +bras, m'enleva et me porta sur son lit; elle me troussa: je m'en défendais +faiblement; elle continuait toujours, en me disant qu'un jeune et aimable +cavalier serait bien heureux à sa place s'il voyait et touchait les beautés, les +grâces et la fraîcheur qu'elle venait de découvrir que sa machine s'enflerait et +qu'il mourrait de plaisir en m'en faisant connaître et ressentir de bien vifs. +Ses flatteries, ses peintures et ses caresses m'ayant subjuguée, je me laissai +faire par elle tout ce qu'elle voulut. Elle posa le bout du doigt de la main +gauche entre les lèvres de mon ouverture, qu'elle chatouillait tandis que, de la +droite, elle en frottait le haut. +— Ma chère cousine, lui dis-je, pourquoi n'emploies-tu pas les termes et les noms +que tu sais? Je les ai tous entendus de Courbelon et de Justine. +— Tu as raison, Rose, je n'en ferai plus de difficulté. +Enfin, après quelque temps de ce badinage, je ressentis cet extrême plaisir +qu'elle m'avait si bien dépeint; mais elle m'assura que j'en trouverais bien +davantage avec un joli homme, jeune et galant. Depuis ce temps, elle répéta +Souvent, à ma satisfaction, ce jeu charmant; elle enfonça même un jour son +doigt; j'éprouvai quelque douleur qui fut bientôt apaisée. Elle sut enfin +m'engager de lui rendre le plaisir qu'elle me donnait. J'y trouvais beaucoup +d'agrément et je m'en contentais. Mais, huit à dix jours avant ton arrivée, ma +mère étant sortie seule, nous reprîmes nos jeux et nos plaisirs; et sous divers +moyens que Justine employa nous nous mîmes toutes deux totalement nues. +Courbelon, caché derrière un rideau, avait été témoin de toutes nos folies: +c'était une partie liée entre Justine et lui, mais je l'ignorais. Elle riait +depuis le commencement, de tout son cœur. Surprise de ses ris qui me +paraissaient quelquefois hors de propos je la pressai de m'en dire le sujet; +elle m'avoua que Courbelon nous voyait. Il sortit aussitôt de dessous le rideau, +nu comme nous étions, et son vit était d'une grosseur et d'une raideur +étonnantes. Effrayée, palpitante, honteuse, je ne pouvais plus fuir dans l'état +où j'étais qu'en me cachant sous le même rideau; j'y courus, mais ils +m'arrêtèrent tous deux, et je n'osai lui rien dire après ce qu'il nous avait +vues faire. Courbelon me prit entre ses bras, se jeta à mon cou, m'embrassa, +porta ses mains et ses lèvres partout où il put: tout était à sa disposition et +Justine l'aidait. Enfin la surprise et la honte firent place au désir. Il mit +Son vit dans ma main; je ne pouvais l'empoigner; le feu de ses baisers, de ses +attouchements, ce spectacle si nouveau pour moi et l'exemple de Justine qui le +caressait sans scrupule firent couler le plaisir dans tous mes membres et +m'avaient mise dans une situation à ne pouvoir rien lui refuser. Les plaisirs +qu'il me donna avaient une pointe de vivacité que je n'avais point sentie par +les mains de Justine, avec laquelle je désirai qu'il fit la même chose. Mais ils +allèrent bien plus loin: elle l'attira sur elle au pied de son lit et, me tenant +d'une main, elle me fit voir le vit de Courbelon qui se perdait dans son con, et +la vivacité de leurs transports me fit juger de l'excès de leurs plaisirs. C'est +hier la sixième fois que je me suis trouvée avec lui, cela n'arrivant pas +Souvent, crainte d'être découverte. Je fus enchantée de ton arrivée, chère Rose, +dans l'espérance que j'en aurais plus de liberté, car je t'avoue que j'ai eu un +violent désir que Courbelon m'en fît autant qu'à Justine. Je crains, il est +vrai, les enfants, dont elle me fait peur, et le mal que la grosseur de son vit +me pronostique; mais puisqu'elle le reçoit avec empressement j'imagine que ma +crainte n'est pas trop fondée et que la douleur doit être bien moindre que le +plaisir, du moins Courbelon me le dit de même. Cependant, Justine s'oppose +toujours au désir que nous en avons par diverses raisons dont elle ne peut me +persuader puisqu'elle s'y expose. +(Fin du récit d 'Isabelle) +Je la pressai autant qu'il fut en mon pouvoir de le satisfaire. Je combattais les +raisons de cette fille par toutes celles qui me vinrent à l'idée, dans un âge où +je n'avais pas d'expérience ni grandes ressources à donner; mais soit que son +imagination, sa curiosité et ses désirs fussent d'accord avec mes raisonnements, +elle me parut facilement s'y rendre. Je lui fis promettre en même temps de me +faire le détail du plaisir qu'elle aurait eu. Elle m'en donna sa parole, en me +recommandant toujours ce que nous appelâmes dès lors notre secret. Depuis ce +moment nous ne nous quittions presque plus. +Quelques jours après, nous fûmes invitées d'une noce des parents de Justine. Ces +Sortes d'invitations sont assez en usage dans les petites villes de province. +Elle ne manqua pas de s'y rendre une des . premières, avant que nous y +allassions. Isabelle me dit en riant que cette occasion était bien favorable +pour la tromper, car je l'entretenais tous les jours dans le projet d'en passer +Sa fantaisie. Je saisis d'abord cette idée et je lui dis qu'en effet ma tante, +croyant que nous irions ensemble, ne manquerait pas, de son côté, d'aller chez +quelques-unes de ses amies; qu'il fallait qu'elle fût et se tînt dans la chambre +de Justine; que sans doute Courbelon ne manquerait pas de venir à la danse comme +font ordinairement les jeunes gens, même sans être invités; que l'espérance de +la trouver l'y amènerait plus sûrement; qu'aussitôt que je le verrais, je lui +dirais qu'elle avait à lui parler et qu'il se rendît dans la chambre de cette +fille, où elle serait à l'attendre. +— Non, non, je ne le veux pas, me dit-elle en rougissant. +Mais je la pressai, je mêlai mes caresses à mes engagements; et soit qu'elle fût +bien aise qu'ils voilassent ses désirs, ou soit que je la déterminai, elle y +consentit. Je n'avais pas fini de m'habiller que ma tante était déjà partie. +Je m'en fus donc seule. Effectivement, je trouvai Courbelon qui était arrivé; je +m'approchai de lui et je parvins à lui dire, sans affectation et sans qu'on s'en +aperçût, ce que j'avais projeté; il ne tarda pas à disparaître. Quelques +instants après je ne le vis plus. Je regrettais de n'être pas encore à mon +poste. Mais comme je me flattais qu'Isabelle me rendrait compte de tout ce qui +Se serait passé, je me consolai et je participai de mon mieux aux plaisirs de la +fête où j'étais puisque je ne pouvais être de celle de ma cousine. +Justine m'avait demandé, lorsque j'entrai, pour quelle raison Isabelle n'était +pas avec moi. J'imaginai de lui dire que ma tante avait voulu sortir avec elle, +mais qu'elle ne tarderait pas à venir prendre sa part du divertissement et me +rejoindre. Elle prit d'abord mon conte le mieux du monde; cependant, voyant que +Courbelon n'y était plus depuis longtemps et que ma cousine n'arrivait point, +elle prit de la défiance et, sans s'expliquer avec moi, elle ne put s'empêcher +de me dire qu'elle avait lieu d'être surprise du départ de l'un et du retard de +l'autre. A peine venait-elle de me tenir ce propos que Courbelon arriva, et ma +cousine peu après. Justine disparut à son tour; je le fis remarquer à Isabelle à +qui j'avais répété ce qu'elle m'avait dit. Elle soupçonna dans l'instant que +cette fille était retournée au logis, ce qui lui donna de l'inquiétude. Justine +revint et ne fit rien paraître; mais elle avait fait des recherches et pris des +informations qui l'instruisirent autant qu'elle le désirait. Nous rentrâmes chez +ma tante. Il me tardait que nous fussions couchées pour questionner en liberté +ma cousine. +Je lui dis que j'étais fatiguée de la danse; Isabelle en dit autant, quoiqu'elle +n'eût point pris part à cet exercice: elle l'avait toujours refusé sous quelque +prétexte, qui n'était pas néanmoins le véritable. Nous fûmes donc nous mettre au +lit. Quand je la tins dans mes bras, je voulus mettre ma main où elle avait reçu +les plus grands coups; mais elle la repoussa en me disant qu'elle y souffrait +trop de douleur. +Il ne m'en fallut pas davantage pour la sommer de sa parole et la presser de me +la tenir: +— Ah! ma chère Rose, ma curiosité a été bien mal satisfaite. Courbelon est venu +comme les autres fois. J'avais l'oreille au guet, je fus lui ouvrir, il s'est +jeté à mon cou. +Après bien des baisers et des caresses, il m'a prise dans ses bras et m'a portée +Sur le pied du lit en promenant ses mains partout où il a voulu, d'autant que je +m'y prêtais sans feindre aucune résistance. Enfin, m'ayant penchée sur le lit, +il m'a enfoncé son vit qu'il avait mouillé de salive; mais quelle douleur ne +m'a-t-il pas faite; ce vit, d'une grosseur énorme, me déchirait; je n'osai +crier, j'en versais des larmes. Il tâchait de me consoler en m'embrassant et en +m'assurant qu'une seconde fois je n'aurais plus que du plaisir. Il me trompait: +il y revint et ma douleur fut aussi vive, je souffrais tout ce qu'on peut +endurer. Il s'y présenta une troisième fois; je ne voulais plus y consentir; il +me pressa si fort, en y joignant tant de baisers et de caresses, que je ne pus +lui refuser. Il s'y prit si doucement et avec tant de précautions que je croyais +ne plus endurer un tel tourment, mais il fut presque le même. Ces vives +Souffrances que j'ai ressenties, jointes à la crainte des enfants qui s'est +retracée plus fortement à mon imagination, m'éloignent d'une pareille épreuve. +Il m'en reste même une cuisson si grande que je ne puis encore y toucher sans +renouveler mes douleurs, et c'est ce qui m'a fait refuser de participer à la +danse. +— Sans doute, chère cousine, qu'étant bien plus jeune que +Justine, tu es beaucoup plus étroite. +— C'est bien ce que me disait Courbelon, en m'assurant que le temps et l'usage +m'élargiraient. Mais en attendant je n'en souffre pas moins. +Il fallut donc rester tranquilles et nous nous endormîmes. +Le lendemain, Justine fut attirer Isabelle dans sa chambre et lui dit qu'elle +S'était aperçue que Courbelon y était venu la veille, qu'elle avait trouvé à la +porte du petit escalier, qui n'était pas fermée comme elle le faisait +ordinairement, un morceau du bouquet qu'il avait ce jour-là; qu'elle avait très +bien distingué que son lit avait été foulé, et qu'enfin elle avait appris qu'au +lieu d'être sortie avec sa mère, comme je lui avais dit, elle était restée et +n'avait quitté la maison que deux heures après moi; qu'elle jugeait bien ce qui +S'était passé, qu'elle l'engageait de le lui avouer; qu'elle ne devait pas avoir +de crainte ni faire de mystère avec elle puisqu'elle n'avait rien à redouter de +Sa part, étant pour le moins aussi intéressée qu'elle à ce que personne n'en sût +rien. Isabelle s'en défendit d'abord; mais les marques étaient si claires pour +Justine qu'à la fin elle lui avoua que Courbelon était venu et lui avait fait +les caresses dont il usait ordinairement. Justine lui soutint qu'assurément il +lui avait mis; que tout lui démontrait qu'elle n'en devait pas douter. Ma +cousine ne voulut point en convenir, mais cette fille lui dit qu'elle le +connaîtrait bientôt. Comme elle était forte, elle la prit dans ses bras et la +coucha sur le lit; Isabelle, ne pouvant lui résister et se persuadant qu'elle y +connaîtrait quelque chose, craignant encore que, pour s'en assurer, elle ne +renouvelât ses douleurs, lui fit l'aveu de tout ce qu'elle m'avait raconté. +Justine, qui redoutait infiniment les suites de cette aventure, ou vivement +piquée contre Courbelon, apporta depuis tant de difficultés et d'obstacles à +leurs entrevues que ma cousine et lui ne pouvaient plus se voir avec la facilité +qu'elle leur avait procurée, et, peut-être alors jalouse de lui, elle ne lui +permit plus de revenir; elle parvint, enfin, par toutes les voies et les moyens +qu'elle put imaginer à rompre cette liaison, d'autant plus aisément qu'elle y +employait la vigilance la plus grande. Courbelon, jugeant qu'il ne pourrait +jamais surmonter les obstacles qu'opposait une surveillante aussi éclairée et au +fait de cette allure, se brouilla avec elle; et comme, dans cette circonstance, +il fut obligé quelque temps après de se rendre dans une autre province, il +oublia bientôt Isabelle et Justine qui, elle-même, peu après son départ, se +retira de chez ma tante et quitta la ville où nous étions. C'est ce qui m'a fait +penser, depuis, qu'elle était allée dans le même lieu où s'était rendu +Courbelon, pour qui elle aurait tout sacrifié. +Dans les premiers temps, Isabelle n'endura pas sans chagrin le déplaisir de ne le +plus voir; elle me faisait part de tout ce que son humeur lui inspirait. Je la +consolais du mieux qu'il m'était possible; j'y parvins à la longue, et les +plaisirs que nous nous procurions ensemble lui firent supporter avec plus +d'aisance, et même oublier à la fin, cette perte qui m'avait aussi fort déplu. +Je désirais être quelque jour de leurs parties; je projetais d'y engager ma +cousine, et je m'en flattais d'autant mieux qu'elle avait pris pour moi une +forte inclination qui ne servit pas peu, depuis, à dissiper son chagrin. Ces +contretemps détruisirent mes desseins, et la nécessité fit que je n'y pensai +bientôt plus. +Nous passâmes encore quatre mois ensemble, pendant lesquels elle m'instruisit de +tout ce qu'elle avait appris de Courbelon et de Justine, qui l'avaient rendue +très habile. +Les réflexions que j'ai faites depuis sur cette aventure et sur les réponses +d'Isabelle aux différentes questions que je lui faisais m'ont fait voir que +Courbelon avait jeté ses desseins sur ma cousine ensuite du jour où elle l'avait +trouvé sur Justine, et que, sous le prétexte de mieux engager Isabelle à garder +le secret, il avait fait entendre à cette fille que le moyen le plus assuré +était de l'admettre en tiers dans leurs plaisirs, autant que la petite oie +pourrait s'étendre; qu'enfin il avait su l'en convaincre et la faire donner dans +le panneau qu'il leur tendait; sans quoi la jalousie que nous soupçonnions à +Justine s'y serait difficilement prêtée. +Le temps que je passai chez ma tante fut trop tôt écoulé; je fus rappelée par ma +mère: il fallut nous séparer. Nous ne nous quittâmes pas sans regret, et nous ne +pûmes en venir à cette séparation sans verser bien des larmes. Ma tante en fut +touchée et me promit qu'elle ferait tout ce qui dépendrait d'elle pour me ravoir +encore. Elle et ma cousine, qui pouvaient jouir d'une agréable liberté, me +plaignaient, n'envisageant pour moi que des jours bien tristes et remplis +d'ennui avec une mère dévote qui ne voyait personne. Je le croyais comme elles; +mais nous avions toutes tort. +Arrivée chez ma mère, je mis à profit tout ce que j'avais appris du hasard et +d'Isabelle: comme elle, je me procurais tous les jours les sensations les plus +délicieuses du plaisir; souvent même j'en redoublais la dose. Mon imagination +échauffée n'était emplie que des idées qui y avaient rapport. Je ne pensais +qu'aux hommes, je fixais mes regards et mes désirs sur tous ceux que je voyais: +les yeux, attachés sur l'endroit où je savais que reposait l'idole que j'aurais +encensée, animaient mes désirs dont le feu se répandait jusqu'aux extrémités de +mon corps. Ce fut dans cet instant que Vernol revint passer ses vacances chez ma +mère; il avait un an et demi de plus que moi. Ah! que je le trouvai beau; j'en +fus surprise; jusque-là ses charmes m'avaient échappé. Il est vrai que l'âge à +peu près égal de l'enfance nous avait toujours donné beaucoup d'amitié l'un pour +l'autre; mais dans ce moment ce fut tout autre chose: il réunit tous mes désirs, +une ardeur dévorante s'empara de tous mes sens, je ne vis plus que lui, toutes +mes idées s'y concentrèrent. Depuis longtemps je souhaitais d'examiner de près, +et de toucher, ce que je n'avais fait qu'entrevoir à Courbelon. Je sentais que +j'étais trop jeune pour me flatter de devenir l'objet des desseins d'un homme +plus âgé, et, me persuadant que leur instrument grossissait à la mesure de leurs +années, les douleurs d'Isabelle m'effrayaient. +D'ailleurs je ne voyais personne qui pût jeter les yeux sur moi ni arrêter les +miens; cependant, j'étais dans une vive impatience et je fis de Vernol le but où +je désirais atteindre. +Sa chambre était derrière celle de ma mère où je couchais. +Quand cette bonne dévote allait à l'église, où elle passait deux ou trois heures +tous les matins, je fermais exactement la porte après elle. On croyait que nous +dormions et l'on nous laissait en paix. Mais, continuellement éveillée par mes +désirs, j'allais en chemise près de lui et je lui faisais mille agaceries +pendant qu'il était dans son lit. Tantôt je l'embrassais, je le chatouillais, +tantôt je tirais ses couvertures, ses draps; je le mettais presque nu; je lui +donnais de petits coups sur ses fesses d'ivoire; il sautait après moi, me +poussait sur son lit, me baisait et rendait sur mon cul les coups légers que je +lui avais donnés. Nous avions répété deux matinées ce badinage lorsque, la +troisième, en me jetant à la renverse sur son lit, ma chemise, à qui j'avais +prêté un peu de secours, se trouva toute relevée et mes jambes en l'air; il +aperçut aussitôt mon petit con, il m'écarta les cuisses, il y porta la main, +et ne pouvait se lasser de le regarder et d'y toucher; je le laissais faire. +— Ah! Rose, me dit-il, que nous sommes bien différents l'un de l'autre! +— Comment! lui répondis-je, quelle différence y a-t-il donc? Je lui fis cette +question avec l'air de la plus innocente simplicité. +— Tiens, vois, me dit-il en troussant sa chemise et me montrant son petit outil +qui était devenu gros et raide, et que je n'avais qu'entrevu jusque-là. +Je pris cette lance en main, je la considérai, je la caressai, j'en découvrais, +j'en aiguisais la pointe, et j'eus enfin la satisfaction d'en faire l'examen le +plus attentif. Vernol, impatient d'en faire un pareil, me dit: +— Rose, laisse-moi donc te regarder encore. +Je me rendis à sa demande et je me recouchai. Il releva mes jambes, les écarta et +ne mit pas moins d'attention dans sa recherche et dans ses détails que j'en +avais eu dans la mienne; mais il ignorait l'usage de ce qu'il voyait. Il était à +genoux sur le lit, penché sur moi; je passai ma main entre ses cuisses et je +repris son joli bijou; je m'amusai à coiffer et décoiffer sa tête rouge comme le +corail. Le plaisir que je lui faisais, dont je m'apercevais, augmentait le mien: +j'étais dans l'impatience; je me relevai et le renversai à son tour, je le +découvris tout entier; je le baisais, je le mangeais, je caressais ses petites +olives; enfin, à force de hausser et baisser ma main sur ce charmant bijou, il +répandit cette liqueur que j'avais vu rendre à Courbelon par la main de Justine. +Cette situation si nouvelle pour lui, l'étonnement joint au plaisir excessif +dont il paraissait jouir, étaient un délicieux spectacle pour moi; sa main, +placée entre mes cuisses, était restée sans mouvement. Je me recouchai sur le +lit, je la pris et je lui fis faire un exercice qui lui était inconnu, et que je +Souhaitais vivement. Je tombai bientôt moi-même dans l'extase où je l'avais mis +peu auparavant. +Tout cela lui paraissait bien extraordinaire; je l'avais conduit de surprises en +Surprises; elles me réjouissaient et m'enchantaient. Je recommençai mes +caresses, je repris son instrument, je le baisai, je le suçai, je le mis tout +entier dans ma bouche, je l'aurais avalé: il ne tarda pas à reparaître dans +l'état charmant où il avait été. Jusque-là, je n'avais pas osé lui apprendre à +le mettre où je le souhaitais; mais de plus en plus animée, j'arrachai sa +chemise, je quittai la mienne; rien ne me cachait ses charmes naturels; je les +contemplais, je les couvrais de mes mains et de mes lèvres; il me rendait les +mêmes caresses à son tour. +Son petit vit était dans toute sa dureté; je me mis sur lui; je le conduisis +moi-même dans mon petit con. Ah! qu'il fut bientôt au fait: j'étais encore +étroite, mais il n'était pas gros; nous poussions tous les deux; enfin, +m'asseyant sur lui, je parvins aussitôt à me l'enfoncer tout entier, et j'eus +l'agréable satisfaction de le sentir pour la première fois introduit où je le +désirais avec tant de passion. C'est ainsi que nos pucelages, quoiqu'ils ne +fussent pas bien intacts, furent enlevés l'un par l'autre. Quelle volupté nous +ressentions! Vernol ne savait plus où il en était. Nous jouissions de cette +félicité pure qui se sent sans pouvoir l'exprimer ni la concevoir. Nos plaisirs +étaient à leur comble. Il en éprouva le premier l'excès: il déchargeait, ses +bras qui m'entrelaçaient se relâchèrent, je précipitai mes mouvements, je +l'atteignis, et, me laissant aller sur lui, il connut que je jouissais des mêmes +délices. Serrés, collés l'un sur l'autre, nous savourions ce voluptueux +anéantissement qui n'est pas moins enchanteur que le plaisir qui nous l'avait +procuré. Mais, plus tôt rétablie que lui, je me vis forcée de l'engager à se +Servir encore de sa main et de son doigt. +Nous répétions tous les jours cet agréable exercice; j'allais dans son lit ou il +venait dans le mien; partout où nous pouvions nous réunir en sûreté pendant le +jour, nous le recommencions ou nous n'en prenions que l'ombre. La nuit que nous +ne pouvions être ensemble, toute pleine de son image je lui consacrais les +plaisirs qu'elle faisait naître; il en faisait autant de son côté, nous nous en +rendions compte le matin et nous réalisions les illusions nocturnes. +Etonné dès les premiers jours de tout ce que je lui avais appris, il avait désiré +que je lui dise par quel moyen j'en avais eu connaissance; mais ne croyant pas à +propos de lui rendre compte d'abord de ce que j'avais vu chez ma cousine, je +fixai ses idées sur des exemples généraux. +Cependant, ayant ensuite reconnu sa discrétion, je lui racontai tout, et nous +tâchions d'en réaliser le souvenir et d'en imiter l'exemple. +Hélas! au milieu de nos plaisirs, notre séparation approchait; nous l'envisagions +avec douleur. Ce moment vint enfin; il fallut nous quitter; ma peine fut +extrême, je ne puis vous la peindre. Depuis trois ans et demi d'absence nous ne +nous sommes réunis que depuis quatre ou cinq mois qu'il est revenu tout à fait +chez ma mère. +(Fin de l'Histoire de Rose) +Quand elle eut fini son récit où elle était entrée dans un détail plus étendu +qu'avec moi, surtout en ce qui regardait Vernol, je repris la parole: +— Tu ne sais pas, cher papa, ce que Rose m'a dit encore, elle ne te rend pas +compte de tout. Ma chère Laure, m'a-t-elle ajouté, je me suis aperçue que Vernol +avait pris pour toi la plus forte passion, et même il m'en a fait l'aveu. +Tiens, chère amie, je n'en suis point jalouse, je vous aime tendrement tous deux: +tu es belle, il est charmant, je serais enchantée de le voir dans tes bras; oui, +ma chère, je l'y mettrais moi-même, je ferais mon bonheur de sa félicité. +Ne la trouves-tu pas folle? +— Pas tant, Laure, je n'en suis point surpris, dans sa façon d'être. +Nous jugeâmes aisément que Rose aimait le plaisir avec fureur; nous le lui dîmes, +elle en convint. Les tableaux qu'elle avait retracés avaient ranimé son +tempérament; ils avaient produit le même effet sur nous. Mon papa en présentait +des preuves parlantes: elle s'en saisit, et, pour nous prouver le charme +Séducteur qu'elle y trouvait, elle conduisit elle-même le cher objet qu'elle +tenait, et nous fit cent caresses dont nous la payâmes par cette sensation +délicieuse après laquelle elle soupirait sans cesse. Comme elle était arrivée la +première au but, elle arrêta mon papa et, nous adressant la parole: +— Achevez d'avoir en moi la même confiance que je vous ai montrée; ce que nous +avons fait tous les trois, depuis hier, m'a totalement ouvert les yeux et m'a +donné la liberté de vous raconter ce que j'ai fait avec Vernol. Viens donc, +papa, viens à côté de ta chère Laurette, à sa place j'en ferais autant avec toi. +Mets-lui, et qu'elle partage les plaisirs que tu m'as donnés; sois assuré de la +plus inviolable discrétion. +— Eh bien! Rose, pour te prouver que je n'en doute en aucune manière, tu vas +jouer un nouveau rôle. +Il se leva et fut aussitôt chercher le godemiché; il l'attacha à la ceinture de +Rose qui était extasiée de cet outil qu'elle ne connaissait pas; il me fit +mettre sur elle et le conduisit dans mon con en lui recommandant de se remuer +comme ferait un homme, et de me branler en même temps; il l'instruisit de +l'effet de la détente lorsqu'elle me verrait prête à décharger. Il se mit +ensuite sur moi et m'introduisit son vit dans le cul. Rose remuait la charnière +Supérieurement; je tenais ses tétons, elle caressait les miens, elle suçait ma +langue, je me mourais. Au moment où j'allais perdre connaissance, elle fit +décharger le godemiché; mon con en fut inondé, et le foutre que mon papa +répandit en même temps dans mon cul excita en moi des transports qui se +joignirent aux siens et à ceux de Rose qui, par le frottement du godemiché sur +Son clitoris, les lui fit partager; enfin je tombai sur elle, morte de plaisir. +Mon papa se releva bientôt, et quand je fus revenue de cet évanouissement +enchanteur nous sortîmes du lit qu'il était plus de midi. +Dès que nous fûmes debout, elle n'eut rien de plus pressé que de passer à +l'examen de cet outil si nouveau pour elle. +Je l'aidai à en désunir toutes les parties: il était parfaitement semblable à un +vit; toute la différence consistait dans des ondes transversales depuis la tête +jusqu'à la racine pour procurer un frottement plus actif. Il était d'argent, +mais couvert des couleurs de la nature, et d'un vernis dur et poli. Il était +vide, mince et léger. Dans le milieu de l'espace, il y avait un tuyau du même +métal, rond et plus gros qu'une plume, dans lequel il y avait un piston. Ce +tuyau se vissait à un autre bout percé et soudé au fond de la tête. Il se +trouvait par ce moyen des espaces autour de cette petite seringue, dont elle +avait l'effet, et les parois de celui qui imitait le vit. Un morceau de liège, +taillé pour boucher exactement ce dernier, avait un trou qui laissait entrer +très juste la naissance de la petite pompe, dans lequel on insérait un ressort +d'acier en spirale qui repoussait le piston par le moyen d'une détente. Quand +Rose l'eut bien tourné et retourné: +— Il faut encore, me dit-elle, que tu m'apprennes comment on lui fait faire son +office. +— On emplit, lui dis-je, le godemiché d'eau suffisamment échauffée pour en +Supporter la chaleur sur les lèvres; on le bouche bien avec le morceau de liège, +auquel tu vois cet anneau pour le retirer; on emplit ensuite la pompe, par le +moyen du piston qu'on attire, de colle de poisson fondue et légèrement teinte de +blanc qu'on tient toute préparée: +la chaleur de l'eau se communique aussitôt à cette liqueur qui ressemble autant +qu'il est possible à la semence. +La première action de Rose, après ce détail, fut de trousser sa chemise et de +l'enfoncer dans son con. Cette folie dans ce moment me fit rire au point que mon +papa rentra pour savoir le sujet qui m'y excitait si fort. Il la vit à cet +ouvrage, il ne put s'empêcher de m'imiter, et s'adressa à elle: +— Laisse-le donc, Rose, sa vertu dans ce moment n'existe plus, et nous pouvons +faire quelque chose de mieux. +Elle continua donc de s'habiller. Il me prit par la main et sortit: +— Ma chère Laure, Rose sera la victime de sa passion et de son tempérament; rien +ne la retient; elle s'y livre avec fureur, sans mesure ni ménagement; sois +assurée qu'elle paiera de sa personne cette imprudence, ainsi que le pauvre +Vernol qu'elle a jeté dans le même excès; mais je veux en profiter pour remplir +mes desseins. +En effet, inébranlable dans ses réflexions, il fut la retrouver dans ma chambre, +et j'entendis: +— Rose, ce que vous avez dit à Laure, au sujet de votre frère sur la fin de votre +histoire, annonce votre amitié pour l'un et pour l'autre; mais peut-on compter +Sur la discrétion de Vernol comme sur la vôtre? Il est nécessaire qu'elle soit +des plus grandes, vous devez le concevoir, songez-y. +— Oh! ne vous trompez pas sur la confidence que je vous ai faite; elle n'est pas +le fruit de l'indiscrétion; mais la manière dont j'ai agi avec lui m'a fait +Sentir que si j'eusse été Laurette vous eussiez été pour moi ce qu'est +Vernol. +L'obscurité à travers laquelle j'entrevoyais la chose s'est totalement dissipée +par la façon dont nous vivons depuis hier; j'ai jugé que, dès lors, je pouvais +parler sans déguisement et que vous seriez intéressés à garder, à notre sujet, +le même secret qu'à votre égard je vous jure pour Vernol et pour moi, y trouvant +le même intérêt. Mais, de grâce, qu'il participe à nos plaisirs; il m'a fait +l'aveu qu'il était fou de Laurette, et vous vous y trouvez engagé plus que vous +ne pensez. Vous serait-il donc possible de nous refuser? Je serai comblée de +joie si vous ne vous y opposez pas et si, comme je le désire, la chère Laurette +ne le hait pas. +— Tout me force aujourd'hui à y consentir; ne lui dites cependant rien encore de +ce qui s'est passé entre nous, je vous le conseille et vous y engage. Il me +croirait dédommagé, et je veux qu'il me paie lui-même du sacrifice que je fais. +Prévenez-le seulement de se prêter à tout ce que nous voudrons. +— Ah! je vous réponds de lui comme de moi-même sur qui vous pouvez compter en +tout. +— Il est cependant nécessaire que vous sachiez, vous et lui, que Laure n'est ma +fille que pour le public; car en réalité elle ne l'est pas. Vous voyez cependant +qu'elle ne m'en est pas moins chère; mais surtout, que personne ne soit instruit +de ce secret que vous deux, je vous le recommande. Allez à présent trouver votre +mère avec elle, dites-lui que demain nous irons encore passer le jour à la +campagne, et que si elle veut vous y laisser venir avec votre frère nous vous y +mènerons. Cependant, promettez-moi d'être tranquilles l'un et l'autre jusqu'à ce +que vous veniez, car vous en aurez sûrement besoin. +Je n'avais rien perdu de ce discours; Rose vint, m'entraîna, courut chez sa mère +et obtint facilement pour elle et pour Vernol ce qu'elle lui demandait. Je la +quittai et fus passer le reste de la journée chez une parente. Pendant ce +temps-là, mon père fut donner ses soins aux arrangements qu'il projetait. +La nuit, quand je fus dans ses bras, je présumai qu'il me rendrait compte de ce +qu'il avait dit à Rose, et de ses desseins. Indécise avec moi-même, je ne voulus +pas lui en parler la première, ni lui faire connaître que je l'avais entendu. Le +cœur me battait; mais il ne m'en ouvrit pas la bouche. +Le lendemain après-midi, une voiture se rendit à notre porte, nous prit et nous +conduisit dans une maison charmante à quelque distance de la ville; je ne la lui +connaissais pas. Je jugeai qu'elle appartenait à quelqu'un de ses amis qui la +lui prêtait. Vernol avait cherché à relever ses attraits naturels. Rose et moi, +nous étions dans un déshabillé galant. Instruit par sa sœur, il avait une +politesse plus aisée et quelque chose de plus assuré qui lui était +avantageux. +Nous arrivâmes sur les quatre heures, il faisait un temps admirable et très doux. +Nous rimes plusieurs tours dans les jardins, qui étaient vraiment dessinés par +Vertumne, et non de ces assemblages fantasques où la bizarrerie semble avoir +présidé. Ce n'était pas non plus de ces jardins compassés, où la régularité et +la symétrie écrasent la nature: nous y jouissions de la beauté de l'horizon, qui +Semblait d'accord avec la fête. Après cette promenade, où nous avions préludé +par les baisers, nous vînmes dans les appartements, que nous parcourûmes; nous +trouvâmes, dans un salon où mon papa nous conduisit, une collation servie; il +nous présenta plusieurs mets, nous versait à boire et ne nous ménageait pas. +Soit délicatesse des vins et des liqueurs, ou soit qu'il eût employé quelque +autre moyen qu'il connaissait assez, nos têtes perdirent bientôt leur équilibre +et nous jetâmes des fleurs à la folie, qui nous en couronna. Dès qu'il nous vit +en cet état, il fut écarter tout son monde de manière à ne le faire revenir que +tard, en sorte que nous étions exactement seuls. Il nous conduisit dans un +appartement où nous n'avions pas encore été, situé dans le quartier le plus +reculé. Il nous fit entrer dans un petit salon illuminé, de toutes parts, de +bougies mises dans des girandoles, posées à la hauteur où l'on pouvait +facilement atteindre avec la main. Au-dessous d'elles régnaient tout alentour +des glaces ordinairement couvertes de rideaux qui, dans ce moment, étaient +relevés par des cordons et des glands qui les tenaient en festons, dont les +pendants garnissaient les encoignures. Des bergères larges, fort basses et +presque sans dossier, sur lesquelles étaient répandus des carreaux, garnissaient +le tour jusqu'à la hauteur où les glaces étaient placées. Au-dessus d'elles +étaient enchâssés différents tableaux. Dieux! quels objets, chère Eugénie! +Clinchetet et l'Arétin n'ont rien produit de plus voluptueux. Des sculptures peu +multipliées, les unes en blanc, les autres peintes à la gouache, présentaient de +Semblables sujets. Dans un des côtés était une niche ornée et éclairée de même, +qui renfermait un meuble sur lequel la jouissance et la volupté avaient établi +leur trône. Ces peintures, ces sculptures, les vins et les liqueurs que nous +avions pris écartèrent et chassèrent loin de nous jusqu'à l'ombre de la +contrainte: le délire voluptueux s'empara de nos sens; Bacchus et la Folie +menaient le branle. Rose, inspirée par sa divinité chérie, nous donna le ton et +commença l'hymne du plaisir. Elle sautait au cou de mon papa, elle embrassait +Vernol, elle me baisait et m'engagea de l'imiter. Elle arracha mon mouchoir +qu'elle jeta à son frère, elle fit voler le sien sur mon papa, elle leur faisait +baiser ses tétons, elle les conduisait sur les miens, nos bouches étaient +couvertes de leurs lèvres. Ces jeux, ces baisers qui se répétaient dans les +glaces nous échauffèrent à l'excès. Nos joues étaient colorées, nos lèvres +brûlantes et vermeilles, nos yeux animés et nos seins palpitants. Vernol, déjà +dans un demi-désordre, le teint brillant, les yeux pleins de feu, me paraissait +beau comme le jour. Je le regardai dans ce moment comme une jouissance divine +dont tous les appas se réunirent en un seul trait, au centre de mes désirs; il +ne savait lui-même où il en était: mon papa calculait la gradation. Rose me fit +tomber sur une bergère, elle appela Vernol pour l'aider: elle me troussa, me +donna de petits coups sur les fesses, et lui fit voir l'objet après lequel il +Soupirait. Je la pris à mon tour pour la renverser aussi; mais elle ne m'en +donna pas le temps; elle s'y jeta d'elle-même et, levant les pieds en l'air, +elle mit au jour tous les appas qu'elle avait reçus de la nature, son con, son +cul, son ventre, ses cuisses, tout fut à découvert. Nous fûmes aussitôt tous les +trois près d'elle lui faire les caresses qu'elle montrait désirer. A peine +avions-nous posé nos mains sur ses fesses qu'après deux ou trois mouvements de +reins nous l'aperçûmes tortiller l'œil, et nous vîmes couler la fontaine du +plaisir. Nous nous apercevions bien l'une et l'autre que Vernol et mon papa +bandaient de tout leur pouvoir. Le sillon relevé que leurs vits faisaient le +long de leurs cuisses en portait le plus sûr témoignage. Tout d'un coup, Rose se +releva et fut se jeter sur mon père: +— Cher papa, je t'ai jeté le mouchoir; tu seras mon mari et moi ta femme; +donne-moi ta main. +— Très volontiers, Rose; mais il faut que la dernière cérémonie en soit. +— Ah! de tout mon cœur. Mais Vernol a eu le mouchoir de +Laurette, il faut aussi les unir. Y consens-tu? +— Soit, comme tu le désires. +Elle accourut prendre nos mains qu'elle mit l'une dans l'autre; elle nous fit +embrasser, nos bouches se rencontrèrent; elle porta sa main sur mes tétons et +nous fit appeler mari et femme. Nous étions tous quatre vivement émus et très +échauffés. Rose brûlait. +— Qu'il serait délicieux dans ce moment, s'écria-t-elle, d'être dans un bain où +nous puissions nous rafraîchir! Le feu me dévore. +Mon papa se leva et fut tirer un cordon qui était à côté de la niche. Aussitôt le +dessus du meuble qui y était fut enlevé, et découvrit un bassin à trois robinets +qui jetaient à volonté de l'eau chaude, froide ou de senteur. +— Voilà qui est magnifique, c'est ici le palais des divinités. Je vais, dit Rose, +ressembler à une naïade, mais je ne serai pas la seule. En peu d'instants, elle +parut avec les seuls ornements des nymphes; elle s'empara de moi, et pressa +Vernol et mon papa de l'aider à me mettre dans le même état: en un clin d'œil, +tout disparut de dessus moi. Rose fit un signe à son frère qui se montra bientôt +en Sylvain pendant qu'elle et moi nous prêtions notre secours à mon papa. Mes +regards furtifs avaient déjà détaillé Vernol: qu'il était bien fait, et qu'il me +paraissait agréable! La jeunesse et la fraîcheur brillaient de tous côtés: au +milieu de la blancheur et de l'éclat d'une jeune fille, on voyait le trait qui +caractérisait un homme. Nous nous plongeâmes tous quatre à la fois dans ce +bassin, ils étaient l'un et l'autre rayonnants de gloire. Tous consumés d'un feu +dévorant, nous étions semblables à des fournaises sur lesquelles on jette de +l'eau et qui n'en deviennent que plus vives. Deux lances en arrêt nous +menaçaient tour à tour, mais le combat ne nous effrayait pas: en proie aux mains +folâtres et passionnées, aux baisers amoureux et lascifs de nos tritons, nous +leur rendions les mêmes caresses, nous badinions avec leurs flèches, ils +S'étaient emparés de nos carquois. Dans ce moment, mon papa eut la prudence de +plonger l'éponge au fond du mien lorsque j'y pensais le moins. Vernol voulait +entrer en lice mais, par une adresse si naturelle aux femmes et si propre à +aiguiser les désirs, je l'arrêtai et me sauvai du bassin. Rose me suivit. +Bientôt ils furent dehors. +La fraîcheur qu'ils sentirent en sortant leur donna sur la crête, leur humilité +momentanée nous laissa le temps de nous essuyer et, nous étant couvertes +Simplement de robes légères et transparentes qui ne gênaient presque point la +vue ni les larcins, et que mon papa tira d'une armoire cachée par une glace +mobile, nous nous étendîmes sur les bergères. A peine y étions-nous qu'il fit +descendre du plancher, par un autre cordon, une table servie de mets délicats, +de vins et de liqueurs semblables à celles dont nous nous étions si bien +coiffés, et qui nous achevèrent. Tout y était propre à augmenter l'ardeur qui +nous dévorait déjà. +Vernol était dans une impatience prodigieuse; mais, ce que je n'aurais pas +attendu de celle de Rose, elle ne perdit rien de sa gaieté. Pour moi, dont la +volupté était plus délicate, je jouissais par les yeux, par les mains; mais +j'étais moins empressée d'arriver au but, que j'envisageais avec plus de +Satisfaction en exaltant le désir, et je me trouvais en cela d'accord avec mon +papa. Vernol et Rose furent donc obligés de modérer leur impatience, ce qui fut +plus facile à Rose qui, par nos caresses et nos attouchements, avait déjà, de +Son aveu, ressenti trois fois les délices du plaisir. Enfin, elle appela ce +Service le souper de noce; l'hymen n'y présidait guère, mais qu'importe, la +volupté y régnait; elle seule nous suffisait et nous enchantait. On la voyait au +milieu de la table, couronnée par le dieu des jardins, tenant son sceptre en +main; dans les quatre coins il y avait des groupes entrelacés et dans les +attitudes qui annonçaient le plus doux des moments. Entre eux, de vieux satyres +jaloux présentant leurs offrandes, que des nymphes chassaient et que les +plaisirs fuyaient: tout inspirait, tout animait. Rose, le verre et la bouteille +en mains, sa robe ouverte, développant ses appas et ses grâces, répandait la +flamme dans nos veines; ce qu'elle nous versait devenait un torrent de feu. +Je désirais enfin moi-même avec violence, rien ne m'eût effrayée. Nos attraits, +presque toujours à découvert, produisaient le même effet, et nous voyions sans +cesse à nos yeux des signes palpables de leur pouvoir. Enfin, chère Eugénie, +parlons sans figure: ils ne débandaient point. +Rose, ne pouvant plus y tenir, s'écria: +— Vernol, prends ta femme. Pour moi, me jetant entre les bras de mon papa, je +tiens mon mari. +Elle s'était déjà saisie de son vit qu'elle fixait depuis longtemps, déjà Vernol +me tenait embrassée et sa main s'était emparée de mon con, lorsque mon papa nous +arrêta: +— Attendez, mes enfants, il y a une condition à laquelle j'attache ma +complaisance; il est juste que j'en sois payé. +Si Vernol le met à Laure, je veux imiter cet homme de cour qui, faisant coucher +avec sa femme un page qu'elle aimait, faisait en le cul de ce page la même +opération qu'il faisait dans le con de la dame. Il faut, de même, que pendant +qu'il foutra Laure son cul soit à ma disposition. +Je me persuadai dans l'instant que les beautés de Vernol lui avaient inspiré des +désirs, comme elles avaient fait naître les miens; j'en fus enchantée, j'en +devenais plus libre de me livrer à mes désirs, et cette pensée me dégagea d'une +entrave qui, jusque-là, m'avait donné quelque gêne. J'animai nos jeux avec les +transports de la joie; je tâchai d'y ajouter de ma part tout ce qui pouvait les +rendre plus charmants: je me saisis de Vernol, j'arrachai sa robe, je présentai +Son cul, j'écartai ses fesses charmantes, son vit m'enfonçait le ventre. +— Non, Vernol, non, ne te flatte pas de me le mettre dans cette condition. +Rose, qui avait vu que mon papa me l'avait mis de même, s'écria qu'il n'avait pas +à balancer, et jura qu'elle le tiendrait plutôt. +— Quoi, dit Vernol, quel serait donc l'obstacle qui pourrait m'arrêter? Depuis +longtemps, je suis à la torture; que ne ferais-je pas, belle Laurette, pour +jouir de vous et mourir dans vos bras? +— En ce cas, dit mon papa, Rose sera aussi de la partie. +Dans le moment, la table fut enlevée et le bassin recouvert; un coussin épais en +remplissait l'étendue et était enveloppé d'un satin couleur puce, si propre à +relever la blancheur. Cette niche était le vrai sanctuaire de la volupté. +Nous fûmes à l'instant débarrassés de tout ce qui nous était étranger, et nous +montâmes sur cet autel avec les seuls ornements de la nature, tels qu'ils +étaient nécessaires pour offrir nos vœux à la divinité que nous allions +encenser et pour les sacrifices que nous allions lui faire. Les glaces +répétaient de tous côtés nos différents attraits. J'admirais ceux de Vernol. Ce +beau garçon me prit dans ses bras, il me couvrit de baisers et de caresses; il +bandait de toute sa force. Je tenais son vit; mon papa maniait ses fesses d'une +main et, de l'autre, les tétons ou le con de Rose qui nous caressait tous trois. +Cédant enfin à notre fureur amoureuse, Vernol me renversa, écarta mes cuisses, +baisa ma motte, mon con, y mit sa langue, suça mon clitoris, se coucha sur moi +et me fit entrer son vit jusques aux gardes. Mon papa se mit aussitôt sur lui. +Rose était sur les genoux, appuyée sur les coudes, son con tourné de mon côté; +elle entrouvrit les fesses de Vernol, en mouilla l'entrée et conduisit le vit de +mon papa dans la route qu'elle lui avait préparée. Pendant qu'ils agissaient, +elle chatouillait les couilles de l'un et de l'autre. Je tenais son con, j'y +mettais le doigt, je la branlais; bientôt ma main fut toute mouillée, ses +transports, qui parurent les premiers, nous excitèrent vivement: +Vernol la suivit de près; mon papa s'en aperçut, il hâta sa course qui m'était +favorable; je doublai mes mouvements, et nous tombâmes presque aussitôt dans la +même extase: nos trois individus unis n'en faisaient pour ainsi dire plus qu'un, +que Rose couvrait de ses baisers. +Revenus à nous-mêmes, nos caresses remplacèrent nos transports et remplissaient +le temps que le plaisir nous laissait à parcourir; elles nous remirent bientôt +en état de le ramener à nous. Vernol avoua qu'il n'en avait jamais ressenti de +pareil. +— Il faut l'avoir connu, dit mon papa, pour pouvoir en juger. Viens, ma chère +Laurette, viens l'éprouver à ton tour. Vernol, moins fourni que moi, ne te +procurera que des douceurs. Belle comme tu es, de quelque côté que ce soit il +n'a rien à perdre. Nous bandons, viens dans mes bras. Rose fera pour lui ce +qu'elle a fait pour moi, et branlera ton clitoris en arrière, par-dessous les +cuisses. +Je me jetai sur lui, je le mangeai de caresses. Rose introduisit son vit dans mon +con; elle ouvrit mon cul, elle mit le vit de Vernol dans sa bouche, elle en +mouilla la tête ainsi que le passage où il devait entrer, et le conduisit +elle-même. +Placée comme elle était la première fois, elle me branlait et caressait les +fesses de Vernol, tandis que mon papa, le doigt dans son con, la branlait aussi. +Le sublime. plaisir annonça bientôt sa présence, nous volions après lui, nous le +Saisîmes. Ah! qu'il était grand! Nous déchargions tous, nous étions inondés, le +foutre ruisselait. Livrée aux plus vives sensations, j'étais dans un état +convulsif. Après avoir été agitée comme un nageur qui se débat, un calme, non +moins voluptueux que le plaisir, lui succéda. Ce resserrement, ce frottement +dans toutes les parties délicates et sensibles, où se trouve le trône de la +Suprême volupté, me la fit connaître dans l'extrémité de son dernier période. Je +ne pus mettre la parallèle avec cette journée, que celle où j'avais fait le +Sacrifice volontaire de mon pucelage. +Il fallut enfin se reposer; nous nous assîmes, et nous les engageâmes de +reprendre pour quelques instants leurs habits; mais nous ne fûmes guère plus +tranquilles: dans l'état où nous étions, nos yeux, nos mains, nos bouches, nos +langues, tout rappela les désirs; nous parlions foutaise; nos tétons, nos +fesses, nos cons étaient maniés, baisés; nous les rendions, ces caresses, des +vits et des couilles en étaient les objets. Bientôt les effets en parurent avec +fierté, nous les ressentîmes aussi; nous bandions tous encore, nos clitoris +gonflés le démontraient aussi bien que la fermeté de leurs vits; nous courûmes +Sur les traces du plaisir qui nous avait échappé; nous le ramenâmes à nous pour +le laisser fuir encore; mais je voulus que Rose eût une part plus solide que +celle qui lui était tombée jusqu'alors; je la fis coucher les genoux élevés; mon +papa se mit à côté d'elle et, passant ses cuisses par-dessous ses jambes qu'elle +mit en l'air, son vit se trouvait pointé sur le but; je me mis sur elle, sa tête +entre mes genoux et entre ceux de Vernol qui me le mettait en levrette. Je mis +le vit de mon papa dans son con; il s'y perdait et reparaissait tour à tour; il +prenait nos tétons à l'une et à l'autre; je la branlais, elle me rendait le même +office; mon con était sur ses yeux; le vit de Vernol qui allait et venait, ses +couilles qui se balançaient, formaient un spectacle enchanteur pour elle, qui +produisit un tel effet sur ses sens que, dans le même temps que nous mîmes à +chercher le plaisir pour le savourer, Rose avait déjà ressenti quatre fois ses +attraits; quatre fois ses élancements et ses transports, ses expressions: je me +meurs, je décharge, nous en donnèrent des preuves certaines. Enfin, nos fouteurs +de dessous se réunissant, Rose reçut, dans un cinquième et copieux épanchement +de sa part, le foutre dont mon papa l'inonda. Leur plaisir excitant le nôtre, +nous jouîmes presque en même temps qu'eux de ces enchantements que nous nous +hâtions d'atteindre. +Rose se mourait: si elle chérissait le plaisir, celui-ci ne la fuyait pas; elle +en ressentait les effets des trois et quatre fois contre nous une; son con était +une source de foutre; il lui causait un plaisir si vif qu'elle pinçait et +mordait toutes les fois qu'elle le répandait. Enfin, elle tomba dans cet état +d'anéantissement où l'on ne connaît et ne sent rien que l'excès des sensations +délicieuses qu'il procure. Dès qu'elle en fut revenue, elle fit tant d'éloges de +cette attitude que je voulus jouir à mon tour de la même perspective. Aussi, dès +que nos forces furent rétablies, nous n'y changeâmes presque rien; je pris +Seulement la place qu'elle occupait, elle se mit sur moi, Vernol la foutait. Ma +tête entre leurs cuisses, je voyais tous leurs mouvements, et nous nous +branlions l'une et l'autre, pendant que le vit de mon papa fournissait pour moi +Sa carrière. +Ce quatrième acte fini, nous étions fatigués, brisés, excédés; nous avions grand +besoin de réparer nos pertes. Nous nous relevâmes, mon papa fit redescendre la +table et nous ranimâmes nos forces par les restaurants que nous prîmes. Le repos +nous était bien nécessaire. Dès que la table fut relevée, nous nous couchâmes +tous quatre, les uns sur les autres, nos bras et nos cuisses entrelacés, tenant +chacun le cher objet de tous nos vœux et le divin moteur de nos plaisirs. +Après une bonne heure de sommeil, Rose, éveillée par un songe voluptueux, nous +tira bientôt de l'espèce de léthargie où nous étions plongés. Nos caresses et +nos baisers recommencèrent; mais, loin de nous précipiter, nous badinions avec +nos désirs pour en allonger la durée, en multipliant la jouissance, en retardant +l'approche du plaisir: nous allions jusqu'à lui, nous le repoussions, il nous +poursuivait. Rose l'avait déjà saisi deux ou trois fois; à notre tour il nous +atteignit aussi: il n'est pas sûr de jouer avec lui. Il fut enfin victorieux, et +nous terminâmes cette journée par un cinquième acte dont Rose fut l'héroïne. +Couché sur mon papa qui l'enfilait par le grand chemin, Vernol se présentait à la +porte de derrière. J'avais pris l'attitude qu'elle avait tenue; je mis tout en +place et je lui rendais les mêmes services que j'en avais reçus, pendant que mon +papa me prodiguait des caresses semblables; mais, par un nouveau badinage, +Vernol changeait de temps en temps de route: il quittait celle où je l'avais +conduit pour aller s'accoler avec mon papa dans le chemin qu'il occupait. Rose +trouvait admirable de les avoir ensemble: il était heureux pour elle que la même +voie pût se prêter à deux de front; mais, au dernier moment, Vernol reprit le +Sentier où je l'avais guidé et qu'il avait occupé d'abord. +Elle trouva ce dénouement divin et supérieur à tout ce qu'elle avait éprouvé +jusqu'alors; aussi s'écria-t-elle, dans son enthousiasme: +— Que je serais heureuse, et que la mort me serait douce si je perdais la vie +dans un moment si délicieux! +Nous rîmes de son idée, et nous la trouvâmes bien analogue à son tempérament et à +Sa façon de penser. +Avant de reprendre nos vêtements, mon père découvrit de nouveau le bassin; je fus +enchantée de ce soin; je m'y plongeai dans l'instant, ils m'y suivirent +aussitôt. Je retirai l'éponge et j'introduisis de l'eau dans le lieu qu'elle +avait occupé. Cette première ablution faite, nous la renouvelâmes et nous y +rimes couler une essence qui nous embaumait. Ce second bain porta le calme et la +fraîcheur dans tous nos sens. L'heure s'avançait, nous nous hâtâmes d'en +Sortir. +Après nous être rhabillés, nous rimes encore quelques tours dans les jardins. +Enfin, nous remontâmes en voiture sur les huit heures, et nous rentrâmes en +ville une heure après. +Depuis ce jour, et dans les premiers temps qui le suivirent, +Rose ne cessait de me presser de répéter cette scène. +Je m'y prêtai d'abord. Peu après je ne me rendais que par complaisance pour elle +qui, sur la fin, en était seule le coryphée. Enfin, elle me devint insipide, je +l'aurais trouvée même à charge si mon papa n'eût été de la partie. Cette +dégradation ne lui avait point échappé, il en fut enchanté. +Mon ivresse pour Vernol, que mes yeux et mes sens avaient seuls produite et où le +cœur n'avait point de part, se dissipait tous les jours: soustraction faite de +Sa figure et de sa douceur, on ne trouvait plus rien en lui; elle s'éteignit +totalement et ne me laissa que des regrets; je revins tout entière au penchant +de mon cœur et à mon attachement qui, loin de diminuer, avait pris de nouvelles +forces. Je regardais mon père comme un homme extraordinaire, unique, un vrai +philosophe au-dessus de tout, mais en même temps aimable et fait pour toucher +réellement un cœur; je l'aimais, je l'adorais. Ah! chère Eugénie, ce sont les +qualités de l'âme qui, seules, nous fixent, nous enchaînent indépendamment des +Sens et coupent les ailes de notre inconstance naturelle. Les hommes qui +réfléchissent n'y résistent point quand ils les rencontrent, et toute leur +infidélité leur cède: enfin, j'étais le seul objet de sa tendre affection, comme +il l'était de celle de mon cœur. Les événements qui suivirent achevèrent +d'anéantir ces liaisons que j'avais déjà commencé de rompre. +Une aventure où Rose brisa plusieurs lances avec trop d'effronterie et +d'imprudence acheva de m'aliéner d'elle et de Vernol, lorsqu'ils m'en eurent +fait un détail que je sus tirer d'eux. Je fus convaincue que la délicatesse des +Sentiments n'habitait point leurs cœurs, et qu'ils n'avaient l'un et l'autre +que ceux de la passion la plus effrénée et la plus indiscrète. Cette manière +d'être et de penser n'étant point uniforme avec la mienne, je fus entièrement +décidée sur leur compte. +Je t'ai déjà dit que je ne les voyais plus aussi souvent, ce qui les engageait à +chercher de leur côté tous les amusements qu'ils pouvaient se procurer: la +promenade en faisait partie. Vernol, conduisant un jour Rose dans un jardin +public, rencontra quatre de ses camarades de collège, dont le plus âgé avait à +peine vingt ans. Reconnaissance, essor de joie, embrassades, questions +multipliées: d'où viens-tu? +Que fais-tu? Où vas-tu? Quelle est cette belle? La réponse à la dernière demande +donna lieu à nos jeunes gens de faire des révérences et des compliments qui, +Sûrement, ne déplaisaient point à Rose. Satisfaits sur les autres points, ils se +déterminèrent à engager Vernol d'être de leur partie. +Il était question d'aller hors de la ville se régaler d'une collation dans +quelque endroit commode; ils n'essuyèrent point de refus de la part de Vernol, +et encore moins de Rose: ils partent. +Dans les premiers transports de joie, nos jeunes gens avaient oublié les +conventions qu'ils avaient prises ensemble, mais le plus âgé, en même temps le +plus rusé par ce que tu vas voir ensuite, ne les avait pas perdues de vue. Il +tenait Rose avec un autre sous les bras, les petits propos, les cajoleries, les +expressions énigmatiques, allaient leur train. On était encore dans la belle +Saison; on marchait assez vite. En arrivant, on monte dans une chambre; Rose +avait chaud, elle se jeta sur un lit, découvrit sa gorge, et laissait pencher +une jambe qu'elle savait avoir bien faite; aussi en reçut-elle des éloges qui +l'enivraient. On fit apporter mets, vins et liqueurs de diverses sortes; les +têtes commencèrent à s'échauffer: Rose sablait, tous en faisaient autant. Dans +cette disposition, les propos, les chansons s'égayèrent, la liberté s'en mêla, +les baisers trottaient; le feu prit, et l'incendie se communiqua. Le plus âgé, +plus hardi et plus expérimenté que les autres, prit Vernol dans une embrasure et +lui fit part des conventions qu'ils avaient faites avant de partir. Vernol ne +put s'empêcher d'en rire de tout son cœur. Rose, curieuse à son ordinaire, +voulut absolument savoir ce qui lui en donnait lieu: elle l'appela, le pressa; +il ne fit pas de difficulté de lui raconter que ses camarades étaient convenus +entre eux, avant de les avoir rencontrés, que celui des quatre qui aurait le vit +le plus petit paierait pour tous la bonne chère, et que celui qui l'aurait le +plus gros ferait présent de ce qui serait bu. +Dans les transports, les éclats de rire et les élans que ce récit fit faire à +Rose, elle s'agita de façon, en levant une jambe, qu'elle fît voir presque tout +ce qu'elle avait de caché, et, dans ce premier mouvement, elle s'écria: +— Qui donc en sera le juge? +— Vous-même, lui dit le plus effronté, croyant bien que Vernol lui avait rendu +compte de ce qu'il avait appris. +Rose, animée par le vin et par une idée aussi flatteuse pour elle, répondit que, +certainement, elle serait le meilleur juge et plus en état d'en décider qu'aucun +d'eux. De ce moment, on ne se gêna plus; les expressions les plus hardies, +accompagnées de vin et mêlées de caresses, passaient de bouche en bouche. Rose, +comme un vaillant champion, tenait tête à tous; mais elle se préparait d'autres +assauts qui l'intéressaient davantage et, voulant en venir au plus tôt à des +effets où elle trouvait plus de solidité, elle appela Vernol et, lui passant un +bras autour du cou, elle pencha sa tête sur ses tétons qu'elle lui faisait +baiser puis, coulant sa main plus bas, elle s'empara de son vit; lui, de son +côté, glissant la sienne sous ses jupes se saisit de son con. Ses jupes à demi +Soulevées ne laissaient rien apercevoir encore, mais, relevant un genou, elle +facilita la découverte de ce centre du plaisir. Cette vue les anima de telle +Sorte qu'ils l'entourèrent, l'un lui prenant une fesse, l'autre une cuisse, un +autre les tétons, chacun en tenait un morceau. Rose, faisant relever Vernol, +leur demanda, en leur montrant son vit qu'elle tenait, s'ils pouvaient lui faire +voir quelque chose de pareil. Chacun mit aussitôt les armes à la main: elle eut +alors le spectacle enchanteur à ses yeux de voir à la fois cinq vits bandés, +fiers et menaçants, qui lui proposaient le combat quoique certains d'être +vaincus. +Rose, aussitôt se relevant et s'asseyant sur le lit, les genoux relevés et +écartés, le lieu de la joute totalement à découvert et présentant la bague: +— Je pourrais, dit-elle, décider la question au coup d'œil; mais puisque je dois +juger je veux y procéder avec tout le scrupule possible, et même y joindre, s'il +le faut, une mesure qui m'est propre. Cependant commençons. +Elle les fit ranger tous cinq en leur faisant mettre toutes pièces à découvert +et, prenant son lacet, elle les mesura avec la plus grande exactitude, tant en +longueur qu'en grosseur, soupesant même avec attention leurs dépendances. +Le maniement de tous ces vits fit une telle impression sur elle que, se laissant +aller sur le dos et donnant deux ou trois coups de cul, elle leur fit connaître +qu'elle déchargeait. +Tous voulaient, dans cet instant, monter sur elle, mais elle les arrêta: +— Je veux avant, dit-elle, prononcer mon jugement. +Le plus âgé fut tenu de payer les vins et les liqueurs; Vernol aurait été chargé +du restant s'il n'eût été par tous exempté des obligations de la convention dont +il n'était pas. Ce fut au second, presque du même âge que le premier, que cette +chance tomba, n'étant guère mieux fourni que Vernol. Il était d'une figure +agréable, et Rose, pour dissiper le chagrin qu'il témoignait, lui promit qu'il +Serait le premier à passer aux épreuves. Elle les désirait avec passion: tous +ces vits, toutes ces couilles l'avaient mise en fureur. Ils la prièrent de les y +admettre; elle ne se fit pas presser et, se renversant sur le lit, elle tendit +la main à celui auquel elle l'avait promis, qui, sautant sur elle, enfonça +Sur-le-champ son dard dans l'anneau qu'elle présentait; Vernol le suivit et les +trois autres à leur tour selon la gradation qu'elle avait observée. Rose, +enchantée, arrosée de foutre, nageait dans le plaisir: sans cesse déchargeant, à +peine avait-elle le temps de respirer; l'un n'avait pas plus tôt quitté la place +que l'autre aussitôt y rentrait. +Enfin, il fallut se reposer un moment. On était fort échauffé: boire, rire et +caresser remplirent les entractes. +Rose était toute livrée aux baisers et aux mains fourrageuses de ces cinq +fouteurs. Ils ne purent la souffrir plus longtemps couverte du moindre voile; +bientôt elle fut mise dans l'état où étaient les trois déesses au jugement de +Pâris. +Tous, jeunes et vigoureux, ne la virent pas plus tôt ainsi que leurs désirs se +montrèrent plus furieux. Rose aurait cédé volontiers la ceinture de Vénus pour +une guirlande de cons afin de les recevoir tous à la fois, à moins que cette +ceinture de la mère des Amours ne fût de cette espèce. +Mais, n'en pouvant avoir que deux, elle changea la scène en faisant mettre le +plus gros et le plus long couché sur le lit, la tête au pied; elle se mit sur +lui, les tétons appuyés sur sa bouche; le moins avantagé se mit sur elle entre +leurs cuisses; chacun prit la route qui lui était présentée; de chaque main, +elle tenait le vit des deux autres, et réserva Vernol, dont elle prit le hochet +entre les lèvres, qu'elle chatouillait et suçait du bout de sa langue. +Enfin Rose, au milieu du foutre qui ruisselait de toutes parts, demeura +victorieuse après qu'ils se furent présentés entre eux vingt-deux fois au +combat, qu'elle eut arrosé trente-neuf fois par elle-même le champ de bataille. +Elle était excédée mais ivre de plaisir. +Je la vis le lendemain; je la trouvai mourante, les yeux languissants et abattus. +Surprise de la trouver dans cet état, je la questionnai avec adresse, et je la +pressai tant qu'elle et Vernol me firent enfin l'aveu de cette orgie. +Je ne me mêlai pas de leur donner des conseils, je voyais trop combien ils +Seraient inutiles; je ne daignai pas même les blâmer. Aussi je ne mets pas en +doute qu'elle ne l'ait renouvelée aussitôt qu'elle l'a pu; mais je ne me mis +plus à même de l'apprendre, et de ce jour je ne les vis plus. +Rose, livrée sans frein à la passion furieuse dont elle faisait l'idole de son +bonheur, à la fin y succomba. Ses règles n'avaient point paru; elle ne fut pas +longtemps sans essuyer un épuisement total, suivi de vapeurs affreuses. Sa vue +S'en ressentit, elle ne ressemblait plus qu'à une ombre ambulante. Sa gaieté fut +totalement perdue et un dépérissement, produit par une fièvre lente, la +conduisit enfin au tombeau. +Vernol, qu'elle avait jeté dans le même excès, fut saisi d'une fièvre putride +dont il eut beaucoup de peine à revenir, et, peu de mois après son +rétablissement, la petite vérole lui fit essuyer des ravages qui le défigurèrent +totalement. Il fut encore très mal et ne fit que languir depuis. +Mon père avait prévu tous ces événements; nous nous entretenions souvent sur ce +Sujet. Je sentis mieux que jamais le prix de ses soins, et mon cœur avait peine +à soutenir les épanouissements qu'il ressentait pour lui. +Nous nous ménageâmes de plus en plus: plus tendres, plus voluptueux et délicats +que passionnés, nous passions souvent des nuits dans les bras l'un de l'autre, +Sans autre plaisir que celui d'y être, accompagné de douces caresses. +Quelquefois, rappelant à ma mémoire ce qui s'était passé, le souvenir m'en +donnait un vrai chagrin; et dans une de ces nuits heureuses où mon cœur plein +de lui jouissait de toute sa félicité, il m'échappa de le lui faire connaître: +j'en versais des larmes. +— Qu'as-tu donc, ma chère Laurette? Pourquoi répands-tu des pleurs? Tes joues +viennent d'en mouiller les miennes. +— Ah! cher papa, vous ne devez plus m'aimer, vous ne pouvez plus estimer votre +fille. Je ne peux concevoir comment, dépendante de vous et de vos volontés, vous +avez pu vous prêter aux écarts et aux extravagances d'une imagination fascinée, +et permettre que je m'y livre. +(Discours du père) +— Es-tu folle, ma chère enfant? Crois-tu que je fasse dépendre mon estime et mon +amitié des préjugés reçus? +Qu'importe qu'une femme ait été dans les bras d'un autre amant si les qualités de +Son cœur, si l'égalité de son humeur, la douceur de son caractère, les +agréments de son esprit et les grâces de sa personne n'en sont point altérés, et +Si elle est encore susceptible d'un tendre attachement? +Crois-tu qu'elle ait moins de prix qu'une veuve, à mérite égal, sur qui l'on aura +jeté quelques gouttes d'eau et marmotté des paroles pour lui permettre de +coucher avec un homme au su de tout le monde, et d'en promener les fruits avec +ostentation? Dis-moi, n'en a-t-elle pas plus que tant de veuves, et même de +prétendues filles dont le mérite est inférieur? Les femmes sont-elles donc comme +les chevaux, auxquels on ne met de prix qu'à proportion qu'ils sont neufs? +Ecoute mes principes, ma chère fille, je serai satisfait s'ils peuvent te +tranquilliser et te persuader que je t'aime aussi tendrement et que je ne +t'estime pas moins qu'auparavant." Rien ne me surprend si peu que de voir faire +une infidélité, quoiqu'on ait le cœur rempli d'une affection bien tendre pour +un objet qu'on chérit uniquement; j'en suis un exemple pour toi. Je t'aime, ma +Laurette, et mon amour est né presque avec toi; je peux même assurer que tu +avais à peine sept ans que je n'aimais uniquement que toi; tu remplis +entièrement mon cœur. T'en ai-je moins fait infidélité avec Lucette, avec Rose +et même avec Vernol? Crois-moi, cette action, qui tient à la constitution de nos +organes, est trop naturelle pour n'être pas pardonnable, tandis que +l'inconstance, qui provient du sentiment, ne me le paraît pas lorsque l'objet +auquel nous sommes engagés par les liens de l'estime, de la bonne foi, de la +reconnaissance, et par son attachement, ne nous en donne pas lieu. Encore +faut-il des sujets très graves pour autoriser un dégagement entier: comme la +méchanceté du cœur, l'aigreur dans le caractère et l'emportement journalier +dans une humeur récalcitrante. Mais j'ai supposé un choix heureux: alors +l'inconstance, suivant moi, décèle un cœur léger, ingrat, perfide et mauvais; +je n'en ferais jamais un ami. Tout homme capable de perfidie et d'inconstance +pour une femme qui a de la délicatesse dans les sentiments, et un esprit +agréable et cultivé, qui s'est livrée à lui et à sa discrétion, est toujours +perfide et inconstant pour son ami. +Mais l'infidélité passagère ne démontre qu'un tempérament susceptible +d'irritation, que souvent le besoin, l'occasion, ou même des circonstances +imprévues auxquelles on ne peut se refuser, engagent à satisfaire. +"Nous sommes composés de contradictions apparentes, la volonté n'est souvent pas +d'accord avec nos actions parce qu'elles ne dépendent pas d'elle; souvent nous +ressentons des impulsions qui conduisent à des résultats qui paraissent +contradictoires, quoiqu'ils partent cependant de la même source; et celui qui a +reconnu un sixième sens dans le centre de nos individus en connaissait bien la +nature. En effet, dépend-il de notre volonté de le faire agir ou non? Il n'est +point soumis à ses lois. Tout en nous, au contraire, l'est à notre organisation +et à la fermentation des liqueurs qui la mettent en mouvement. Rien ne peut s'y +opposer, ni les changer, que le temps seul qui détruit tout. C'est à cet +ensemble, qui compose chaque être différent, que se rapportent les variétés +qu'on y découvre, et c'est encore du sort donné à chacun d'eux qu'ils tiennent +cet ensemble, qui s'y rapporte avec une liaison parfaite. +"Nos sens éprouvent, dans l'union des sexes, des impressions dont nous ne sommes +pas les maîtres. Tel objet frappe, séduit, inspire des désirs aux uns, qui ne +produit rien sur les autres, quoique réellement agréable: j'en ai vu bien des +exemples. Sommes-nous affectés par un objet? +Tout nous y traîne ou nous y porte; quelquefois nous haïssons son humeur et son +caractère, cependant il fait naître en nous l'idée d'un plaisir vif, nous en +Sentons l'effet; le sixième sens s'élève, nous désirons, nous voulons en jouir à +quelque prix que ce soit, sans avoir le dessein de nous y attacher, et souvent +on le fuit après l'avoir possédé. En un mot, attachements solides, goûts +passagers, tout est dans le cercle que nous avons à parcourir. Si nous trouvons +de la résistance à nos poursuites, l'amour-propre vient se mêler de +l'entreprise, et l'on emploie plus de souplesses et de moyens réunis pour +vaincre cette résistance que pour attaquer ceux qu'on estime et qu'on chérit le +plus. Enfin, la volupté, l'ambition et l'avarice, passions qui, du plus au +moins, mènent et maîtrisent tous les hommes pendant leur vie, nous déterminent +et nous entraînent nécessairement dans un enchaînement de circonstances qui +forment le tissu dont notre existence est enveloppée. Et fais-y bien attention, +ma Laure, ces trois mobiles, qu'on pare souvent de voiles brillants et de noms +adoucis, sont les seuls qui mettent en mouvement les humains et qui les +gouvernent: tels individus par un, par deux, tels autres par tous les trois +ensemble, suivant la marche qui leur est tracée et la carrière qu'ils ont à +parcourir. +"Si l'on a reçu de la nature et du rôle qu'on doit faire un cœur susceptible +d'une passion forte et durable, d'un attachement tendre et délicat, c'est +l'analogie des humeurs et des caractères qui les approche et les unit. L'idée du +plaisir est plus éloignée; on en est moins affecté que de l'intimité d'une union +remplie de douceurs et d'agréments, qui allie les esprits et les goûts. On est +méprisable de relâcher, par sa faute, des liens de fleurs que vivifie et +entretient l'aménité; aussi ces chaînes sont-elles bien difficiles à rompre, et +cette modification dans les individus a des influences bien plus déterminées. On +y mêle, il est vrai, les sensations du plaisir; mais leur genre a quelque chose +de différent. Il est un âge où tout ce que je te dis, ma chère Laurette, paraît +une fable; cependant il est puisé dans la nature. +"Arrive enfin, à pas plus ou moins lents, l'habitude qui, sans éteindre les +Sentiments, sans détruire ces liens aimables, émousse néanmoins cette pointe de +volupté, amortit cette vivacité de désirs qu'un nouvel objet fait renaître; +désirs qui semblent ajouter à notre existence et faire mieux sentir le prix et +les charmes de la vie dont on jouit; mais on n'en est pas moins fixé: si l'on +peut avoir assez de raison et de fermeté pour sacrifier une fantaisie, un +caprice, un écart momentané qui pourrait détruire l'accord d'une union intime, +il n'y a pas à balancer; mais la jalousie qui vient y jeter ses serpents ne la +détruit-elle pas plus encore que cette infidélité passagère? Et n'est-il pas +nécessaire que, de part et d'autre, on sache se prêter sans humeur et sans +tracasseries aux lois imposées par la nature, dont la puissance est invincible? +Ecoutons sa voix, elle parle partout: ne fermons point nos yeux, ne bouchons +point nos oreilles et notre entendement à ce qu'elle prononce et démontre; elle +annonce en tout la variété, et même que tout finit. Pourquoi se plaindre d'une +loi qui ne peut être éludée, à laquelle nous sommes absolument soumis, et aussi +despotique que celle de la destruction qui anéantit la modification de notre +être? L'amour-propre et ce fatal égoïsme nous y font résister. Eh bien! qu'on ne +la seconde pas, cette loi, elle n'en a pas besoin; mais qu'on détourne la vue +Sans aigreur. +"Beaucoup de nations, plus près de ses principes, moins écartées de ses +impressions primitives, en suivent bien mieux l'impulsion que nous qui, à force +de polissure, sommes si éloignés de ses premières notions. +"Jette les yeux, ma chère Laure, sur toutes les espèces d'animaux répandus sur +notre globe: voit-on les femelles enchaînées aux mâles qu'elles ont eus l'année +précédente? +La tourterelle, dont on fait une peinture qui n'est si touchante que parce +qu'elle éveille et pique notre amour propre, ne reste dans le même ménage que +jusqu'au temps où sa famille n'a plus besoin d'elle; souvent le même été la voit +choisir un nouveau favori. Cherche d'autres exemples, ils sont tous pareils. +Consultons la nature, quels ont été son but et ses desseins? La reproduction des +êtres; et elle n'a imprimé tant de plaisir dans l'union des sexes que pour y +parvenir d'une manière agréable et, par conséquent, plus sûre. Le plaisir est +même si dominant dans notre espèce que, souvent, il nous fait agir malgré nous. +Si je me suis détourné de ce but avec toi, nos coutumes et nos préjugés m'en ont +imposé l'obligation absolue; mais ce dessein est si marqué qu'un homme bien +constitué peut, en jouissant de plusieurs femmes fécondes, se reproduire autant +de fois qu'il en aura connu. Si, dans ces deux sexes, on trouve des individus +qui ne répondent pas à ses vues, c'est une erreur passagère de constitution qui +ne détruit pas les lois générales. +"J'avoue que cette faveur faite aux hommes ne rejaillit pas sur les femmes; elles +ne peuvent ordinairement produire qu'un seul être; plusieurs hommes n'en +feraient pas éclore davantage, et, souvent même, un mélange trop prompt +détruirait le germe fructifiant s'il n'avait pas été bien fixé; sans compter +encore les fâcheux effets qui résulteraient d'un mélange diversifié et très +prochainement successif. Cependant, si le premier germe avait pris de profondes +racines, et qu'à quelque temps le même homme ou un autre anime et vivifie un +nouveau germe, elles peuvent produire un second fruit, et même un troisième; +mais ces cas ne sont pas dans le cours commun de la nature pour notre +espèce. +"Si cette nature a comblé les hommes de faveurs, elle n'a pas été tout à fait +injuste ni marâtre avec elles: les femmes portent un vide qu'une nécessité +perpétuelle, un appétit indépendant d'elles les porte à remplir. Si l'un ne le +peut ou ne le veut pas, un sentiment plus fort qu'elles et que tous leurs +préjugés en appelle un autre; mais le choix dépend de leur goût. En effet, +pourquoi vouloir absolument qu'elles souffrent les approches et les caresses de +tel objet qu'elles abhorrent? Que peut produire une union qu'elles détestent et +qui les révolte? Rien, ou des avortons qu'elles ont en horreur. Combien en +voit-on d'exemples? C'est dans de pareilles conjonctures, qui ne sont que trop +multipliées, que le secours d'une désunion entière serait bien nécessaire. Elles +tiennent de leur existence et de leur constitution le droit de choisir, et même +de changer si elles se sont trompées. Eh! qui ne se trompe pas? Enfin, c'est ce +droit né avec elles qui les rend plus inconstantes que les hommes, qui tiennent +des lois générales d'être plus infidèles. +"S'il est en elles, par la constitution de leur sexe, un degré de volupté plus +grand, un plaisir plus vif ou plus durable que dans le nôtre, qui les dédommage +en quelque sorte des accidents et des peines auxquels elles sont soumises, +quelle injustice de leur en faire un crime! leur tempérament dépend-il d'elles? +De qui l'ont-elles reçu? Leur imagination, plus aisément frappée et plus +vivement affectée en raison de la délicatesse et de la sensibilité de leurs +organes, leur curiosité excessive et ce tempérament animé leur présentent des +images qui les émeuvent violemment, et qui les obligent de succomber d'autant +plus aisément que le moment présent est, en général, ce qui les remue avec le +plus d'énergie. +"Ecartons donc la contrainte produite par la jalousie, enfantée par +l'amour-propre et l'égoïsme; elles reviendront bientôt d'elles-mêmes et sauront, +mieux que les hommes, connaître leurs pertes. Il se trouvera, sans doute, des +exceptions, mais où n'y en a-t-il point? D'ailleurs, mériteront-elles des +regrets? Apprenons donc à nous prêter à leur essence, rendons plus léger le joug +qui leur est imposé, chargeons de fleurs les liens dans lesquels elles sont +engagées, pour captiver leur esprit, subjuguer leur cœur et fixer l'inconstance +qu'elles ont reçue de la nature. Passons-leur une infidélité, s'il est +nécessaire, pour ne point les aliéner, ce qui arriverait bientôt, sans doute, si +les chaînes leur paraissaient trop pesantes et trop resserrées; sans cela, cette +belle moitié du genre humain serait trop malheureuse. Mais ce qu'il y a de +Singulier c'est que, si ces principes ne sont point autorisés, ils n'en sont pas +Souvent moins suivis en beaucoup de parties et dans bien des climats. +— Mais, cher papa, si les femmes n'ont pas reçu, comme les hommes, un droit à +l'infidélité, pourquoi voit-on un nombre d'entre elles qui, non seulement +S'arrogent une telle prétention, mais encore qui la portent beaucoup plus loin +puisqu'elles la poussent jusqu'à la publicité? Il faut donc que ce penchant +tienne autant à la constitution de notre sexe qu'à celle du tien. +— Erreur, ma fille: dans ton sexe, c'est un écart excessif des lois générales de +la nature, dans lequel les individus sont portés ou entraînés par un assemblage +de circonstances où il entre souvent de la nécessité, où, souvent aussi, le +penchant n'entre pour rien et dans lequel la plus grande partie ne reste que par +les mêmes circonstances dont la chaîne se perpétue, ou par fainéantise, +habitude, gourmandise, mépris d'elles-mêmes, et tant d'autres raisons que je ne +peux te détailler. Tu vas voir, par les effets qui en résultent, que la nature +même s'y oppose fortement puisque cet écart, poussé jusqu'à son dernier période, +emporte avec lui des malheurs, des maux affreux, des suites fâcheuses et tout ce +qu'on peut imaginer de plus funeste. Effets qui ne sont point produits par +l'infidélité des hommes qui ne vaient point de femmes publiques. +"Je dois, en premier lieu, te faire une comparaison qui te rendra plus sensibles +et plus claires ces lois générales de la nature. Que, dans vingt vases +différents, on verse une même liqueur, qu'on la survide dans le vaisseau d'où +elle est sortie, elle ne change point de nature, elle sera tout au plus +affaiblie par la transvasion si elle est spiritueuse. Mais que, dans un même +vase, on verse vingt liqueurs différentes et hétérogènes, il s'établit une +fermentation qui change la combinaison naturelle de ces liqueurs; qu'on vide ce +vase sans le rincer ni l'essuyer, les parois, infectées de la liqueur fermentée, +Suffiront pour insinuer un levain qui changera l'essence d'une seule des vingt +qu'on remettrait dedans; ou qu'on prenne une goutte de cet assemblage fermenté, +et qu'on la mette dans le vaisseau qui en contient une seule, l'effet en sera le +même. +"De cet exemple, voici les conséquences: qu'un homme sain se joigne à plusieurs +femmes, il ne peut en résulter aucun mal; c'est la même liqueur versée dans +plusieurs vases. Mais qu'une femme, fût-elle même très saine, s'unisse à +plusieurs hommes coup sur coup qui ne seraient pas infectés, cette diversité de +Semence produira, par la fermentation aidée et accélérée par la chaleur du lieu, +les effets les plus dangereux. +"Qu'une fille, une femme jeune, jolie, libre et indépendante, mais de la lie du +peuple et, par conséquent, sans éducation, sans soin, sans propreté, sans +précaution, se trouve abandonnée à là publicité, soit par son propre besoin, +Soit par celui de vieilles coquines qui, fondant sur ses appas leurs avantages, +la dirigent et l'entraînent dans cette affreuse conduite, soit par les suites +d'un engagement où la séduction des hommes l'aura jetée, soit enfin par +tempérament ou libertinage de caractère, reçoive plusieurs hommes en un jour et +presque à la suite l'un de l'autre, il est constant qu'elle ne tardera pas à +être infectée: ce sont différentes liqueurs versées dans un même vase; elle peut +même être sujette à des fleurs blanches très âcres, à des reliquats de règles de +mauvaise qualité, à des ulcères de matrice. Les semences de ces différents +hommes, qui sont hétérogènes, soit par la diversité du tempérament des +individus, soit par la prodigieuse différence qui se trouve dans l'état de leur +Santé, - tels que ceux qui ont des maladies cutanées qui les rendent encore plus +âpres auprès des femmes, tels encore que ceux qui ont des maladies habituelles +qui n'ôtent point la puissance génératrice, et autres de cette espèce -, mêlées +les unes avec les autres dans le même lieu, où déjà se trouve quelquefois en +lui-même une liqueur viciée ou tout au moins en disposition de l'être, ces +Semences fermentent avec plus d'aisance et de promptitude par la chaleur, +S'aigrissent, se tournent en acide et deviennent un poison d'autant plus subtil +que la matière qui l'a produit l'est elle-même; ce qui prouve que les femmes ne +Sont point faites pour être infidèles, et encore moins pour la prostitution. +"D'après ce résumé, qui tient à la saine physique, à la raison et à l'expérience, +il est certain que, du moment où il s'est trouvé des femmes livrées à cet +abandon général, la contagion a dû se développer dans les sources de la vie. +Ce qui n'est malheureusement que trop général, et, de la plus vile populace où +elle a probablement commencé, elle est montée jusques aux grands. +"Mais puisqu'elle existe en action ou en puissance, il est sans doute nécessaire +que des hommes éclairés, remplis de connaissances appuyées d'une longue +expérience, cherchent tous les moyens de l'arrêter dans son principe, et les +communiquent lorsqu'ils les ont trouvés. Il y en a, ma chère Laure, de ces +hommes bienfaisants qui, sans redouter le blâme et les cris des sots, sont +utiles, non seulement à leurs contemporains mais encore à la postérité, en +découvrant sans fard et sans déguisement tout ce qu'ils ont acquis pour prévenir +et parer aux accidents qui résultent de la prostitution des femmes. +"C'est encore ici, ma Laurette, un des avantages de l'éponge. Mais elle ne suffit +pas seule; il s'agit de l'imbiber avant d'une liqueur où se trouve répandu un +Sel dont la ténuité est infinie, qui, par ses préparations étant un alcali +puissant, s'unit avec précipitation aux sels acides de la liqueur viciée, +absorbe dans l'instant leur action, en détruit la nature, les réduit au moment +même en sels neutres et préserve par conséquent de contagion dans l'union des +Sexes dont l'un ou l'autre serait infecté. +"Qu'une femme trempe l'éponge dans cette eau composée, qu'elle se l'introduise, +elle peut sans risque s'unir de suite à plusieurs hommes; elle peut même +recevoir un homme malsain; ou, dans le cas de la contagion, ayant soin, pour +plus de sûreté, de la retirer avec son petit cordon aussitôt qu'il est dehors, +de se laver et de s'injecter de la même eau, ou bien de remettre à chaque fois +une éponge imbibée de la même composition; on peut ensuite laver ces éponges +dans une quantité assez étendue d'eau simple, et s'en servir de nouveau en les +retrempant dans l'eau composée. +"Si c'est un homme sain qui se joint à une femme qui ne l'est pas, il peut de +même lui introduire cette éponge trempée de cette composition, ayant attention, +quand il sera dehors, de tremper le membre décalotté dans cette eau qu'on aura +Soin de mettre dans un vase de verre, de faïence ou de porcelaine. Et, pour plus +de sûreté, il en fera couler par injection dans le canal, avec une petite +Seringue d'ivoire, et non de métal. S'il était d'une sensation très délicate +dans cette partie, cette eau composée serait coupée par moitié avec de l'eau de +rose ou de plantain. Je ne te dis rien, ma chère Laure, dont je ne sois très +assuré par nombre d'expériences. +"Je pourrais, ma chère Laure, t'apporter encore nombre d'autres raisons pour te +prouver que la nature n'a pas donné le même droit aux femmes pour être +infidèles; mais il est constant qu'elle a mis dans leur cœur et dans leur +manière d'être plus d'inconstance que dans notre sexe. On est fort heureux, +quand un objet nous touche sensiblement, de ne pas essuyer cet événement, et, +dût-il nous en coûter quelque chose, il faut savoir faire un petit sacrifice +pour éviter une perte totale." +(Fin du discours du père) +Dieux! chère Eugénie, qu'il lisait bien dans notre cœur! tu l'avoueras sans +doute avec moi. Il dégagea mon âme, par cet exposé de ses sentiments, d'un poids +qui la surchargeait; il lui rendit sa tranquillité et la remplit d'une joie +parfaite. Je voulais cependant encore éclaircir un soupçon que nos scènes de la +campagne m'avaient donné, et je souhaitais qu'il se vérifiât pour ôter tout +retour aux regrets que j'avais éprouvés; mais je n'eus pas lieu de tirer cet +avantage de la demande que je lui fis: +— Je désire, cher papa, te faire une question sur laquelle je te prie de me +Satisfaire sans déguisement. +— Quoi donc? ma Laurette, pourrais-je en avoir pour toi, et te donner cet indigne +exemple après avoir cherché moi-même à te rendre toujours sincère? Parle, la +vérité dans ma bouche ne sera pas même fardée. +— Quand nous avons été la première fois à la campagne avec Rose et Vernol, après +t'avoir entendu dire à quelle condition tu te prêtais à ma folie, je me suis +persuadée que la vue des grâces de ce beau garçon avait fait naître tes désirs +comme il avait excité les miens, et que, pour en jouir, tu avais consenti de +céder aux siens en exigeant cette obligation de lui. Ma persuasion était-elle +fondée? +— Que tu t'es trompée, ma chère enfant! j'avais des désirs, il est vrai, tu en +voyais les signes certains. Eh! qui n'en aurait pas eu? Mais les attraits et les +charmes répandus sur toute ta personne en étaient les principaux mobiles; la +Scène y ajoutait, mais Vernol n'y était pour rien. Je t'avoue même que le goût +de beaucoup d'hommes pour leur sexe me paraît plus que bizarre, quoiqu'il soit +répandu chez toutes les nations de la terre; outre qu'il viole les lois de la +nature, il me paraît extravagant, à moins qu'on ne se trouve dans une disette +absolue de femmes; alors la nécessité est la première de toutes les lois. C'est +ce qu'on voit dans les pensions, dans les collèges, dans les vaisseaux, dans les +pays où les femmes sont renfermées; et ce qu'il y a de malheureux, ce goût, une +fois pris, est préféré. Je ne vois pas du même œil celui des femmes pour le +leur; il ne me paraît pas extraordinaire, il tient même plus à leur essence, +tout les y porte, quoiqu'il ne remplisse pas les vues générales; mais au moins +il ne les distrait pas ordinairement de leur penchant pour les hommes. En effet, +la contrainte presque générale où elles se trouvent, la clôture sous laquelle on +les tient, les prisons dans lesquelles elles sont renfermées chez presque toutes +les nations, leur présentent l'idée illusoire du bonheur et du plaisir entre les +bras d'une autre femme qui leur plaît; point de dangers à courir, point de +jalousie à essuyer de la part des hommes, point de médisance à éprouver, une +discrétion certaine, plus de beautés, de grâces, de fraîcheur et de +mignardises. +Que de raisons, chère enfant, pour les entraîner dans une tendre passion +vis-à-vis d'une femme! Il n'en est pas de même à l'égard des hommes, rien ne les +y porte; en général, ils ne manquent point de femmes, le chemin qu'ils +recherchent n'est pas moins semé de dangers que celui qu'ils fuient dans les +femmes; enfin, il me paraît contraire à tout, et tu dois te souvenir, que c'est +l'unique fois que j'aie agi de même avec Vernol. Si ce goût recherché me paraît +plus que bizarre avec les hommes, ne pense pas que je le regarde de même avec +les femmes: un homme mal fourni dans un vaste chemin est obligé de chercher la +voie étroite pour répandre, après, la rosée bienfaisante dans le champ qu'il +doit ensemencer. Mais il y a plus: il existe des femmes qui ne peuvent être +aimées que par ce moyen, et, chez elles, l'entrée du sentier est presque +toujours exempt d'épines. +"Voici donc les raisons de ma conduite avec Vernol: mon amour et ma complaisance, +tous deux extrêmes pour toi, ma façon de penser exempte de préjugés, le vif +désir de te plaire de toute façon et de posséder ton affection entière, enfin la +différence que je souhaitais que tu connusses entre les divers sentiments des +hommes (car tu as dû juger que la passion de Vernol n'avait pour but que la +jouissance), tous ces motifs m'ont fait condescendre à des désirs que tu aurais +pu satisfaire à mon insu si j'avais pris d'autres moyens; désirs enfin qui +t'auraient engagée à me regarder, dans ton cœur, comme un tyran jaloux si je +m'y étais opposé, et j'aurais perdu pour jamais ta tendresse et ce cœur dont +Seul je suis jaloux; mais je ne voulais pas, en te souffrant entre les bras de +Vernol, qu'il s'autorisât de ma complaisance pour toi et qu'il s'en fit un titre +pour penser intérieurement, ou pour parler, d'une manière désavantageuse. Je +désirai qu'il ne pût même, ainsi que Rose, songer au bonheur qu'il avait trouvé +dans tes bras sans se souvenir, en même temps, qu'il l'avait payé de sa +personne, et que cette réflexion fût un frein pour ses idées et pour sa langue. +Je le fis avec d'autant plus de raison qu'en général, dans la jouissance des +femmes, les hommes ne sont guère prudents ni discrets. Pour ajouter encore une +preuve de ma franchise et de mes vues réelles, c'est que Rose, de ce côté-là, +n'a pas reçu de ma part une pareille offrande, quoique cela soit plus naturel +avec une femme, comme je te l'ai déjà dit, et que même elle y gagne presque +toujours: mais elle ne m'était pas nécessaire; et malgré que ce fût la première +fois qu'elle en eût essayé, j'ai laissé ces prémices à Vernol. Juge de là si tu +t'es trompée. +Je pris mon papa dans mes bras, je le serrai contre mon cœur, je le pressai +contre mon sein, je l'étouffais: +— Cher et tendre papa, je sens plus que jamais jusqu'où s'étendent tes bontés et +ton amour pour ta Laurette. Tous les moments de mes jours seront désormais +consacrés à te prouver le mien. Mes soins, ma complaisance, mes plus secrètes +pensées dont je te ferai part, enfin la constance et la fidélité de ma tendresse +pour toi en seront des témoignages continuels et des preuves certaines. Des +baisers et des caresses sans nombre en furent les gages. +Je jouissais avec lui, depuis près de quatre ans, d'une tranquillité douce et +charmante; j'en faisais toute ma félicité: prévenante et prévenue, caressante et +caressée, mes jours étaient filés par le plaisir et le bonheur quand, au bout de +ce terme, il fut troublé par la mort de Lucette. Son souvenir m'était toujours +bien cher, il était le fruit de la sincère amitié que nous avions l'une pour +l'autre, en tout sa conduite avait été guidée par la tendre affection qu'elle +avait pour mon père et pour moi. J'avais trop bien connu la différence qu'il y +avait entre elle et Rose et je mettais à son attachement un tout autre prix. +Mais la perte que je faisais était un préparatif aux tourments et aux noirs +chagrins que je devais essuyer. Quel récit exiges-tu de moi, chère Eugénie? +Pourquoi renouveler ma douleur? Mon cœur se déchire encore au souvenir de mon +infortune; les mêmes angoisses se font sentir avec une force pareille au moment +de ce détail. Non, je ne puis passer outre…" +Je reprends, trop chère amie, ce fatal et cruel récit que j'ai été forcée de +Suspendre. Je n'étais plus à moi, mon cœur était navré, ma main tremblante +laissait tomber ma plume, les sanglots m'étouffaient, mes yeux offusqués ne +pouvaient retenir l'abondance de larmes où tu m'as vue plongée, et que ton +amitié consolante aurait encore essuyée si j'avais été près de toi. Enfin mon +cœur, un peu dégagé, me rend la liberté de retracer mon malheur à tes yeux. +Tu sais que j'étais dans ma vingtième année quand mon papa, le plus tendre et le +plus aimable des pères, et en même temps le plus chéri, duquel j'aurais voulu +racheter la vie de tout mon sang et dont la perte est irréparable pour moi, fut +emporté par une fluxion de poitrine dont tout l'art des médecins ne put le +Sauver. Je ne le quittais point, j'étais jour et nuit près de son lit que +j'arrosais de mes pleurs; je m'efforçais de les cacher; ma bouche était collée +Sur ses mains. Ce spectacle le pénétrait; il aurait voulu m'épargner celui de +Son état, il tâchait de m'éloigner mais il ne fut pas possible de m'y faire +consentir: je n'écoutais rien, à peine pouvais-je prêter un peu d'attention à +quelques conseils qu'il me donnait; car il sentait sa situation et la soutenait +avec fermeté. Enfin le coup me fut porté et je reçus sur mes lèvres son dernier +Soupir. Ah! quelle perte pour moi, Eugénie! chère Eugénie! mes yeux arrosent +encore le papier sur lequel je trace ce douloureux récit. Je lui étais mille +fois plus attachée que s'il eût été réellement mon père. Il m'avait fait +connaître le comte de Norval, aux plaisirs duquel je devais le jour: je l'avais +vu sans émotion et sans autre intérêt que celui de la curiosité; mon cœur ne +disait rien. Le désir d'envisager celui qui avait contribué à mon existence +était le seul guide qui me conduisait. Où est donc, disais-je en moi-même, cette +voix intérieure qui nous porte vers ceux à qui nous devons la vie?… Vains +propos, chimères: notre cœur parle, mais c'est pour ceux qui ont fait et +préparé notre bonheur. +Enfin, ma douleur sombre, le désespoir, le désordre de mes facultés anéanties, le +déchirement de mon cœur et mes regrets amers avaient totalement éloigné de moi +le repos et le sommeil. L'embrasement se mit dans mes veines et je fus moi-même +très mal: je voulais mourir, mais mon heure n'était pas venue, et ma jeunesse +fut un des moyens dont le sort se servit pour me sauver. Aussitôt que j'eus +repris mes forces, je n'eus d'autres pensées que de m'enterrer vive: j'avais +tout perdu, la vie m'était odieuse. Un couvent fut le seul but de mes désirs: +aurais-je jamais pu croire y trouver quelque adoucissement à mes peines? Mon +chagrin serait encore dans toute sa force s'il n'avait été modéré dans tes bras. +Souffre, belle et tendre amie, que, pour ma propre satisfaction, je peigne à tes +yeux mêmes l'image des doux instants que j'ai passés près de toi et où tu as +versé un baume salutaire sur les plaies de mon cœur. Ce penchant qu'on nomme +Sympathie, cet intérêt qu'on prend aux infortunés par la similitude où l'on peut +Se trouver avec eux, te fit concevoir de l'amitié pour moi presque aussitôt que +je fus dans ton couvent, où je voulais me fixer et pleurer en liberté. Tu +pénétras l'état de mon cœur sans en connaître les motifs, tu vins essuyer mes +larmes, tu quittais ta cellule pour dissiper ma langueur. Ta jeunesse, tes +grâces, tes attraits et ton esprit donnaient du poids à tes discours, mais tu +t'apercevais aisément, le lendemain, que la solitude de la nuit détruisait tous +les soins que tu avais pris pendant le jour. Tu parvins enfin à partager mes +ennuis et mon lit. +Que je fus surprise des trésors que ta guimpe et tes habits recelaient! Cet +instant ranima d'un sentiment vif le souvenir de mes peines: tu vis couler mes +pleurs, tu en fus étonnée, tu voulais connaître la cause et découvrir un secret +que tu as si bien su m'enlever depuis. +Je ne tenais à rien, j'étais dans une inertie totale, à peine aurais-je su que +j'existais sans le sentiment de ma douleur. +Je concevais le besoin d'une amie, mais je n'espérais plus en trouver une telle +que je la désirais. Ce fut dans cet instant que je sentis plus vivement combien +Lucette me manquait, je ne comptais pas pouvoir la remplacer, bien moins me +flattais-je d'en trouver une semblable sous le masque qui te couvre. Ton +caractère, ton humeur, ton âme vinrent sans déguisement se montrer à moi et se +joindre à ta figure charmante; j'en fis quelque temps mon étude, et mes +observations furent toutes en ta faveur; enfin ton amitié et ta confiance +établirent les miennes. Tes confidences furent payées par celles que je te fis +alors, et je trouvai dans tes bras l'adoucissement que tu cherchais à me +procurer. Avec quelles satisfactions je me rappelle encore cette nuit où tu me +dis: +— Aimable Laure, chère amie, j'ai lieu d'être persuadée que tes chagrins sont +cuisants; mais si je puis, en te faisant part des miens, émousser le sentiment +de ceux qui t'accablent, j'aurai du moins le contentement que me donnera la +diminution de ta douleur. +Tu jugeais avec raison qu'observant une réserve exacte sur le secret de mon +cœur, je pouvais aussi garder le tien: tu ne te trompais pas; il me semble +encore t'entendre me dire: +— Écoute, ma chère, j'aime, oui, j'aime aussi tendrement qu'on puisse aimer, et +j'ai le malheur cruel d'être couverte des livrées religieuses. Des béguines +emmiellées et trompeuses ont entouré de murs et de grilles ma jeunesse sans +expérience et l'ont attirée dans leur cachot infernal. Mon ignorance, des vœux, +des préjugés sont mes tourments; les désirs, mes bourreaux, et j'en suis la +victime. La nuit, le sommeil est loin de mes yeux, et les larmes s'en emparent; +le jour, tout me déplaît et m'ennuie; mon âme est absorbée: juge de mon état. +Libre comme tu es, tu peux au moins sans crainte livrer à l'amant que tu chéris +les appas que j'ai vus et que je touche. +Ta main, que tu mis sur mon sein, me fit frissonner: +— Ah! chère Eugénie, te dis-je avec transport, voilà le jour de mon désespoir! je +l'ai perdu cet amant que j'adorais, et la mort me l'a ravi. Dieux! que n'est-il +ici! mais c'est lui, oui, c'est lui que je tiens. +Je te serrais dans mes bras, tu me faisais illusion. Hélas! le détail de tes +charmes, que je parcourus, me rendit à moi-même; ce qui te manquait détruisit le +prestige de mon imagination et le fantôme qu'elle se créait. Cependant, tes +attraits répandirent sur ma langue tous les éloges que tu méritais si bien. Ton +Sein, ta taille, tes fesses, tes cuisses, ta motte et ta peau, tout en fut un +Sujet pour moi: +— Quel plaisir! m'écriai-je, pour ton amant et pour toi s'il te tenait dans ses +bras comme je te serre dans les miens. +Tu désirais t'instruire, tu voulais savoir, tu balançais, tu cherchais à +m'interroger, et tu n'osais. Je te voyais venir. +Tu pris enfin la résolution de me demander si j'avais connaissance de ces +plaisirs et s'ils étaient si grands. Je te l'avouai; je t'en fis une peinture +qui t'enchantait sans pouvoir les concevoir: +— Il faut les éprouver, te dis-je. Quoi donc! à dix-sept ans passés ne les pas +connaître? Si tu veux, ma chère, je t'en ferai goûter au moins ce qu'ils ont de +plus vif. +Ta curiosité, tes désirs que mes caresses faisaient naître et qui firent couler +le feu de la volupté dans toutes les parties de ton corps, t'y firent consentir. +L'envie de te consoler à mon tour, et de dissiper les ténèbres de ton ignorance, +Suspendit mes peines. Tu te prêtas à mes leçons: j'écartai tes cuisses, je +caressai les lèvres de ton petit con dont les roses étaient à peine épanouies; +je n'osai t'y enfoncer le doigt, tu n'étais pas encore assez endoctrinée pour +que tu eusses regardé la première douleur comme propre à produire une +augmentation de plaisir. Bientôt je gagnai le trône de la volupté, et ton +charmant clitoris, que je caressai, te jeta dans une extase dont tu pouvais à +peine revenir: +— Ah! Dieux! me dis-tu, ma chère Laurette, quelles suprêmes délices! +Tu me pris à ton tour pour ton amant; j'étais couverte de tes baisers; tes mains +S'égarèrent sur tout mon corps: tu voulus me rendre le service que tu venais de +recevoir de moi, mais mon cœur, encore trop serré, ne s'y prêtait pas et je +retins ta main. Je te repris bientôt dans mes bras et, renouvelant mes caresses, +je t'en appris davantage sur le premier instant de jouissance. Tu étais animée, +tu fus aisément persuadée. +— Eh bien! me dis-tu avec cette charmante vivacité qui te va si joliment, fais de +moi ce que tu voudras. +Je repris ton petit con, j'y enfonçai le doigt d'une main tandis que je te +branlais de l'autre. La douleur, mêlée au plaisir, te le fit trouver encore plus +délicieux: c'est moi, chère et tendre amie, oui, c'est moi l'heureuse mortelle +qui ai cueilli ton pucelage, cette fleur si rare et si recherchée. +Plus libre avec toi, qui venais de connaître et sentir les attraits de la +volupté, je ne craignis plus de t'ouvrir mon cœur en entier, de t'en faire +parcourir toutes les routes et de te raconter, en raccourci, ce que je retrace +ici dans toutes ces circonstances. Si le plaisir et ma main ont su te dégager +des entraves de l'ignorance et des préjugés qu'elle enfante, combien n'ai-je pas +eu de peine à te vaincre sur tous les autres! La crainte de la grossesse ne te +faisait plus trembler, je t'en avais guérie par mon récit et ma propre +expérience. Ton amant me devait déjà tes premiers pas à son bonheur et à ta +jouissance: +— Hélas! me disais-tu, la plupart des dogmes dont on a bercé mon enfance jusqu'à +présent, les vœux qu'on m'a dictés, cette guimpe, ces grilles qui nous +entourent, tout s'y oppose. +Mais ton amour, mes avis et mon assistance ont affaibli ces préjugés et vaincu +tous les obstacles. Tu me dois donc, chère Eugénie, la tranquillité d'esprit et +de société dont tu jouis. De toute façon ton amant me doit sa victoire, de toute +manière mon amitié vous a servis tous deux. Mais avant, j'ai voulu connaître ce +Valfay si cher à ton cœur, étudier sa façon de penser, et juger s'il méritait +ton amour, ta confiance et tes faveurs. Ces soins, tu le sais, n'ont pas été +l'affaire d'un jour. Les femmes dont le jugement a été cultivé ont le tact fin, +délicat et sûr pour pénétrer dans le cœur des hommes malgré leurs détours, leur +duplicité et les voiles dont ils cherchent à se couvrir. Mais je fus contente de +Valfay, je trouvai suffisamment en lui pour me faire présumer que je ne risquais +plus rien à prendre tout sur moi pour satisfaire tes désirs, aider ton peu +d'expérience et bannir tes frayeurs. Heureusement je servais, dans ton couvent, +de prétexte à son amour tandis que je travaillais pour vous deux, car ta +faiblesse et ta timidité n'auraient jamais été vaincues sans mon secours. +Retrace-toi ce jour où, après un temps assez long, ton amant te pressait avec +les instances les plus vives de le rendre heureux: je le secondais de tout mon +pouvoir, tu t'en défendais et tu le désirais. Tu lui opposais des raisons qui te +paraissaient bien fortes, tu lui présentais des obstacles insurmontables à tes +yeux, tu me faisais compassion. J'avais pitié de lui; je ne vous le cachai pas, +je voyais l'ardeur de vos désirs portée à son comble. L'instant me parut +favorable, je m'enivrai de l'idée de contribuer à ta félicité: +— Eh bien! te dis-je, je vais tout surmonter. Valfay, tu serais un ingrat, un +homme indigne de son bonheur si ma conduite pour te le procurer influait, dans +ton esprit, à mon désavantage. +Je fermai les portes du parloir de notre côté, malgré tes oppositions apparentes; +ton amant en fit autant du sien. +Je te pris dans mes bras, je t'approchai de la grille, je soulevai ta guimpe; il +prit tes tétons, il baisait tes lèvres, il suçait ta langue que tu lui donnas à +la fin. Mais la soif dévorante du désir lui fit porter sa main sous tes jupes +pour saisir ta motte et s'en emparer. Je te pressais contre lui, je te baisais +aussi, tu ne pouvais m'échapper ni retirer tes bras des miens: il eut enfin +l'adresse et la satisfaction de les lever et de saisir cet aimable petit con +où tous les attraits de la jeunesse et de la fraîcheur sont répandus. Ses +caresses t'embrasèrent du feu de la volupté; il en était dévoré, il maudissait +cette impitoyable grille qui nous séparait et s'opposait à sa jouissance. +J'étais émue, hors de moi-même: +— Quoi! dis-je à ton amant, vous avez en vous si peu de ressources? Ah! Valfay, +quand on aime bien tout devient facile. J'aime donc ma chère Eugénie plus +tendrement que vous; je veux lui prouver que ce sentiment me rend tout possible, +et que rien ne peut m'arrêter pour le satisfaire, en vous obligeant tous deux; +car si elle est abandonnée à elle-même vous êtes perdu. +Tu te rendis enfin. Je te fis monter sur l'appui de la grille, tes mains posées +Sur mes épaules; je .te soutenais. Valfay releva ces habits noirs qui faisaient +briller l'éclat et la blancheur de tes fesses charmantes; il les maniait, les +baisait, leur rendait l'hommage qui leur était dû. Ton petit con, encadré dans +un des carreaux de la grille, était un tableau vivant qui l'enchantait. Il lui +donna cent baisers. Mais, pressé de couronner son bonheur, il te le mit, tandis +que, passant moi-même ma main entre tes cuisses, je te branlais. +Le plaisir que nous appelions, que nous caressions, vint s'emparer de toi; tu +prenais mes tétons, tu me baisais, tu me mangeais, tu déchargeais. Valfay, prêt +à en faire autant, eut la prudence de se retirer; sa volupté vint expirer entre +mes doigts et se répandre sur ma main comme la lave d'un volcan. Je vous +abandonnai pour lors tous deux à vous mêmes; tu vis, tu pris en main, tu +caressas ce bijou dont tant de fois je t'avais fait la peinture; mais, manquant +des facilités que je te procurais, tu ne pus recommencer d'en faire usage. Tu +m'en fis, à ton retour, des plaintes amères; tu n'osais me demander de servir +encore ta maladresse; j'apercevais à quel point tu le désirais, tu me pressais, +tu me conjurais de ne plus te quitter. Tu voulus, cruelle amie, que je fusse +témoin de tes plaisirs et de ta félicité pendant que la mienne était perdue pour +toujours. Il fallut que ma complaisance et mon amitié pour toi me sollicitassent +encore de t'offrir de nouveaux secours. Mes offres t'enchantèrent, tu m'accablas +de caresses et de baisers; je te fis penser, en cet instant, à te munir de +l'éponge salutaire, et tu m'entraînas pour être présente à vos transports et au +bonheur dont vous jouissiez. Toi-même me fis voir le dieu que portait Valfay, ce +dieu que tu chérissais, avec lequel tu badinais et dont il m'avait, dès la +première fois, fait sentir la présence. Tu ajoutais de jour en jour à tes +folies, tu lui découvrais mes tétons et tout ce que j'avais de plus caché, je me +prêtais à ton badinage, tu les lui faisais toucher. Dans quel état et dans +quelle émotion me mettiez-vous tous les deux! Je te le disais à l'oreille, et la +pitié perfide te faisait révéler mon secret. Tu voulais me faire jouir de ton +amant, tu lui souhaitais mes faveurs, tu me pressais de les lui accorder, tu +voulais enfin me porter à la place que tu avais occupée. Ton aveu, tes +empressements et ses désirs, dont tu mettais entre mes mains les témoignages +Sensibles, l'engageaient à m'en solliciter. Je résistai toujours: tes prières, +Ses sollicitations, le feu même qui roulait dans mes veines, ne purent m'y +déterminer. Non, ma chère Eugénie, non, en vain espères-tu de lui faire +remporter la victoire, je n'y consentirai jamais. A tort me fais-tu des +reproches, ce n'est ni par haine, ni même indifférence: Valfay détruit l'une et +n'est point fait pour inspirer l'autre; mais ton amitié seule me suffit. Après +la perte que j'ai faite, je renonce pour toujours à toute liaison intime avec +les hommes, et je serai ferme dans cette résolution. Tu dois en être persuadée +puisque, malgré vos plaisirs, les caresses que vous vous faisiez, celles que +j'ai reçues, la vue et le toucher de ce que vous avez de plus intéressant, et +vos transports qui animaient mes sens et les mettaient en désordre, je ne me +Suis pas laissé vaincre. J'étais contente et satisfaite lorsque, la nuit, dans +tes bras, tu apaisais les feux que tu avais allumés le jour. +Un destin, jaloux de la tranquillité que j'avais retrouvée, est venu +l'interrompre: le mariage de ma cousine, la nécessité de mes affaires ont +précipité mon départ et nous ont séparées pour quelque temps. Tu as exigé de mon +amitié, tu lui as commandé que, pendant mon éloignement, je t'entretinsse encore +et te fisse un détail exact de ce que je t'avais dit en plus grande partie et +que tu écoutais avec tant de plaisir et d'avidité. J'ai rempli ma promesse: quel +Sacrifice je fais à la prudence! Tu connais ton pouvoir sur moi, tu sais combien +je te chéris; tu réunis aujourd'hui tous les sentiments de mon cœur: partagés +autrefois dans le monde et la société, tu les rassembles tous. Reçois-en pour +assurance mille baisers que je t'envoie, ils te diront combien je soupire après +le doux instant de te les donner moi-même enveloppée de tes bras et serrée dans +les miens. Ah! ma chère, pourquoi cet instant n'est-il pas encore arrivé? Je me +flatte au moins qu'il sera très prochain. Je t'apporterai ce bijou, semblable à +celui de Valfay mais moins dangereux: s'il n'est pas aussi naturel, ses +avantages n'en sont pas moins grands puisqu'il remplira, sans les risques des +alentours, le vide qui se fait sentir dans nos plaisirs. Si tu te trouves bien +de son usage, notre tendre amitié nous tiendra lieu de tout. Et puisque Valfay +Se trouve dans l'obligation de s'éloigner de toi pour un temps, crois-moi, chère +amie, laissons affaiblir les liaisons étrangères qui pourraient, à la fin, +devenir fatales, étant hors de nous. J'irai bientôt à mon tour essuyer tes +pleurs. Oui, tendre amie, oublions l'univers pour ne nous en tenir qu'à +nous-mêmes. +Attends-moi donc au plus tôt. diff --git a/plain/files/Popeliniere_Daira2.txt b/plain/files/Popeliniere_Daira2.txt index 48b9b220..6fc6c56a 100644 --- a/plain/files/Popeliniere_Daira2.txt +++ b/plain/files/Popeliniere_Daira2.txt @@ -15,7 +15,7 @@ Je demeurai donc seule au pied des murs de ce Parc, couchée sur les sables, n'a depuis long-temps, et il dura peu; j'eus quelques moment après l'oreille frappée d'un bruit confus qui se faisait autour de moi. Je crus remarquer au travers des doubles voiles qui me couvraient la tête et le visage, que c'étaient des Voyageurs; et ils semblaient en effet suivre leur route le long des murs du Parc: Ils arriveront bien tôt jusqu'où j'étais; ce qui me surprit, c'est qu'ils s'y arrêtèrent, et que l'instant d'après ils s'approchèrent et vinrent à moi directement: je les aperçu plus distinctement alors, et j'entendis qu'ils s'entretenaient, en parcourant des yeux toute ma personne, qu'ils s'entredemandaient, par -quel accident une femme seule pouvoir{??} se trouver là; qu'ils doutaient même s'ils devaient me croire vivante. Je pris garde qu'ils étaient deux hommes à cheval, et qu'une litière, qu'occupait un troisième, était arrêtée avec eux. Un de ces +quel accident une femme seule pouvoir se trouver là; qu'ils doutaient même s'ils devaient me croire vivante. Je pris garde qu'ils étaient deux hommes à cheval, et qu'une litière, qu'occupait un troisième, était arrêtée avec eux. Un de ces hommes mit pied à terre, et s'approcha de moi de très près pour me considérer. Madame, me dit-il, ceci ne peut êtte qu'une aventure bien extraordinaire; nous n'imaginons pas qui vous êtes; mais au seul aspect, il n'est point concevable qu'on vous rencontre au pied de ces murs, seule, couchée sur les sables, dans une plaine aride, éloignée de toute habitation. De grâce! Madame, continua - t'il, recevez les secours que nous sommes prêts à vous offrir. Seigneurs, leur répondis-je, je suis mourante, je ne puis pas même vous satisfaire sur ce que vous désirez savoir de moi. Je vais dans un moment recevoir les secours qu'il me faut; c'est une litière qu'on est allé @@ -52,8 +52,8 @@ l'un ou à l'autre, pour faire finir les peines, que vraisemblablement l'un ou l portés. Vous en soupçonnez un père, un époux; et en effet cela suffirait pour entrainer de grands malheurs; mais de tels malheurs seraient légers et doux en présence des miens: hélas! m'écriai-je, je n'ai ni époux, ni père: hélas! je n'ai ni ami ni homme sur la terre que je puisse implorer. Vous voyez une fille de Scio, qui n'a eu d'autre père dans son enfance qu'un Marchand de cette Isle, et qui depuis n'a reconnu dans ce prétendu père, qu'un Marchand perfide, qu'un vendeur d'Esclaves, qui l'a livrée à l'esclavage du Pacha d'Alep. Vous voyez une femme qui s'était choisi son époux, et qui vient de le perdre pour jamais; c'est le jeune Belzek, -connu sous le nom de Bezzoudour, dont la Ville d'Alep célèbre e{??}ncore les miracles; c'est mon Amant qui sous ce nom, a eu l'audace de pénétrer jusques dans le Sérail d'Alep, pour me racheter ou m'enlever à quel-que prix que ce fût, des mains du -Pacha; mais qui a voulu combattre les Eunuques de sa garde, et qui peut-être y a perdu la vie; ou que du moins le Pacha{??}a fait embar{??} +connu sous le nom de Bezzoudour, dont la Ville d'Alep célèbre encore les miracles; c'est mon Amant qui sous ce nom, a eu l'audace de pénétrer jusques dans le Sérail d'Alep, pour me racheter ou m'enlever à quel-que prix que ce fût, des mains du +Pacha; mais qui a voulu combattre les Eunuques de sa garde, et qui peut-être y a perdu la vie; ou que du moins le Pacha a fait embar- quer sur un vaisseau, et que les flots et les vents ont porté dans quelque terre étrangère et barbare, où le destin nous condamne à ne nous voir jamais. Vous voyez une malheureuse enfant, qui lors même qu'on l'instruisait de sa naissance, qui semblait devoir la mettre à l'abri de nouveaux malheurs, vous la voyez dans ce moment chassée du Sérail d'Alep, pour être jetée dans le dernier opprobre des servitudes. Vous m'avez trouvée couchée sur les sables; j'y attendais l'Eunuque dont je vous ai parlé; cet Eunuque devenu libre, et devenu mon Maître, le terrible Pacha d'Alep lui a fait un don de moi. On m'apprend d'un côté que @@ -188,23 +188,23 @@ douleur et d'horreur sur un sort si funeste. Quelle histoire! Quel récit! Oh! juste Dieu! je crus voir mon propre sang s'échapper de mes veines, et ruisseler autour de moi. Toute cette épouvantable image emporta si loin mes idées, que je perdis de vue le Vieillard et Ferri, qui étaient en ma présence; que je me crus seule demeurée sur la terre pour y pleurer tant de malheurs. Mais alors, et à ces derniers mots, Zoah fut interrompu par un cri du Vieillard Atabek, qui jeta dans nos âmes encore une terreur nouvelle, et qui attira tous nos regards: ce cri fut suivi d'un long gémissement; mais son front pâlit; ses forces -manquèrent; il se pencha sur le sein de Ferri: je me levai soudain, je fus à lui: Razzivil et Zoah y volerent de même; nous l'environnames, nous le sou-{??}inmes; -il fit quelques efforts pour nous parler: Hélas! les battement de son cœur étaient visiblement si douloureux et si précipités, qu'il {??}erdoit haleine, et que nous cru-{??}mes le voir au moment d'expirer. Malheureux Eunuque! s'écria Fer-{??}i: -quelle abominable histoire oses-{??}u raconter? Quel affreux récit viens-{??}u faire à la fille, du massacre du {??}ere: quel affreux récit viens - tu faire des désastres d'un père et d'une mère qui furent les enfants du {??}Vieillard qui t'entend? -Je tressaillis {??}à ces paroles, comme si j'eusse vu {??}comber les murs et la voûte de la maison, et qu'un feu de tonnerre {??}eut aveuglé mes faibles yeux. Zoah {??}troublé, chancellant, envisagea, +manquèrent; il se pencha sur le sein de Ferri: je me levai soudain, je fus à lui: Razzivil et Zoah y volerent de même; nous l'environnames, nous le soutinmes; +il fit quelques efforts pour nous parler: Hélas! les battement de son cœur étaient visiblement si douloureux et si précipités, qu'il perdait haleine, et que nous crumes le voir au moment d'expirer. Malheureux Eunuque! s'écria Ferri: +quelle abominable histoire oses-tu raconter? Quel affreux récit viens-tu faire à la fille, du massacre du père: quel affreux récit viens - tu faire des désastres d'un père et d'une mère qui furent les enfants du Vieillard qui t'entend? +Je tressaillis à ces paroles, comme si j'eusse vu tomber les murs et la voûte de la maison, et qu'un feu de tonnerre eut aveuglé mes faibles yeux. Zoah troublé, chancellant, envisagea, rechercha les traits du Vieillard, appuyé sur Ferri: Zoah le reconnut; le ravissement le saisit; il tomba par terre. Fille de Hannem! reprit Ferri, en s'adressant à moi, préservons des jours qui nous doivent être plus chers que les nôtres; soulageons les tourments que souffre un père adorable, à la vue de tes misères. Elles pénétrent son âme d'un attendrissement qu'il n'a pas la force de soutenir: ouvre les yeux, me dit-il, épuise tes regards sur un Vieillard qui se présente à toi évanoui sur mon Sein. Reconnois à des marques si douloureuses et si sensibles, reconnais Hassan, ton aïeul, à qui ta mère infortunée doit le jour: rends-lui -{??}hommage que le sang doit au sang: {??}outiens, prends et serre en tes {??}ains, sa main sacrée, arrose-la de {??}es larmes, pour le prix de toutes {??}elles qu'il a versées pour toi. Hélas! {??}endant ce discours, son visage en {??}toit -baigné. Je fus bientôt à ses {??}enoux, je les serrai de toutes mes {??}orces, ma tête renversée, mes {??}eux élevés à lui: les siens alors {??}entre'ouvrirent sur moi, ses sans-{??}lots redoublèrent, ses larmes cou-{??}erent, il en versa sur moi, il -en {??}ersa qui glacerent mon front, qui {??}ne percerent le cœur, qui porte-{??}ent jusqu'au fond de mon âme, le {??}aisissement mortel dont il était lui-{??}même atteint. Oh! mon père! m'é-{??}riai - je, dans l'enthousiasme qui +l'hommage que le sang doit au sang: soutiens, prends et serre en tes mains, sa main sacrée, arrose-la de tes larmes, pour le prix de toutes celles qu'il a versées pour toi. Hélas! pendant ce discours, son visage en était +baigné. Je fus bientôt à ses genoux, je les serrai de toutes mes forces, ma tête renversée, mes yeux élevés à lui: les siens alors s'entre'ouvrirent sur moi, ses sanglots redoublèrent, ses larmes cou-lerent, il en versa sur moi, il +en versa qui glacerent mon front, qui me percerent le cœur, qui portèrent jusqu'au fond de mon âme, le saisissement mortel dont il était lui-même atteint. Oh! mon père! m'écriai - je, dans l'enthousiasme qui m'emporta soudain: oh! mon père, revenez à la vie, ou je vais perdre la mienne: oh! mon père, recevez en moi les embrassement de toute une triste famille: voyez Saheb, voyez Hannem en moi, voyez à vos sacrés genoux un enfant que ses infortunes et Ses desastres, touchent bien moins que vos douleurs: oh! mon père, m'écriai-je encore, cessez de pleurer les maux que nous avons tous soufferts; ne vous occupez plus que des miens, que de ceux de l'enfant qui vous reste: hélas! lui dis-je, les miens jusqu'à ce jour ont été infinis; mais je sens qu'ils cessent, qu'ils disparaissent, au moment que je vous retrouve, que le Ciel permet que je vous sois rendue, au moment que je vous vois, et que je puis espérer de vous revoir toujours. Un instant après que j'eus achevé ces paroles, mon aïeul revint à lui; il reprit ses forces; il en serra mes mains dans les siennes; je remarquai dans ses regards une sérénité douce et tendre, qui peu à peu dévoila toute son auguste face, et bientôt fut suivie de nouveaux soupirs et de nouveaux pleurs, mais qui ne furent que l'effet de sa joie naissante, et teinte encore de sa douleur. Il éleva la voix au Ciel, et dit: Dieu tout-puissant! tes volontés sont irrévocables; le -désastre de ma famille est accompli; mes enn{??}s sont dispersés et vagabonds +désastre de ma famille est accompli; mes ennuis sont dispersés et vagabonds Sur la terre: cependant tu m'en laisses un, tu permets que je le retrouve: tu veux que je le reconnaisse encore aux traits de ton courroux; mais tu permets aussi que je goûte à l'embrasser, une joie si vive, un attendrissement paternel si grand, que j'y crois voir ton courroux terrible entièrement calmé. Oh! fille de ma chère Hannem, reprit-il, en abbaissant les yeux sur moi, couvrons d'un crêpe éternel, l'affreux tableau que Zoah vient de nous peindre: nous ne pourtions nous en occuper plus long-temps, sans reprocher au Dieu suprême, qui gouverne le monde, un courroux injuste qui ne peut être en lui, et qui ne paraît tel à de faibles @@ -224,9 +224,9 @@ Je me croyais dans ce Sérail destiné à consommer le reste d'une misérable vi de faire saigner mon cœur. Douze années s'accumulerent ainsi sur ma tête, lorsque pour la première fois, je me sentis distraire de mes propres peines, pour prendre part à de plus touchantes, et qui étaient bien dignes d'arracher ma compassion: c'était une Vierge, hélas! dont la jeunesse, dont la candeur et la beauté, avaient par ses mépris outragé un fier Pacha, et que l'on consignait à ma garde comme une criminelle, dans une affreuse prison. Elle m'était inconnue: je ne voyais en elle qu'une victime des Loix, qu'une jeune malheureuse, tourmentée par un Maître irrité; mais c'en était assez pour la plaindre, et pour devoir chercher -{??}ompte de la fille de mon Maître, {??}que je t'ai confiée dans le Caravan-{??}era d'Egly; apprends moi sa des-{??}inée ou crains la tienne. Ah! me {??}it-il, c'est toi, misérable Eunuque! E{??}h! la voilà commise à ta garde. A ces mots, je crus -Sentir la terre {??}e dérober sous moi; nous demeu-{??}âmes interdits l'un et l'autre; mais {??}intérêt de mon infortunée Maî-{??}resse était trop grand, pour ne pas {??}appeler promptement mes sens. {??}e l'interrogeai; il connut mon -im-{??}atience; je vais, reprit-il, te sa-{??}sfaire, et t'instruire en peu de mot{??}s {??}e ce qui s'est passé. Tu connoîtras {??}qu'il est des fatalités humaine:{??} q{??}que les plus sages projets ne peu-{??}ent détourner: cet homme alors +compte de la fille de mon Maître, que je t'ai confiée dans le Caravansera d'Egly; apprends moi sa dessinée ou crains la tienne. Ah! me dit-il, c'est toi, misérable Eunuque! Eh! la voilà commise à ta garde. A ces mots, je crus +Sentir la terre se dérober sous moi; nous demeurâmes interdits l'un et l'autre; mais l'intérêt de mon infortunée Maî-resse était trop grand, pour ne pas rappeler promptement mes sens. Je l'interrogeai; il connut mon +impatience; je vais, reprit-il, te satisfaire, et t'instruire en peu de mots de ce qui s'est passé. Tu connoîtras qu'il est des fatalités humaine: que les plus sages projets ne peuvent détourner: cet homme alors à soulager ses douleurs. J'y appliquois tous mes soins, et depuis même quelques jours; quand un Etranger parut, s'approcha d'elle, lui parla, et acheva sans doute de déchirer son âme. Je le jugeai par ses sanglots et par ses nouveaux cris qui retentirent autour d'elle, et qui portèrent jusqu'à moi les alarmes et la consternation, non seulement jusqu'à moi, mais jusqu'à l'Etranger qui parut, en la quittant, tout troublé, tout consterné lui-même; je le considérai, son visage me frappa; je l'arrêtai, ses traits me rappellerent le coupable Pélerin; j'en reculai d'étonnement; je le reconnus; je le retins encore. Perfide! lui dis - je, rends - moi @@ -344,7 +344,7 @@ lui obéïr; je ne puis la dispenser, pour l'exemple du Sérail, de lui faire su je n'ai que son salut pour objet, tu n'en dois rien craindre: tu assisteras au Divan; tu y parleras à ton tour; tu y prendras sa défense, et ton avis sera le seul que je suivrai. Oh! clémence! oh! grandeur d'âme! vraiment digne des enfants du Prophête, et que le vénérable Aly a portée plus loin qu'eux; car tu sais qu'il te remit en mes mains; qu'il me donna la liberté; qu'il me promit un don de cent sequins; mais tu ignores combien sa bonté s'est étendue sur toi-même; tu ignores que Si j'ai reçu les cent séquins pour moi; j'en ai reçu pour toi deux mille, que je dois employer à tes besoins; qu'il m'a chargé de t'équiper en -femme de ton rang, et de te conduire loin de ta vraie patrie, en des lieux de sûreté. C'est ce que j'étais tout prêt à faire; c'est ce que je venais ici te proposer; mais puisque le Ciel nous rend {??}ici même mon auguste Maître, {??}ton vénérable +femme de ton rang, et de te conduire loin de ta vraie patrie, en des lieux de sûreté. C'est ce que j'étais tout prêt à faire; c'est ce que je venais ici te proposer; mais puisque le Ciel nous rend ici même mon auguste Maître, ton vénérable aïeul; me voilà son Serviteur toujours fidèle; son Esclave toujours zélé; j'attente sur tout ce qui te regarde, l'honneur de ses commandemens. DAÏRA. HISTOIRE ORIENTALE. @@ -396,8 +396,8 @@ colère du Muphti, et nous met l'un et l'autre à l'abri de ses violences, dans ma fille, et c'est-là que nos communs malheurs nous réuniront. Je viens moi du fond de l'Arabie; il m'a fallu passer par Alep, dans ces deserts, où le destin t'a présentée à moi, dans l'appareil le plus étrange, le plus honteux et le plus misérable; je m'en vais à Alexandrette; je m'y embarquerai pour passer en Cypre, pour y joindre mon fils Saheb: c'est-là, qu'avec toi, avec Ferri, nous nous retirerons, nous vivrons sécrettement jusqu'à ce qu'il plaise au Maître des destinées, d'en ordonner autrement. Que de grâces nous avons à rendre à ce -généreux bienfaiteur! Il nous tend la main, quand tout{??} le monde la retire; seconde - moi, mon -enfant, dans les mouvement de réconnaissance que nous devons tous l{??}ui adresser. Nous allons donc à Alexandrette, dis-je à mon aïeul; j{??}e ne pensais alors qu'à mon Amant, l{??}e rouge me monta aux joues en prononçant ces paroles, je crois +généreux bienfaiteur! Il nous tend la main, quand tout le monde la retire; seconde - moi, mon +enfant, dans les mouvement de réconnaissance que nous devons tous lui adresser. Nous allons donc à Alexandrette, dis-je à mon aïeul; je ne pensais alors qu'à mon Amant, le rouge me monta aux joues en prononçant ces paroles, je crois qu'Hassan le remarqua; mais ne pouvant en pénétrer la cause, il ne m'en parla pas, et je demeurai moi-même dans un profond silence, occupée d'idées confuses sur le sort de Belzek, ne sachant pas s'il était encore à Alexandrette, ou s'il en était parti; s'il devait croire que je fusse libre, s'il pouvait penser que j'allois dans ce Port, que nous pourrions nous y retrouver, nous y entretenir, nous dédommager l'un par l'autre, de nos traverses communes; j'eus l'esprit si occupé tout le temps que nous fîmes la route, qu'il ne fut pas en mon pouvoir de prononcer un seul mot. Lorsque tout - à - coup nous fumes surpris de la présence d'un homme qui nous était @@ -437,7 +437,7 @@ imaginer les moyens de m'en débarrasser. Malheureuse! m'écriai-je mille fois, dans son Château: je n'en puis sortir; et quand cela me serait possible, où irais-je? où trouverais-je seulement la liberté de pleurer ma destinée? Mes pleurs ne tarissaient pas, quelquefois il m'échappait des gémissement et des cris, que j'avais bien de la peine à retenir; et j'étais un soir en cet état d'abandon de moi-même, couchée sur le gazon, au pied d'un palmier, accablée de fatigues, j'y tombai dans l'assoupissement: ce fut le premier repos que je pris dans ce lieu. Il regnait alors dans les airs une fraîcheur et un calme bien capables de retirer l'âme entièrement, et de la livrer au plus doux sommeil; le mien ne fut -qu'imparfait, que mille songes divers vinrent traverser: je cr{??}us entendre les accent plaintifs d'une voix, exprimer l'amour le plus tendre, le plus vif et le plus malheureux, et je m'abandonnois à ces songes, d'autant que je pensais à +qu'imparfait, que mille songes divers vinrent traverser: je crus entendre les accent plaintifs d'une voix, exprimer l'amour le plus tendre, le plus vif et le plus malheureux, et je m'abandonnois à ces songes, d'autant que je pensais à l'admirable Amant qui me jurait une éternelle fidélité. Il se passa des mouvement dans mon cœur, qui me réveillerent à demi; j'entrevis au travers de la nuit une personne près de moi, prosternée à mes pieds, tenant ma main engagée dans les siennes; nous demeurâmes tous deux quelque temps dans la même attitude; et je pensais rêver encore, quand je crus entendre nne voix très-basse, tenir ce @@ -465,7 +465,7 @@ pour moi la fin des choses. Mais puisqu'il était écrit dans le Ciel que je te Oh Ciel! oh malheureux enfant, m'écriai-je! Quelle source de misère! quelles traverses! quelles extrémités ont accompagné le cours de votre vie. Bénissons Dieu de vous avoir conservée, et permettez que je m'en fasse honneur, puisque j'y ai eu part. Je ne suis ici que depuis peu de temps; il faut que le Ciel m'y ait fait tomber tout exprès, pour vous préserver d'une mort infaillible. Vivez, mon enfant, vivez! reprenez vos forces et votre courage. Je vous offre ici tout ce qui est en mon pouvoir; passez-y tranquillement le reste de vos jours; inconnue, si vous le voulez, personne ne vous décélera. Mon Amant est mort! mon Amant est mort! dit-elle, je ne puis résister -à la vie. C'est pour cela même, lui repliquai-je, que vous ne devez point vous dispenser de faire ce que je vous pro{??}-pose. Ah! dit-elle, Belzek a péri, et vous voulez que je traîne une vie qui me donnerait les angoisses de la mort à chaque +à la vie. C'est pour cela même, lui repliquai-je, que vous ne devez point vous dispenser de faire ce que je vous proppose. Ah! dit-elle, Belzek a péri, et vous voulez que je traîne une vie qui me donnerait les angoisses de la mort à chaque instant du jour? Non, je ne le puis. Je lui demandai si je pourrais, sans risque, envoyer au Château de Ferri, savoir exactement des nouvelles de ce qui s'était passé; elle y consentit. Je fis partir sur le champ un de mes gens, qui s'y inttoduisit secrètement, et qui revint en toute diligence m'apprendre que Ferri se mourait de ses blessures, et que tous les Domestiques de sa maison étaient en larmes; qu'un Brigand l'avait attaqué, qu'il s'était ensuite évadé à la faveur de la nuit. diff --git a/plain/files/Puget_Periphas2.txt b/plain/files/Puget_Periphas2.txt index ffbf97c7..4e34c428 100644 --- a/plain/files/Puget_Periphas2.txt +++ b/plain/files/Puget_Periphas2.txt @@ -11,7 +11,7 @@ l'éveillent: Quoi tu dors, lui dit l'Envie, tu dors Dieu souverain de la nature prince illustre méprise donc tes autels. La Rénommée porte de toutes parts le nom de Periphas et sa gloire; et toi qui voulus toujours régner dans le plus grand éclat, tu néglige cette conquête. Quel encens fumera donc désormais dans les temples de ta mère? sera-t-elle adorée comme la reine des cœurs, si les grandes âmes savent braver ton pouvoir? -Vénus entendit ce discours; son âme fut emu{??}: elle reprochait à son fils sa lâcheté. Cupidon, pour calmer le courroux de sa mère, s'excusa dans ces termes: Non, non, ô déesse! le soin de votre gloire n'a point cessé de m'être précieux. Attentif +Vénus entendit ce discours; son âme fut emue: elle reprochait à son fils sa lâcheté. Cupidon, pour calmer le courroux de sa mère, s'excusa dans ces termes: Non, non, ô déesse! le soin de votre gloire n'a point cessé de m'être précieux. Attentif à vous soumettre tous les cœurs, je n'ai jamais su borner l'étendue de votre empire. Periphas lui-même a ressenti mes traits. Déjà son âme en proie au trouble, aux inquiétudes, aux désirs commençait à me connaître. Ministres de mes desseins ses courtisans les plus intimes favorisaient mes efforts. D'abord ce fut l'ironie sur la sagesse austère, dont le hardi langage ébranlait la vertu du prince. Des détails pleins d'enthousiasme annonçant les charmes des plaisirs, jetaient ensuite des traits de feu dans @@ -25,7 +25,7 @@ Se prépare à Elatée. Vous savez, déesse! que dans les jours consacrés aux p j'exerce un empire absolu. C'est un de ces jours que le destin a marqué pour ma victoire. C'est au milieu des plaisirs de la fête, que Periphas sentira tout le poids de mes chaînes. Un souris malin termina ce discours, et l'Envie excitant de nouveau l'ardeur de Cupidon, l'entraîna avec elle à Elatée. La nuit couvrait encore la terre de ses voiles sombres. Mais déjà tout était en mouvement dans la maison d'Ociroé pour disposer la fête qu'elle voulait donner à la cour de Phocide, afin d'y laisser quelques marques de sa gratitude, et quelque -monument de sa magnificence. Les préparatifs répondaient au dessein de la reine. Le génie, le goût exquis y présidaient. Periphas en dir{??}igeoit l'appareil. Tel l'asttre qui éclaire le monde se prête à toutes les couleurs, et communique +monument de sa magnificence. Les préparatifs répondaient au dessein de la reine. Le génie, le goût exquis y présidaient. Periphas en dirigeait l'appareil. Tel l'asttre qui éclaire le monde se prête à toutes les couleurs, et communique à toute sorte de sujets la splendeur qui l'entoure. Les rayons du jour paraissent. Un bleu clair et tendre se peint dans la voûte des Cieux. Toi - même, ô Phébus! tu parus dans ton char avec un nouvel éclat, et les brouillards jaloux exhalés de la terre s'évanouirent à ton approche. Jamais jour plus serain et plus beau, n'avait éclairé les mortels. Les sons des plus doux instruments annoncent la fête. Un concours prodigieux s'empresse de remplir le château d'Ociroé. Les seigneurs Phocéens, les principaux officiers de l'armée, s'y @@ -36,7 +36,7 @@ osé défier Minerve. Les attributs de Saturne et d'Apollon distribués dans les le cœur de la reine. Le rendez-vous était une salle immense de verdure, élevée en forme d'amphitéâtre au milieu d'un beau jardin. L'intérieur de cette salle représentait le royaume de Locrie. On y remarquait distinctement les villes d'Opus, d'Amphissa et de Lepante; Opus la capitale avait à son nord la mer -d'Erope; Amphissa ville forte, bâtie par la nymphe de ce nom fille de Macareus{??}, et petite-fille d'Eole, renfermait deux monument superbes; le temple de Minerve avec la statue de bronze, et le temple des Anactes, nom donné aux Curetes, +d'Erope; Amphissa ville forte, bâtie par la nymphe de ce nom fille de Macareus, et petite-fille d'Eole, renfermait deux monument superbes; le temple de Minerve avec la statue de bronze, et le temple des Anactes, nom donné aux Curetes, prêtres de Cybelle: Lepante la meilleure des villes Locriennes par la richesse de son commerce, et la fécondité de ses productions, située sur une montagne terminée en pointe par une forteresse qui donne sur la mer. Près de son port s'élève un temple dédié à Neptune: un peu plus loin on en remarque trois autres dédiés à Diane, à Vénus, à Esculape; le dernier avait été bâti par Phalisius en réconnaissance du recouvrement merveilleux de sa vue. Dans cette salle magnifique étaient des trophées d'armes, des bijoux en pyramides, @@ -73,10 +73,10 @@ des mortelles quoiqu'animées par mon fils, ne peuvent établir mon culte dans l Déjà le soleil éteignait ses feux dans le sein de Thétis, et la triple Hécate environnée d'étoiles, couverte d'un manteau brillant des couleurs les plus douces, avait pris dans la voûte des cieux la place de Phébus. Au moment où elle parut à la vue des mortels, un nouveau spectacle appelait la cour dans un parc dont les doux zéphyr s'étaient emparés. Là s'allignaient de front plusieurs chars destinés aux jeux de la course. Dans chacun de ces chars devait monter une amazone sous la conduite de celui des officiers de l'armée qui disputerait le prix pour elle. Des coursiers -fiers de leurs riches harnois portoient la tête au vent en secouant les tresses de leur criniere. Le feu sortait par leurs narrines, l'arê{??}ne blanchissait de leur écume. Par les coups précipités de leurs pieds impétueux, ils semblaient vouloir +fiers de leurs riches harnois portoient la tête au vent en secouant les tresses de leur criniere. Le feu sortait par leurs narrines, l'arêne blanchissait de leur écume. Par les coups précipités de leurs pieds impétueux, ils semblaient vouloir eux-mêmes donner le signal de la course. Au milieu de ce tumulte, Vénus arrive dans les rangs sur son char attellé de deux cygnes, elle se manifeste dans tout son éclat aux yeux de Periphas. L'admiration le fixe à ses pieds, il s'écrie: ô vous qu'on ne saurait prendre pour une mortelle! -daigneriez-vous prendre part à nos jeux? voudriez-vous me confier les rênes de votre char{??}dût quelque Dieu m'envier le bonheur de les guider; par sa rivalité même, il redoublerait ma passion et ma gloire. Oui sans doute, répondit Vénus, mon +daigneriez-vous prendre part à nos jeux? voudriez-vous me confier les rênes de votre char?dût quelque Dieu m'envier le bonheur de les guider; par sa rivalité même, il redoublerait ma passion et ma gloire. Oui sans doute, répondit Vénus, mon char peut être envié par les Dieux; mais l'honneur qui devrait leur être réservé, je veux bien l'accorder à un mortel qui sait presque les égaler par ses hautes qualités. Ravi de ce discours, Periphas vole dans le char: Quel tyran, dit-il, ne fléchiroit point devant votre beauté divine? tant d'appas et tant de charmes sont toujours sûrs de triompher dès qu'ils sont aperçu. A ces mots les cygnes battent des @@ -87,7 +87,7 @@ y jouir sans crainte et sans jalousie du tendre enfant de Cythere qu'elle avait Volupté: par l'habileté de ces nymphes cette colline affreuse avait été métamorphosée en un séjour enchanté. C'était un jardin délicieux arrosé de mille ruisseaux. Des bocages toujours verts, toujours touffus, y entretenaient l'image vive et riante du printemps et de ses douceurs. Des fruits vermeils et innombrables y répandaient leurs parfums. L'air était rempli des vapeurs balsamiques des aromates. Le plaisir y coulait avec les ruisseaux, il voltigeait encore sur les ailes badines d'une foule de zéphyr occupés à folâtrer sur le sein émaillé de la délicieuse Flore. -Les accords insinuans de la Mollesse et de la Volupté résonnaient tendrement dans des bosquets, où la tourt{??}erelle et la colombe roucoullaient pour empêcher qu'on n'entendît les pas du mystère, et les soupirs de l'Amour heureux. Tous ces +Les accords insinuans de la Mollesse et de la Volupté résonnaient tendrement dans des bosquets, où la tourterelle et la colombe roucoullaient pour empêcher qu'on n'entendît les pas du mystère, et les soupirs de l'Amour heureux. Tous ces charmes étaient repetés d'une manière encore plus touchante sous un berceau de myrtes que les rayons du soleil n'avaient jamais percé. On y voyait sur-tout croître la brillante anémone, symbole du malheur, et de la métamorphose du bel Adonis, que Vénus avait tant aimé, dont la mort tragique lui avait coûté tant de larmes. Il y naissait dans un bassin de cristal une source de liqueurs parfumées: des bains purs, des lits de roses, toutes les productions de la Mollesse et de la Volupté s'y trouvaient réunies: elles-mêmes y soufflaient sans cesse @@ -116,7 +116,7 @@ Les chefs de l'armée se consolaient de cette perte, par l'espoir de remporter u paraître une troupe choisie des plus braves soldats, vieillis sous le poids des armes, accoutumés depuis long-temps à lutter contre le destin. Tous ces guerriers s'avançaient pleins de confiance. Les plus puissant des Dieux, disaient-ils, ont dédaigné les Hécatombes qu'on vient de leur immoler. Mais il est une divinité que nous servons fidellement, qui jamais ne fut insensible à nos vœux. C'est elle qui soutient le glaive dans nos bras invincibles, qui porte devant nous la terreur et la mort: Sa protection assurée cesserait-elle aujourd'hui de couronner nos vœux? -En parlant ainsi ces braves parcouraient les campagnes, portant à{??} la main leurs glaives étincelant. Au son redoublé des instrument belliqueux, ils appellent Bellone; ils courent vers ses autels teindre leur +En parlant ainsi ces braves parcouraient les campagnes, portant à la main leurs glaives étincelant. Au son redoublé des instrument belliqueux, ils appellent Bellone; ils courent vers ses autels teindre leur épée du sang des animaux consacrés à la déesse. Par les cris les plus perçant, par d'horribles imprécations, ils la conjurent de leur rendre Periphas, ce prince si digne de ses regards, si animé de sa divine ardeur. Bellone entendit ces vœux, elle était prête à les exaucer: elle se rendit même visible dans les airs. De-là ayant porté les yeux sur le séjour où Periphas avait été transporté, elle l'aperçut languissant sous des myrtes, glorieux de ses chaînes, couronné de roses, inondé de parfums, vil esclave de la Volupté: à cet aspect elle détourna les yeux avec mépris, disparut aussi-tôt. Ce dernier présage mit le comble à la douleur des Phocéens. @@ -133,14 +133,14 @@ de cette guerre seront vains, et le traité conclu par l'art de vos ennemis rest prévu, les mêmes que vos conseils et vos efforts ont voulu éviter, quels moyens n'aurez-vous pas de vous élever sur les ruines de Grantor, de rendre suspecte jusqu'à sa fidélité? eh! qu'y-a-t-il à ménager quand il s'agit de perdre un concurrent? que ne doit-on point oser Cheron, que ne doit-il pas faire pour détruire dans tous les cœurs la frivole témérité de braver un ministre tel que lui? Le conseil fut agréable à Cheron; si son âme éprouva quelque trouble ce fut par le regret qu'il sentit de n'avoir pas conçu lui-même chacune -de ces idées. Il les saisit avec transport. Plein de ces cruelles pensées, i{??} appelle un des officiers de sa maison dont il avait plusieurs fois mis la scéleratesse à l'épreuve; ô Phakar! lui dit-il, toi qui veilles sous mes ordres aux intérêts de +de ces idées. Il les saisit avec transport. Plein de ces cruelles pensées, il appelle un des officiers de sa maison dont il avait plusieurs fois mis la scéleratesse à l'épreuve; ô Phakar! lui dit-il, toi qui veilles sous mes ordres aux intérêts de ma fortune, sauras-tu te rendre digne des emplois glorieux dont je veux à l'avenir récompenser ton zèle. Tu sais de quels biens mes liberalités ont comblé tes services. Leur prix n'est rien auprès des trésors dont tu pourras t'enyvrer. Mais il faut en ce jour redoubler de zèle et de sidélité. Désormais tu traiteras avec les princes: par une commission secrète, je vais essayer tes talents. Rends toi en Attique, dérobe ici ta marche à tous les yeux: à Athenes tu déguiseras ton nom, tu demanderas à rendre compte au roi Erectée d'affaires importantes. Dès que tu seras seul-à-seul avec lui, afin qu'il puisse prendre confiance en tes discours tu lui montreras l'anneau que je vais te donner; c'est le même que j'ai reçu en présent de la part de ce roi. Tu l'instruiras ensuite d'une conspiration formée contre sa personne, par Periphas et par Ociroé. Tu désigneras Grantor comme l'appui du complot; tu insisteras sur l'absence de Periphas pour assurer qu'il est allé dans le secret liguer d'autres princes dans son complot; tu lui persuaderas bien, qu'après avoir tout tenté pour maintenir la paix dans la Grece, je n'ai plus connu d'autre moyen de prévenir les plus horribles révolutions, qu'en l'avertissant d'exiger du roi mon maître la rupture de son traité avec la reine des Locriens, et le -banniss{??}ement de Periphas. Adieu, Phakar! j'ai tout dit. Souviens toi de ce +bannissement de Periphas. Adieu, Phakar! j'ai tout dit. Souviens toi de ce que tu dois à ton maître. Songe à tout ce que peut en espérer ton zèle. Phakar enflammé par ce discours partit pour obéir. La mère qui retourne à son nid apaiser les clameurs de ses petits, pressés de nourriture vole avec moins de joie, que Phakar en ressentait de l'espoir de trahir sa patrie et son roi. Déjà il méditait de servir Cheron au-delà même de ses désirs. Les ténèbres de la nuit la plus sombre présiderent à cette marche odieuse; pour l'accélerer, l'Envie transporta Phakar sur ses ailes; il se trouva à Athenes au lever d'Erectée, remplit sa @@ -181,7 +181,7 @@ de ses progrès rapides, de sa puissance cruelle et souveraine. Quel étais-tu grandes publiaient ta gloire dans l'univers, l'élevaient même jusqu'au trône des Dieux, la leur rendaient plus délectable que le parfum de l'encens exquis offert par des mains pures? quel opprobre un seul instant a-t-il fait succéder à tant d'éclat? rappelle à ton esprit de combien de faiblesses a été témoin le berceau corrupteur d'où vient de t'arracher ma clémence? quels serments injurieux aux Dieux, outrageans pour toi-même ne t'a point dicté la déesse perfide dont tu portais les chaînes? quels sacrifices n'exigeait-elle pas de ton -rang, de tes vertus, de ta gloire? que coûtait-il à ton cœur pour les faire? dis moi où sont ces soldats que tu as rassemblé dans un camp: et cette reine infortunée dont tu trahis{??} la confiance et l'espoir, qu'est - elle devenue? ah! n'as - +rang, de tes vertus, de ta gloire? que coûtait-il à ton cœur pour les faire? dis moi où sont ces soldats que tu as rassemblé dans un camp: et cette reine infortunée dont tu trahis la confiance et l'espoir, qu'est - elle devenue? ah! n'as - tu pas même craint que le souvenir de ces objets vînt troubler tes plaisirs? toi l'âme et le chef de la plus haute entreprise, tu l'abandonnois donc avec réflexion, car tu n'ignorais pas que là où le chef ne préside point par le conseil et par l'exemple, tout s'évanouit nécessairement, tout doit tourner en désordre. Quel état vil pour un prince dont tous les mouvement doivent être relatifs à la dignité d'une couronne, de s'endormir lâchement dans les bras de la Mollesse! de quel front irais-tu courir aujourd'hui les hazards belliqueux? des membres énervés sont-ils @@ -199,7 +199,7 @@ Sagesse, il les fait inspirer par la déesse coéternelle avec lui, par Minerve quelques rayons de la lumière immortelle. Au tour de son trône inébranlable, tous les autres Dieux pénétrés de sa majesté ne trouvent qu'en lui seul leur bonheur, ne sont que les instrument de sa puissance. C'est par lui que Junon règne dans les airs, Neptune sur les eaux, Pluton dans les enfers, Vulcain dans l'élement du feu, Mars dans la guerre, Eole sur les vents, Cérès et Bacchus dans les campagnes cultivées, Diane dans les forêts. C'est de lui seul dont Thémis tient le droit des balances et du glaive, Mercure cette agilité qui lui fait parcourir dans un clin-d'œil l'immense -étendue qui sépare les poles opposés. Ce n'est que par Jupiter que je gouverne cet astre glorieux qui semble être le Dieu du monde, je {??}ens de lui le don précieux de l'éloquence qui me fait régner sur les cœurs: et tous ces dons, tous ces +étendue qui sépare les poles opposés. Ce n'est que par Jupiter que je gouverne cet astre glorieux qui semble être le Dieu du monde, je sens de lui le don précieux de l'éloquence qui me fait régner sur les cœurs: et tous ces dons, tous ces divers degrés de gloire, le roi de l'Olympe les réunit en lui à un degré bien plus parfait et bien plus éminent. C'est de la perfection de sa justice d'où découlent, par une dépendance nécessaire, les règles absolues et éternelles, de cette morale personnelle, qui doit toujours engager chaque mortel à se rendre semblable aux Dieux, et de cette morale @@ -223,13 +223,13 @@ impitoyablement repoussé par le farouche nautonier, y chargeait d'imprécations mollesse et que volupté, était alors en butte aux cruels outrages des morts qui avaient vécu sous son règne: Te voilà donc, s'écriaient-ils, prince lâche et effeminé qui abandonnant tes peuples et ton empire, n'a sçuregner que dans les festins et dans les plaisirs! où sont tes parfums, où sont tes banquets, où sont tes courtisannes? Ces plaisirs dont tu t'enyvrois aux dépens de notre substance la plus pure, ces flateurs rampant, ces ministres de tes débauches, où sont-ils? tu apprenti donc aujourd'hui qu'il est des Dieux vengeurs, que tu n'étais qu'un -faible mortel comme nous. Mais puissent-ils ce justes Dieux te faire ressentir leur puissance, et leur courroux dans des tourments encore plus horribles! puissent-ils te faire supporter les peines des crimes où nous a entraîné l'exemp{??} de tes -mœurs co{??}rompues? puissent tes entrailles qui toujours furent endurcies sur nos maux, être dévorées de feux, dont la cruauté les déchire, sans jamais les consumer! -Tout-à-coup les portes de l'abîme s'ouvrirent en frémissant {??} leurs gonds antiques. L'Erébe entier retentit de leur affreux mugissement. -Le monstrueux Cerbere parut, herissant les couleuvres dont sa tête est coëffée. Auprès de lui la pâle {??}Mort, la Discorde menaçante, l'implacable Envie, le Désespoir teint de sang, les Furies courroucées faisaient la garde du Tartare. Plus loin +faible mortel comme nous. Mais puissent-ils ce justes Dieux te faire ressentir leur puissance, et leur courroux dans des tourments encore plus horribles! puissent-ils te faire supporter les peines des crimes où nous a entraîné l'exemple de tes +mœurs corrompues? puissent tes entrailles qui toujours furent endurcies sur nos maux, être dévorées de feux, dont la cruauté les déchire, sans jamais les consumer! +Tout-à-coup les portes de l'abîme s'ouvrirent en frémissant leurs gonds antiques. L'Erébe entier retentit de leur affreux mugissement. +Le monstrueux Cerbere parut, herissant les couleuvres dont sa tête est coëffée. Auprès de lui la pâle Mort, la Discorde menaçante, l'implacable Envie, le Désespoir teint de sang, les Furies courroucées faisaient la garde du Tartare. Plus loin l'ambitieux Typhon mordant la poussière, était accablé sous le poids d'un rocher inébranlable. Le téméraire Ixion lié avec des serpent sur une roue qui tournait sans cesse, portait la peine de son amour audacieuse. L'impie, le parricide Tantale, -et tous les sacrilèges qui comme lui avaient douté de la puissance des Dieux, ou attenté à la personne des princes, étaient à jamais condamnés aux supplices dévorant de la faim et de la soif. Les homicides{??} souillés de sang répandu par le -f{??} par le poison, par le vol, ou même par le simple refus des secours +et tous les sacrilèges qui comme lui avaient douté de la puissance des Dieux, ou attenté à la personne des princes, étaient à jamais condamnés aux supplices dévorant de la faim et de la soif. Les homicides souillés de sang répandu par le +fer par le poison, par le vol, ou même par le simple refus des secours exigés par l'humanité, tous ceux-là ressentaient également l'impitoyable fléau des Eumenides. Les traitres à la patrie, les fourbes, les calomniateurs, les citoyens lâches qui avaient fui devant l'ennemi, les adulateurs étaient entortillés de serpent acharnés à dévorer leur sein toujours renaissant. On voyait aussi des hommes errant repoussés çà et là, livrés à la merci de la rage de tous les autres habitars du Tartare; c'étaient les prêtres inhumains, les prêtres orgeuilleux, les prêtres remuant, les prêtres sensueis. Mais quel est ce lac de soufre et de bitume, dont la surface est couverte des marques de dignité les plus respectées sur la terre? quels sont ces hommes qui nagent dans cet océan de feux liquides? quoi ce sont les @@ -248,7 +248,7 @@ l'application aux devoirs d'état, et les vertus qui les ont remplis. A la consideration de ces merveilles, Periphas semblait partager le bonheur des ombres fortunées. Tout son corps ranimé sentait la puissance divine lui communiquer une force étrange. Son âme éprise de cette joie douce et consolante qui naît de la sagesse, éprouvait combien elle est préferable à la joie furieuse et emportée, où entraine la passion de l'amour, son front rougissait du souvenir de ses faiblesses. Touché de ce sentiment Apollon lui dit: Ce que l'œil des mortels ne peut découvrir, ce que l'esprit humain n'a jamais conçu, tu viens, ô Periphas! de le voir et de le comprendre. Par cette faveur, juge des desseins du ciel sur toi. Oui, je les vois marqués dans le livre suprême. Leur -accomplissement dépendra de tes soins, et cet accomplissement sera entier, si par l'éclat des vertus les plus solides tu te montres si grand, que la splendeur même de la couronne ne puisse rien ajouter à ta gloire. Déjà un gén{??} bienfaisant, +accomplissement dépendra de tes soins, et cet accomplissement sera entier, si par l'éclat des vertus les plus solides tu te montres si grand, que la splendeur même de la couronne ne puisse rien ajouter à ta gloire. Déjà un génie bienfaisant, déjà un de mes prophetes te l'ont annoncée cette couronne. Hélas! elle semble presque commencer à fuir la tête d'Erectée, pour s'approcher de la tienne. Que j'aime à prévoir les douceurs et l'éclat de ce règne? en toi les Atheniens croiront voir revivre la personne de Cécrops. Ton em pire s'étendra sur tous les cœurs, tu leur paroîtras un Dieu descendu de l'Olympe pour les gouverner. A tes pieds tes peuples se prosterneront l'encensoir à la main. Mais garde toi d'accepter des honneurs qui n'appartiennent qu'aux immortels. Jupiter le plus jaloux des @@ -262,8 +262,8 @@ aux princes la folle passion d'un despotisme absolu, les Atheniens se lasseront de voir sur le trône de nouveaux tyrans fera dégénerer la monarchie en état républicain. A la place des rois on créera un Archonte, qui sera tenu de rendre compte au peuple de l'état des affaires, et de prendre son avis dans les occasions importantes. Treize de ces chefs jouiront successivement de la presséance à perpétuité. Pendant le gouvernement du dernier naîtra sous le vétement roux d'une Louve qui l'allaitera, un mortel que la protection de son père rendra célèbre dans tous les Siècles. Une ville s'élevera par ses soins, dont la gloire n'aura -point de fin. L'univers entier en recevra les lois avec étonnement, dès les premiers lustres de sa fondation. Alors le goût d'inconstan{??}e bornera l'autorité des chefs de l'Attique à deux fois cinq ans. Ensuite ils seront renouvellés tous les ans. -Bien - tôt cette puissance limitée donnant lieu à toutes les fureurs de la discorde, ne pourra c{??} tenir des esprits remuant. On ne s'accordera plus sur les principes du gouvernement, les guerres mêrne de religion diviseront la république. {??}s +point de fin. L'univers entier en recevra les lois avec étonnement, dès les premiers lustres de sa fondation. Alors le goût d'inconstace bornera l'autorité des chefs de l'Attique à deux fois cinq ans. Ensuite ils seront renouvellés tous les ans. +Bien - tôt cette puissance limitée donnant lieu à toutes les fureurs de la discorde, ne pourra contenir des esprits remuant. On ne s'accordera plus sur les principes du gouvernement, les guerres mêrne de religion diviseront la république. Dès cette époque son histoire ne sera plus qu'une suite des révolutions les plus contraires, contre lesquelles Athenes n'évitera sa ruine que par la sagesse de ses philosophes, et les talents de ses artistes. Tels sont les arrêts du destin, ajouta Apollon, il est temps que je te rende aux Phocéens qui ne cessent de m'invoquer pour obtenir de moi ton retour. Il te reste encore des épreuves à essuyer, tu vas te trouver en butte aux coups de la fortune. Soutiens-les avec fermeté. Par la fierté de ton âme sois toujours superieur aux complots des ennemis de ta gloire. @@ -272,7 +272,7 @@ jalouse qui l'avait transporté dans un séjour dont Apollon seul avait pu rompr partit à l'instant pour aller en faire la revûe. LIVRE NEUVIÉME. LE roi charmé du bon ordre de son armée, était encore plus satisfait d'avoir remarqué dans ses troupes la passion des combats. Il se félicitait avec ses courtisans de la détermination qu'il avait prise. En lui-même, il se reprochait presque -d'avoir connu trop tard le prix d'une si belle action. Le bonhe{??} qu'on ressent lorsqu'on a lieu d'être content de soi pénétrait son âme; et cette douceur lui était encore plus sensible par l'espérance de la voir croître bien-tôt par les succès. +d'avoir connu trop tard le prix d'une si belle action. Le bonheur qu'on ressent lorsqu'on a lieu d'être content de soi pénétrait son âme; et cette douceur lui était encore plus sensible par l'espérance de la voir croître bien-tôt par les succès. Mais la continuité des jours heureux n'est pas faite pour les rois. Trop de gens les entourent, trop de sujets leur sont nécessaires, trop de méchant appuyent leur fortune sur l'art de les tromper: et un seul traître revétu de quelque autorité suffit pour détruire les projets du plus grand roi, pour bouleverser l'empire. C'est ainsi que l'a ordonné le destin: c'est ainsi que les Dieux se plaisent à rappeler aux mortels, qu'en assemblant sur un seul homme tout ce qu'on nomme grandeur, puissance, dignités, on ne fait qu'augmenter sa dépendance, l'assujettir à plus de dangers. Tel le pin superbe qui nourri sur le sommet d'une haute montagne, porte sa tête jusqu'aux nues, est @@ -298,7 +298,7 @@ point à me persuader des intrigues, qui ne sont que la fable de quelques esprit Sa cour. Il va vous y suivre, il y arrivera revêtu de la qualité de mon ambassadeur, il portera mes réponses avec plus de détail. Jusqu'à son retour les Atheniens qui sont dans mon camp me serviront d'otages. Il dit, et piquant son cheval, chacun doubla le pas pour l'entourer ou pour le suivre. Il fit approcher son armée des frontières, et la plaça dans un poste que la nature avait pris plaisir de fortifier, et de mettre à l'abri de la Surprise. Ensuite ayant rassemblé ses ministres et les chefs de l'armée, il leur apprit la cause de la députation -d'Athenes, et les dit{??}ositions d'Erectée. L'impress{??}iste de cette nouvelle s'exprima sur tous les visages. Cheron affectait une consternation profonde. Periphas conserva sur son front cette serenité tranquille, qui, fondée sur les hautes +d'Athenes, et les dipositions d'Erectée. L'impressiste de cette nouvelle s'exprima sur tous les visages. Cheron affectait une consternation profonde. Periphas conserva sur son front cette serenité tranquille, qui, fondée sur les hautes vertus, semble n'avoir rien à craindre des hommes. Dans ces circonstances, dit le roi, il convient de suspendre les operations militaires. Je persiste dans le dessein de les suivre avec vigueur. Mais je veux éviter d'avoir Athenes à combattre. C'est à vous, ajouta-t-il, en adressant la parole à Periphas, à concilier les choses de manière que mes intentions puissent être remplies. Allez à Erectée, dissipez de son esprit les noirs soupçons que la cruelle Envie a formés. Traitez avec lui mes intérêts et les vôtres. Traitez-les avec @@ -317,7 +317,7 @@ Services nécessaires. Vos intérêts sont chers au roi de Phocide. Pour moi vot d'autres charmes: une couronne achetée aux dépens du repos et de la paix des peuples n'a point d'attraits qui me séduisent: jamais on ne me verra monter sur le trône, avant que la voix des Dieux et des peuples aient concouru pour m'y élever. C'est par de telles vertus que je me suis annoncé en Phocide: c'est par-là que j'ai su mériter les bontés du prince qui la gouverne. Loin de moi ces vils complots, ces brigues sourdes qui sembleraient me mettre au niveau des usurpateurs et des tyrans. -Pardonnez, ô Erectée! cette apologie de moi-même. Vous m'eussiez évité ce qu'elle à{??} de pénible, si vous m'aviez jugé par mes actions. Vous m'avez imposé le devoir de la faire, dès que vous avez su me soupçonner. Souffrez donc que je vous le +Pardonnez, ô Erectée! cette apologie de moi-même. Vous m'eussiez évité ce qu'elle a de pénible, si vous m'aviez jugé par mes actions. Vous m'avez imposé le devoir de la faire, dès que vous avez su me soupçonner. Souffrez donc que je vous le demande en présence de vos peuples: Quels sont-ils ces audacieux dont la bouche écumante exhale le venin de la discorde? quels sont les témeraires qui m'imputans des brigues sourdes répandent le trouble dans votre cœur? assurément Athenes ne les a point enfantés: elle a trop de vertus pour produire des citoyens experimentés dans l'art des enfers. Dans des terres où la source du bonheur remonte au sang qui coule dans mes veines, où tout doit respirer l'amour et la véneration de mon nom; où vous ne régnez vous-même, ô Erectée! que par la @@ -325,7 +325,7 @@ Sagesse, et par le génie de Cécrops qui a fondé la monarchie, qui a élevé l bon roi; et cet attentat quand j'aurois pu le former, par quel artifice persuadeton que Phocus l'appuie, que le plus sage des rois veut le seconder? Prince des Atheniens! ne pensez pas que si la passion de votre sceptre m'avait dicté le projet de vous l'arracher, j'eus à rougir de vous en faire l'aveu, j'eus la faiblesse de le dissimuler. Les droits de ma naissance ne sont - ils donc pas un titre assez sacré pour me faire prétendre sans crime à la couronne de l'Attique? si par sa lâcheté le petit-fils de Cécrops s'est laissé -dépouiller de son trône, la vigueur de son descendant pourrait bien recouvrer l'heritage de ses pères, et ses vertus l'y maintenir. Mais vous régnez sous les auspices de Miner{??}, par le choix des Atheniens, et pour leur félicité: vouloir +dépouiller de son trône, la vigueur de son descendant pourrait bien recouvrer l'heritage de ses pères, et ses vertus l'y maintenir. Mais vous régnez sous les auspices de Minerve, par le choix des Atheniens, et pour leur félicité: vouloir interrompre un si bel ordre, ce serait à mon avis un attentat contre les Dieux et contre les hommes. Recevez-donc en signe de paix et d'alliance l'olivier que je vous offre. Le Dieu du jour m'est témoin de la sincerité des intentions de Phocus, et de la fidélité des miennes. J'en jure par Minerve déesse de l'Attique, par la divinité liberale qui fait fleurir vos campagnes, et dont le culte doit nous être également précieux. Après de tels serments, si vous n'en croyez pas à l'amitié de Phocus, si vous esperez lui imposer des lois en maître, si je continue d'exciter vos @@ -389,7 +389,7 @@ quelque illustre qu'il fût ne pouvait y prétendre. Periphas qui ne perdait auc qualité de descendant de Cécrops lui parut le meilleur titre à faire valoir auprès des Prêtres de Cérès, pour obtenir le privilège des citoyens. Il le fit et détermina ainsi en sa faveur l'exception de la loi. Aussi-tôt, selon la règle prescrite pour les aspirant aux mystères, Periphas fut conduit sur les bords de l'Ilisse, et purifié dans les eaux de ce fleuve. De - là passant dans les mains des Eumolpides, prêtres de Cérès, ils prirent soin de -l'instruire de la doctrine sacrée des grands mystères. En même temps aussi on faisait des prières, on offrait des sacrifices: ensuite on marchait solennellement an{??} temple à l'heure qui précéde la première du jour. Le temple n'était point éclairé. +l'instruire de la doctrine sacrée des grands mystères. En même temps aussi on faisait des prières, on offrait des sacrifices: ensuite on marchait solennellement au temple à l'heure qui précéde la première du jour. Le temple n'était point éclairé. Il était rigoureusement défendu d'y parler à personne, et d'y faire aucun bruit. Dans l'horreur des ténèbres et du silence, Periphas attendait les ordres des Eumolpides, quand un grand éclat de lumière se répandit dans le temple. C'était la déesse Cérès qui brillante de la splendeur de l'Olympe arrivait dans son temple sur un nuage lumineux. Elle manifesta sa gloire pendant quelques instants; cent cris @@ -397,19 +397,19 @@ de joie lui rendirent hommage: des vœux pleins de zèle et de confiance lui fur le temple de leurs voiles sombres. L'horreur en fut augmentée par de grands bruits qui imitaient le tonnerre. Les colonnes du temple en furent ébranlées, la terre parut s'entre'ouvrir, une foule de spectres passèrent et repasserent aux yeux de l'assemblée. On eût dit que toutes les ombres du noir Tartare se rassemblaient pour imprimer l'effroi dans l'âme des assistant. Elles s'évanouissaient à peine, quand des mugissement terribles annoncèrent un Lion qui sortit du milieu de l'autel. Cet animal fier portait sur sa tête une couronne d'or. Il -S'avance à pas majestueux vers Periphas, laisse tomber sa couronne au{??}x pieds du prince, et prononçant des sons qui décelerent sa métamorphose, la voûte retentit de ces paroles: Atheniens! reconnoissés les droits de mon sang: rendés hommage -a{??}u prince qui regnera sur vous; par ses vertus, et par ses bienfaits il égalera ma gloire. A cesmots, et sous cette forme Periphas reconnaît Cécrops son ancêtre; il se presse de le serrer dans ses bras; mais ce n'était qu'une ombre qui +S'avance à pas majestueux vers Periphas, laisse tomber sa couronne aux pieds du prince, et prononçant des sons qui décelerent sa métamorphose, la voûte retentit de ces paroles: Atheniens! reconnoissés les droits de mon sang: rendés hommage +au prince qui regnera sur vous; par ses vertus, et par ses bienfaits il égalera ma gloire. A cesmots, et sous cette forme Periphas reconnaît Cécrops son ancêtre; il se presse de le serrer dans ses bras; mais ce n'était qu'une ombre qui S'échappa à ses efforts, qui s'envola dans les airs; semblable à la fumée de l'encens qui va se perdre dans les cieux. Au milieu du ravissement causé par cette vision, un Eumolpide alluma son flambeau, conduisit Periphas au bas de l'autel. Un heraut les accompagnait, il prononça à haute voix des paroles mysterieuses. L'Hyerophante, grand sacrificateur, revétu -d'une robe longue de plusieurs couleurs prit la parole à son tour; il adressa à Periphas une pieuse harangue, lui fit jurer ensuite de garder inviolablement{??} le secret des mystères. Le serment prononcé, Periphas entra dans le cercle des adjoints +d'une robe longue de plusieurs couleurs prit la parole à son tour; il adressa à Periphas une pieuse harangue, lui fit jurer ensuite de garder inviolablement le secret des mystères. Le serment prononcé, Periphas entra dans le cercle des adjoints de l'Hyerophante, et des ministres de la déesse; ils firent ensemble de nouvelles prières, et ils immolerent cent de ces animaux dont un peuple errant continue de s'interdire l'usage. Il fallait remplir toutes ces cérémonies avec la plus grande exactitude, et c'était ce qu'on appelait être initié dans les mystères. Lorsqu'on l'était une fois le temple s'ouvrait au concours des citoyens. L'Hyerophante commençait la fête par le chant d'un hymne en l'honneur de Cérès. Les quatre premiers jours se passaient en sacrifices, et sur l'autel de la déesse étaient entassés toutes sortes de fruits précoces, qu'on lui portait en offrande. Vers la fin du quatrième jour était indiquée la procession de la corbeille sacrée. Un char traîné par des bœufs transportait cette corbeille. Les femmes d'Athenes les plus notables l'entouraient respectueusement. Sous un voile de pourpre elles portoient elles-mêmes d'autres corbeilles mysterieuses. Les ministres, les initiés, le peuple suivaient, et d'un pas lent et respectueux ils parcouraient la ville. La nuit d'après, en mémoire -de la tendresse de Cérès qui, à la{??} lueur d'un flambeau allumé dans les fournaises du mont Ethna, avait erré long-temps pour chercher Proserpine sa fille que Pluton avait transportée aux enfers, on parcourut de nouveau les rues d'Athenes à la +de la tendresse de Cérès qui, à la lueur d'un flambeau allumé dans les fournaises du mont Ethna, avait erré long-temps pour chercher Proserpine sa fille que Pluton avait transportée aux enfers, on parcourut de nouveau les rues d'Athenes à la clarté des flambeaux. Un grand vent s'étant élevé les éteignit tous. Le seul flambeau de Periphas conserva sa lumière. Ce fut en sa faveur l'augure le plus heureux. La nouvelle en fut aussi-tôt portée au roi. On lui dit que les Dieux avaient parlé, que Periphas était ami d'Athenes, et qu'il en serait la lumière. Le lendemain on se rassembla au Ceramique*. On se rangea sur plusieurs lignes, on prit la route d'Eleusis. La statue du fils de Sémélé couronné de pampres était portée à leur tête. Les @@ -433,11 +433,11 @@ Touchés de l'état de leur maître, les sénateurs crurent sans offenser les Di faire qui portât aucune atteinte à la haute opinion de son équité. Il n'était pas moins jaloux de la réputation du roi; et les dispositions de ce roi n'annonçaient rien qui répondît à ce qu'on avait droit d'exiger de sa dignité. La politique des Sénateurs dicta le moyen le plus propre à rassurer leur prince. On gagne un des prêtres de Minerve, on le fait cacher dans l'intérieur de la statue colossale de cette déesse, placée au centre du palais de Thémis, où s'assemblait le sénat. On prescrit au prêtre le discours qu'il aura à tenir: ensuite on invite le roi de se rendre -à l'Aréopage: il y vient les yeux é{??}garés, le dépit sur le front, le désordre dans l'âme. Les sénateurs l'entourent; le plus ancien prend la parole: +à l'Aréopage: il y vient les yeux égarés, le dépit sur le front, le désordre dans l'âme. Les sénateurs l'entourent; le plus ancien prend la parole: L'ambassadeur de Phocide, dit-il, demande de retourner auprès du roi son maître. Peut-être même a-t-il dû juger indigne de nous de l'avoir jusqu'à présent retenu dans Athenes. En vain en observant ses démarches, en examinant ses actions, nous Sommes nous étudiés à en trouver quelqu'une de repréhensible. Le fruit de nos recherches a été la honte d'avoir pu le soupçonner. Aussi agréable aux Dieux, qu'il l'est aux hommes, Periphas fait nous imposer la loi de nous confier à ses vertus. Eh! qu'oserionsnous alléguer de nouveau pour le retenir encore? faudra-t-il que l'Aréopage se déshonore dans des circonstances où rien n'est moins nécessaire -que l'étendue de ses lumières, où le peuple le plus simple aurait déjà prononcé, se serait plu dès le premier instant à annoncer de l'équité. Cette compagnie n'est-elle d{??}c plus l'élite des génies du premier ordre que Minerve elle-même inspire, +que l'étendue de ses lumières, où le peuple le plus simple aurait déjà prononcé, se serait plu dès le premier instant à annoncer de l'équité. Cette compagnie n'est-elle donc plus l'élite des génies du premier ordre que Minerve elle-même inspire, devant qui le mensonge et la vérité n'ont jamais pu se confondre? la réputation d'un état est le bien le plus précieux à conserver. Elle dépend sur-tout des qualités du maître, des lumières et de la sagesse de son conseil. Conservons-la cette réputation éclatante qui donne à nos décisions le même prix dont on estime les oracles du roi des immortels. Que le soleil en se couchant ne revoye plus Periphas sur nos terres: qu'il marche dès ce jour vers le roi son maître, satisfait de ses succès dans notre cour, brûlant du désir de confirmer tous les peuples dans l'idée que @@ -458,10 +458,10 @@ L'Aréopagite qui avait déjà parlé, s'écria: Quels vœux, quels sacrifices, elle l'éclaire lui-même. Puisse son inspiration se rendre toujours sensible à ce maître si cher à nos cœurs! pour la mériter à nous et à nos neveux cette inspiration divine, empressons-nous de déferer à l'oracle qui vient d'éclaircir tous les doutes. En dissipant les soupçons d'Erectée, Minerve nous indique ce que nous devons à Periphas, ce que nous devons au roi son maître. Dès que les Dieux ont parlé, repartit Erectée d'un ton mal assuré, les rois doivent obéir. Qu'on avertisse l'ambassadeur de Phocide. A ces mots, Periphas fut introduit à l'Aréopage. Le roi lui dit: La vaine fierté n'aurait pas dû s'attendre de -réussir a{??} rès de mon trône. Des menaces orgueilleuses et témeraires ne meritaient{??} ici que le châtiment et l'ignominie. L'oubli de vos erreurs, ô Periphas! est déterminé par mon sénat, par ma clémence, par mon opinion pour le roi votre +réussir auprès de mon trône. Des menaces orgueilleuses et témeraires ne meritaient ici que le châtiment et l'ignominie. L'oubli de vos erreurs, ô Periphas! est déterminé par mon sénat, par ma clémence, par mon opinion pour le roi votre maître, par les Dieux qui m'annoncent l'innocence de son cœur. Retournez auprès de lui: comblez-le de mes vœux. Qu'il ne craigne rien de mes armes: fidèle aux sentiment de l'amitié que je lui porte, je lui suis garant aussi de l'attachement de mon Sénat, et du respect de mes peuples. -Ce qu'il y avait de choquant dans la réponse d'Erectée, Periphas affecta de le dissimuler. Il avait le droit de le faire après avoir acquis tant de gloire à Athenes, après y avoir interessé si vivement en,{??} sa faveur, et les grands et le +Ce qu'il y avait de choquant dans la réponse d'Erectée, Periphas affecta de le dissimuler. Il avait le droit de le faire après avoir acquis tant de gloire à Athenes, après y avoir interessé si vivement en sa faveur, et les grands et le peuple. Les intérêts de la Phocide exigaient sur-tout qu'il sacrifiât le ressentiment d'une injure personnelle au principal objet de son ambassade. Rappellant encore à son souvenir quel préjudice avait porté aux armes Phocéennes son évasion avec Vénus; jugeant par-là des inconvéniens qui pouvaient naître du moindre délai, il prit aussi-tôt congé du roi et du sénat. Il partit en diligence pour se rendre au camp de Phocus. Il était temps que Periphas arrivât. Un plus long séjour à Athenes eût ruiné ses projets. Déjà Cheron avait séduit en Phocide plusieurs @@ -501,7 +501,7 @@ détourné les progrès de cette iniquité. En redoublant de confiance envers Pe aussi-tôt, et de la faire avancer jusqu'à la fin du jour, afin qu'elle arrivât à peu près en présence des Locriens. Periphas précéda avec sa troupe, et fut à la découverte de l'ennemi. Cependant le roi d'Athenes était déjà replongé dans ses premières alarmes. La nuit qui succédait au départ de l'ambassadeur Phocéen, renouvela dans le cœur d'Erectée les inquiétudes les plus amères. Trois fois un songe affreux s'offrit à lui: -trois fois il crut entendre une voix lugubre lui adresser ces paroles: l'Aréopage t'abuse par des prestiges. Roi infortuné!{??} tu touches à ta fin. Cette voix se tut à peine, que Periphas parut à ses yeux descendre du haut d'une colline la lance +trois fois il crut entendre une voix lugubre lui adresser ces paroles: l'Aréopage t'abuse par des prestiges. Roi infortuné! tu touches à ta fin. Cette voix se tut à peine, que Periphas parut à ses yeux descendre du haut d'une colline la lance tournée contre lui. Un moment après il vit Alconius son fils honteusement repoussé du trône où il voulait remplacer son père. Lui-même se sentit frappé d'un trident tout-à-fait semblable à celui de Neptune. Abattu par ce trident, son cadavre devenait la proie des monstres marins. Periphas montait sur le trône d'Athenes. Au premier sentiment refléchi de cette vision, Erectée se persuada qu'elle était l'effet des soupçons qui l'avaient tant agité. Frappé de la même une seconde fois, il ne put l'envisager qu'en frissonnant. Lorsqu'elle reparut pour la troisième, @@ -541,7 +541,7 @@ charger de sa défense contre Vénus, malgré la crainte qu'eurent toujours les bienfaisant: l'enfer a déchaîné ses furies contre Periphas. L'Envie, la Trahison, la Vengeance le menacent; elles appellent la mort à leur suite, se chargent d'aiguiser sa faulx tranchante, de guider ses coups. Sous leurs pas s'élève une poussière plus infectée que les exhalaisons du Cocyte. Attristées d'éclairer leur marche, les étoiles les plus brillantes pâlissent à la vue de cette troupe infernale. La nature elle-même n'aura-t-elle pas horreur de renfermer tant de monstres? Les élemens ne vont-ils pas se confondre? ô Apollon! la foi de tes oracles m'abandonne: avec des vertus éclatantes et inébranlables, on ne règne point sur la terre. Le cruel destin en a -abandonné l'empire aux méchant. Que deviendra le héros formé par tes mains divines? que pourrais-je augurer de consolant? ou plutôt q{??} ne dois - je pas appréhender? +abandonné l'empire aux méchant. Que deviendra le héros formé par tes mains divines? que pourrais-je augurer de consolant? ou plutôt que ne dois - je pas appréhender? Mais, quel mouvement me saisit? quelle inspiration me réveille de mon abattement? Mortels qui raisonnons Sur les conseils des Dieux! que nos discours sont frivoles! que nos combinaisons sont fausses! Hyperion réunit en vain tous les foudres de la guerre. En vain dans le secret de son âme, Erectée prépare-t-il des traits mortels, en apparence inévitables. Le pouvoir des furies est borné: le doigt divin a prescrit leurs limites. La vertu qui sait se raffermir dans le danger, surmonter ses écueils, trouve même ici bas sa récompense. Quoi? je tremble pour le descendant de Cécrops; je gémis @@ -565,7 +565,7 @@ plan en ces termes: O roi! dit-il, ô chefs assemblés! l'opinion que j'ai de vo Sont dictées par la prudence. Chez vous se marque à l'envi l'art consommé de la guerre. Peut-être ce grand art, en éloignant la témérité toujours compagne de l'ignorance, vous indiquera-t-il que la célerité doit agir dans cette guerre. D'abord vous voulez vous rendre maîtres de la forêt à force ouverte. Il vous en coûtera bien des hommes, mais vous réussirez. Après ce succès vous vous proposez de séduire le commandant du château dont il est indispensable de s'emparer avant de se répandre en Locrie. Personne n'est plus susceptible de corruption qu'un -Scélerat commandé par son semblable. Le prix que vous mettrez à la trahison vous en est d'avance le garant certain. Nous bloquerons ensuite le camp, sans doute pour le réduire par {??}nine, car{??} les frondeurs qui le protégent du haut de la +Scélerat commandé par son semblable. Le prix que vous mettrez à la trahison vous en est d'avance le garant certain. Nous bloquerons ensuite le camp, sans doute pour le réduire par famine, car les frondeurs qui le protégent du haut de la montagne, nous rendent les retranchement presque inaccessibles. Ce dernier plan ne doit-il pas dégoûter par les longueurs qu'il nous fera essuyer? Hyperion est fourni de provisions abondantes. Dans sa montagne sont pratiqués grand nombre d'antres Spacieux, remplis d'une prodigieuse quantité de vivres de toutes les sortes. Les Locriens ne seront donc pas sitôt gagnés par la famine. Dans cet intervalle Hyperion peut faire des sorties à propos, nous attaquer en détail, se procurer par la mer des ressources nouvelles, nous surprendre dans @@ -626,7 +626,7 @@ et mille sont tombés sous l'épée, où écrasés sous les rochers. Dans cette prouvé tout l'excès de leur rage. Il ne restait plus sur la montagne aucun frondeur Locrien. Periphas en était resté le seul maître. L'armée Phocéenne l'aperçut. L'Aigle au bec menaçant qui sortait de son casque le fit reconnaître. Tout-à-coup on sentit la terre trembler sous le poids des lourdes machines préparées pour la ruine des retranchement. Des poutres monstrueuses armées de pointes de fer précédaient les troupes de Phocide. Ces poutres poussées avec effort par des bras vigoureux, se heurtaient impétueusement contre -les barricades pour y former des breches. De sor{??} côté Periphas qui avait conduit à sa suite quelques compagnies de soldats habiles à tirer de la fronde, les faisait agir sans cesse contre les Locriens. Hyperion, comme s'il eût reçu de l'enfer la +les barricades pour y former des breches. De son côté Periphas qui avait conduit à sa suite quelques compagnies de soldats habiles à tirer de la fronde, les faisait agir sans cesse contre les Locriens. Hyperion, comme s'il eût reçu de l'enfer la faculté de tout prévoir, se portait dans tous les lieux opposait les plus grandes forces là où le danger était le plus pressant. Il fit faire face à Periphas par un corps d'Arquebusiers. Coup-sur-coup ceux-ci lançaient sur la montagne des nuées de flèches dont l'air était obscurci. A leur aide, Alcion, Porphirion, Arctophilax et Antée, Géans, chefs de l'armée Locrienne venaient regagner le poste des frondeurs, montaient avec audace à la tête des plus agiles et des plus déterminés soldats. Les Géans marchaient de front, leurs corps immenses @@ -634,8 +634,8 @@ couvraient les files de troupes dont ils étaient suivis. Ils sont arrivés à m rochers énormes qui roulent sur eux, tout au plus sont-ils forcés de reculer d'un pas. Ils n'en ont plus que deux à faire, et ils atteignent au sommet. Déjà du fer de sa lance incomparable en hauteur, Porphirion menaçait la poitrine de Periphas. Déjà il avait atteint le bouclier de ce prince, par la violence du coup, il l'avait rejeté trois fois en arrière. Periphas relevé dans un instant visait le Céant, il lui lance un pieu de fer, le trait vole avec tant d'adresse et de force, qu'il perce de part-en-part le front de Porphirion. La -cervelle en sort au milieu d'un sang noir qui jaillit comme un toi{??}-rent. Atteint de ce coup mortel, le Géant pousse un cri dont tout frémit aux environs, tombe à la renverse, le poids de son cadavre écras{??} la compagnie de soldats à qui -jusqu'alors il avait servi de bouclier. Rugissant{??} de fureur Alcion son frère n'observe +cervelle en sort au milieu d'un sang noir qui jaillit comme un torrent. Atteint de ce coup mortel, le Géant pousse un cri dont tout frémit aux environs, tombe à la renverse, le poids de son cadavre écrase la compagnie de soldats à qui +jusqu'alors il avait servi de bouclier. Rugissant de fureur Alcion son frère n'observe plus le pas de ses compagnons, il ne songe plus à la défense de sa troupe. Il s'élance sur la platte-forme. Les gardes d'Hercule lui font face, s'efforcent de lui résister. D'un seul tour de bras Alcion renverse la première ligne. Douze de ces gardes tombent à droite, un pareil nombre frappé de son cimetere expire à sa gauche. Il en est aux mains avec Hercule. Tous les deux s'observent, se visent et sont en gar le. Jupiter avait orné le front de ce jeune héros de certains traits divins qui Semblaient se rendre sensibles à Alcion. Aussi ne rougissait-il pas d'un combat singulier avec Hercule. Au lieu d'épée, le fils de Jupiter combattait avec cette massue redoutable si connue par ses exploits. Sont-ce donc-là, lui dit Alcion d'un ton @@ -651,7 +651,7 @@ les deux Géans. O Aristhous! ô brave Athenien! le Dieu du jour ton père n'a d cheveux aussi dorés que ceux du blond Phébus sont souillés du sang de ton crâne entre'ouvert. Qui sera ton vengeur? les plus braves de ta troupe sont expirés à tes côtés en s'occupant de ta défense. Periphas lui - même sans le bouclier divin qui l'a garenti des coups les plus mortels, ne verrait plus la lumière. Deux fois il a pu renverser le monstrueux Antée; mais la terre qui donna le jour à ce Géant, lui a prêté à chaque fois de nouvelles forces. Periphas, il est vrai, n'en est pas découragé. Pour la troisième fois il ébranle Antée, le couche sur le sable. Le Géant croit se relever avec encore plus de vigueur. Vain espoir! Hercule est arrivé. Aussi furieux que le serpent affamé qui poursuit un voyageur égaré, il se jette sur ce fils -monstrueux {??}e la terre, l'entortille au tour de son corps; de ses bras +monstrueux de la terre, l'entortille au tour de son corps; de ses bras nerveux lui serrant la poitrine, il lui fait vomir le sang qui l'anime, il ne le laisse retomber qu'après l'avoir privé de la respiration et de la vie. Arctophilax restait à vaincre, il faisait un carnage horrible. Plus de cent Phocéens venaient de périr sous ses coups. Il s'attendait à punir la témérité de ceux qui continuaient à le combattre. La vue d'Antée mis à mort trouble tout-à-coup le courage d'Arctophilax. Le regard terrible de Periphas et d'Hercule qui viennent à lui, jette la frayeur dans son âme. Il ne songe plus à lutter, il n'est occupé que de sa fuite. La mer lui offre un asile plus sûr que la montagne. Il s'y précipite @@ -667,16 +667,16 @@ de la mienne. Pour moi j'irai frayer un passage à la reine, et à Attamar. Il d partit. Les vents qui brisent leurs barrières s'échappent avec moins de véhémence des antres de l'Eolie. Guidés par Mars lui-même, ces princes arrivent dans le camp, se font jours à travers les bataillons les plus épais, divisent les colonnes ennemies, et portant à chaque pas la terreur et la mort, ils arrivent jusqu'aux retranchement, s'en rendent maîtres, en écartent les Locriens, font entendre leur voix à leurs amis. A cette voix les capitaines Phocéens redoublent l'attaque, ils font faire à leurs machines les derniers efforts. Attamar le premier renverse l'angle dont il avait été -tant de fois repoussé. La brèche est ouverte Déjà vingt soldats entrent de front, les autres montent à l'assaut. Le combat ne cesse point encore. Hyperion court vers la brèche: Il rencontr{??} l{??}a reine: -Elle ne pas{??}lit point à sa vue: elle se prépare à lui enfoncer dans la gorge un glaive qui n'avait point encore répandu de sang. Dieux! pourquoi votre justice ne protège - t - elle pas tant de valeur? Le tyran prévient le glaive d'Ociroé, lui-même -lui pousse sa lance dans la poitrine avec tant de force, que la pointe en fut brisée. La reine avait été garentie par sa cuirasse, mais la violence du coup la fit tomber. Tandis qu'on s'e{??} pressait de l'emporter hors du camp pour lui donner du -Secours, Hyperion joint Attamar: leurs épées se croisent, s'entre - choquent{??}, la même intrépidité s'annonce sur leur front: Periphas décida le combat. Depuis long-temps il cherchait Hyperion dans la foule. Dès qu'il l'aperçoit, du revers de son +tant de fois repoussé. La brèche est ouverte Déjà vingt soldats entrent de front, les autres montent à l'assaut. Le combat ne cesse point encore. Hyperion court vers la brèche: Il rencontre la reine: +Elle ne pâlit point à sa vue: elle se prépare à lui enfoncer dans la gorge un glaive qui n'avait point encore répandu de sang. Dieux! pourquoi votre justice ne protège - t - elle pas tant de valeur? Le tyran prévient le glaive d'Ociroé, lui-même +lui pousse sa lance dans la poitrine avec tant de force, que la pointe en fut brisée. La reine avait été garentie par sa cuirasse, mais la violence du coup la fit tomber. Tandis qu'on s'epressoit de l'emporter hors du camp pour lui donner du +Secours, Hyperion joint Attamar: leurs épées se croisent, s'entre - choquent, la même intrépidité s'annonce sur leur front: Periphas décida le combat. Depuis long-temps il cherchait Hyperion dans la foule. Dès qu'il l'aperçoit, du revers de son épée il renvoya le casque du tyran dans les airs, et de sa main assurée l'ayant saisi par la chevelure, il le fait pirouetter trois fois, et lui fit mordre aussi-tôt la poussière. Cent bras s'avançaient pour donner la mort à ce scélerat. Periphas les écarta tous. Non, non, dit-il, il lui faut une fin qui lui rappelle le souvenir de ses crimes. Qu'il soit étouffé sous un monceau de cadavres. Vas! ajouta-t-il, en portant la parole à Hyperion, vas monstre avide de sang! vas périr sans souiller nos épées. A l'instant une troupe de soldats se saisit d'Hyperion, on lui fait subir le genre de mort ordonné par Periphas. De leur côté Achille et Hercule avaient facilité la brèche. Les troupes Phocéennes entraient de toutes parts, elles ne cessaient d'égorger les Locriens qui dans leur désordre se battaient encore avec fureur. Pour -terminer cette journée sanglante on apporta la tête d'Hyperion au bon{??}t d'une lance. Phocus la vit. Alors par ses ordres, des cris de clémence retentirent. Les Locriens rendirent les armes. La victoire remit son olivier dans les mains des +terminer cette journée sanglante on apporta la tête d'Hyperion au bout d'une lance. Phocus la vit. Alors par ses ordres, des cris de clémence retentirent. Les Locriens rendirent les armes. La victoire remit son olivier dans les mains des Phocéens, en place de leur épée. LIVRE DOUZIÉME. TAndis @@ -709,11 +709,11 @@ d'Ociroé, le derobent aux yeux des spectateurs, le divisent. La voix plaintive Il restait un dernier soin à lui rendre: Periphas s'en chargea. Il receuillit les cendres d'Ociroé, les renferma dans une urne d'or, prit dans ses mains ce vase précieux, et du lieu éminent où il fut se placer, s'étant tourné vers les Locriens: Peuples infidèles! dit-il, sujets parjures! vous voyez les fruits de votre rebellion. Vous voyez le sang de vos enfants et de vos frères dont rougissent ces plaines: et ce ciel enflammé! cette verge des Furies chassées à peine de cette onceinte, et qui semble quoiqu'en s'éloignant vous ménacer encore! A des signes si frappants du courroux des Dieux, connaissez - vous quels ont été vos crimes? plaise -à leur clémence que ce courroux soit apaisé! mais cette urne qui vous accuse de nouveau, ces cendres qui sont au tribunal souverain la preuve de votre sacrilège, quel fléau les vengera? le f{??}er, la famine, la peste, tous les maux ensemble ne +à leur clémence que ce courroux soit apaisé! mais cette urne qui vous accuse de nouveau, ces cendres qui sont au tribunal souverain la preuve de votre sacrilège, quel fléau les vengera? le fer, la famine, la peste, tous les maux ensemble ne vont-ils pas de concert vous ravager? et à quelles malédictions ne doit-on pas s'attendre, quand on a osé attenter à l'image des Dieux! plus coupables, plus monstrueux que le tyran que j'ai fait périr dans l'ignominie, puisque c'est de vous qu'il a tenu ses forces et son audace, quel arrêt terrible les immortels ont-ils à décerner contre vous; vous dont le feu des enfers aurait déjà dû purger la terre? ô mère infortunées qui avez conçu dans ces jours d'horreur et d'iniquité, quel sang impur allez-vons transmettre à la posterité? ô urne que j'ai tant -arrosée de mes larmes! cendres chères et précieuses! mânes de la reine des Locriens! dans quelles mains assez dignes de vous pourrai-je vous confier? les miennes voudraient bien se réser.{??} ver un dépôt si cher: elles prendraient soin de l'orner +arrosée de mes larmes! cendres chères et précieuses! mânes de la reine des Locriens! dans quelles mains assez dignes de vous pourrai-je vous confier? les miennes voudraient bien se réserver un dépôt si cher: elles prendraient soin de l'orner d'inscriptions éclatantes qui rappelleraient à nos derniers neveux, vos vertus et vos malheurs. Je vous dois à des mains plus illustres. C'est au roi successeur de vos états qu'il appartient de vous placer dans l'endroit le plus magnifique de son palais, ou dans un des temples le plus fameux de Locrie. En passant dans ces mains augustes, ô mânes immortels! attendrissez-vous sur les maux et sur les égarement de vos peuples. Tous les jours par des tributs de véneration les principaux d'entre'eux iront vous apaiser. Dès-à-présent en faveur de ce roi, votre seul @@ -723,14 +723,14 @@ vous persuader du prix de la fidélité inalterable! puissent les douceurs de ce prix vous être plus sensibles encore par la justice du sceptre qui va vous gouverner! Periphas se tut: les Locriens fléchirent le genouil devant Phocus, prononcerent leurs serments, il fut proclamé leur roi sur le champ de bataille. Heureux l'état dont le prince se plaît à montrer une âme où préside l'humanité sacrée! tel était le caractère de Phocus. Par cette route la plus sûre, la plus glorieuse de toutes, il marchait à l'immortalité. Qu'il vive! que les Dieux prolongent -Son règne! s'il a sur la terre l'image de leur puissance, il leur ressemble aussi par le plus précieux de leurs attributs. Qu'il vive donc, qu'il vive penda{??} un siècle et au-delà. Lequel de ses successeurs l'égalera en bonté? non, aucun prince +Son règne! s'il a sur la terre l'image de leur puissance, il leur ressemble aussi par le plus précieux de leurs attributs. Qu'il vive donc, qu'il vive pendant un siècle et au-delà. Lequel de ses successeurs l'égalera en bonté? non, aucun prince dans ses états n'enchaînera les cœurs avec des liens si doux. Peuple de Phocide! avant qu'un second Phocus règne sur vos neveux, il faudra qu'exilés de leur patrie, ils aillent se transplanter sur le rivage d'une autre mer, qu'ils y élèvent une ville florissante et fameuse. Tout à la fois la source des lettres, des sciences, des arts et de l'opulence, cette Athenes des Gaules émule de la capitale après l'avoir formée, délicieuse par son climat, toujours brillante par les génies qu'elle produira, encore plus respectable par l'étendue de son amour tendre, de son attachement invariable pour ses maîtres, Marseille, dis-je, car ce sera le nom de cette ville, verra dans la succession des temps régner sur elle le roi superieur à Phocus dans l'attribut qui rapproche le plus des divinités de l'Olympe. Génies tutelaires! écartés alors de ce roi la trahison et le mensonge: cette seule grâce sussit, et toutes ses provinces nageront dans le bonheur et dans la joie. Que la princesse qui partagera son trône, aussi pieuse que l'épouse de Deucalion soit toujours entre les Dieux et le -peuple une mé{??}diatrice puissante. Qu'elle brille aux yeux des immortels par tant de vertus, que leur éclat l'emporte sur les crimes innombrables de la foule des sujets. Qu'une heureuse fécondité, signe des bénédictions divines, remplisse leurs +peuple une médiatrice puissante. Qu'elle brille aux yeux des immortels par tant de vertus, que leur éclat l'emporte sur les crimes innombrables de la foule des sujets. Qu'une heureuse fécondité, signe des bénédictions divines, remplisse leurs jours de consolation. Qu'à l'ombre du trône et des autels croisse le prince heritier de la couronne? qu'il s'annonce avec les qualités de la piété douce, de la réflexion profonde, de la politique impénétrable. Protecteur de la religion, des lois et des talents, qu'il leur fasse espérer que le successeur de leur pompe, le sera aussi de leur magnanimité. Qu'ils vaient les enfants de leurs enfants élevés par des maitres choisis entre mille et mille, et dignes du choix qu'on en aura fait, donner les même présages qui auront distingué le Prince surnommé sage par @@ -746,7 +746,7 @@ confiance. Periphas allait prendre le commandement des provinces Locriennes. O grandeurs! ô dignités! le doux souffle de la divine Astrée ne rafraîchit point l'ombrage de vos faisceaux. S'ils sont distribués par la seule main de la fortune, le courtisan se venge de leur autorité par son mépris pour le grand qu'ils décorent. Si la seule vertu les a mérité; l'asile qu'ils offrent est encore moins sûr. En butte à tous les vents pestiferés, leur bruit orageux, leur souffle brûlant s'y porte sans cesse. O Periphas! tu la sens déjà leur haleine affreuse. Implacable -Erectée! c'est ta bouche qul l'exhale. O Minerve! est-ce donc là{??} le roi que tu as élevé sur l'empire dont{??} tu fais tes délices? Mais, que peuvent les inspirations de la sagesse sur un cœur ouvert à la tyrannie des furies de l'enfer? +Erectée! c'est ta bouche qul l'exhale. O Minerve! est-ce donc là le roi que tu as élevé sur l'empire dont tu fais tes délices? Mais, que peuvent les inspirations de la sagesse sur un cœur ouvert à la tyrannie des furies de l'enfer? L'armée d'Athenes après des marches forcées, joignit le camp des Phocéens. Elle s'attendait à combattre. Quand elle vit que les Locriens étaient domptés; lorsqu'elle sut que la valeur et le génie de Periphas avaient tout soumis dans un jour; chacun demanda l'histoire de cette journée mémorable; chacun voulut être instruit des causes de ces progrès rapides; chacun en les apprenant fut pénétré de surprise. Tous eussent désiré de pouvoir dans le moment voler vers ce héros, lui offrir de nouvelles palmes, les joindre à celles qu'il @@ -821,7 +821,7 @@ Grands trop ennemis de la vérité trouvent sous leurs yeux leur propre image, sans avoir à se plaindre de l'injure faite à leur rang, sans pouvoir méconnaître ni l'amour que nous leur portons, ni notre zèle pour leur gloire. Si les hommes illustres sont l'objet de nos éloges, c'est le prix de la vertu, et non le goût de l'adulation qui nous applique. Nous la recherchons cette vertu dans la pureté de ses motifs, dans la noblesse de ses détails, dans le bonheur de ses effets. Aucun de ses traits ne nous échappe; nous la parons de tous ses attributs, nous la présentons au grand jour si belle, si bien ornée, si rayonnante, qu'il n'est aucun cœur qu'elle n'interesse, aucun qui ne s'enflâme, aucun qui ne vole au-devant d'elle pour se l'unir intimement, pour la personnifier en soi, ou pour se personnifier en -elle. Employés de la sorte, nos talents font évanouir les défauts créés par{??} le +elle. Employés de la sorte, nos talents font évanouir les défauts créés par le caprice et par la vanité. On nous doit sans doute les biens précieux qui font fleurir les empires. Malheur à quiconque doué de ces talents entreprend d'en faire un usage contraire. Tel qu'un coursier fougueux qui se cabre à chaque pas, qui croit pouvoir tout franchir à la faveur de sa légèreté, il trouve enfin l'abime qui l'engloutit dans l'opprobre. Toujours les plus grands maux du gouvernement dûrent leur origine à des hommes fertiles en talents, mais effrenés dans leurs passions. C'est l'audace de leur maximes qui ravit la paix aux provinces les plus soumises, qui soulève les peuples contre leur souverain, qui fait méconnaître à la créature la toute-puissance des immortels. Tels que des torrent impétueux ils renversent toutes les @@ -875,7 +875,7 @@ l'amour propre désordonné, l'ignominie qui suit toujours le crime. Pour varier le serieux des chants que Periphas venait d'entendre, Euterpé emboucha la douce flutte dont elle était l'inventrice. Terpsicore au front ceint de guirlandes l'accompagna en touchant de ses doigts légers sa divine harpe. Cette dernière Muse présidait aussi à la danse. Le maintien, le port, la démarche, le ton de la voix, le geste, l'action du corps, la décence dans tous ces mouvement; c'était ce qu'exprimait autrefois le mot de danse. Après avoir joué sur leurs instrument les airs les plus vifs et les plus gais, elles chanterent ensemble la joie que produit l'amant fidèle de Pomone, lorsqu'il vient ranimer la nature. Elles chanterent les riches dons de Cérès, les doux présent de Bacchus, les innocentes amours des tendres -berger{??}s. Ensuite ayant élevé leur voix avec plus de majesté, elles +bergers. Ensuite ayant élevé leur voix avec plus de majesté, elles célébrerent le differend de Minerve et de Neptune pour changer le nom de la ville de Cécropie; comment Neptune du premier coup de son trident fit naître un cheval aîlé; comment Minerve avec sa lance fit sortir de la terre un olivier tout fleuri; le nom d'Athenes donné par Minerve à la ville de Cécropie, autorisé par le jugement des Dieux qui avaient décidé en faveur de l'olivier, symbole de la paix. Enfin elles chanterent les cérémonies des Panathenées, fêtes instituées à Athenes en l'honneur de Minerve. La mélodie de leur concert était si parsaite qu'on n'entendait quelquefois qu'un seul et même son. Dans leurs éclats on se sentait comme élevé à la hauteur des tons. Les roulemens tantôt plus précipités que le gasouillement @@ -901,7 +901,7 @@ des constellations. Il ne put plus douter que tout dans la nature ne fût lié p L'univers n'est qu'une seule machine. Chaque partie a reçu le mouvement; tout y concourt à l'harmonie, tout s'y meut ensemble par une relation nécessaire. Quelle extravagance encore d'avoir regardé le soleil comme le père de la nature! Pourquoi donc n'a-t-on pas imaginé aussi que le feu qui cuit nos aliments est le principe de notre nourriture? En continuant de parcourir le globe divin, Periphas aidé des leçons d'Uranie fut gueri de mille erreurs qui donnaient dans son siècle la réputation de Savant, à ceux qui savaient le mieux abuser le public. -Charmé de tant{??} de merveilles, Periphas se livrait avec transport à la méditation de la nature. Dans cette étude il goûtat cette satisfaction douce que n'ont jamais procuré les diamants des couronnes, les faux respects des courtisans, ni les +Charmé de tant de merveilles, Periphas se livrait avec transport à la méditation de la nature. Dans cette étude il goûtat cette satisfaction douce que n'ont jamais procuré les diamants des couronnes, les faux respects des courtisans, ni les lauriers teints du sang humain. Il était prêt à renoncer pour jamais à la pompe des honneurs. S'il n'eût consulté que son penchant, Erectée fût mort paisible sur son trône; les enfants de ce roi lui eussent succédé sans avoir à craindre les droits du Sang de Cécrops. Uranie toujours attentive à consulter le destin, vit approcher le moment de la gloire de Periphas. D'un ton d'autorité elle lui adressa ce discours: D'autres soins t'appellent, ô Periphas! les devoirs de ton rang te demandent ailleurs. C'est la @@ -945,7 +945,7 @@ perdu dans mon absence, puisque vous avez acquis le degré de mérite le plus ra événement par lesquels ils vous ont conduit, doivent vous frayer une route plus prompte vers le trône d'Athenes..... Le trône d'Athenes! dit Periphas en interrompant Elmedor, jamais le vis-je à une plus grande distance de moi. Qui ne conspire pas à m'en écarter? le ciel détachera-t-il ses légions pour faire valoir mes droits? à moins de cette faveur, sur quoi -fonderois-je mon espoir? ce n'est pas que cet objet ne me t{??}ouche aujourd'hui bien vivement. Les basses manœuvres d'Erectée, la perfidie de la Phocide, tout aigrit mon cœur, tout y grave le ressentiment. Pour la première fois j'envie aux immortels +fonderois-je mon espoir? ce n'est pas que cet objet ne me touche aujourd'hui bien vivement. Les basses manœuvres d'Erectée, la perfidie de la Phocide, tout aigrit mon cœur, tout y grave le ressentiment. Pour la première fois j'envie aux immortels le pouvoir de la vengeance. S'il convenait à Periphas de s'abaisser à des brigues sourdes, si la magnanimité ne s'opposait pas chez moi à armer les uns contre les autres les citoyens d'un même état; bien-tôt je me serais fait des soldats dans Athenes même; et dût l'enfer entier protéger Erectée, ce prince ne jouirait pas un seul jour de la couronne qu'il appartient à moi seul de porter. Quoi, repartit Elmedor, votre âme passe donc ainsi dans un instant du calme à la fureur? les assurances d'amitié que Grantor vous a renouvellées le jour même de votre départ, n'ont-elles à vos yeux aucun prix? ignorez - vous tout - à - fait ce qui @@ -965,10 +965,10 @@ qu'ils venaient de lui ravir. Ses efforts, le secours qu'il reçut à propos aya à prévenir les mesures qu'ils craient avoir à craindre du ressentiment d'Arion. A peine arrivaient-ils à bord que connaissant l'humeur hautaine de leur maître, ils courent à ses pieds, interessent son orgueil à tirer satisfaction des maltraitemens d'Arion, à qui ils imputent à-peu-près leurs propres crimes. Sur la délation de ces scélerats, Autolic prononce en insensé les ménaces les plus graves contre Arion, s'apprête à lui en faire subir l'effet. Arion se présente pour se justifier. Tout ce que la moderation, tout ce que la douceur, tout ce que les penchans les plus génereux peuvent inspirer aux âmes capables de se posséder, il l'épuisa envers -Autolic. Plus Arion fit de démarches respectueuses, plus il offrit de preuves, plus il proposa de conseils sages; plus Autolic éludait la justis{??}ication, plus il marquait de hauteur et de dureté, il en vint même au point de corrompre un +Autolic. Plus Arion fit de démarches respectueuses, plus il offrit de preuves, plus il proposa de conseils sages; plus Autolic éludait la justification, plus il marquait de hauteur et de dureté, il en vint même au point de corrompre un officier de la justice, pour perdre plus sûrement Arion. La vanité du grand Seigneur s'étendait jusqu'à vouloir assurer l'impunité à tout ce qui lui appartenait. Au moment d'être la victime de la puissance d'Autolic, Arion le cita aux pieds du trône. Là il exposa simplement les hazards qu'il avait couru, il conduisit en -témoignage quelques-uns des citoyens avec qui il avait navigué, il rendit compte de tous ses procédés, il rapporta l'injustice et la dureté du grand seigneur. Autolic plein d'audace la porte{??} jusqu'au tribunal d'Egerie, il y parla fièrement, +témoignage quelques-uns des citoyens avec qui il avait navigué, il rendit compte de tous ses procédés, il rapporta l'injustice et la dureté du grand seigneur. Autolic plein d'audace la porte jusqu'au tribunal d'Egerie, il y parla fièrement, par des subtilités étonnantes il sollicitait la ruine d'Arion. La princesse indignée fit d'un regard cesser l'orgueil d'Autolic. Elle le déclara infâme, confisqua ses biens, le chassa de ses états, livra les matelots dans les fers, les fit punir ensuite en place publique, et ordonna la publication de l'arrêt dans toute la souveraineté. Elmedor et le prince avaient suivi Egerie; ils furent témoins du jugement. Quand on punit, dit Periphas, avec tant de justice l'iniquité des grands, le bon ordre doit régner sans doute dans les divers états. @@ -983,14 +983,14 @@ et l'intérêt qu'inspire aux grandes âmes l'innocence opprimée, se sont retra lorsque le grandseigneur parlait? et ce regard dont elle l'a confondu pourrait-il être plus expressif dans Jupiter lorsqu'il lance le tonnerre? ô Grantor! pardonne des soupçons échappés à une âme aigrie par les injustices de la cour de ton maître. Non, tu n'es point mon ennemi puisque tu m'as indiqué pour retraite les contrées où règne Egerie. Vous ne connaissez point assez, répondit Elmedor, l'imprudence de ces soupçons. Apprenez-la de moi, et désormais moderez cette impétuosité que je pardonnois à votre première jeunesse, mais que l'exercice des emplois -important que vous avez rempli, aurait dû réprimer: Grantor à{??} disposé la princesse à partager avec vous son trône. +important que vous avez rempli, aurait dû réprimer: Grantor a disposé la princesse à partager avec vous son trône. Grantor, s'écria Periphas, a prévenu mon amour? son amitié se porte jusqu'à vouloir être l'arbitre de mon sort.... Ah! je reconnais bien à ces traits les qualités sublimes de ce ministre. Comment ai-je pu imaginer de le confondre avec le vulgaire des courtisans! Le courrier, ajouta Elmedor, que nous attendons dans le jour, doit nous apporter de Phocide les nouvelles les plus interessantes. Ne m'en demandez pas davantage. La princesse m'attend. Je vais m'y rendre et servir votre amour. Vous! differez de quelques moment à paraître chez elle. Le courrier de Phocide ne tarda pas de joindre Elmedor dans l'appartement d'Egerie. On ouvrit ses dépêches, on y répondit, Periphas fut appelé. -Prince! lui dit Elmedor, la paix est fignée entre Athenes et la Phocide. Demain{??} les deux rois doivent se rendre au temple de Delphes pour y offrir des sacrifices, et pour y confirmer leur alliance. Vous-même êtes invité d'y assister par +Prince! lui dit Elmedor, la paix est fignée entre Athenes et la Phocide. Demain, les deux rois doivent se rendre au temple de Delphes pour y offrir des sacrifices, et pour y confirmer leur alliance. Vous-même êtes invité d'y assister par les ordres de Phocus. Que penserez - vous de ces ordres, lorsque vous saurez que Cheron en a donné le conseil? du moins l'a-t-il proposé sous les prétextes les plus séduisant pour une âme aussi juste que celle du roi de Phocide. Afin d'abuser encore mieux ce roi, Erectée publie vos louanges, il semble partager l'admiration et l'estime de Phocus envers vous. Vous courriez à la mort, ô Periphas! si la vigilance de Grantor n'avait pénétré les complots de Cheron et d'Erectée. La trame en est ancienne. Elle opposa d'abord Athenes à la guerre que Cheron voulait faire échouer. Depuis lors les intelligences n'ont point cessé. Si le roi d'Athenes s'est mis en campagne, paraissant venir à l'appui des @@ -1004,7 +1004,7 @@ Au récit de ces complots, Periphas loin de frémir, se livra au contraire à un comment aurois-je permis à ma flâme de brûler sous vos yeux? mais le moment qui semble devoir combler ma ruine, j'ose l'envisager comme celui de mon bonheur et de ma gloire. Daignez, ô Egerie! confier à mes ordres une partie de vos troupes. Mes droits pour les mener au combat sont assez légitimes. Demain avec leur secours, j'irai vous mériter. Demain j'apporte à vos pieds la couronne d'Athenes. Recevezy dès à présent mon cœur en otage. -Votre naissance, répondit Egerie, votre âme heroïque, ô Periphas! ont à mes yeux le prix d'une couronne. Allez avec mes troupes remporter celle de vos pères. Allez soutenir les droits de votre sang, la gloire de votre épée. {??}inquiétude de vos +Votre naissance, répondit Egerie, votre âme heroïque, ô Periphas! ont à mes yeux le prix d'une couronne. Allez avec mes troupes remporter celle de vos pères. Allez soutenir les droits de votre sang, la gloire de votre épée. L'inquiétude de vos Succès ne tiendra pas mon cœur en suspens. Je ne craindrai que pour vos jours. Aussi-tôt on rassembla les troupes. La princesse donna même ordre à tous ses sujets de prendre les armes, de se trouver le lendemain avant l'aurore aux portes de la ville. A l'heure indiquée chacun fut à son poste. Le général Iphianax parcourant les rangs leur cachait encore leur destination. Cette incertitude occupait tous les esprits, quand Periphas ayant paru porta la parole aux troupes: ô Lycoréens! dit-il, peut-être vous êtes-vous disposé à quelque grande fête; peut-être vous @@ -1020,7 +1020,7 @@ affamés d'Etolie qui se précipitent du haut des collines avec un bruit effroya armes Periphas doubla le pas, délivra ses soldats, dissipa les assassins avec autant de vitesse que le vent d'Aquilon dissipe les nuées. Ceux des Satellites qui échapperent à la mort coururent chercher leur asile sous les armes d'Erectée. Lui-même, il était avec les troupes de sa garde un peu au-delà de la forêt. Tout - à - coup il aperçut les troupes légères qu'il avait embusquées, fuyans en désordre, il vit Periphas les poussant avec vigueur. Erectée ne perd pas un moment. Il s'avance contre les Lycoréens: il ne s'attendait à combattre que les mille -chevaux dont Periphas était entouré. Cette petite troupe eût cédé sans doute à la garde nombreuse qui suivait Erectée. Mais aussi-tôt les pelotons d'infanterie Lycoréenne sortans de toutes parts de la forêt, ainsi{??} que les abeilles sortent en +chevaux dont Periphas était entouré. Cette petite troupe eût cédé sans doute à la garde nombreuse qui suivait Erectée. Mais aussi-tôt les pelotons d'infanterie Lycoréenne sortans de toutes parts de la forêt, ainsi que les abeilles sortent en essains de leurs ruches pour voler sur les fleurs nouvellement écloses; le roi d'Athenes s'avança inconsiderement dans le dessein de s'opposer à la jonction des corps qui arrivaient par des routes différentes. Au milieu de la mêlée, tu peris, brave Iphianax! par la main d'Erectée! Que ta mort va lui coûter cher! La perte du général cause souvent celle de l'armée entière. La présence de Periphas, la fermeté des Lycoréens ne laissaient point un pareil malheur à appréhender. A la vue du cadavre de leur capitaine, les soldats d'Egerie pénétrés de fureur, sentent redoubler la diff --git a/plain/files/Segur_Correspondance.txt b/plain/files/Segur_Correspondance.txt new file mode 100644 index 00000000..1979b18a --- /dev/null +++ b/plain/files/Segur_Correspondance.txt @@ -0,0 +1,8839 @@ + +LETTRE PREMIÈRE. +Madrid, 2 novembre 1679. +Me voici enfin à Madrid, où je suis résolue d'attendre tranquillement le retour +du roi, et l'arrivée de la reine, sa femme. Je n'ai pas eu le courage d'aller à +Burgos. M. de Villars , qui m'attendait ici, est parti +pour rejoindre le roi, qui va chercher la reine d'une telle impétuosité, qu'on +ne peut le suivre; et si elle n'est pas encore arrivée à Burgos, il est résolu +d'emmener avec lui l'archevêque de cette ville-là, et d'aller jusqu'à Vittoria, +ou sur la frontière, pour épouser cette princesse. Il n'a voulu écouter aucun +conseil contraire à cette diligence. Il est transporté d'amour et d'impatience. +Ainsi, avec de telles dispositions, il ne faut pas douter que cette jeune reine +ne soit heureuse. La reine douairière, qui est très-bonne et très-raisonnable, +Souhaite passionnément qu'elle soit contente. Je trouvai, en venant, toutes les +dames, et tous les officiers de sa maison, qui est très-nombreuse, auprès de +Burgos. La duchesse de Terranova , sa camarera mayor , fit arrêter sa litière auprès de la mienne. Elle me +parut spirituelle et très-honnête, point aussi vieille que je me l'étais +figurée. Toutes les dames et filles d'honneur me montraient de loin leurs +mouchoirs que l'on met en l'air en signe d'amitié. Je pensai oublier d'en faire +autant; et, si ma fille ne m'en eût fait aviser, j'allois débuter par une grande +Sottise. Vous ne sauriez vous imaginer quelles honnêtetés je reçois ici. La +reine mère m'a envoyé son majordome pour savoir comment je me trouvais des +fatigues de mon voyage, et me donner beaucoup de marques de bonté. On dit +qu'elle n'a pas accoutumé d'en user de la sorte avec les autres ambassadrices; +ce n'est pas à mon médiocre mérite que j'attribue cet honneur. +Je n'ai pas encore voulu recevoir de visites. J'attends le retour de M. de Villars . Il y a tant de manières et tant de cérémonies +à observer, qu'il faut qu'il m'instruise de tout, depuis les moindres choses +jusques aux plus importantes. Rien ne ressemble ici à ce qui se pratique en +France. +Don Juan est mort de chagrin; le roi commençait à lui en +donner, en rappelant, sans lui en parler, plusieurs grands qu'il avait +exilés. +Je ne sais si la princesse d'Harcourt entrera dans le +carrosse de la reine. +La connétable Colonne m'a envoyé visiter. Elle est +toujours dans son couvent, dont elle s'ennuie fort; elle espère en sortir quand +la reine sera ici, et loger chez sa belle-sœur, la marquise de +lot Balbasès . L'abbé de Villars , qui l'alla voir +l'autre jour, l'a trouvée très-bien faite, et j'entends dire qu'elle n'est pas +reconnoissable de ce qu'elle était en France: c'est une taille charmante, un +teint clair et net, de beaux yeux, des dents blanches, de beaux cheveux. Elle a +fait un livre de sa vie, qui est déjà traduit en trois langues, afin que +personne n'ignore ses aventures: il est fort divertissant. Elle est habillée à +l'espagnole d'un fort bon air, mais ayant retranché et augmenté, ce qui en effet +est mieux. +LETTRE II. +Madrid, 30 novembre 1679. +On ne peut mener une plus plaisante vie, que celle que je mène ici depuis mon +arrivée, ne faisant aucune visite, et n'en voulant recevoir qu'après le retour +de M. de Villars . Je sors quelquefois, quand il fait +beau, pour aller, ce qu'on appelle tomar el sol +, hors des portes. Le soleil est très-agréable en cette +Saison. Il faut soigneusement tirer tous les rideaux du carrosse dans la ville; +autrement on passerait pour n'être pas honnête femme, et par tout pays il serait +fâcheux de se décrier pour un si petit sujet. +Les ducs d'Ossone et d'Astorga se +Sont fort querellés devant la reine. L'on a jugé que le premier avait tort, et +on l'a envoyé ici attendre les ordres du roi. Je ne sais plus quelle charge il a +; mais les bruits de Madrid sont que le marquis de lot Balbasès la pourrait bien avoir. Je n'ai point +encore vu de beautés Espagnoles. +M. de Villars vient d'arriver de Burgos. Il m'a conté +beaucoup de détails de tout ce qu'il vient de voir. Il se flatte que le prince +et la princesse d'Harcourt auront été content de lui. Il +m'a parlé de la plus belle robe du monde qu'avait la princesse. Madame de Grancey a très-bien fait, et s'est fort bien servie de +Son temps de faveur auprès de la reine, pour ne lui donner que de très-bons +conseils. On croit qu'elle aura du roi Catholique une pension de deux mille +écus. On ne sait point encore si elle viendra jusques ici. Elle paraissait fort +tentée de s'en retourner avec la princesse d'Harcourt . Le +roi et la reine viennent seuls dans un grand carrosse sans glaces, à la mode du +pays. Il sera fort heureux pour eux qu'ils saient comme leur carrosse. On dit +que la reine fait très-bien: pour le roi, comme il était fort amoureux avant que +de l'avoir vue, sa présence ne peut qu'avoir augmenté sa passion. Elle reçut le +roi avec un très-bel habit à la françoise, et une quantité surprenante de +pierreries; mais elle le quitta le lendemain pour s'habiller à l'espagnole; et +le roi la trouva beaucoup mieux. Madame de Grancey en mit +un aussi, que la reine lui donna, et se coiffa à l'espagnole; ce qui lui sied +fort bien. Elle était avec les dames d'honneur, qui sont proprement les filles +de la reine. Elles passent toutes deux à deux, après la comédie, devant le roi +et la reine, faisant leurs révérences: madame de Grancey +figurait avec une qui était de fort bonne grâce. Je n'ai point entendu dire que +la maréchale de Clérembault figurât avec personne, mais +qu'elle parlait fort bien espagnol. Le roi et la reine seront ici dans trois +jours, et viendront demeurer à Buen-Retiro, maison royale aux portes de Madrid, +jusqu'à ce que tout soit prêt pour l'entrée de la reine. Que j'appréhende de +m'habiller, et de commencer à sortir! Je ne suis point du tout née pour +représenter. +Je viens d'apprendre que madame de Grancey est partie de +Burgos pour Paris avec le prince et la princesse d'Harcourt . Elle a eu mille louis, deux mille écus de pension, et un +présent de diamants de dix-huit cents ou deux mille pistoles, tout pareil à celui +qu'on a donné à la maréchale de Clérembault . Il y en a eu +deux autres de trois mille pistoles pour le prince et la princesse d'Harcourt . Toutes les femmes, hors les deux nourrices de +la reine, et deux autres filles, ont été renvoyées. Une vieille +Sous-gouvernante, nommée mademoiselle Fauvelet , est morte +en chemin; mais si bien en chemin, que son âme est partie de ce monde pour +l'autre de dedans sa litière, ayant toujours voulu suivre, quelque malade +qu'elle fût. Elle mourut peu d'heures avant que d'arriver au lieu où le roi vint +trouver la reine, et où ils se sont mariés. +La reine avait perdu en chemin mille pistoles contre le prince et la princesse +d'Harcourt , et autres personnes qui l'accompagnaient. +Quand leurs majestés furent parties, les joueurs eurent grand'peur de n'être pas +payés; mais ils furent agréablement surpris par l'arrivée d'une bourse où était +cette somme. +Ne trouvez-vous pas que madame de Grancey a fait un +agréable voyage? Tout le monde dans cette cour est fort content d'elle. Le +prince et la princesse d'Harcourt avaient un très-beau +train, une grande table, et se sont fort bien acquittés de leur emploi. Leur +entrée à Burgos fut trouvée fort belle. Le prince d'Harcourt s'est très-bien gouverné, et l'on est ici très-satisfait de +l'un et de l'autre. Vous pouvez en assurer M. de Brancas +. +LETTRE III. +Madrid, 14 décembre 1679. +Peu après que la reine a été ici, elle a témoigné beaucoup d'envie de me voir, et +me l'envoya dire. Je répondis que j'étais fort sensible à l'honneur qu'elle me +faisait. Elle me fit dire pour la seconde fois qu'elle avait prié le roi que j'y +allasse incognito , parce que, jusqu'à ce qu'elle ait fait +Son entrée, et qu'elle soit logée dans le palais, personne, homme ni femme, ne +la verra. On envoya à la camarera mayor , pour lui dire ce +que la reine avait mandé, et la permission que le roi lui avait donnée de me +voir incognito . La camarera +répondit qu'elle ne savait point cela. Le gentilhomme espagnol, que nous lui +avions envoyé, la supplia de vouloir s'en informer; elle répondit qu'elle n'en +ferait rien, et que la reine ne verrait personne, tant qu'elle serait au Retiro. +Nous fîmes savoir à la reine la diligence que nous avions faite: on ne pouvait +pas moins après l'envie qu'elle avait témoignée que j'eusse l'honneur de la +voir. Après cela, nous nous sommes tenus en repos. Je n'ai pas même voulu aller +à l'église, où l'on peut la voir d'une tribune, de peur qu'on ne m'accusât de +trop d'empressement. Le roi en a un très-grand pour elle. Il ne voudrait jamais +la perdre de vue. Cela est très-obligeant. Mais, pour en revenir à cette envie +de me voir, je fus dimanche, pour la première fois, rendre mes devoirs à la +reine mère, qui est bonne, obligeante, disant tout ce qu'elle peut et tout ce +qu'il faut pour plaire. Elle me demanda si je n'avais pas encore vu la reine, sa +belle-fille. Je lui dis que non. Elle me répondit: Elle a fort envie de vous +voir; vous la verrez dès que vous le voudrez, et dès demain. Ce demain est +aujourd'hui. Je vous ai écrit tout ceci par avance. Ce sera sur les quatre +heures que je me rendrai à cette audience de la reine. Je vous rendrai compte +comme tout cela m'aura paru. On dit qu'elle se conduit fort bien: j'en suis +persuadée. Aucun François ne l'a vue. Il y a deux jours que la marquise de lot Balbasès la voulut voir: elle alla dans +l'appartement de la camarera , qui touche à celui de la +reine. Dès que la jeune princesse le sut, elle y vint tout aussitôt; mais comme +elle voulut parler à la marquise, la camarera prit la +reine par le bras, et la fit entrer dans sa chambre. Ce sont des usages qui ne +Sont pas si extraordinaires ici qu'ils le seraient ailleurs. +LETTRE IV. +Madrid, 15 décembre 1679. +Je fus hier au Retiro, cette maison où le roi et la reine sont présentement. +J'entrai par l'appartement de la camarera mayor , qui me +vint recevoir avec toutes sortes d'honnêtetés; elle me conduisit par de petits +passages dans une galerie où je croyais ne trouver que la reine; mais je fus +bien étonnée quand je me vis avec toute la famille royale; le roi était assis +dans un grand fauteuil, et les reines sur des carreaux. La camarera me tenait toujours par la main, m'avertissant du nombre de +révérences que j'avais à faire, et qu'il fallait commencer par le roi. Elle me +fit approcher si près du fauteuil de sa majesté Catholique, que je ne comprenas +point ce qu'elle voulait que je fisse. Pour moi, je crus n'avoir rien à faire +qu'une profonde révérence; sans vanité, il ne me la rendit pas, quoiqu'il ne me +parût pas chagrin de me voir. Quand je contai cela à M. de +Villars , il me dit que sans doute la camarera +voulait que je baisasse la main à sa majesté. Je m'en doutai bien; mais je ne +m'y sentis pas portée. Il m'ajouta qu'elle avait proposé à la princesse d'Harcourt de baiser cette main, et que, sur l'avis que +cette princesse lui en avait demandé, il lui avait répondu de n'en rien +faire. +Me voilà donc au milieu de ces trois majestés; la reine mère me disant, comme la +veille, beaucoup de choses obligeantes, et la jeune reine me paraissant fort +aise de me voir. Je fis ce que je pus pour qu'elle ne le témoignât que de bonne +Sorte. Le roi a un petit nain flamand qui entend et qui parle très-bien +français . Il n'aidait pas peu à la conversation. On fit venir une des filles +d'honneur en guarda-infante +, pour me faire voir cette machine. Le roi me fit demander +comment je la trouvais, et je répondis au nain que je ne croyais pas qu'elle eût +jamais été inventée pour un corps humain. Il me parut assez de mon avis. On +m'avait fait donner une almoada +. Je m'assis seulement un instant pour obéir, et je pris +aussitôt une légère occasion de me tenir debout, parce que je vis beaucoup de +Segnoras de honor qui n'étaient point assises, et que +je crus leur faire plaisir de faire comme elles: je me tins donc toujours +debout, quoique les reines me dissent souvent de m'asseoir. La jeune fit une +légère collation servie à genoux par ses dames, qui ont des noms admirables, et +qui ne prétendent pas moins être que des maisons d'Arragon, de Portugal, de +Castille, et autres des plus grandes. La reine mère prit du chocolat: le roi ne +prit rien. +La jeune reine, comme vous pouvez penser, était habillée à l'espagnole, de ces +belles étoffes qu'elle a apportées de France; très-bien coiffée, ses cheveux de +travers sur le front, et le reste épars sur les épaules. Elle a le teint +admirable, de beaux yeux, la bouche très-agréable quand elle rit. Que c'est une +belle chose de rire en Espagne! Mais il est plaisant que je vous fasse le +portrait de la reine. +Cette galerie est assez longue, tapissée de damas ou de velours cramoisi, +chamarré fort près à près de larges passemens d'or. Depuis un bout jusqu'à +l'autre, est le plus beau tapis de pied que j'aie jamais vu; des tables, +cabinets et brâsiers, des flambeaux sur les tables: et de temps en temps, on +voit des menines très-parées, qui entrent avec deux flambeaux d'argent pour +changer, quand il faut moucher les bougies. Elles font de grandes et longues +révérences de bonne grâce. Assez loin des reines, il y avait quelques filles +d'honneur assises à bas, et plusieurs dames d'un âge avancé, avec leurs habits +de veuves, debout, appuyées contre la muraille. Le roi et la reine s'en allèrent +après trois quarts d'heure, le roi marchant le premier. La jeune reine prit sa +belle-mère par la main, passant devant à la porte de la galerie, après quoi elle +revint plus vite que le pas me retrouver. La camarera +mayor ne revint point, et il parut assez qu'on lui donnait toutes +Sortes de libertés de m'entretenir. Il ne demeura qu'une vieille dame fort loin. +Elle me dit que, si la dame n'y était pas, elle m'embrasseroit bien. Il n'était +que quatre heures quand j'arrivai là; il en était sept et demie avant que j'en +Sortisse; et ce fut moi qui voulus sortir. +Je vous assure, madame, que je voudrais que le roi, la reine mère et la camarera mayor eussent pu entendre tout ce que je dis à +la princesse. Je voudrais que vous le sussiez aussi, et que vous nous eussiez pu +voir nous promener dans cette galerie que les flambeaux rendaient très-agréable. +Cette jeune reine, dans la nouveauté et la beauté de ses habits avec une +infinité de diamants, était ravissante. +Imaginez-vous une fois pour toutes, que le noir et le blanc ne sont pas plus +différents que la vie d'Espagne et celle de France. Il me semble que cette jeune +princesse fait très-bien. Elle voudrait que j'eusse l'honneur de la voir tous +les jours; je l'assurai que j'en serais charmée; mais je la suppliai de m'en +dispenser, à moins qu'on ne me fît voir clair comme le jour que le roi et la +reine mère le souhaitoient presque'autant qu'elle. La camarera +mayor me vint prendre à la porte de la galerie pour me reconduire. Je +trouvai là des femmes françoises de la reine, auxquelles je dis qu'il fallait +apprendre l'espagnol, et s'empêcher, autant qu'il leur serait possible, de dire +un mot de français à la reine. Je savais qu'on les grondait un peu, quand elles +lui parlaient trop souvent. Je dis en espagnol à la camarera +mayor , ce que je disais à ces Françoises: elle m'en sut un très-bon +gré. Voilà, à peu près, madame, tout ce que je puis vous mander de cette +première visite. +Si vous aviez été aujourd'hui ici, vous auriez eu le plaisir de voir au travers +d'une porte le plus beau nonce du monde et le mieux disant. Il parle un espagnol +tout-à-fait aisé. Je l'ai reçu en cérémonie tout à mon aise sur des carreaux, et +lui dans un fauteuil. Il m'a fort parlé de Charles-Quint . +J'étais un peu honteuse d'en être si peu instruite; je n'en ai pas fait +Semblant; je disais quelques mots par-ci, par-là, rappelant dans ma mémoire +beaucoup de beaux endroits, dont mon fils aîné m'a entretenue quelquefois. Mon +fils l'abbé, qui m'assistait en cette occasion, a beaucoup brillé dans cette +conversation, et n'y a pas moins paru que sur les bancs de Sorbonne. +M. de Villars , qui revient de la ville, se met à vos +pieds, pour parler en termes espagnols. Il me vient d'avouer qu'il a passé son +après-dinée chez cette femme dont vous lui avez vu le portrait. Il dit qu'elle +n'a plus de beauté, mais bien de l'esprit. J'en jugerai incessamment; car il +veut que ce soit une des premières dont je reçoive visite. +Adieu, madame: si ma lettre ne vous prouve le plaisir que je prends à penser à +vous, et à vous entretenir, je ne sais pas ce qu'il faut faire pour vous le +persuader. Peut-être aimeriez-vous mieux en douter; car cette lettre est bien +longue pour une personne comme vous, au milieu de la bonne compagnie et des +plaisirs. Telle cependant que vous voyez cette lettre, il y a mille choses que +je ne vous mande point, et que je vous dirais bien. Je ne pense point, quand +tout le monde verrait ceci, que je pusse en recevoir ni reproche ni blâme. +Cependant usez-en avec prudence. +LETTRE V. +Madrid, 27 décembre 1679. +J'ai reçu depuis peu mes visites. La manière dont se passe cette cérémonie, est +une chose assez singulière. Premièrement, dès que j'ai été arrivée, toutes les +dames, princesses, duchesses, Grandes, ont envoyé plusieurs fois me +complimenter, et s'informer avec soin quand elles me pouroient voir, chacune +voulant être avertie des premières. Enfin ce temps est venu; il y a quelques +jours qu'on leur fit savoir que je recevrois le monde trois jours de suite. On +envoie un page chez toutes celles qui ont envoyé, avec des billets qu'on nomme +nudillos , parce qu'en effet ce sont des billets +noués. Ce fut la marquise d'Assera , veuve du duc de Lerme , que j'ai vue en France, et qui croit que je lui +ai rendu quelque petit service, qui fit les trois jours les honneurs de ma +maison. La dame de ce portrait qu'a M. de Villars , les a +faits aussi. Je crois qu'elle a été belle, et même qu'elle le serait encore +passablement, sans cette épouvantable coiffure de veuve qu'elle porte. Il n'est +pas possible, à quelque belle personne que ce soit, de le paraître avec cet +accoutrement; et je ne sais pas comment une veuve qui serait un peu galante, et +qui compte sur sa beauté, ne se remarie pas tout au plus tard au bout de l'an. +Cette dame a bien de l'esprit, et est honnête et polie. Je ne vous dirai point +les pas comptés que l'on fait pour aller recevoir les dames, les unes à la +première estrade, les autres à la seconde ou à la troisième; car, par +parenthèse, j'ai un très-grand appartement. Tirez de là, en soupirant pour moi, +la conséquence de ce qu'il m'en coûte à le meubler. Il faut, en entrant et en +Sortant, passer devant toutes ces dames. Celle qui me conduisait avait assez +d'affaire à me redresser; car j'oubliais souvent le cérémonial. Ces visites +durent tout le jour. On les conduit dans une chambre couverte de tapis de pied, +un grand brâsier d'argent au milieu. Je n'oublierai pas de vous dire que, dans +ce brâsier; il n'y a point de charbon, mais de petits noyaux d'olives qui +S'allument, et qui font le plus joli feu du monde, une petite vapeur douce. Ce +feu dure plus que la journée. La manière de s'entretenir et de se faire des +amitiés, serait trop longue à vous dire. Toutes ces femmes causent comme des +pies dénichées; très-parées en beaux habits et pierreries, hors celles qui ont +leurs maris en voyage ou en ambassade. Une des plus jolies, sans comparaison +, était vêtue de gris par cette raison. Pendant +l'absence de leurs maris, elles se vouent à quelque saint, et portent, avec leur +habit gris ou blanc, de petites ceintures de corde ou de cuir. Je ne puis vous +dépeindre aucune beauté; car je n'en ai point vu. La connétable de Castille est +des mieux faites; mais revenons à notre brâsier; toutes assises sur nos jambes, +Sur ces tapis; car, quoiqu'il y ait quantité d'almohadas , +ou carreaux, elles n'en veulent point. Dès qu'il y a cinq ou six dames, on +apporte la collation qui recommence une infinité de fois. On présente d'abord de +grands bassins de confitures sèches; ce sont des filles qui servent, après cela +quantité de toutes sortes d'eaux glacées, et puis du chocolat; ce qu'elles ont +mangé ou emporté de marons glacés, qu'elles nomment castagnas , ne se peut comprendre, tant elles les trouvent bons. Il +règne une grande honnêteté parmi elles; touchées de plaire et de faire plaisir; +avec tout cela, madame, que je fus aise de me trouver à la fin de mes trois +jours! La plupart me sont venu voir deux fois; trois ou quatre entendent et +parlent un peu le français , et moi très-peu l'espagnol. Si ce récit vous paraît +trop long, gardez-le pour le mettre en la place de la lecture que vous faites +quelquefois les soirs. Il n'a tenu qu'à moi de vous faire encore un détail des +comédies et de leurs machines. La reine, avec qui je me suis trouvée deux fois, +comme elle y allait, m'y a voulu mener; mais jusqu'ici je m'en suis exemptée par +m'y figurer un ennui mortel, et je lui ai dit que j'irais quand elle serait au +palais. Cette jeune reine est assurément plus belle et plus aimable que toutes +les dames de sa cour. Elle n'a point encore fait son entrée; on dit que le deux +du mois prochain on saura le jour destiné à cette cérémonie; il y a des soupçons +Sur une grossesse. A l'égard de ne la pas voir aussi souvent qu'elle me témoigne +le souhaiter, ce que je fais jusqu'à la durété, ce n'est pas que je méprise cet +honneur, et que je n'en sache faire tout le cas que je dois; mais je crains plus +que je ne puis vous le dire, qu'on ne me puisse accuser de trop d'empressement. +Ce que la princesse fera de bien ou moins bien, ne me doit point être attribué; +elle se conduit fort prudemment; il n'aurait pas été plus mal qu'on lui eût +donné en France quelque bonne tête en qui elle eût confiance; cette cour est +remplie de plusieurs personnes, qui peuvent indirectement se mêler de lui donner +des conseils; il y a bien peu qu'elle y est, pour savoir choisir les bons et +rejeter les mauvais; ce ne sont nullement mes affaires; et, si la reine mère +n'avait souhaité que je visse plus souvent la reine que je ne me l'étais +proposé, je n'y aurois été qu'une seule fois. Je vous assure, madame, que, quand +il faut m'habiller, quoiqu'il me soit permis d'aller avec toutes sortes de +manteaux, et qu'il me faut sortir de ma chambre, je suis triste et peinée par +avance, d'aller représenter en public. On prépare, pour l'entrée de la reine, +cinq ou six beaux arcs de triomphe. J'en ai vu un qui m'a paru tel. Si le deux +du mois prochain on la croit encore grosse, elle fera son entrée dans une espèce +de chaise découverte, que des hommes porteront sur leurs épaules; sinon elle la +fera à cheval. J'étais, il y a peu de jours, avec elle; le roi vient faire de +petites comparanzas et puis s'en +reva. Elle me montrait un fort beau présent d'une parure de pierreries, que le +roi lui avait fait le matin. Ils se couchent tous les jours à huit heures et +demie, c'est-à-dire, le moment d'après qu'ils sont sortis de table, ayant encore +le morceau au bec. +Le prince de Ligne mourut, il y a trois jours; il était +assez vieux; sa femme s'en retourne en Flandre. Il y en a huit qu'un fameux +théatin, nommé le P. Vintimille , fut chassé; il était +intrigant, à ce qu'on dit, des amis de feu don Juan , et +ennemi déclaré de la reine mère; il eût fort souhaité d'être confesseur de la +jeune reine; il ne lui aurait pas fait des scrupules de rien; il est ami de la +connétable Colonne que je n'ai point encore vue, parce +que je n'ai fait aucune visite: je les commencerai bientôt, et la verrai des +premières. Elle ne sort point de son couvent: on croyait qu'elle demeureroit +chez la marquise de lot Balbasès , sa belle-sœur; mais +cela ne sera pas. +Le duc d'Ossone continue de ne pas aller à la cour. +Il y a très-souvent, ce qu'on appelle des cérémonies de chapelle, dans l'église +qui touche la maison où leurs majestés sont à présent; on voit la reine à +travers les barreaux d'une tribune; elle est très-magnifiquement parée, aussi +bien que toutes les dames: ce lieu d'oraison n'est pas moins chéri d'elles. La +fête de Noël est solemnisée dans le palais par des parures extraordinaires, et +la comédie sur les quatre heures. Sans beaucoup me divertir ici, je vous dirai, +madame, qu'il n'y a lieu au monde où je voulusse être qu'en Espagne, tant que M. +de Villars y sera, cela s'entend; voilà la pure +vérité. +LETTRE VI. +Madrid, 12 janvier 1680. +Je vous rendis compte par ma dernière lettre des visites que j'avais reçues; je +n'entrerai point dans le détail de celles que je rends. J'oubliai de vous dire +que toutes ces grandes dames ne se parlent que par tu et +toi ; c'est une marque d'amitié. Nous commençons à +nous tutoyer. Le roi et la reine usent de ces termes entre'eux. La reine n'est +plus grosse. Dès le lendemain qu'elle ne le fut plus, le roi et la reine +allèrent au Pardo, jolie maison à deux lieues d'ici; elle eut le plaisir de +monter un peu à cheval, et de voir tuer un sanglier par le roi, son mari. Son +entrée se fera samedi prochain; on dit qu'il s'y verra des magnificences +extraordinaires. Leurs majestés quitteront le Retiro, et iront demeurer au +palais; l'appartement de la reine est fort doré et très-bien meublé; nous +l'allâmes voir l'autre jour. Quand elle y sera, et qu'elle recevra mille +visites, je me propose, sans en rien dire, de lui en rendre moins. Toutes les +dames, qui sans vanité m'aiment assez, craient et s'attendent que j'y serai tous +les jours, et que je puis un peu contribuer à leur faire faire leur cour; mais, +ma chère madame, entre vous et moi, non-seulement je ne veux entrer en rien, +mais je voudrais me mettre entièrement hors de portée d'aucun soupçon. Je vous +prie d'avoir quelque application pour entrevoir au lieu où vous êtes, si l'on ne +trouvera pas que ce soit le meilleur parti. Il se peut fort bien qu'on ne +prendra pas la peine de songer à ce que je fais ou ne fais pas, à moins que vous +ne le mettiez sur le tapis. Il n'y a presque pas de milieu entre voir la reine +très-souvent, ou ne la voir que très-rarement, en cherchant, pour le public et +pour elle, des raisons qui ne seront guère vraisemblables, puisque le roi, la +reine mère, et la camarera mayor font paraître qu'ils +Sont très-aises que je sois souvent avec elle, et tout le monde disant que +l'ambassadrice d'Allemagne était tous les jours avec la reine mère, ne parlant +ensemble qu'allemand. Vous voyez donc que, du côté de cette cour, tout veut que +je sois souvent avec la reine; mais si je ne sais que la cour de France +l'approuve, rien ne me peut empêcher de retirer mes troupes, et de laisser +penser ici tout ce qu'on voudra: c'est pourquoi je vous supplie encore une fois +de tâcher de savoir ce que vous pourrez là-dessus. Cette jeune reine se conduit +jusqu'ici avec beaucoup de douceur et de soumission pour le roi; on dit qu'il +l'aime fort: chacun a sa manière d'aimer; je le vois assez souvent venir dans +une galerie où est la reine. Vous avez apparemment vu de ses portraits. +Le lendemain de l'entrée, il y aura une fête le soir, que l'on nomme mascarade, +où tous les grands de la cour courent deux à deux dans une lice avec un flambeau +à la main. Le roi court avec son grand écuyer. Ce sont des habits +extraordinaires; je crois que cela sera plus beau à dépeindre qu'à voir. Un +autre jour, ce sera juego de cagnas ; je ne sais pas trop +ce que c'est; on jette des cannes en l'air. Mais la grande fête, ce sera celle +de la course des taureaux. Pour celle-là, je crois que ce sera une très-belle +chose. Des Grands, des fils de Grands tauricideront . La +magnificence du train et des livrées sera, à ce qu'on dit, surprenante. Pourvu +qu'il ne s'y tue personne, j'y prendrai peut-être quelque plaisir. Si cela est, +je vous souhaiterai souvent sur mon balcon. Hélas! madame, si j'osais, je vous y +Souhaiterois, même quand la fête serait ennuyeuse. +Je ne me suis point encore habillée à l'espagnole, quoique j'aie fait faire deux +habits. La reine mère aime tout-à-fait l'habit à la françoise, et toutes les +dames aussi; c'est-à-dire, les manteaux principalement, et c'est ce qui +m'accommode fort. Le noir ou la couleur ne marquent pas plus de respect l'un que +l'autre. +Il fait aussi froid ici qu'à Paris; j'espère qu'il n'y fera pas plus chaud. +Le marquis de Flamarens est à Madrid avec l'habit espagnol +et la honille . Je croirais sans peine qu'il s'y ennuiera +bientôt. Le comte de Charni , prétendu fils naturel de feu +Monsieur (duc d'Orléans ), y +passe une vie bien triste. C'est un honnête homme; et s'il est vrai, comme on +n'en doute pas, qu'il ait l'honneur d'être frère de tant de princesses, celles +qui sont en état de lui faire du bien, devraient bien lui en faire un peu, et +lui procurer quelque moyen de subsister. Nous ne le voyons pas souvent, ni Flamarens non plus; il faut qu'ils aient des égards. +Je n'ai été qu'une seule fois chez la reine mère depuis que je suis ici. +La reine m'a expressément chargée de vous faire ses compliment. Je vous mène au +palais toutes les fois que j'y vais; et votre nom, sans que je me le propose, +est toujours dans toutes nos conversations. La philosophie +en-dehors, et les pieds en-dedans , la pensèrent faire mourir de rire. +Ce que les François et Françoises trouvent ici de triste, ne l'est nullement, et +la reine m'a avoué de très-bonne foi qu'elle n'avait jamais cru s'accoutumer +aussitôt. Vous pouvez penser que je ne lui tiens guère de propos qui saient +propres à faire soupirer incessamment après la France. Enfin jusqu'ici j'ai fait +de mon mieux par le seul plaisir de bien faire. +LETTRE VII. +Madrid, 26 janvier 1680. +Je ne vous entretiendrai guère de l'entrée de la reine d'Espagne. Elle en était +le plus grand et le plus agréable ornement; à cheval sous un grand dais, fort +parée, un chapeau de plumes blanches, un habillement fait exprès pour ce jour de +cérémonie; précédée de plusieurs Grands fort brodés, et quantité de livrées +riches et mal entendues, aussi-bien que les habits des maîtres. La reine avait +très-bonne grâce. Elle quitta un peu sa gravité devant le balcon où nous étions, +et je la lui vis reprendre. Il y a eu deux jours de suite des feux d'artifice +devant le palais, où je me dispensai d'aller. Jusqu'ici il n'y a point eu +d'autre fête. Le roi mène souvent la reine dans des couvens, et ce n'est point +du tout une fête pour elle. Elle a voulu absolument que je l'y suivisse ces deux +derniers jours. Comme je n'y connais personne, je m'y suis beaucoup ennuyée; et +je crois qu'elle ne voulait que j'y fusse, qu'afin de lui tenir compagnie. Le +roi et et la reine sont assis, chacun dans un fauteuil; des religieuses à leurs +pieds, et beaucoup de dames qui viennent leur baiser les mains. On apporte la +collation; la reine fait toujours ce repas d'un chapon rôti. Le roi la regarde +manger, et trouve qu'elle mange beaucoup. Il y a deux nains qui soutiennent +toujours la conversation. Je croyais hier au soir, au sortir du couvent, m'en +retourner chez moi; mais la connétable de Castille me pria que nous allassions +ensemble au palais; car vous saurez que, sans l'avoir mérité, il ne tiendrait +qu'à moi de me donner un grand air ici, les dames croyant que c'est assez qu'une +ambassadrice soit de la même nation que leur reine, pour leur être de quelque +agrément. Je fais aussi de mon mieux pour ne pas tromper leur attente. Voilà +toutes les affaires que je veux avoir au palais. La reine mère est toujours une +très-bonne princesse; je n'en puis dire autre chose. Je n'abuse point des bontés +qu'elle m'a fait paraître; car, depuis que je suis à Madrid, je n'ai été que +deux fois chez elle. Il y a, depuis deux jours, un ambassadeur d'Espagne nommé +pour la France. L'on a révoqué celui que vous aviez. C'est le marquis de la Fuente , fils de celui que vous avez vu ambassadeur. +Sa femme partira bientôt. Elle ne vous paraîtra ni jeune ni belle; elle est +peut-être l'un et l'autre en ce pays. C'est une bonne femme. +Je ne passe pas en Espagne une vie aussi oisive que je voudrais, et ce sera +beaucoup si je puis jamais rendre toutes les visites que j'ai à y faire. Tout ce +que j'y ai de plus agréable, c'est la commodité des habits. La reine mère et +toutes les dames approuvent toujours si fort ceux que j'ai, et sur-tout les +manteaux, que vous pouvez croire avec quel plaisir je les satisfais. Le noir, +comme je crois vous l'avoir déjà mandé, n'est pas une couleur plus respectueuse +qu'une autre. +Je ne vois pas qu'on se presse trop ici d'expédier le brevet de cette pension de +deux mille écus pour madame de Grancey ; M. de Villars voudrait bien lui être utile; mais avec tout +l'or qui vient des Indes, l'Espagne ne paraît pas opulente. Ce que j'ai vu de +plus riche, de plus doré, de plus magnifique, est l'appartement de la reine. Il +y a entre autres meubles dans sa chambre, une tapisserie, dont ce qu'on y voit +de fond, est de perles. Ce ne sont point des personnages; on ne peut pas dire +que l'or y soit massif, mais il est employé d'une manière et d'une abondance +extraordinaires. Il y a quelques fleurs: ce sont des bandes de compartiment; +mais il faudrait être plus habile que je ne suis à représenter les choses, pour +vous faire comprendre la beauté que compose le corail employé dans cet ouvrage. +Ce n'est point une matière assez précieuse pour en vanter la quantité; mais la +couleur et l'or qui paraît dans cette broderie, sont assurément ce qu'on aurait +peine à vous décrire; mais il ne vous importe guère. Cette tapisserie m'est +demeurée dans la tête; c'est ce qui m'a fait écrire ceci, qui vise assez au +galimatias. Adieu, madame: ce que je sens bien distinctement, c'est que je vous +aime. Aimez-moi aussi, je vous en prie; et ne consentez jamais en vous-même que +je sois en Espagne et vous en France. +Madrid, 27 janvier 1680. +Comme le courrier ne partit point hier au soir, et qu'il me reste un peu de +temps, je veux vous conter, si je puis, en peu de mots, une belle aventure. Nous +arrivions hier, M. de Villars et moi, sur les dix heures +du matin, quand nous vîmes entrer dans ma chambre une tapada , suivie d'une autre qui paraissait sa suivante. Je fis signe à +M. de Villars que c'était à lui à se mettre en devoir de +faire les honneurs; la suivante se retira. L'autre fit signe qu'elle voulait que +quelques gens qui étaient dans l'antichambre, se retirassent aussi. Elle +S'approcha d'une fenêtre avec M. de Villars , me faisant +Signe en même temps de m'approcher. Elle leva son manteau, je n'en étais guère +plus savante. Je me souvenais un peu d'avoir vu quelque personne qui lui +ressemblait; M. de Villars s'écria: c'est madame la +connétable Colonne ! Sur cela je me mis à lui faire +quelques compliment. Comme ce n'est pas son style, elle vint au fait. Elle +pleura et demanda qu'on eût pitié d'elle. Pour dire deux mots de sa personne, sa +taille est des plus belles. Un corps à l'espagnole qui ne lui couvre ni trop ni +trop peu les épaules. Ce qu'elle en montre, est très-bien fait: deux grosses +tresses de cheveux noirs, renouées par le haut d'un beau ruban couleur de feu: +le reste de ses cheveux en désordre et mal peigné; de très-belles perles à son +cou; un air agité qui ne siéroit pas bien à une autre, et qui pour lui être +assez naturel, ne gâte rien; de belles dents. Je voudrais bien vous faire +entendre tout ceci en peu de mots. La connétable est dans un couvent royal, +nommé San-Domingo . Elle en est déjà sortie quatre ou cinq +fois; et la dernière qu'elle y entra, le nonce fit semblant de vouloir parler à +une religieuse à la porte; et quand elle fut ouverte, la connétable que l'on +croyait bien loin, rentra promptement; car en Espagne, dans ces sortes de +couvens, il y a d'extraordinaires régularités sur les entrées et les sorties. +Quand elle y fut, les parents du connétable exigèrent d'elle qu'elle signeroit +entre les mains du roi un papier, par lequel elle s'engageroit de ne plus sortir +Sans la permission de son mari, promettant que, si elle en sortait, on pourrait +la renvoyer à Saragosse, ou en tel autre lieu que son mari souhaiterait. La +voilà donc avec de doubles liens. Quand le marquis de lot +Balbasès revint avec sa femme, elle crut qu'ils la recevroient dans +leur maison; mais ils s'en excusèrent, disant qu'elle était trop petite. Le +bruit de l'entrée de la reine a fait prendre la résolution à madame Colonne de sortir encore de son couvent. Aussitôt pensé, +aussitôt fait. Elle envoie emprunter un carrosse, et s'en va droit chez la +marquise de lot Balbasès . Elle fut bien reçue, malgré +leur surprise. Au bout de quelques jours, quelqu'un vint lui dire que lot Balbasès l'allait envoyer à Saragosse trouver son +mari. Sur cela elle demande un carrosse pour aller prendre l'air; on lui en +donne un. Elle fait quelques tours par la ville, et se fait descendre à notre +porte; la voilà chez nous disant qu'elle n'en voulait plus sortir, et que l'on +ne voudrait pas la mettre dans la rue. Il parut qu'elle serait bien aise de voir +le nonce. Nous la fîmes dîner; je lui fis de mon mieux, parce qu'en effet elle +fait très-grande pitié d'être de l'humeur qu'elle est. Le marquis de lot Balbasès envoie un de ses parents pour essayer de +la résoudre à retourner, et à ne pas donner une nouvelle scène au public. Elle +dit qu'elle n'en fera rien. Le nonce arrive; elle le prie qu'il la fasse rentrer +dans son couvent. Il répond qu'il n'en a pas le pouvoir. Une dame de qualité de +nos amies, qui est la comtesse de Villombrosa , dont le +fils a épousé la fille de lot Balbasès , vint ici. M. de Villars et le nonce firent plusieurs allées et venues +chez lot Balbasès , qui promit plusieurs fois, foi de +cavalier, qu'il ne ferait nulle violence à madame Colonne +pour retourner avec son mari; qu'il la priait de revenir chez lui, et que l'on +tâcherait de faire en sorte que le roi qui avait l'écrit de madame Colonne , ne saurait rien, de sa sortie, et que, si elle +S'opiniâtrait à ne pas vouloir revenir, elle allait mettre contre elle le roi, +Son mari, et toute sa famille. Enfin, madame, il était près de minuit que nous +ne savions tous que faire par les conséquences que cette pauvre créature +attirait contre elle en demeurant chez nous. Mais enfin elle se résolut à s'en +aller. La comtesse de Villombrosa , M. de Villars et moi la remmenâmes chez le marquis de +lot Balbasès . Sa femme et lui la reçurent très-bien; mille embrassades. +Vraiment, c'est une chose inconcevable que les mouvement extraordinaires qui se +passent dans cette tête. Elle l'avoue elle-même. Si elle ne fait pas plus de +chemin, ce n'est pas manque de bonne volonté. Cependant, s'il lui prend envie +une autre fois de revenir chez nous et de n'en vouloir pas sortir, par les +frayeurs qu'on ne la remette au pouvoir de son mari, nous en serions bien +embarrassés. Si cette histoire vous ennuie, madame, prenez-vous-en à l'envie et +au plaisir que j'ai de vous conter tout ce que je sais qui peut vous être +écrit. +LETTRE VIII. +Madrid, 9 février 1680. +La reine d'Espagne, bien loin d'être dans un état pitoyable, comme on le publie +en France, est engraissée au point que, pour peu qu'elle augmente, son visage +Sera rond. Sa gorge, au pied de la lettre, est déjà trop grosse, quoiqu'elle +Soit une des plus belles que j'aie jamais vues. Elle dort à l'ordinaire dix à +douze heures. Elle mange quatre fois le jour de la viande; il est vrai que son +déjeuner et sa collation sont ses meilleurs repas. Il y a toujours à sa +collation un chapon bouilli sur un potage, et un chapon rôti. Je la vois fort +rire, quand j'ai l'honneur d'être avec elle. Je suis persuadée que je ne suis ni +assez plaisante ni assez agréable pour la mettre en cette bonne humeur, et qu'il +faut qu'elle ne soit pas chagrine d'ordinaire. L'on ne peut assurément se mieux +gouverner, ni avec plus de douceur et de complaisance pour le roi. Elle avait vu +Son portrait; on ne lui avait pas fait celui de son humeur pour les manières et +la vie solitaire. On n'a pas renversé toutes les coutumes du pays, pour y en +mettre de plus agréables. Mais la reine mère fait tout ce qu'elle peut pour les +adoucir. Il paraît à tous les gens de bon sens que la jeune reine ne peut mieux +faire que de contribuer de son côté à s'attirer la continuation de l'amitié et +de la tendresse que ce prince lui témoigne. Il y a cette duchesse de Terranova , camarera mayor , dont +l'humeur passe pour être un peu hautaine. La jeune reine plaît infiniment à +toutes les dames. Je fais tout ce que je puis, quand j'ai l'honneur d'être +auprès d'elle, pour la faire souvenir de leur dire tout ce qui est le plus +propre à les gagner. Quand je vous dis qu'elle est grasse, qu'elle dort, qu'elle +rit, encore une fois, je vous dis vrai. Il n'est pas moins vrai aussi, avec tout +cela, que la vie qu'elle mène, ne lui est guère agréable. Enfin, madame, je vous +assure qu'elle fait à merveille; j'en suis tout étonnée. +Il y eut hier la plus célèbre fête de taureaux qui se soit vue depuis plusieurs +règnes des rois d'Espagne. Il y eut six Grands ou fils de Grands qui furent les +toreadors . Je pensai mourir dans la première heure: +mourir est un peu trop dire; mais j'eus une émotion et un si violent battement +de cœur, que je crus n'y pouvoir résister, et je me levois pour m'ôter de dessus +le balcon où j'étais, si M. de Villars ne m'eût dit que +pour rien du monde il ne fallait faire cette faute. C'est une terrible beauté +que cette fête. La bravoure des toreadors est grande. +Aucuns taureaux épouvantables éprouvèrent bien celle des plus hardis et des +meilleurs. Ils crevèrent de leurs cornes plusieurs beaux chevaux; quand les +chevaux sont tués, il faut que les seigneurs combattent à pied, l'épée à la +main, contre ces bêtes furieuses. Je n'aurois jamais fait, si je voulais vous +conter tout ce qui s'observe dans ces combats, qui ont bien des rapports avec +ceux des anciens Maures et Grenadins. Les dames, dont les amant combattent, et +qui sont présentes, doivent bien mal passer leur temps, pour peu qu'elles les +aiment véritablement. Les seigneurs, qui doivent combattre, ont chacun cent +hommes vêtus de leurs livrées. C'est une chose qui mériterait de vous être +contée plus en détail. Si j'étais roi d'Espagne, jamais on n'en reverrait. +Je crois vous avoir déjà parlé de la dévotion de ce pays. Nous avons été obligés, +de peur d'y scandaliser séculiers et religieux, de manger de la viande le +Samedi. Nous ne mangeons point ce jour-là ce qu'on appelle petits pieds . C'est une médiocre mortification. Cela est partout, en +Espagne. +Toutes les dames, généralement parlant, sont honnêtes et civiles, sur-tout celles +qui ont un peu voyagé avec leurs maris. +Le roi d'Espagne hait parfaitement François et Françoises. +Il y a ici un François dont je vous ai parlé: c'est le comte de +Charmy , qui mériterait de vivre dans son pays, et de ne pas finir ses +jours dans celui-ci. Nous le voyons peu; mais ce que j'en connais est d'un homme +Sage et de bon sens. Nous voyons encore moins le marquis de +Flamarens . J'ai assez bonne opinion de lui pour croire qu'il s'ennuie +beaucoup. Adieu, madame. +LETTRE IX. +Madrid, 6 mars 1680. +Nous voici au mercredi des Cendres. Je n'ai rien à vous dire du carnaval. Comme +le carême n'est point du tout ici un temps de pénitence, celui qui le précède ne +Se distingue par aucun plaisir; car jamais vous ne voudriez croire que c'en fût +un que de jeter sur les passants beaucoup d'eau par la fenêtre. Pour ce qui se +passe dans le palais, le roi, la reine et les dames se battent à coups d'œufs +remplis d'eau de senteur, mais en si prodigieuse quantité, que l'on ne comprend +pas où l'on peut en trouver tant. Ils sont tous argentés et peints. La reine +m'en donna un panier dont je régalai ma fille. Voilà, madame, par où l'on marque +à cette jeune princesse des jours qu'elle passait autrement en France, et dont +je tâche, autant que je le puis, de lui ôter le souvenir. En vérité, sa douceur, +Sa complaisance et toute sa conduite, sont des choses extraordinaires à dix-huit +ans. Il entre de tout dans cette heureuse composition; et, pour ajouter encore à +la gloire qu'elle peut tirer de tout ce qu'elle fait, c'est que d'abord qu'elle +arriva, on lui donna les plus méchant conseils du monde. Elle le connaît bien +présentement. +J'ai été assez souvent à la comédie espagnole avec elle: rien n'est si +détestable. Je m'y amusais à voir les amant regarder leurs maîtresses, et leur +parler de loin avec des signes qu'ils font de leurs doigts; pour moi je suis +persuadée que c'est plutôt une marque de leur souvenir qu'un langage; car leurs +doigts vont si vite, que, si ces amant s'entendent, il faut que l'amour +d'Espagne soit un excellent maître dans cet art. Je pense que c'est qu'il y voit +plus clair qu'ailleurs, et qu'il ne se soucie guère de faire plus de chemin. +Il y a, depuis peu de jours, un premier ministre, qui est le grand duc de Medina Celi , le plus grand seigneur de cette cour; il +n'a que quarante ou quarante-cinq ans. Voilà tout ce que vous saurez des +affaires d'Etat. Je n'en sais guère davantage. On n'a point remédié à celle qui +me tient assez au cœur, qui est ce rabais des monnoies. C'est une chose bien +triste, madame, que le peu d'argent qui nous vient de France par cette +diminution, et qu'il faille sur chaque pistole en perdre plus de la moitié. La +pitié que j'ai de nous ne m'empêche pas d'en avoir pour ce pauvre peuple, qui +paraît ne vivre que de ce qu'on appelle ici tomar el sol ; +tant il est maigre, abattu et misérable. +Il y eut dimanche, au Retiro, une comédie de machines, où les deux reines et le +roi étaient. Il y fallait être à midi. L'on y mourait de froid. Comme je me +promenais dans les galeries de cette maison, qui sont très-agréables, habillée à +ma commodité comme devant voir cette comédie derrière des jalousies, et ne +Songeant ni à roi, ni à reine, j'entendis notre jeune princesse qui m'appelait +fort haut par mon nom. J'entrai dans le lieu d'où me paraissait venir sa voix, +avec un air un peu composé: je la trouvai assise au milieu du roi et de la reine +mère. Elle n'avait consulté, en m'appelant, que son envie de me voir, et avait +tout-à-fait oublié la gravité espagnole. Elle de rire en me voyant. La reine +mère me rassura; elle est toujours aise que la reine sa belle-fille se +divertisse. Elle lui donna même occasion de me venir parler auprès d'une +fenêtre; mais je m'en retirai bientôt. Elle me demanda si je n'avais point reçu +de vos lettres. +Au reste, madame, toutes les ambassadrices meurent à Madrid; en voilà deux en six +Semaines, qui étaient plus jeunes que moi . J'aimerais +autant que la mort en eût pris de quelqu'autre état. On me dit qu'on ne peut +résister aux chaleurs. Je me tranquillise un peu sur cela, quand je songe à +mesdames de Schornberg et de la +Fayette , qui cherchent et qui trouvent des airs tempérés dans leurs +maisons de la ville, et dans celles qu'elles choisissent à la campagne. Elles +Sont toujours malades, sans que d'ailleurs la fortune les accable de ses revers; +et moi, je me porte bien, sans faire aucun remède et sans les croire +nécessaires. Mais cela ne peut pas durer. J'observe mon régime de chocolat, +auquel seul je crois devoir ma santé. Je n'en use pas comme une folle et sans +précaution. Mon tempérament ne paraît nullement se pouvoir accommoder de cette +nourriture. Elle est pourtant admirable et délicieuse. J'en ai fait faire chez +moi, qui ne peut jamais faire mal. Je songe souvent que, si je puis vous revoir, +je veux vous en faire prendre méthodiquement, et vous faire avouer que rien +n'est meilleur pour la santé. Voilà bien parler de chocolat. Songez que je suis +en Espagne, et que c'est presque mon seul plaisir que d'en prendre. +La connétable Colonne , depuis la visite qu'elle nous fit, +est toujours dans un couvent à cinq lieues d'ici. Son mari est à Madrid depuis +deux jours. On dit qu'il lui permettra de revenir dans un autre couvent de cette +ville, où elle aura beaucoup moins de liberté que dans celui d'où elle est +Sortie. Nous avons appris qu'elle fut toute prête le jour qu'on l'emmena de +Madrid au lieu où elle est présentement, de s'en venir encore se fourrer chez +nous dans ma chambre. +J'ai reçu par cet ordinaire une lettre de madame de +Sévigné . Je ne saurais lui faire réponse aujourd'hui, quelqu'envie que +j'en aie. J'ai fait lire à la reine l'endroit où madame de +Sévigné parle d'elle et de ses jolis pieds, qui la faisaient si bien +danser, et marcher de si bonne grâce. Cela lui a fait beaucoup de plaisir. +Ensuite elle a pensé que ses jolis pieds, pour toute fonction, ne vont +présentement qu'à faire quelques tours de chambre, et à huit heures et demie +tous les soirs, à la conduire dans son lit. Elle m'a ordonné de vous faire à +toutes deux bien des amitiés. Elle était hier belle comme un ange, accablée, +Sans se plaindre, d'une parure d'émeraudes et de diamants sur la tête, +c'est-à-dire, mille poinçons; de furieux pendans d'oreilles; et devant elle et +autour d'elle en écharpe, des bagues, des bracelets. Vous croyez que les +émeraudes avec les cheveux bruns ne faisaient pas un bon effet; Détrompez-vous; +Son teint est un des plus beaux teints de brune qu'on puisse voir; sa gorge +blanche et très-belle. Elle était un peu plus parée qu'à l'ordinaire. Elle me +dit qu'elle avait donné audience le matin au connétable Colonne , et qu'en le voyant et l'entendant parler, elle avait été bien +persuadée de la folie de sa femme. Il est fait à peindre: pour de bonne humeur, +on n'en peut douter, si l'on en juge par l'air dont il laissait vivre sa femme à +Rome. La reine me demanda fort des nouvelles de madame de +Grignan +, et si elle ne reviendrait point cet hiver à Paris. +Si trois semaines après que vous aurez reçu cette lettre, vous envoyez un laquais +au quartier de Richelieu, faites-le passer au couvent des Petits-Pères, et +dites-lui de s'informer si deux de leurs religieux ne sont pas arrivés +d'Espagne. Ces pères ont pour vous une petite boîte où il y a le plus petit +présent du monde. Faites pourtant cas des tasses de boucaro. J'ai, en vérité, +quelque sorte de honte, non du petit présent, mais de cette longue lettre. Il +n'appartient pas à quelqu'un qui est à Madrid de tenter la patience d'une +personne comme vous, dont les journées sont remplies d'occupations agréables ou +Soi-disantes. +LETTRE X. +Madrid, 21 mars 1680. +Je veux vous parler d'une promenade où je fus hier, qui est la plus ordinaire, +quand il fait chaud; et il en fait déjà beaucoup ici. C'est dans cette rivière +Si vantée du Mançanarès: au pied de la lettre, la poussière commence à y être si +grande, qu'elle incommode déjà beaucoup. Il y a de petits filets d'eau par-ci, +par-là, mais pas assez pour qu'on en puisse arroser des sables menus, qui +S'élèvent sous les pieds des chevaux; en sorte que cette promenade n'est plus +Supportable. Ce n'est donc pas pour vous dire une mauvaise plaisanterie, mais +une vérité assez extraordinaire. Je vous prie, madame, de conter cela, comme +vous savez orner toutes les choses auxquelles vous voulez donner un air. Je vous +expose seulement celle-ci, qu'on ne peut se promener dans une rivière, parce +qu'il y a de la poudre. Mais ce n'est rien: il faut voir le grand et prodigieux +pont qu'un roi d'Espagne a fait bâtir sur ce Mançanarès. Il est bien plus large +et bien plus long que le Pont-Neuf de Paris: et l'on ne peut s'empêcher de +Savoir bon gré à celui qui conseilla à ce prince de vendre ce pont, ou d'acheter +une rivière. Je pensais que je pourrais vous dire tout ceci en cinq ou six +lignes; en voilà bien davantage. +Les femmes de la reine partirent d'ici le 14 de ce mois. Elles vinrent ce jour-là +chez nous; elles y firent toutes leurs affaires, et après-dîner, M. de Villars et moi nous les menâmes dans mon carrosse hors +la ville, prendre le leur. Elles avaient dit le soir à la reine qu'elles la +reverroient le lendemain; mais elles firent prudemment de ne lui dire point +adieu. Dès les sept heures, elle les demanda; elles n'y étaient plus. Elle +pleura beaucoup: elle ordonna qu'on me vînt dire de l'aller trouver; mais je +revins chez moi un peu tard. J'allai, sur les cinq heures du soir, au palais. +Elle se levait. Il est surprenant, en vérité, comme elle est embellie. Elle +avait ses cheveux sur le front, renoués en grosses boucles; des rubans couleur +de rose à sa cornette et dessus sa tête, point barbouillée de rouge, comme il +faut qu'elle le soit ordinairement; une gorge admirable. Elle mit une robe de +chambre à la françoise, et passa le reste du jour avec cet habillement. Elle se +considéra un peu de cette sorte dans un grand miroir. Cette vue la remit. Il +paraissait à ses yeux qu'elle avait bien pleuré. Comme elle commençait à me +parler, le roi entra; et c'est ici une loi établie, que, quand sa majesté entre +dans la chambre de la reine, toutes les dames qui s'y trouvent, en sortent +aussitôt, si ce n'est la camarera mayor et deux ou trois +autres qui sont domestiques. J'entendis qu'on demandait des cartes, et je +conjecturai par là que la reine s'allait fort ennuyer au petit jeu que le roi +aime, et où l'on peut perdre une pistole avec un malheur extraordinaire. La +reine fait toujours comme si elle était ravie de cette occupation. Il lui est +resté deux des femmes qu'elle a amenées, une de ses nourrices, qui est assez +adroite, et une Provençale qui joue du clavecin. Le roi a une grande joie de +voir diminuer le nombre des François; car il ne peut celer qu'il hait au dernier +point notre nation. Pour vous expliquer un peu mieux le renvoi de ces femmes, +c'est une grosse nourrice de la reine, et une fille nommée Martin , jolie, belle et sage. On ne les a pas chassées; mais on leur a +rendu la vie du palais, assez insupportable, pour les obliger d'en sortir. +Joignez à cela les marques que le roi leur donnait de son aversion. +M. de Villars me prie de ne pas oublier de vous parler +d'une parure qu'une des dames de la reine avait, il y a deux jours; c'est ce +qu'on appelle en France fille d'honneur . Elle en a dix. +L'on en prend tous les jours quelque nouvelle. Celle dont je vous parle est la +fille du duc d'Albe . Leurs habits sont des plus +magnifiques; beaucoup de pierreries. Celle-ci servant la collation à la reine, +comme les autres, reportait un plat. Je lui vis un pistolet pendu au côté avec +un gros nœud de ruban. Ne croyez pas que ce fut un bijou. Il aurait fort bien +tué un homme: il était de plus de demi-pied de long, d'un acier bien poli et +bien monté. Je ne voulus pas faire semblant, devant la reine, de le remarquer; +peut-être ne fis-je pas ma cour à la fille, qui ne portait pas cette arme pour +la cacher, et pour n'en prétendre pas quelque louange. +Il y eut l'autre jour une procession dans ce qu'on appelle les cloîtres du +palais. Je la vis par une petite fenêtre devant laquelle elle passait. Le roi et +la reine marchaient ensemble. Elle avait une grande robe de cérémonie, des +manches pendantes, une longue queue portée par la camarera +mayor . Les filles ou dames d'honneur marchaient ensuite, parées avec +des habits extraordinaires pour ces jours-là. La croix, le patriarche, les +évêques, les prêtres et religieux marchent devant leurs majestés. Mais pour en +revenir aux dames qui sont suivies de celle qui s'appelle la +guarda mayor , leurs amant obtiennent ces jours-là ce qui s'appelle dar lugar +, c'est-à-dire, qu'ils ont place et la liberté pendant cette +procession d'entretenir leurs maîtresses. Les processions sont bien meilleures +ici pour les amant que les comédies, où ils ne peuvent se parler que de loin +avec les doigts. Voilà, madame, tout ce qu'on peut vous dire de cette cérémonie. +Si la croix n'y était pas portée, je vous-dirais que c'est une des plus galantes +fêtes que l'on voie en Espagne. +Je m'en vais finir cette lettre par quelque chose, qui vous paraîtra aussi +extraordinaire que ce que je vous ait dit au commencement: c'est un secret que +M. de Villars m'a confié. Le roi, les +deux reines et le premier ministre n'ont point du tout de crédit. Ce +Secret est comme celui de la comédie. Je m'en suis un peu doutée par le peu de +précaution que M. de Villars a pris en me le +confiant. +LETTRE XI. +Madrid, 16 avril 1680. +J'ai reçu deux de vos lettres par ce dernier ordinaire, comme je montois en +carrosse pour aller à l'Escurial. Hélas! madame, quelle nouvelle m'avez-vous +apprise que celle de la mort de M. de la Rochefoucauld +. Je n'ai pas le courage de vous parler de toutes les +merveilles que je viens de voir. La tristesse de cette mort dont j'étais +pénétrée, m'engagea à considérer plus long-temps que je ne l'aurois peut-être +fait dans une autre situation d'esprit, ce magnifique Panthéon, et ces huit +belles demeures, si l'on peut nommer de la sorte celles que les morts habitent, +et où sont déjà quatre rois et quatre reines. Tout de bon, +madame, je ne saurais vous entretenir de rien aujourd'hui. Je vous embrasse de +tout mon cœur; et c'est tout ce que je puis faire, affligée comme je le +Suis. +LETTRE XII. +Madrid, 27 avril 1680. +Si j'avais été dimanche à une belle procession qui se fit encore, je vous en +rendrais un léger compte; mais je ne jugeai pas raisonnable de passer de propos +délibéré toute la matinée du dimanche des Rameaux sans prier Dieu. Je me +contentai la veille de voir l'habit de la reine qu'elle me fit apporter. Il y en +a toujours un exprès pour cette cérémonie, où il s'agit de marquer le deuil et +la mortification. Le fond de cet habit est de satin noir tout brodé de jais +blanc et d'acier, mais, sans nulle comparaison, mieux qu'on ne les emploie en +France. C'est la seule broderie que j'aie vue dans sa perfection. La reine avait +beaucoup de pierreries, mais avec de petits morceaux de gaze plissés, attachés +en quelques endroits sur le corps de jupe; l'on prétend marquer une grande +modestie. Les dix filles d'honneur avaient des pointes de gaze blanche sur leurs +têtes, et leurs amant à leurs côtés. Je ne vous dirai rien, de tout ce qui se +passe les trois jours saints, mercredi, jeudi et vendredi. Toutes les femmes +Sont parées, et courent d'église en église toute la nuit, hors celles qui ont +trouvé dans la première où elles ont été, ce qu'elles y cherchaient; car il y en +a plusieurs, qui, de toute l'année, ne parlent à leurs amant que ces trois +jours-là. +Je vous écris par un courrier que le roi a envoyé à M. de +Villars . Vous aimeriez peut-être davantage cet ambassadeur, si vous +Saviez à quel point il sait bien se gouverner dans cette cour. Comme je suis +toujours sur mes gardes pour ne rien écrire qui vise aux affaires d'état, je ne +vous ai point informée de plusieurs choses qui se sont passées ici, quoique +publiques; mais, en général, vous pouvez dire que M. de +Villars a fait rétablir toutes choses comme le roi le désirait. On lui +a tendu mille panneaux depuis deux ou trois mois, pour lui donner dans son +quartier, à Madrid, des sujets de batterie, et pour faire piller et brûler notre +maison, en animant le peuple. Tout est à craindre, quand il arrive de semblables +esclandres: il faut avoir une attention continuelle à les empêcher, et même, +S'il se peut, à les prévoir, quoique cela soit quelquefois bien difficile. Le +cardinal Bonzi , étant ici ambassadeur, y a passé. Quand +ces désordres-là arrivent, les plaintes ne manquent pas d'être portées en +France, et un pauvre ambassadeur est condamné, sans avoir pu dire ses raisons. +Ils ont eu ici un tel dépit que Juvenozo , leur +ambassadeur en France, n'ait pas reçu les traitement qu'il voulait, qu'ils +auraient acheté bien cher quelques sujets d'attaquer la conduite de M. de Villars , sur le fait ou le caractère de l'ambassade. +Personnellement on ne peut être plus aimé, ni plus estimé qu'il l'est. Ce roi a +une haine effroyable contre les François; je ne cesse pas de vous l'écrire. La +conduite de la reine est toujours très-bonne. Vous la louez du bon goût qu'elle +a pour moi; mais savez vous à quelle sauce je me mets pour être trouvée de si +bon goût? Adieu, ma chère madame; M. de Villars vous +assure de mille véritables respects. +LETTRE XIII. +Madrid, premier mai 1680. +Tout ce que je puis vous dire de la reine, c'est qu'elle continue à bien faire. +Le roi fut mercredi à l'Escurial, et en revint vendredi. Il faut des airs ici: +la reine eut tous ceux qui étaient nécessaires pour marquer une grande +mélancolie de cette absence. Je ne serais pas bonne comédienne; mais je sais +bien comme il faut louer, et donner des avis à propos, quand je me trouve dans +l'occasion de le faire. Ils se sont envoyé, pendant cette courte absence, des +présent riches et galants. +Je reviens du palais. C'est aujourd'hui la fête de Monsieur . La reine était belle comme le jour. Je ne sais pas comment +elle peut être si belle à Madrid. Elle était extraordinairement parée de +très-grosses perles, et de beaucoup de diamants. J'ai été quelque temps seule +avec elle. Nous avons chanté quelques airs d'opéra: car il n'est pas question, +dans nos conversations, de la gravité que comporteroit mon âge. En vérité, si je +dressois bien mon intention, je ne crois pas que ce fût une œuvre très-bonne que +de la divertir. La vie du palais de Madrid ne se peut guère comprendre. Le roi +Se trouva un peu mal hier: il se porte bien aujourd'hui. J'ai laissé toute la +maison royale aller à la comédie; j'ai senti un grand plaisir de n'y point +aller, et de revenir chez moi. Je ne vous dis point tout ce que M. de Villars voudrait que je vous fisse entendre de sa +part. On ne peut vous honorer ni vous respecter plus qu'il fait, et ma fille +aussi, qui aime M. de Coulanges de tout son cœur. Adieu, +madame. +LETTRE XIV. +Madrid, 26 mai 1680. +Vous dites, madame, que j'attire des louanges à la reine par le goût qu'elle +paraît avoir pour moi, et le désir qu'elle fait voir que je sois presque +toujours auprès d'elle. Elle en mérite, en vérité, d'autres, par la manière dont +elle supporte cette vie affreuse du palais. Elle joue trois ou quatre heures par +jour aux jonchets, qui est le jeu favori du roi, sans lui marquer de chagrin. Il +lui fait souvent des présent qu'elle aime fort, et voilà par où il la +console. +Le marquis de Grana et sa femme sont arrivés. On dit que +cette femme parle cinq ou six sortes de langues; je serai bien simple auprès +d'elle. Je ne sais si elle verra souvent la jeune reine. Si cela est, nous +Serons souvent ensemble; car il n'y a que les ambassadrices de France et +d'Allemagne, qui entrent dans la chambre des reines. Toutes les autres femmes de +ministres étrangers ne les vaient que dans un lieu destiné pour les cérémonies. +Avec cette prérogative, peut-on ne se pas trouver heureuse à Madrid? +M. de Villars vous assure de mille très-humbles respects, +et ma fille aussi. Elle aime un peu mieux M. de Coulanges +que vous. Elle porta hier à la reine la lettre et les chansons de M. de Coulanges . Elles les chantèrent long-temps. +N'avez-vous pas reçu une petite boîte par des religieux? +LETTRE XV. +Madrid, 28 mai 1680. +J'ai vu M. et madame de Grana ; le mari me vint voir il y a +deux ou trois jours; il fut toute l'après-dînée avec moi. Il parle mieux +français qu'un François même; il est de bonne conversation. Il s'ennuie à la +mort à Madrid, quoiqu'il y ait demeuré long-temps, et qu'il y ait beaucoup de +parents. Il est épouvanté du gouvernement, quoiqu'il n'en parle que comme en doit +parler un ambassadeur de l'Empereur, à une Françoise. Il dit qu'il ne sera pas +long-temps ici. Il me soutient qu'il n'y avait qu'un ambassadeur de France qui +pût présentement trouver quelque plaisir dans cette cour, en entendant parler du +méchant état où on la voit. Pour moi, madame, vous croyez bien que je n'entre +dans aucun de ces détails. +Je jouis du beau temps, qui est admirable présentement. Depuis un mois, il est +tempéré. Nous ne voyons ni ne sentons de soleil que ce qu'il en faut pour +réjouir. La reine m'ordonne, et, si je l'ose dire, me prie instamment de la voir +Souvent. L'ennui du palais est affreux, et je dis quelquefois à cette princesse, +quand j'entre dans sa chambre, qu'il me semble qu'on le sent, qu'on le voit, +qu'on le touche, tant il est répandu épais. Cependant je n'oublie rien pour +faire en sorte de lui persuader qu'il faut s'y accoutumer, et tâcher de le moins +Sentir qu'elle pourra; car il n'est pas en mon pouvoir de la gâter, en la +flattant de sottises et de chimères, dont beaucoup de gens ne sont que trop +prodigues. On a cru deux mois qu'elle était grosse; c'est à elle à savoir s'il y +en avait sujet. On ne peut être moins propre à questionner que je le suis sur de +pareils chapitres. De plus, vous savez que, quand elle est partie de Paris, je +n'étais pas beaucoup dans sa confiance, ni connue et considérée au Palais-royal. +Je ne m'entremets de rien ici: la reine a du plaisir à voir une Françoise, et à +parler sa langue naturelle. Nous chantons ensemble des airs d'opéra. Je chante +quelquefois un menuet qu'elle danse. Quand elle me parle de Fontainebleau, de +St-Cloud, je change de discours; et il faut éviter de lui en écrire des +relations. Quand elle sort, rien n'est si triste que ses promenades. Elle est +avec le roi dans un carrosse fort rude, tous les rideaux tirés. Mais enfin ce +Sont des usages d'Espagne; et je lui dis souvent qu'elle n'a pas dû croire qu'on +les changerait pour elle, ni pour personne. Entre nous, ce que je ne comprends +pas, c'est qu'on ne lui ait pas cherché par mer et par terre, et au poids de +l'or, quelque femme d'esprit, de mérite et de prudence, pour servir à cette +princesse de consolation et de conseil. Croyoit-on qu'elle n'en eût pas besoin +en Espagne? Elle se conduit envers le roi avec douceur et complaisance. Pour des +plaisirs, elle n'en voit aucun à espérer dans cette cour; mais comme je n'ai +aucun personnage à faire auprès d'elle, et que je n'ai ni charge ni mission de +m'en mêler, ni de pénétrer rien sur le présent, le passé et l'avenir, elle me +fait beaucoup d'honneur de vouloir que je sois souvent auprès d'elle; mais, +quand cela n'est pas, je ne meurs point d'ennui avec M. de +Villars , avec qui j'aime bien autant m'aller promener. Si je vous +disais la continuation, où, pour mieux dire, l'augmentation des misères de ce +pays, cela vous ferait de la peine. Adieu, madame; je suis à vous de tout mon +cœur. +LETTRE XVI. +Madrid, 13 juin 1680. +Depuis ma dernière lettre, nous avons fait un petit voyage en la seule maison +qu'ait le roi d'Espagne, quand il veut, pour quelque temps, quitter la demeure +de Madrid. Elle s'appelle Aranjuez. Elle passe ici pour la merveille du monde. +La situation pour les eaux est des plus belles; et, si M. le +Nostre en trouvait une pareille, ce qu'il y pourrait faire +S'appellerait en effet une merveille. Le jardin, qui est grand, est entouré de +deux rivières dont l'une est le Tage, et l'autre le Guadaran. Voilà de grands +noms; mais me voilà, pour toute ma vie, détrompée de ces noms fameux. +N'avez-vous pas une haute idée de ce Tage? et le Mançanarès n'a-t-il pas +quelquefois touché votre imagination, comme de quelque agréable rivière? Le Tage +est plus grand; mais, en revanche, son eau n'est point claire. Il faut pourtant +dire la vérité; ce jardin, pour l'Espagne, est agréable, par la quantité de +fontaines et d'arbres qui y sont; car rien n'est si rare en ce pays que les +bois, par la sécheresse du climat. Je n'ai rien trouvé à redire au peu de +largeur des allées. C'est Philippe II qui les a fait +planter; et peut-être que, de son temps, il fallait qu'elles fussent ainsi pour +être parfaites. La maison serait assez belle, si elle était achevée; mais il +S'en faut plus de la moitié, quoique le dessin ne soit pas grand. Il y a sept ou +huit lieues d'Aranjuez à Madrid. Nous y allâmes le vendredi, et nous en revînmes +le lundi: j'allai le lendemain, voir la reine: je lui en dis des merveilles, et +je la suppliai de le dire au roi qui entra. Elle fit fort bien son devoir: je +lui avais conseillé de marquer quelque impatience que sa majesté la menât voir +ce beau lieu. Elle n'eut pas de peine à lui persuader que j'en étais charmée; +car il le croit au-dessus de tout ce qu'il y a au monde. Cette demeure, qui +Semble n'être propre que pour le temps des chaleurs, est mortelle en été; et le +gouverneur a permission de n'y être jamais en cette saison. Pour toutes bêtes +rares, il y a une infinité d'horribles chameaux: d'en voir un seul, comme on en +voit quelquefois à Paris, ne fait pas un effet désagréable, comme lorsqu'on en +voit beaucoup ensemble. Tout ce qu'on voit là ne fait point du tout souvenir de +la ménagerie de Versailles. Il n'y a même point de ménagerie; car ces vilains +animaux paissent dans les champs comme des troupeaux de bœufs et de vaches; et +l'on s'en sert pour porter des pierres ou de la terre, quand on bâtit. Me voilà +donc revenue de cette maison royale, dont je ne vous parlerai plus. +Les Espagnols nous disent incessamment que nous aurons bientôt la guerre: les +pauvres gens en ont grand'peur. Pour moi, j'aime bien mieux l'ennui de Madrid, +que d'en partir pour une telle raison, et je leur réponds toujours que je n'en +crois rien. Ce bruit est plus grand au palais qu'ailleurs; et la reine, comme +vous pouvez penser, en est bien alarmée. Elle continue de se bien porter. C'est +un heureux tempérament pour la santé; et je ne sais pas ce qui se passe dans son +esprit et dans sa tête, pour la soutenir si bien; car pour son cœur, je crois +qu'il ne s'y passe rien. Quand je suis un peu de temps sans la voir, elle ne le +trouve point bon. Nous chantons comme des cigales. Elle lit des opéras; elle +joue à merveille du clavecin, assez bien de la guitare; en moins de rien, elle a +appris à jouer de la harpe. Elle ne prend pas beaucoup de consolation dans les +livres de dévotion. Cela n'est point extraordinaire à son âge. Je dis souvent +que je voudrais bien qu'elle fût grosse, et qu'elle eût un enfant. +Je n'ai point vu le marquis de Grana depuis que je vous ai +écrit. Je serais fort aise que nous nous vissions, mais la politique qu'il croit +devoir garder en cette cour, le retient peut-être et sa femme aussi, qui, par +politique de son côté, s'habille à l'espagnole. On l'en devrait récompenser, car +elle est bien mieux autrement. +Il y aura lundi une fête de taureaux. On s'y attend à beaucoup de plaisir, parce +qu'on n'a jamais vu de taureaux si furieux. L'abbé de +Villars vous entretiendra, si vous voulez, sur ce sujet. Il est charmé +de celle qu'il a vue; mais, quoi qu'il vous en puisse dire, croyez-moi, c'est +une épouvantable beauté. Il y aura une autre fête le 31 de ce mois, dont je vous +ferai écrire une ample relation. Vous la trouverez bien extraordinaire. Elle ne +Se fait que de cinquante en cinquante ans. On y brûle beaucoup de Juifs; et il y +a d'autres supplices pour des hérétiques et des athées. Ce sont des choses +horribles. +LETTRE XVII. +Madrid, 25 juillet 1680. +Je n'ai pas eu le courage d'assister à cette horrible exécution des Juifs. Ce fut +un affreux spectacle, selon ce que j'en ai entendu dire; mais, pour la semaine +du jugement, il fallut bien y être, à moins de bonnes attestations de médecins +d'être à l'extrémité; car autrement on eût passé pour hérétique. On trouve même +très-mauvais que je ne parusse pas me divertir tout-à-fait de ce qui s'y +passait. Mais ce qu'on a vu exercer de cruautés à la mort de ces misérables, +c'est ce qu'on ne vous peut décrire. +Le marquis de Grana fit lundi son entrée. Les Espagnols +S'attendaient à voir plus de magnificence. Pour moi, je trouve qu'il a bien fait +de n'en pas faire davantage. C'est un très-galant homme, et qui fait toute la +dépense qu'il peut. Il est effrayé de tout l'argent qu'il faut ici. Il en touche +cependant beaucoup. Il a quinze cents pistoles de pension, payées par le roi +d'Espagne, double franchise, et sa maison payée, sans les appointement que lui +donne l'Empereur, son maître. Il a pour le nôtre une grande estime et un grand +respect; mais il mêle parmi cela certaines choses dans ses conversations avec +les gens de cette cour sur les conquêtes du roi, qui marquent assez de vivacité. +Je vois souvent sa femme au palais; elle a bien de l'esprit. J'irais bien plus +Souvent chez elle, les voir l'un et l'autre, si je ne craignais de leur faire de +la peine, par les airs qu'il faut qu'ils observent ici. Le marquis de Grana est un des plus gros hommes que l'on voie, mais +de très-bonne mine. Notre jeune reine, pour être heureuse, aurait grand besoin +d'avoir du goût pour la solitude dans son triste palais, où elle veut que +j'aille souvent griller de chaud avec elle. Il est violent le chaud qu'il fait +ici. Il est vrai que, chez nous, nous n'en souffrons pas beaucoup. Nous sommes +dans un appartement bas, délicieux pour cette saison. La reine a été ces jours +passés deux fois incognito avec le roi, se promener à dix +heures du soir dans cette rivière poudreuse. Elle me le fit savoir, afin que +nous nous y trouvassions, et me donna un signe pour reconnaître son carrosse, et +moi un pour reconnaître le mien. Si vous saviez ce que c'est que ce plaisir! On +croit pourtant que la reine en doit de reste. Adieu, ma chère madame, c'en est +un bien sensible pour moi de croire, comme je fais, que vous m'aimez +véritablement. Si M. de Coulanges , selon les souhaits de +M. de Schomberg , et par les pas qu'il a faits à +Fontainebleau, eût été envoyé ambassadeur en Portugal, nous l'aurions gardé à +Son passage par Madrid, tout autant qu'il nous aurait été possible. +Si vous n'avez encore ni donné ni rompu ces petits boucaro, que je vous ai +envoyés, dont le dedans était blanc, conservez-les; car ce blanc est une +composition de bézoard. +LETTRE XVIII. +Madrid, 28 août 1680. +Je vous adresse cette lettre à Paris, quoique, par votre dernière, vous m'ayez +mandé que, dans trois jours, vous partiez pour Lyon. Il me revient par vous et +par tout le monde, à quel point vous faites valoir mes lettres; et, comme je ne +Suis pas persuadée de leur mérite, j'ai été jusqu'à présent tout étonnée du cas +qu'on en faisait. Mais je crois en avoir découvert la raison; c'est que vous ne +les donnez pas à lire, et que vous les lisez vous-même; comme cela ne vous coûte +guère, vous y mettez tout ce qui leur manque pour les rendre agréables, et pour +leur attirer des louanges. Je vous prie, ma chère madame, de m'avouer la vérité +là-dessus, sans consulter votre modestie. Je lirai avec plus d'attention et de +Sensibilité tout ce que vous m'écrirez de Lyon, que tout ce que vous m'écrivez +de Paris, parce que vous me parlerez plus de vous et de tout ce qui vous touche; +car je prétends que vous n'omettiez rien de tout ce que vous ferez; je voudrais +bien aussi tout ce que vous penserez. Pour moi, madame, si je voulais ne vous +parler que de ce qui m'occupe le plus ici présentement, ce serait de la cruelle +canicule qu'on y souffre. Car la peste et la famine, que nous avons déjà vues +deux fois, et la guerre qu'on croit fort proche, ne me paraissent pas encore si +insupportables que l'horrible chaleur qu'il fait. Encore le jour se sauve-t-on +assez, en se tenant dans un appartement bas; mais la nuit on n'y peut coucher, à +cause des moucherons qui dévorent les pauvres personnes. +C'est vous, madame, qui pensez et qui écrivez mieux que personne du monde. Hélas! +nous ne savons à qui en parler ici. Nous lisons vos lettres, M. de Villars , ma fille et moi, avec un grand goût et un +grand plaisir. Elles m'en causent bien plus d'un, par ne me point laisser douter +que vous ne m'aimiez; et, quoique ce plaisir réveille l'ennui que l'on souffre +de ne point voir ce que l'on aime, et de qui l'on est aimé, cette peine est bien +douce, comparée à la moindre diminution de votre amitié pour moi. Il y a quatre +ou cinq endroits dans votre dernière lettre, d'une vivacité et d'une imagination +bien ignorées jusqu'à vous, madame, et qu'on n'imitera jamais. Je ne pense pas +même qu'on puisse faire aller son ambition jusqu'à espérer d'en devenir une +méchante copie. +Puisque nous sommes sur les copies; voulez-vous bien que je vous fasse souvenir +que vous m'avez parlé de votre portrait? Je n'aurois osé vous le demander, +quelqu'envie que j'en eusse, si vous ne m'en aviez parlé la première. +J'aime notre jeune reine du plaisir qu'elle me paraît avoir, quand je lui nomme +votre nom, et que je lui dis que vous vous souvenez d'elle. Elle m'a chargée de +beaucoup d'amitiés pour vous. Je ne saurais vous rien dire qui puisse vous +instruire sur tout ce qui la regarde. Nous en parlerons un jour, si nous nous +revoyons. Elle est grasse, belle, buvant, mangeant, dormant, riant très-souvent, +dansant de tout son cœur, quand nous sommes seules; moi chantant le menuet et le +passe-pied. Contentez-vous de cela. +Vous n'avez pas trouvé que le marquis de la Fuente fît +Souvenir de M. de Villars . S'il n'y a point de guerre, sa +femme partira au mois de septembre pour l'aller trouver. C'est une des plus +raisonnables femmes d'ici: je vous prie de me mander tout ce que vous savez +touchant la guerre. +Vous me dites, et cela est vrai, que l'on serait bien heureux, si les lieux +d'ennui pouvaient inspirer de solides et sérieuses réflexions pour le salut, +nous détacher des choses de ce monde, qui se détachent tous les jours de nous: +la santé, la jeunesse, la beauté, les amis. +Il passera dans peu un étranger à Lyon, qui vous remettra un +très-petit présent de ma part. J'aime à vous marquer le plus souvent que je puis +que je songe à vous, par ces légères bagatelles. M. de +Villars en a honte; car il vous croit digne qu'on ne vous présente que +des couronnes. Quand vous en auriez, il ne pourrait pas vous honorer, ni vous +respecter au-delà de ce qu'il fait. Adieu, madame. +LETTRE XIX. +Madrid, 15 août 1680. +J'ai une véritable impatience d'avoir de vos nouvelles; j'en ai beaucoup aussi +d'en apprendre de Paris, puisqu'on y parle sans cesse de guerre, sans que je +comprenne encore qui commencera à la déclarer. Les Espagnols ne sont pas en état +de la soutenir. Leur misère passe tout ce qu'on en peut imaginer. Il est vrai +qu'ils espèrent, ou, pour mieux dire, qu'ils craient sûrement que l'Empereur, +l'Angleterre et la Hollande se joindront à eux. Le prince de Parme doit partir +aujourd'hui pour aller commander en Flandre. On dit ici qu'ils n'ont pas voulu +qu'elle s'achevât de perdre, sans un Espagnol naturel. Notre marquis de Grana a le cœur bien envenimé contre la France; et, +S'il était secondé par tout ce qu'il voudrait bien mettre contre nous, il +tailleroit ce qu'il appelle de la besogne. Il est galant homme, il a de +l'esprit; mais, dans ses manières de parler, on le prendrait pour être né sur +les bords de la Garonne. +Nous avons été ici en véritable péril de mourir des excessives chaleurs. La +beauté et la fraîcheur de la reine n'en ont point souffert. Elle m'a promis de +me donner un petit coffre pour vous. Dès que je l'aurai, je chercherai une voie +pour vous le faire tenir. Elle me paraît fort souhaiter votre amitié; je +l'assure aussi qu'elle a raison de la souhaiter. +Je voudrais que l'on crût un peu moins aux horoscopes; je ne me reprocherai +jamais d'avoir eu, sur ce sujet, de pernicieuse complaisance, et de n'avoir pas +fait mon possible pour désabuser des faussetés qui s'y trouvent. +Il y a, dans la boîte que vous recevrez par le marquis de +Ligneville , deux paires de bas de soie, des pastilles d'ambre dans une +bourse, et un œuf d'aventurine avec des pastilles dedans, dont je crois que le +goût ne vous déplaira pas. Je vous fais ce détail de peu d'importance, afin que +vous vous aperceviez si l'on en prenait quelque chose. +La connétable Colonne est dans la maison de son mari, +assez inquiète de ce qu'elle deviendra, car elle n'est nullement résolue de s'en +retourner en Italie avec lui. Elle voudrait bien pouvoir rentrer en ce temps-là +dans un couvent à Madrid; bien entendu d'en sortir peu après, et de s'en aller, +tant que terre la pourra porter, en Flandre, en Angleterre, en Allemagne; car, +pour en France, elle a peur qu'on ne l'y veuille pas souffrir. Vraiment c'est un +original qu'on ne peut assez admirer, à le voir de près, comme je le vois. Elle +a ici un amant; elle me veut faire avouer qu'il est agréable, qu'il a quelque +chose de fin et de fripon dans les yeux. Il est horrible; mais ce n'est pas ce +qui devrait diminuer son inclination et la rebuter, au prix d'une autre petite +chose qui ne vaut pas la peine d'en parler; c'est que cet amant ne l'aime point +du tout, à ce qu'elle m'a dit. Elle se trouve heureuse cependant qu'il soit +comme cela; parce que, s'il répondait un peu à ses sentiment, les choses +feraient encore plus d'éclat. Elle ne déplaît point; elle s'habille à +l'espagnole, d'un air beaucoup plus agréable que ne font toutes les autres +femmes de cette cour. Elle a trois grands fils mal élevés; l'aîné va épouser une +des filles du duc de Medina Celi , premier ministre; mais +vous ne vous souciez guère de tout cela. +Il est fort question ici que, dans peu, la duchesse de +Terranova quittera sa place de camarera mayor +qui sera, à ce qu'on dit, donnée à la duchesse d'Albuquerque . C'est une joie dans cette cour; car cette première n'y +est pas aimée. Pour moi, il ne m'importe, pourvu que la reine s'en trouve bien. +Adieu, ma très-chère madame; dites-vous souvent que je vous aime de tout mon +cœur. +LETTRE XX. +Madrid, 29 août 1680. +Je ne reçois point de lettres, madame; je n'ai point de vos nouvelles, et j'en +voudrais savoir préférablement à toutes celles qu'on me peut mander de Paris. +Comment vous portez-vous? Que faites-vous du matin jusqu'au soir? Combien +Serez-vous à Lyon? Après cela, je vais vous dire des miennes, qui ne sont pas +des plus agréables. La misère augmente ici tous les jours, et les monnoies n'y +Sont point rehaussées. De douze mille écus que le roi donne à M. de Villars , ce n'est à Madrid qu'environ cinq mille cinq +cents écus. Notre maison nous coûte neuf mille fr. de loyer. Voyez ce qui reste +pour toutes sortes d'autres dépenses. M. de Villars veut +donc me renvoyer pour se loger moins chèrement, et ne garder que très-peu de +gens après mon départ. C'est une chose fort triste pour moi que cette +Séparation, attachée comme je le suis à M. de Villars , et +fort triste aussi par ne trouver d'autre moyen de soulager sa dépense. J'ai été +quelque temps sans dire ce projet à la reine, et quand je le lui ai appris, elle +n'a pu le croire, ni s'y résoudre. Il y a plus d'honneur que de vanité à se +persuader que cette pauvre princesse me regretterait en demeurant en Espagne +dans son triste palais, et ses tristes petites occupations. On lui a changé de +camarera mayor : c'est, depuis deux jours, que la +duchesse d'Albuquerque remplit cette place. La reine s'en +accommodera mieux que de celle qu'elle avait. Quel pays, madame, que celui-ci! +Il faut bien aimer M. de Villars , pour sentir de la peine +à le quitter; mais, à force aussi qu'on s'y ennuie, je désire qu'il n'y soit pas +Sans moi, puisqu'il n'y peut trouver mieux. Je sens une grande consolation +d'avoir passé cette horrible canicule, dont je vous ai parlé, sans y avoir +Succombé. Il est mort ici une infinité de gens, et j'avais beaucoup de peur pour +notre maison. Mais, ma chère madame, quand aurai-je de vos nouvelles? Vous +aurez, par un homme qui partira bientôt, ce petit coffre de la reine, plein de +pastilles à manger. +LETTRE XXI. +Madrid, 5 septembre 1680. +Je vous ai mandé par ma dernière lettre la destitution de la duchesse de Terranova ; qu'on avait mis à sa place la duchesse d'Albuquerque ; et que je ne pouvais être ni aise ni +fâchée de ce changement, que selon que la reine s'en trouverait bien ou mal. +Quoique madame de Terranova ait une grande aversion pour +la France et pour les François, elle m'a toujours traitée fort honnêtement. On +croit que la reine n'aura pas sujet de se repentir de ce changement. L'air du +palais est déjà tout autre, et le roi aussi. Sa majesté a permis à la reine de +ne se coucher plus qu'à dix heures et demie, et de monter à cheval quand elle +voudra, quoique cela soit entièrement contre l'usage. Il lui a accordé encore +une chose qui lui a donné une grande joie. Il y a trois ou quatre jours que me +voyant entrer dans sa chambre, elle vint au-devant de moi avec un air de gaîté +extraordinaire, et me dit: Ne direz-vous pas oui à ce que je +vais vous demander? C'était que le roi voulait bien que ma fille eût +l'honneur d'être une de ses dames. Elle en était transportée. Vous jugez bien +avec quel respect et quel plaisir je reçus ce qu'elle me disait; mais elle fut +un peu mortifiée quand je lui répondis que je croyais qu'il fallait, avant que +d'accepter cet honneur, que M. de Villars en eût la +permission du roi, notre maître. Ma fille ne s'en sent pas de joie. A son âge, +combien ne se figure-t-on point de plaisirs dont, selon les apparences, elle ne +jouirait pas long-temps? Elle aurait d'illustres compagnes; car ce ne sont que +des filles des maisons de Portugal, Aragon, Mauriquès, Castille; enfin tout ce +qu'il y a de plus grand dans le royaume. Elles ont beaucoup de petites +fonctions. La plupart n'omettent rien de celles qui regardent la galanterie. +L'on ne parle plus de guerre ici. Ce n'est pas ce qui me rassureroit. +Adieu, madame; je vous quitte pour m'aller parer. La reine vient de me mander que +c'est aujourd'hui le jour de la naissance de notre roi, et que je ne manque pas +d'aller au palais avec tout ce que j'ai de diamants. Si j'avais pu ce matin être +à sa toilette, je lui aurois conseillé de n'affecter pas trop de magnificence ce +jour-ci; car elle ne fera plaisir à personne; et je suis assurée que le roi, son +oncle, l'en dispenserait volontiers. +LETTRE XXII. +Madrid, 12 septembre 1680. +J'ai enfin reçu deux de vos paquets de Lyon, madame, et j'ai fort peu de temps à +y répondre, parce que le courrier part ce soir. J'étais affligée de ne point +recevoir de vos nouvelles; mais je ne l'étais point de l'appréhension que vous +m'eussiez oubliée. Vous me parlez de la peste, et de la peine où vous en êtes +pour moi. Elle ne m'a point approchée, Dieu merci, et il faut espérer qu'elle +laissera Madrid hors d'intrigue. Vous me parlez encore d'une autre peste, qui +est la continuation de la misère où l'on est ici. Elle augmente toujours, et les +monnoies ne haussent point. Je ne vous ai que trop entretenue de tout cela; je +ne veux point que vous y fassiez de réflexion. Vous êtes vive, et vous m'aimez. +Pensez une fois, et puis n'y pensez plus, que les douze mille écus qu'on a +d'appointement, ne font ici que cinq mille cinq cents écus, et que nous payons +neuf mille francs de loyer de notre maison. Je vous ai déjà mandé que M. de Villars , ne pouvant plus subsister, prenait la +résolution de me faire partir d'ici le mois prochain. Le marquis de Grana , qui est riche par lui-même, par ce que son +maître lui donne, et par les pensions qu'il tire de cette cour, dit bien aussi +qu'il n'y peut pas subsister. Qu'il est gascon, cet Allemand! un peu hargneux +Sur les affaires de France, et sur tout ce que projette et exécute le roi, notre +maître. +Mais votre portrait, que vous me faites espérer, il faut le confier à mes enfants +qui seront à Paris avant la fin de ce mois. En vérité, je ne puis vous dire le +plaisir que vous me faites. Je ne croyais plus être aussi sensible que je trouve +que je le suis sur cette sorte de joie. Mes enfants vous auront vue à Lyon. +Qu'ils auront été aises, s'ils tiennent de leur mère! +On se trouve toujours bien du changement de la camarera +mayor . L'air du palais en est tout différent. Nous regardons +présentement la reine et moi, tant que nous voulons, par une fenêtre qui n'a de +vue que sur un grand jardin d'un couvent de religieuses qu'on appelle l'Incarnation , et qui est attaché au palais. Vous aurez +peine à imaginer qu'une jeune princesse, née en France, et élevée au +Palais-royal, puisse compter cela pour un plaisir; je fais ce que je puis pour +le lui faire valoir plus que je ne le compte moi-même. Il y a neuf jours qu'on +Soupçonnait encore qu'elle était grosse. Pour moi, je ne le soupçonne pas. Le +roi l'aime passionnément à sa mode, et elle aime le roi à la sienne. Elle est +belle comme le jour, grasse, fraîche; elle dort, elle mange, elle rit; il faut +finir là; et, avec tout l'esprit que vous avez, je vous défie de deviner tout ce +que j'aurois à vous dire ensuite de tout cela. +Adieu, ma chère madame; je voudrais bien écrire encore, si j'en avais le temps; +mandez-moi ce que vous saurez de la paix et de la guerre. +Vous recevrez un petit paquet que je ne vous envoie, que parce qu'il ne vous +coûtera rien de port; car, pour peu que vous en payassiez, ce serait plus qu'il +ne vaut: c'est pourtant la reine d'Espagne qui vous l'envoie. +Je rends mille grâces à M. de Coulanges , de sa prose et de +Ses vers. La marquise d'Uxelles m'avait envoyé ceux qu'il +avait faits pour elle, en passant à Châlons-sur-Saône. +LETTRE XXIII. +Madrid, 26 septembre 1680. +Je reçois présentement vos lettres. Je dirai aujourd'hui à la reine tout ce que +vous m'écrivez d'honnête et d'obligeant pour elle. Que dix-huit ans et une +heureuse disposition à croire tout ce qu'on souhaite, sont choses agréables, et +conservent bien la santé et la beauté! Pour moi, je lui dis tous les jours que, +par malheur, j'ai toute ma vie été opposée à cette heureuse situation. +Celle de la pauvre connétable Colonne est à présent bien +détestable. Il y a plus de deux mois que je lui ai prédit ce qui arriverait. +Mais, sans nulle réflexion, elle vivait au jour la journée, comptant qu'on la +laisserat jouir de la liberté de sortir de sa maison, de faire des visites, et +qu'on ne parleroit de rien qu'après les noces de son fils aîné. Il y a douze ou +quinze jours qu'on lui vint signifier, de la part du roi, qu'il ne se mêlait +plus de ses affaires, et qu'elle songeât à obéir à son mari, qui voulait la +mener ou l'envoyer en Italie. Le lendemain, elle eut une défense de ne plus +Sortir de chez elle; le jour d'après, de ne plus voir personne; et, à tout +moment, elle est dans les horreurs qu'on ne l'entraîne avec violence, et qu'on +ne la mette dans une litière pour la mener où il plaira à son mari. Je ne veux +pas justifier sa conduite passée, mais il faut convenir, en s'en souvenant, +qu'elle a bien sujet de ne vouloir pas se confier à un mari italien. Elle fait +ce qu'elle peut pour obtenir qu'on l'enferme ici dans le plus austère couvent +qu'il y ait. Je ne sais pas ce qu'on lui accordera: elle n'a contre elle que le +roi, le premier ministre, son mari, toute la famille Balbasès . Elle me fait beaucoup de pitié. +Si j'en juge par les amples relations de Madame à la reine +d'Espagne, jamais les plaisirs n'ont été pareils à ceux dont on jouit à +Versailles. +M. de Villars dit toujours qu'il veut me renvoyer, à cause +que la misère augmente à Madrid, et que, sans moi, il fera beaucoup moins de +dépense. Je ferai tout ce qu'il voudra, quoiqu'avec peine, si je le laisse dans +un lieu aussi triste, et dans un état aussi chagrinant que le sien. Jusqu'ici, +on ne nous a point encore ôté le bien de la santé; mais ce bien est fragile et +très-sujet à ne point durer, sur-tout quand on n'est plus jeune . Adieu, madame; tels que nous sommes, c'est entièrement à +vous. +LETTRE XXIV. +Madrid, 10 octobre 1680. +Permettez-moi, madame, de vous parler, avant toute chose, d'une petite bagatelle +qui arriva hier à sept heures du matin. Ce n'est qu'un violent tremblement de +terre qui dura la longueur d'un miserere . M. de Villars dans son lit et moi dans le mien, le sentîmes +remuer. Il se leva, s'imaginant qu'à cause des horribles pluies, les fondemens +de la maison s'écrouloient. Pour moi, je m'écriai, assez effrayée, que c'était +la terre qui tremblait. Il vint trois secousses qui donnèrent un mouvement à +toute la maison, comme pourrait être celui d'un arbre agité du vent. Les prêtres +dans les églises où ils disaient la messe, eurent de la peine à empêcher que le +calice ne fût renversé. La plupart des hommes et des femmes couraient en chemise +dans les places et dans les rues, sans savoir où se cacher, pour éviter +l'accablement dont ils se croyaient menacés par la ruine des maisons. Je n'avais +pas imaginé qu'à tous les désagrément d'Espagne, il se fût joint celui de s'y +voir englouti dans la terre, qui s'est ouverte en quelques endroits, ou écrasé +Sous les ruines des maisons; car jamais on n'a vu ici de ces tremblemens. Hier, +à tout moment, je croyais que cela allait recommencer. Comme les pluies +recommencent, il se pourra bien faire qu'il reviendra encore quelque +tremblement. Je souhaite avoir cette singularité par-dessus vous, et que vous +n'éprouviez de votre vie ce qu'on pense en pareille occasion. Je ne sais point +encore si le tremblement de terre aura été jusqu'à l'Escurial, où cette cour est +depuis lundi dernier. Je fus, dimanche au soir assez tard, avec la reine, qui +n'avait pas beaucoup d'envie d'aller en ce lieu, dont les plus grandes beautés +Sont les magnifiques places qu'on a fabriquées pour mettre les corps des rois et +des reines après leur mort. Elle n'a pas laissé de marquer de la joie d'y aller, +pour faire voir sa complaisance pour les volontés du roi. Elle m'écrivit, le +lendemain, qu'elle n'avait pas trouvé tout ce que je lui avais dit de cette +maison; car il est vrai que je lui en avais parlé à lui donner de l'envie d'y +aller. Je ne vous dis point tout ce qu'elle m'a dit, ni tout ce qu'elle m'a +écrit sur la peur qu'elle a que je ne m'en aille. Elle ne le peut croire par +cette heureuse facilité qu'elle a à se persuader tout ce qui lui peut ôter du +chagrin. Elle me fit savoir, avant que de partir pour l'Escurial, que, sans m'en +parler, elle avait écrit d'une sorte à Monsieur sur mon +Sujet, qu'elle ne pouvait pas croire qu'il n'eût assez de crédit pour obtenir +qu'on m'accordât de ne point m'en aller, et qu'elle avait représenté les raisons +et les véritables besoins qu'elle croit avoir que je ne parte pas d'ici. Je l'ai +Suppliée de se préparer au peu d'effet qu'aura sa lettre; et j'ai ajouté que, si +elle m'avait fait l'honneur de m'en demander mon avis, je lui aurois dit de +marquer simplement le bonheur que j'avais de lui plaire, et de n'insister point +Sur autre chose. Quoi qu'il arrive de cette lettre, je lui en aurai autant +d'obligation que si le succès en était heureux; mais je ne m'y attends pas. +Je ne puis finir celle-ci, sans vous parler de quelle manière cette cour se +prépare pour les voyages, qui ne sont jamais qu'à l'Escurial ou Aranjuez. Il en +coûte au roi des sommes immenses; il n'y a pourtant que sept lieues; mais les +voleries, sur cela, vont toujours leur chemin. Il y a, pour le moins, ce +jour-là, cent cinquante femmes du palais, soit segnoras de +honor , ou dames qui sont comme les filles d'honneur en France, ou camaristes ou leurs criadas , ou +Servantes. Pour les segnoras , ce sont de vieilles veuves, +toujours habillées et coiffées de la même sorte; les dames sont en leur plus +beaux habits, avec des chapeaux et des plumes, assez galamment mises, et sur +leurs épaules ce qu'elles appellent mantilles : ce n'est +ni manteau, ni écharpe; cela est de velours en broderie d'or et d'argent; les +unes les ont vertes, les autres incarnates. Elles les portent d'un air +particulier, un bout qui passe sous le bras, et l'autre sur l'épaule, en sorte +qu'elles ont un bras dégagé. Voilà ce qu'elles ont de meilleure grâce. Tous les +galants les vaient monter en carrosse, et font leur chemin en galopant après +elles. Plusieurs de ces messieurs, sur de beaux chevaux, suivent incognito , avec des bonnets qui s'abattent, et qui leur +cachent le visage. Ils ne sont pas, pour cela, inconnus à leurs dames. La reine +avait, le jour qu'elle fut à l'Escurial, un chapeau avec des plumes jaunes et +noires; mais, pour, ces mantilles , il est écrit qu'il +faut que les reines n'en portent point, en dussent-elles mourir de froid. Je ne +pourrai vous faire comprendre comme cette princesse est embellie, crue et +engraissée; un teint admirable; elle s'aime aussi passionnément. L'ordre de ce +voyage de l'Escurial est que la cour y séjourne jusqu'à la Toussaint. Le +lendemain, leurs majestés font prier Dieu solennellement pour tous les rois et +reines, qui sont là devant leurs yeux; et, le jour d'après, ils reviennent à +Madrid avec le même équipage qu'ils en sont partis. Mais, si j'étais à leur +place, je n'y reviendrois pas, et j'établirois ma cour en un autre lieu, où la +terre ne trembleroit point. +Si le courrier n'allait partir, je crois que je vous écrirois jusqu'à demain. +Quel signe est-ce, madame? car je n'aime point du tout à écrire. +LETTRE XXV. +Madrid, 31 octobre 1680. +J'attends la reine à son retour de l'Escurial, pour lui faire voir tout ce que +vous me dites d'elle dans votre lettre. Elle a été deux jours malade. J'y +envoyai aussitôt, pour m'offrir de l'aller servir. Ce n'était rien, et j'en fus +doublement aise; car nous avons souhaité, M. de Villars +et moi, qu'elle fût un peu sous sa propre conduite, et que l'on vît que je ne +Suis pas bien empressée de la cour. On dit qu'il s'est passé plusieurs petites +affaires; si j'avais été là, nous n'aurions pas été d'accord; car je l'aurois +Suppliée de n'abuser pas de la permission qu'on lui donnait de monter à cheval, +et de ne s'en servir que rarement. Elle m'a souvent honorée de ses lettres. Elle +est toujours persuadée qu'il est impossible que je m'en aille. Cependant, si M. +de Villars avait eu de l'argent pour me faire partir, +je crois que je serais déjà bien loin. Je pense vous avoir écrit que ma fille ne +Serait point dame de la jeune reine. On dit que c'est une loi indispensable +qu'il faut demeurer dans le palais; qu'il est de toute nécessité d'y faire de la +dépense, et que dix mille francs ne suffiraient pas: au moins quatre ou cinq +femmes pour servir; un ordinaire, des meubles, des habits, et, au bout de tout +de cela, entre vous et moi, une vie fort ennuyeuse, et qui ne promet pas une +fortune assurée. Je ne puis, ma chère dame, vous en dire davantage; il le +faudrait pourtant, si je voulais vous faire comprendre mille choses que, malgré +tout l'esprit que vous avez, vous ne pouvez pénétrer de si loin. Je vous prie +encore que vous ne vous amusiez point, s'il se peut, à faire des réflexions sur +notre malheureux état, état dont, par discrétion, je vous cache plus de la +centième partie du désagrément. Pour m'en remettre, j'use du charmant remède de +Songer que je ne suis rien moins que jeune, que la mort approche, et qu'il est +meilleur qu'elle nous trouve dénués de tout ce qui compose les plaisirs de la +vie. Pour vous, madame , qui la pouvez envisager d'une plus +longue durée, vous avez de quoi être plus vive et plus sensible aux injustices +de la fortune. Je ne vous dis point tous les souhaits que je fais pour qu'elle +puisse changer, et à quel point, si on le mérite, je vous crois digne d'être +heureuse; mais, madame, quel trésor, si nous pouvions découvrir et mettre en +usage le secret d'être véritablement dévotes, et de nous en servir pour l'autre +vie! Je ne me saurais plaindre de ce que nous souffrons, tant que Dieu me +conservera mes enfants , que j'aime tendrement. +Je n'ai point encore de nouvelles de votre portrait; j'espère pourtant l'avoir +bientôt par un gentilhomme que nous attendons. Que ce portrait me fera de +plaisir! +Nous fûmes hier à une maison du roi, à deux lieues d'ici, qu'on nomme le Pardo. +Il n'y a autour ni bois, ni jardins, ni fontaines; et, dans la maison, ni +Sièges, ni bancs, ni tables, ni carreaux, ni lits; c'est pourtant la favorite, +et celle où leurs majestés vont très-souvent. Je ne sais pas encore à quoi elles +S'y peuvent divertir: je le demanderai à la reine. Toute mon attention fut de +regarder très-long-temps les portraits de cette reine Elisabeth +, et de ce misérable don Carlos +, en songeant à leurs funestes aventures: ils étaient bien +faits l'un et l'autre. +LETTRE XXVI. +Madrid, 14 octobre 1680. +Votre petit portrait a été très-bien reçu, et trop bien de M. de Villars , qui en fait son propre. Je n'ai pas laissé de le porter au +palais, où il a passé par toutes les mains des dames; car, pour les hommes, ils +ne peuvent ici rien admirer que de bas en haut; par les fenêtres. La reine le +prit d'abord pour celui de madame de Nevers . Ce portrait +fait souvenir de vous, c'est-à-dire, qu'il ne vous ressemble pas parfaitement; +et il est impossible, quand on viendrait à bout de peindre tous vos traits, +d'imiter que très-grossièrement ce qu'il y a de vif et de spirituel dans tout ce +qui compose votre visage. Ce n'est pas la faute du peintre, et ce petit portrait +est aussi bien et aussi agréable qu'on le pouvait faire. Je vous en rends mille +grâces, ma chère madame, et de tout ce que vous me dites pour me marquer votre +amitié et votre tendresse. Je ne puis pas mieux sentir l'amitié que j'ai pour M. +de Villars , que d'être avec lui dans le pays du monde +le plus rempli d'ennuis. Car, comme dans les lieux de plaisir, on dit +ordinairement que les semaines passent fort vite, celles d'ici sont d'une +longueur infinie. Je vais souvent au palais; peut-être ne trouverais-je pas tant +d'ennuis, si je n'avais que dix-huit ans. Il y aurait bien des choses à vous +dire là-dessus. +Il y a deux ans qu'il mourut une dès dames de la maison de la reine , qui n'avait que treize ou quatorze ans. On a plus de soin +d'elles, quand elles sont mortes, que dans leurs maladies; car ce sont des +chiens que tous ces médecins-ci, et leurs remèdes ridicules. Il y a une grande +chapelle dans le palais. Elle y fut mise dans un coffre couvert de panne couleur +de feu, avec un grand galon d'or, à la lueur de quantité de flambeaux. Elle +était en habit de religieuse, composé de bleu et de blanc. On lui avait mis bien +du rouge sur les joues et sur les lèvres. Elle était très-belle dans cet état. +Ce coffre ferme à clef: la guarda mayor le ferma, et puis +vint le majordome de la reine, auquel on ouvrit ce coffre, pour lui faire voir +qu'elle était dedans, et il en prit la clef. Les gardes du roi portèrent le +corps jusqu'au haut du degré, à une porte où les Grands d'Espagne attendaient +pour le porter jusqu'au carrosse qui le devait mener jusqu'au lieu de la +Sépulture. Le majordome, arrivé dans cette église, ouvrit encore ce coffre pour +faire voir aux religieux le corps de cette pauvre dona Juana de Portugal. Après quoi, il fut mis en terre avec les prières +ordinaires. Je ne pensais nullement à vous faire ce récit, qui n'est pas +divertissant. Mais il ne faut pas aussi être toujours tant sur ses gardes, pour +ne parler jamais de la mort, qui va indifféremment dans tous les pays du +monde. +J'espère vous envoyer, par la première commodité, deux excellentes paires de +gants d'ambre, et un éventail de la part de la reine, dont la santé et la beauté +augmentent tous les jours. +LETTRE XXVII. +Madrid, 28 novembre 1680. +Je n'ai point eu de vos lettres par ce courrier. Je vous ai déjà mandé que je ne +m'en allois plus. Quand jusqu'ici j'aurois douté de l'amitié, que vous croyez +que j'ai pour M. de Villars , j'en serais plus que +certaine à l'heure qu'il est, par la joie que j'ai sentie de ne m'en point aller +de cette aimable ville de Madrid; entendez par ce mot aimable , tout l'opposé de ce qu'il dit en effet. Après tout cela, +malgré la destinée, je commence à jouir aujourd'hui d'un plaisir. Nous quittons +notre grande, incommode et chère maison pour aller loger dans une autre beaucoup +moins chère, et très-commode. A peine ai-je trouvé de quoi vous écrire, n'ayant +plus rien dans ma chambre. Notre jeune reine m'a fait paraître plus de joie de +ce que je ne m'en allois point, que vraisemblablement cela ne lui en a dû +causer. +Je ne vous entretiendrai guère aujourd'hui. Il m'en déplaît fort, ma chère +madame; car il me semble que j'aurois bien des choses à vous dire. +LETTRE XXVIII. +Madrid, 27 décembre 1680. +Vous m'écrivez que le marquis de Ligneville a passé par +Lyon, et qu'il ne vous a point vue. Ce n'est pas de quoi je me soucie; et je lui +pardonne de n'avoir pas eu cet esprit, pourvu qu'il vous ait laissé le petit +présent que je vous envoyois par lui. +Je suis beaucoup plus tranquille que je n'étais le temps passé, quand je vous +parlais de la peine que me causait cette vue d'un départ prochain. Le petit +Secours, que le roi a eu la bonté de donner à M. de +Villars , nous fait un peu respirer. Nous avons payé et quitté notre +grande maison de huit cents pistoles de loyer, et nous sommes présentement dans +une autre la moitié moins chère, et mille fois plus commode. Je ne voudrais pour +rien du monde que la guerre recommençât; car je me souviens trop de la vivacité +de mes peines dans ce cruel temps. Mais quel plaisir, sans qu'il en fût +question, de sortir d'Espagne, et de pouvoir subsister en quelque lieu agréable, +jouissant du plaisir de voir et d'entretenir ce qu'on aime! Si vous me revoyez +jamais, vous prendrez, s'il vous plaît, la peine de me siffler comme un +perroquet; car assurément je perds ici l'usage entier d'entendre et de parler, +comme on fait au coin de votre feu. Il fait ici le même froid qu'à Paris; mais +il n'y a point de cheminées. Nous en avons fait faire une dans notre nouvelle +maison, qui est la plus grande consolation que nous ayons à Madrid. Elle n'en +donne point aux dames qui me viennent voir; car elles ne savent point s'asseoir +dans une chaise, ou sur quelque autre siège. C'est une chose plaisante que l'air +qu'elles ont, quand elles sont assises: elles paraissent lasses, fatiguées, ne +pouvant non plus se tenir que si on les faisait danser sur la corde. Voilà de +belles nouvelles; mais jamais Madrid n'en a moins produit. Tout y est dans une +manière d'assoupissement misérable. +Vous recevrez un paquet, qui en contient trois autres cachetés du cachet de la +reine, et les dessus de sa propre main. Il y a deux paires de gants, et un +éventail dans chacun; vous aurez soin de les envoyer à leur destination. La +reine ne voulait pas que je vous mandasse que c'était de sa part, trouvant que +le présent était trop petit. Vous le direz à mesdames de +Sévigné et de Vins . On dit que les éventails +Seront meilleurs dans quelque temps. Cette jeune princesse continue d'embellir. +Elle est grasse, le plus beau teint du monde, une gorge admirable, les yeux +très-beaux, la bouche agréable. Quand je vois qu'elle croit avoir sujet de +S'ennuyer, je change de discours. Adieu, madame. +LETTRE XXIX. +Madrid, 12 décembre 1680. +La connétable Colonne est dans un pitoyable état. Je crois +que je vous ai mandé que son mari la fit partir un peu brusquement d'ici, +pendant que la reine était à l'Escurial. Elle ne tua ni ne blessa personne. Elle +est actuellement dans ce qu'on appelle l'Alcaçal de +Ségovie, très-misérablement traitée. La reine aurait fort souhaité qu'on lui eût +accordé avant cela ce qu'elle demandait pour toute grâce à son mari, qu'on la +mît dans un couvent, le plus austère qu'on pût choisir à Madrid. Cette pauvre +malheureuse écrit souvent au confesseur de la reine, qui, par l'ordre de cette +princesse, va quelquefois exhorter le connétable à vouloir bien que sa femme +vienne ici dans un couvent. Il y a douze ou quinze jours que ce mari dit au +confesseur, qu'il ne pouvait consentir que sa femme vînt à Madrid, si elle ne se +faisait religieuse dans le couvent où elle entrerait, et que lui, il prendrait +les ordres. Le confesseur a écrit cette proposition à la connétable, qui l'a +acceptée. Je crois qu'il n'y a pas une moindre vocation que la sienne à la +religion. Cependant, comme elle a fait dire à son mari qu'elle fera tout ce +qu'il voudra, cela pourra l'embarrasser; car je ne crois pas qu'il ait aucune +intention de la faire entrer dans Madrid. On m'écrit de Paris que je me mêlois +de ses affaires, et que j'étais fort dans ses intérêts. J'ai répondu sur cela à +une de mes amies qui m'en écrivait, que je croyais qu'on avait jeté à croix ou +pile, duquel il valait mieux m'accuser, ou de trop de dureté pour cette +infortunée, ou de trop de pitié. Car pour elle, elle se sentit tout-à-fait +outragée, quand elle vint dans notre maison, pleurant et demandant qu'on l'y +Souffrît pour une nuit, et qu'on lui prêtât secours pour la faire entrer dans +Son couvent; on ne put lui accorder ce qu'elle voulait, et je la résolus avec +une peine extrême à retourner chez le marquis de lot +Balbasès , où je la remenai à dix heures du soir, M. de Villars ne voulant pas se mêler de ses affaires. Si j'ai eu pitié +d'elle depuis cette visite-là, cette pitié ne s'est signalée en rien; et la +reine qui aurait bien voulu lui faire le plaisir d'obliger son mari de la mettre +ici dans un couvent, dit que Monsieur lui a recommandé de +lui rendre tous les bons offices que raisonnablement elle pourrait désirer +d'elle. Celui de la faire enfermer dans un couvent le plus austère, ne +paraissait pas indigne à cette princesse qu'elle s'y employât. +M. le prince de Parme est donc amoureux de la comtesse de +Soissons ? Ce n'est pas un joli galant. Ce n'est pas aussi que s'il +avait cent mille écus dans son coffre, il ne les dépensât en un jour, mieux +qu'aucun homme du monde, pour plaire à sa dame. Le roi, notre maître, ne peut +pas souhaiter un autre gouverneur en Flandre pour sa majesté Catholique. +La reine ne se divertit pas si bien qu'on pourrait le croire. Elle est jeune et +Saine, d'un heureux tempérament. Je ne pense pas qu'au reste du monde l'on voie +ce que nous avons vu depuis que nous sommes dans ce royaume; la peste, la +famine, des ravages d'eaux dont on n'avait jamais entendu parler; un tremblement +de terre, qui a presque entièrement détruit cinq ou six villes; sans compter les +frayeurs où je fus après cela quinze jours durant. Le moindre mouvement me +paraissait un tremblement de terre; mais il nous manquait encore quelque chose, +une comète. Assurez-vous que depuis huit jours il en paraît une des plus grandes +et des mieux marquées qu'on ait jamais vues. Elle commence à se montrer sur les +quatre à cinq heures du soir, et dure jusqu'à huit ou neuf. Comme il ne nous +appartient pas d'en avoir peur, c'est une des choses qui me sont le plus +indifférentes; car je suis persuadée qu'elle ne signifie rien pour la +France. +LETTRE XXX. +Madrid, 26 janvier 1681. +Il faut vous dire deux mots de la connétable Colonne . Je +trouvai le confesseur de la reine, il y a deux jours, au palais, qui avait +apporté une lettre pour la montrer à cette princesse, avant qu'il la fermât. Il +venait de chez le connétable Colonne , qui l'avait écrite +à sa femme, en présence du confesseur. Elle contient que le mari consent qu'elle +vienne à Madrid, dans un couvent nommé; qu'elle prenne l'habit de religieuse le +même jour qu'elle y entrera; et, trois mois après, qu'elle fasse profession. Je +ne doute pas qu'elle n'accepte ces conditions pour quitter le lieu qu'elle +habite présentement. Je ne conseillerois pas à la reine de répondre qu'elle n'en +Sortira jamais. +Cette princesse continue de se bien porter, et de passer à l'église sept ou huit +heures les jours et veilles de grandes fêtes. Je ne voudrais pas vous répondre +qu'elle en fût plus dévote. J'ai toujours l'honneur de la voir souvent. Le roi +l'aime autant qu'il peut; elle le gouverneroit assez; mais d'autres machines, +Sans beaucoup de force ni de rapidité, donnent d'autres mouvement, et tournent +et changent les volontés du roi. La jeune princesse n'y est pas trop sensible. +Elle parle présentement très-bien espagnol. Elle connaît toute la cour, et les +différents intérêts de ceux qui la composent. La reine, sa belle-mère, qui est +très-bonne princesse, l'aime toujours fort tendrement. +LETTRE XXXI. +Madrid, 23 janvier 1681. +Le comte de Monterei a été exilé de cette cour, il y a +quatre ou cinq jours. On ne dit point pourquoi. Je ne le puis comprendre, si ce +n'est qu'il est le plus honnête homme du monde, et le plus propre à bien servir +Son roi. L'on refuse toujours le congé à son père, le marquis de Liche , qui est ambassadeur à Rome, malade, ruiné, par conséquent +fort ennuyé. Je vis, l'autre jour, sa femme, qui est fort jolie, fondre en +larmes aux pieds du roi, pour obtenir le congé. Je ne vous parlerai point de +choses plus divertissantes et plus gaies, ma chère madame. Qu'il est difficile +de l'être à Madrid! et que, si l'on avait de bonnes dispositions pour la +pénitence, ce serait un lieu propre pour la faire! La reine est en parfaite +Santé, et dans une grande fraîcheur. De vous dire de quoi elle soutient tout +cela, c'est ce que j'ignore absolument. +LETTRE XXXII. +Madrid, 6 février 1681. +Vous n'avez donc point reçu par le marquis de Ligneville , +le petit présent que je croyais qui vous serait fidèlement rendu? Les messagers +ordinaires, à ce que je vois, ont plus d'honneur et de probité que les gens de +qualité portant de beaux noms. Vraiment, madame, ce n'est pas pour le vanter; +mais ce que je vous envoyois, quoique peu précieux et peu magnifique, était +pourtant joli et bien choisi; et j'aimais à imaginer que tout cela vous +plairait. Ce Ligneville est des amis du marquis de Grana , et ma confiance était parfaite. Ne vous +fatiguez d'aucun compliment pour la reine Catholique, je les lui fis hier. +L'on attend, tous les jours ici, la connétable Colonne , +pour prendre l'habit de religieuse. Son mari, qui est fort avare, dispute sur le +prix avec le couvent où elle doit entrer. Elle écrivait, l'autre jour, que sa +Sœur Mazarin ferait bien mieux de venir se faire +religieuse avec elle. +Je songe à ce que je puis vous dire de cette cour. Je ne manquerais pas de +matière; mais, de si loin, il n'est pas possible de traiter beaucoup de sujets. +La vie du palais ne convient point à des personnes qui n'y sont point nées, ou +du moins qui n'y sont pas venues dès l'enfance; il faut pourtant dire la vérité +en faveur des Espagnols, qu'ils ne sont ni si terribles, ni si soupçonneux qu'on +nous les figure. Les reines sont toujours bien ensemble. Depuis le moment que la +jeune est entrée en Espagne, M. de Villars s'est appliqué +à la bien persuader qu'il fallait pour son repos, qu'elle fût en bonne union +avec la reine, sa belle-mère, et qu'elle se gardât bien d'écouter des avis +contraires. Je ne fais autre chose aussi que de tâcher de lui mettre cela dans +la tête. Elle ne se divertit pas trop à raisonner sur la politique. Jusqu'ici +tout a assez bien été; et, entre vous et moi, tout aurait été encore mieux, si, +dès la frontière, on lui eût ôté généralement toutes les Françoises. On ne peut +avoir plus d'esprit qu'elle en a, joint à mille aimables qualités. J'y vais +toujours souvent, quoique je la supplie quelquefois de trouver bon que mes +visites ne saient pas si fréquentes. Ma fille y va peu, quoique la reine +m'ordonne souvent de la lui mener. +Je vous ai mandé que le comte de Monterei avait été exilé. +Le duc de Veragas le fut hier aussi. Il est dans +l'alliance et ami de ce premier. +Je ne vous parle point de la misère de ce royaume. La faim est jusque dans le +palais. J'étais hier avec huit ou dix Camaristes et la Moline qui disaient qu'il y avait fort long-temps +qu'on ne leur donnait plus ni pain ni viande. Aux écuries du roi et de la reine, +de même. Je ne voudrais pas qu'on sût, au pays où vous êtes, que je me mêlasse +Seulement d'écrire cela. Mais je sais bien que vous ne me commettrez pas, et +qu'il y a bien souvent des choses dans mes lettres, dont on pourrait se +moquer. +LETTRE XXXIII. +Madrid, 19 février 1681. +Me voici à mon second mercredi des cendres; ce qui m'a assez plu, c'est que le +carnaval, comme je vous l'ai déjà mandé, ne veut point, en ce pays, se donner un +air de plaisir; et hors qu'il n'y a plus de comédie au palais ni à la ville, +tout le reste va son même train; personne ne fait le carême. Le palais est +toujours la même chose. On y parle d'aller à Aranjuez, incontinent après Pâques, +que la reine fera quelques remèdes, et qu'elle en reviendra sûrement grosse. Je +vais souvent voir la marquise de Grana , qui est malade, +et qui ne sort point depuis trois mois. Ce sera un grand hasard, si elle n'est +la troisième ambassadrice qui mourra ici. Elle prendrait la résolution de s'en +retourner, sans qu'elle ne peut se déterminer à laisser son mari qu'elle aime +fort. +La connétable arriva samedi dernier de fort bonne heure. Elle entra dans le +couvent; les religieuses la reçurent à la porte avec des cierges, et toutes les +cérémonies ordinaires en pareille occasion. De là on la mena au chœur, où elle +prit l'habit avec un air fort modeste. Un Espagnol, qui était dans l'église, m'a +conté tout ce qu'il vit. L'habit est joli et assez galant, le couvent commode. +Je ne puis avoir bonne opinion de l'esprit et de la pénétration de messieurs les +Italiens et Espagnols, de s'être persuadés que cette femme ait pu accepter de +bonne foi la proposition de se faire religieuse, et d'espérer par là qu'elle va +leur assurer tout son bien. La première fois que j'entendis parler au confesseur +de la reine de la commission qu'il avait du connétable, d'écrire à sa femme, et +de lui proposer ce parti, je crus que c'était une pure raillerie, dont je +n'aurois jamais voulu me mêler. Le bon père écrivit, et la dame n'hésita pas un +moment à lui répondre qu'elle y consentait. Pour moi, sans en savoir autre +chose, je ne crois point du tout à cette subite vocation. Je ne me suis pas +pressée de lui aller rendre visite: je ne sais encore quand je la verrai. +A propos de visites, vraiment j'en fis une, il y a trois ou quatre jours, qui +m'effraya beaucoup. Une dame de qualité, femme du comte Ernand-Nuguès , depuis un mois ou six semaines était accouchée; et, +comme elle avait été assez mal, on ne l'avait point vue. J'envoyai savoir de ses +nouvelles, et son mari, qui est de nos amis et qui parle bien français , me manda +que je ferais honneur à sa femme de l'aller voir. J'y fus donc: je m'assis un +moment auprès de son lit; car je ne l'eus pas plutôt envisagée, que je me levai. +Je tirai son mari à part, et je lui dis que je ne demeurois pas plus long-temps, +craignant d'incommoder madame sa femme. Il me répondit que point du tout; et +moi, je l'assurai qu'elle était fort mal, n'osant lui dire qu'elle se mourait. +Il vint, sur ces entrefaites, deux Grandes d'Espagne, dont la duchesse de Patrana était une. Je sortis, et, à trois heures après +minuit, la dame était morte: elle n'avait que vingt-deux ans. Voilà la +quatrième, depuis trois mois, qui meurt en couche. Le comte Ernand-Nuguès a été menin de notre reine, et a été assez long-temps en +France. On est très-mal traité en ce pays-ci de toutes sortes de maladies. +Adieu, madame; je vais me promener dans un carrosse incognito , à une promenade publique, au milieu de la campagne, où il y +a un prédicateur qui prêche quatre ou cinq heures, et qui se donne des soufflets +à tour de bras; on entend, dès qu'il a commencé à se les donner, un bruit +terrible de tout le peuple qui fait la même chose. Comme il n'y a pas +d'obligation de se châtier de la sorte, nous allons assister à ce spectacle qui +Se voit, en carême, trois fois la semaine. Le détail des dévotions de ce pays +Serait une chose divertissante à vous faire savoir. +LETTRE XXXIV. +Madrid, 3 avril 1681. +Vous, madame, plusieurs de mes amies, et même mes enfants, vous paraissez étonnés +et comme fâchés de n'être point informés par mes lettres de tout ce qui se passe +ici touchant le rappel de M. de Villars , et ce qui me +regarde en mon particulier, jugeant qu'il faut bien que ce ne soit pas un secret +en cette cour. Vous m'en croirez bien, ma chère madame, puisqu'assurément, dans +le nombre de mes défauts, je n'ai point celui de mentir. Rien au monde n'est +donc venu à notre connaissance de ce qu'on a pu inventer sur la conduite que +j'ai tenue ici. Vous et mes enfants me dites seulement que j'ai fait des +intrigues dans le palais. Si l'on savait ce que c'est que l'intérieur de ce +palais, et qu'aucune dame ni moi, ne nous disons jamais que bonjour et bonsoir, +parce que je n'ai pu apprendre la langue du pays, on ne dirait pas que ça été +avec les femmes, non plus qu'avec les hommes, dont aucun ne met le pied dans +tout l'appartement de la reine. A l'égard du jeune roi, et de sa haine pour les +François, qui est grande, je puis dire qu'elle est moins violente pour moi que +pour les femmes françoises de la reine, par la raison qu'elles sont plus souvent +auprès d'elle que je n'ai cet honneur. Si le premier ministre a fait négocier +notre retour en France par l'ambassadeur d'Espagne, qui est à Paris, le roi, +leur maître, n'en a rien su; car, le jour qu'on en eut ici la nouvelle, il parut +fort étonné quand on la lui apprit, et demanda aussitôt si ce n'était point une +marque qu'on allât rentrer en guerre avec la France. Jugez, sur cela, de +beaucoup d'autres circonstances que je ne vous dis pas. Le roi et la reine sont +dans une grande union, et meilleure, depuis deux ou trois mois, qu'elle n'a +jamais été. Je ne me vanterai pas de m'être mêlée de donner des conseils à la +reine; elle a un assez bon esprit pour n'en avoir pas besoin. Je ne sais si le +roi lui communique les secrets de l'état; c'est ce qui n'est jamais entré dans +les conversations que j'ai eu l'honneur d'avoir avec elle. Je ne sais plus que +vous dire; car, en vérité, je ne trouve pas la moindre chose digne de remarque +en tout ce qui s'est passé depuis que je suis en ce pays. Avec toute la +tranquillité que doit inspirer le repos d'une bonne conscience, je suis pourtant +affligée du malheur que j'ai de ne pouvoir quasi douter que mon nom n'a jamais +été proféré que bien sinistrement devant tout ce qu'il y a de plus grand et de +plus respectable dans le monde; et ce que je souffre à cet égard, me fait porter +une véritable envie aux gens dont on n'a jamais entendu parler ni en bien ni en +mal. Le jour que M. de Villars reçut son ordre pour son +retour, je tremblais qu'il ne portât aussi de me faire partir incontinent. Mais, +quand je sus qu'il n'y en avait pas un mot, je pris patience. J'ai plus de +réconnaissance de cette bonté du roi, malgré mon innocence, que n'en ont mille +gens pour les solides bienfaits qu'ils reçoivent tous les jours de sa majesté. +Je ne laisserai point de partir la première, parce que M. de +Villars s'en ira plus vite, quand il sera tout seul, dès le moment +qu'il aura reçu les derniers ordres du roi. Adieu, madame; laissez dire de moi +tout ce qu'on voudra. Je vous verrai bientôt; ce me sera une véritable joie. +Quel voyage ai-je à faire, et quelle fatigue à essuyer! +LETTRE XXXV. +Madrid, 17 avril 1681. +Je vous rends grâces de l'impatience que vous me marquez de savoir le temps de +mon retour; je ne puis vous le dire. On a mille choses à faire avant que de +partir. C'est M. de Villars qui règle tout cela. J'ai +pris congé de la reine ayant son départ pour Aranjuez. Elle m'a fort commandé de +l'y aller voir; mais je ne sais si j'irai. Vous me demandez des raisons pour +alléguer contre les torts qu'on me donne au pays où vous êtes; mais il me les +faudrait apprendre auparavant. Tout ce que je sais de Paris, est qu'on publie +que j'ai eu un grand démêlé avec un maître-d'hôtel de la jeune reine; mais, +comme j'ai déjà répondu que je n'en connais pas un, et que jamais je n'ai eu le +moindre mot avec homme ni femme, dedans ou dehors le palais, je ne saurais plus +en rien dire. Toutes ces choses seront des nouveautés pour moi, quand +j'arriverai à Paris. Il me semble qu'on dit encore que je vois trop souvent la +reine. Si elle ne l'avait pas voulu, cela n'eût pas été; et si, de France, on +avait ordonné à M. de Villars que mes visites fussent +moins fréquentes, on ne se le serait pas laissé dire deux fois. Je vous conterai +un jour plus au long comme je m'y divertissois. Je vous supplie instamment +encore une fois, ma chère madame, de laisser dire, sur mon sujet, tout ce qu'on +voudra, pourvu que ces mensonges ne fassent point d'impression sur votre esprit: +c'est tout ce que je désire de vous. +Ce que l'on vous mande de Rome de la connétable Colonne +Serait meilleur pour elle que ce qui se passe ici. La pauvre femme est peut-être +bien près d'éprouver de pires aventures que toutes celles qu'elle a eues par le +passé. Il ne faut rien imputer à toutes ces sortes de têtes-là; mais on ne peut +S'empêcher de la plaindre. C'est la meilleure femme du monde, à cela près qu'il +n'est pas au pouvoir humain de lui faire prendre les meilleurs partis, ni de +résister à tout ce qui lui passe dans la fantaisie. Son mari part samedi ou +lundi avec ses enfants. Il a marié l'aîné, comme vous savez, avec une fille de +Medina Celi , premier ministre, qu'il emmène aussi à +Rome. La connétable demeure dans son couvent, où apparemment elle va manquer de +tout. Elle y est déjà misérablement. Si je n'avais pas autant compati à son +malheur, je n'aurois pu m'empêcher de me divertir à l'entendre parler comme elle +fait. Elle a de l'esprit. Elle écrit que cela est surprenant, avec ses hauts et bas . Il était, en quelque +Sorte, facile à M. de Nevers , son frère, de la tirer du +malheureux état où elle est, s'il était venu ici pour soutenir ses intérêts. +Elle n'aurait pas été réduite à jouer la religieuse. Je pensai tomber de mon +haut, quand le confesseur de la reine me dit qu'il lui allait écrire la +proposition de se faire religieuse pour sortir du château de Ségovie. Elle +n'hésita pas un moment, comme je vous l'ai mandé, à trouver qu'elle en avait la +vocation. Je crus, au moins, qu'étant entrée dans le couvent, elle déclarerait +qu'elle se moquait, et que tout ce qu'elle avait promis était pour sortir de +prison; mais, au lieu de cela, elle prend l'habit dès l'instant qu'elle a mis le +pied dans l'église. Il fallait que son frère vînt alors l'enlever de là, et +tâcher de la faire aller demeurer avec la duchesse de +Modène , comme on l'avait proposé. +J'ai fort bien commencé et fini le carême; je n'en suis pas malade, Dieu merci. +Le chocolat est une chose merveilleuse. N'en voudrez-vous point prendre? +On parle beaucoup de guerre avec le Portugal. Les deux princes veulent absolument +qu'une certaine île soit à eux. Ils assurent qu'ils vont faire la guerre, si +l'on ne la leur cède. On est pourtant tout-à-fait tranquille dans cette cour. +Adieu, madame; je vous aime de tout mon cœur. +LETTRE XXXVI. +Madrid, premier mai 1681. +Jamais rien au monde ne m'a paru moins un compliment que tout ce que vous me +dites, ma chère madame, sur l'obligeante envie que vous me marquez que j'aille +loger chez vous en arrivant à Paris. Soyez bien persuadée que je pense et que je +Sens sur cela tout ce qu'il faut pour inspirer une tendresse vive et +reconnoissante. Mes enfants vous feront mille excuses de ma part, de ce que je ne +puis faire ce que vous souhaitez. Ce sont des excuses bien différentes de celles +que l'on emploie pour refuser une grâce ou un service que l'on ne peut rendre. +Mais votre cœur est fait de manière que je ne puis douter que ce ne soit vous +faire une espèce d'offense de mettre quelque obstacle aux services que vous +voulez rendre. Je vous demande donc une infinité de pardons; je m'en demande à +moi-même de m'opposer à la joie que j'aurois de me trouver à portée de vous +voir, de vous parler à tout moment. Je ne suis pas destinée à des plaisirs +continuels, il s'en faut bien; et, pour changer de discours, je vous avouerai +que, depuis quelque temps je suis moins empressée de mon retour à Paris; car +vous saurez que M. de Villars prit la résolution de me +faire partir, quand il sut, par la lettre du roi, son maître, qu'il le +rappelait. Il crut, pour plus grande commodité, qu'il était plus à propos que je +m'en allasse la première, pour être en état de faire plus de diligence, +débarrassé de femmes, de hardes et d'équipages; ne doutant point qu'au plus +tard, trois semaines ou un mois après, il n'eût ordre du roi pour partir, et +qu'il n'y eût un autre ambassadeur nommé. Mais je vois présentement qu'on ne +parle de rien, et que M. de Villars peut demeurer encore +ici long-temps. Cela étant, je ne voudrais plus m'en aller, pour ne pas laisser +mon mari dans cet ennuyeux pays, où je puis être comptée pour quelque chose, par +rapport au dénuement de toute sorte de plaisirs. Cependant M. de Villars ne pouvant s'imaginer d'être ici pour long-temps, et les +chaleurs approchant, veut que je parte. A propos de cela, si vous trouvez par +hasard, sur votre chemin, quelqu'un qui dise que le roi ait ordonné que je m'en +revinsse en France, dites hardiment, madame, qu'il n'en est rien; sa majesté +n'en a jamais écrit un mot à M. de Villars . Si ce que je +vous écris là n'était pas vrai, vous croyez bien que je ne vous manderois pas le +contraire. Vous voyez à quoi se réduisent mes vanteries, qui sont de vouloir +établir, parce que cela est vrai, que le roi n'ordonne point de me faire partir, +par la raison de mes malversations. Je vous entretiendrai bien, madame, quand je +vous verrai. Il ne me sera, je crois, guère difficile de vous faire avouer que +je ne mérite pas beaucoup de blâme sur ma conduite en cette cour; et, sans me +vanter, peut-être n'ai-je fait tort à la conduite de personne. Adieu, ma chère +madame. +LETTRE XXXVII. +Madrid, 15 mai 1681. +Je ne suis point encore partie; les pluies ont été si excessives et si +continuelles ici, que les carrosses ni les litières ne peuvent se mettre en +chemin. Présentement que le temps se met au beau, et qu'on nous fait espérer que +nous apprendrons par le premier courrier, que le roi a nommé le successeur de M. +de Villars , je partirai plus volontiers avec la +certitude qu'il ne demeurera pas long-temps ici après moi. Leurs majestés +Catholiques revinrent samedi d'Aranjuez. La reine a eu la bonté de me dire +qu'elle eût été au désespoir d'en revenir sitôt, sans la joie qu'elle avait de +me revoir. Elle n'a pas pourtant engraissé dans ce charmant séjour. Je l'ai +trouvée changée. J'ai vu la reine mère ces jours passés, dont j'ai tous les +Sujets du monde de me louer, par toutes les choses obligeantes qu'elle dit de la +conduite de M. de Villars et de la mienne, quant à +l'union de sa belle-fille avec elle; et je suis bien persuadée qu'elle en écrit +conformément à la reine en France. Je suis à vous, ma chère madame, plus que je +ne puis vous le dire. +Fin des Lettres de Madame de Villars. +LETTRES +DE +MADAME DE COULANGES, +A MADAME DE SÉVIGNÉ. +NOTICE +SUR +MADAME DE COULANGES. +Madame de Coulanges a laissé d'elle la réputation d'une femme très-aimable et de +beaucoup d'esprit; mais on ne trouve dans les livres, pour ainsi dire, aucune +particularité, aucun détail sur sa personne. Il serait aujourd'hui fort +difficile, et peut-être même impossible, de suppléer entièrement à leur silence. +A la distance où nous sommes déjà du siècle de Louis XIV, comment puiser dans la +tradition des renseignement certains sur les personnages de ce siècle, lorsque +les écrivains du temps ont négligé de nous en transmettre? Les Lettres de madame +de Sévigné sont presque le seul écrit où il soit +question de madame de Coulanges . Nous allons en extraire +le peu de notions biographiques qu'elles offrent sur cette femme +Spirituelle. +Madame de Coulanges naquit en 1631, de M. du Gué-Bagnols , intendant de Lyon. +Elle épousa Philippe-Emmanuel de Coulanges , conseiller au +parlement de Paris, puis maître des requêtes, mort en 1716, âgé de 85 ans. M. +de Coulanges était cousin-germain de madame de Sévigné , dont sa femme devint l'amie intime et presque +inséparable. Plein d'esprit et sur-tout de gaîté, très-agréable en société, à +cause de ses saillies et de ses chansons, il avait peu d'aptitude ou du moins +peu de goût pour les fonctions graves et laborieuses de la magistrature. On +raconte qu'étant chargé de rapporter une affaire, où il s'agissait d'une marre +d'eau que se disputaient deux paysans dont l'un s'appelait Grapin , il s'embarrassa tellement dans le détail des faits, qu'il fut +obligé d'interrompre son récit: Pardon, messieurs , dit-il +aux juges; je me noie dans la marre à Grapin, et je suis votre serviteur . Depuis cette aventure, il ne +voulut plus être rapporteur, et il finit par se démettre de sa charge pour faire +des voyages, des chansons et de bons dîners. +Madame de Coulanges , fille d'un simple intendant de +province, et femme d'un homme de robe, qui avait renoncé à son état, n'avait +aucun rang à la cour; et cependant elle y jouissait de beaucoup de +considération. Elle était nièce de la femme de le +Tellier , ministre d'état, depuis chancelier, et cousine du fameux Louvois , ministre de la guerre. La parenté lui donnait un +certain crédit auprès de ces deux hommes puissant; et, comme on peut croire, ses +amis lui fournissaient quelquefois l'occasion d'en faire usage. C'était sur-tout +auprès de Louvois qu'on réclamait ses bons offices, dans +ce temps de guerres continuelles, où les emplois de l'armée passaient si +rapidement de main en main. +C'était beaucoup, pour avoir des succès à la cour, que d'être nièce et cousine de +ministre; mais ceux de madame de Coulanges tenaient +encore à une autre cause bien plus honorable pour elle. C'est ce que madame de Sévigné a exprimé d'une manière si vive et si +ingénieuse, en disant: l'esprit de madame de Coulanges +est une dignité . Cet esprit consistait à dire avec +grâce, avec aisance, des choses fines et imprévues, des mots vifs et piquans. On +appelait cela les épigrammes de madame de Coulanges. +Voici ce qu'en dit madame de Caylus dans ses Souvenirs . «Madame de Coulanges , +femme de celui qui a fait tant de chansons..... avait une figure et un esprit +agréables, une conversation remplie de traits vifs et brillant; et ce style lui +était si naturel, que l'abbé Gobelin dit, après une +confession générale qu'elle lui avait faite: Chaque péché de +cette dame est une épigramme. Personne en effet, après madame de Cornuel , n'a dit plus de bons mots que madame de Coulanges .» Madame de Sévigné , +qui, dans ses Lettres, nous a conservé plusieurs bons mots de madame de Cornuel , que l'on cite encore tous les jours, en a +rapporté aussi quelques-uns de madame de Coulanges ; mais +ils n'ont pas fait la même fortune. Il semble qu'ils avaient quelque chose de +plus délié, de plus fugitif, qui tenait davantage aux circonstances des +personnes, des lieux et du temps; aux manières et au ton de celle qui les +disait; en un mot, nous pensons qu'ils perdraient beaucoup à être déplacés; et +ce motif nous détermine à n'en transporter aucun dans cette Notice. +Madame de Coulanges , dont la malice s'égayoit souvent aux +dépens des femmes que l'on soupçonnait de quelque tendre faiblesse, fut à son +tour l'objet des épigrammes; elle fut accusée d'avoir un peu plus que de +l'amitié pour le marquis de la Trousse , cousin-germain de +Son mari. Le marquis était follement amoureux; elle, dure, +méprisante et amère , à ce que dit madame de +Sévigné , qui avouait bonnement ne rien concevoir à leur conduite. «Il y +aurait, dit-elle ailleurs, à parler un an sur l'état inconcevable et surprenant +des cœurs de M. de la Trousse et de madame de Coulanges ». Tout le monde n'avait point là-dessus la +même incertitude qu'elle. Madame de la Trousse était +jalouse avec fureur de madame de Coulanges ; et Louvois ayant envoyé M. de la +Trousse sur la frontière, demanda publiquement pardon à sa cousine de +ce qu'il lui ôtoit, pendant l'hiver, cette douce société . +«Au milieu de toute la France, dit madame de Sévigné , +elle soutint fort bien cette attaque; elle ne rougit point, et répondit +précisément ce qu'il fallait». +Cette intrigue, vraie ou fausse de madame de Coulanges +avec M. de la Trousse , n'empêcha, point la scrupuleuse et +dévote madame de Maintenon d'avoir toujours le plus vif +attachement pour son ancienne amie de l'hôtel de Richelieu. Elle voulait +toujours l'avoir auprès d'elle à Versailles et à St.-Cyr, et allait elle-même la +voir quand elle était malade. +Nous ignorons dans quelle année est morte madame de +Coulanges . +LETTRE PREMIÈRE. +Lyon, premier août 1672. +J'ai reçu vos deux lettres, ma belle; et je vous rends mille grâces d'avoir songé +à moi dans le lieu où vous êtes. Il fait un chaud mortel; je n'ai d'espérance +qu'en sa violence . Je meurs d'envie d'aller à Grignan; ce +mois-ci passé, il n'y faudra pas songer; ainsi je vous irai voir assurément, +S'il est possible que je puisse arriver en vie; au retour, vous croyez bien que +je ne serai pas dans cet embarras. Le marquis de Villeroi +passe sa vie à regretter le malheur qui l'a empêché de vous voir. Les violons +Sont tous les soirs en Bellecour ; je m'y trouve peu, par la +raison que je quitte peu ma mère; dans l'espérance d'aller à Grignan, je fais +mon devoir à merveille; cela m'adoucit l'esprit. Mais quel changement! vous +Souvient-il de la figure que madame Solus faisait dans le +temps que vous étiez ici? Elle a fait imprudemment ses délices de madame Carle ; celle-ci avait, dit-on, ses desseins; pour moi, je +n'en crois rien; cependant c'est le bruit de Lyon; en un mot, c'est de madame +Carle que M. le marquis paraît amoureux. Madame Solus se désespère, mais elle aime mieux voir M. le +marquis infidèle que de ne le point voir; cela fait croire qu'elle ne prendra +jamais le parti de se jeter dans un couvent. Cette histoire vous paraît-elle +avoir la grâce de la nouveauté? Continuez à m'écrire, ma très-belle, vos lettres +me touchent le cœur: Madame de Rochebonne est toujours +dans le dessein de vous aller voir. Je ne savais point que madame de Grignan eût été malade; si c'est une maladie sans +Suite, sa beauté n'en souffrira pas long-temps. Vous savez l'intérêt que je +prends à tout ce qui pourrait, cet hiver, vous empêcher l'une et l'autre de +revenir de bonne heure. +Adieu, ma très-chère amie; j'oubliais de vous dire que le marquis de Villeroi se propose d'aller à Grignan avec votre ami +le comte de Rochebonne : je vous suis très-obligée de +vouloir bien de moi; il y a peu de choses que je souhaite davantage que de me +rendre au plus vite dans votre château; mon impatience, quoique violente , dure toujours: cela me fait craindre pour le chaud; +il doit être insupportable, puisque je ne m'y expose pas. La rapidité du Rhône +convient à l'envie que j'ai de vous embrasser; ainsi, madame, je ne désespère +point du tout de vous aller conter les plaisirs de Bellecour. Vous me promettez +de ne me point dire: Allez, allez; vous êtes une laide ; +cela me suffit. J'ai peur que vous ne traitiez mal notre gouverneur; vos +manières m'ont toujours paru différentes de celles de madame Solus . Vous savez bien que l'on dit à Paris que Vardes et lui se sont rencontrés: devinez où? +LETTRE II. +Lyon, 11 septembre 1672. +Je suis ravie de pouvoir croire que vous m'avez un peu regrettée; ce qui me +persuade que je le mérite, c'est le chagrin que j'ai eu de ne vous plus voir; +j'ai fait vos compliment au charmant +; il les a reçus, comme il le devait, j'en suis contente; si +je prenais autant d'intérêt en lui que M. de Coulanges , +je serais plus aise de ce qu'il dit de vous, pour lui que pour vous. Madame d'Assigni a gagné son procès tout d'une voix. Envoyez-moi +M. de Corbinelli ; son appartement est tout prêt; je +l'attends avec une impatience, qui mérite qu'il fasse ce petit voyage; toutes +nos beautés attendent, et ne veulent point partir pour la campagne qu'il ne soit +arrivé; s'il abuse de ma simplicité, et que tout ceci se tourne en projets, je +romps pour toujours avec lui. Adieu, ma vraie amie. C'est à madame la comtesse +de Grignan que j'en veux. +A madame de Grignan. +Je n'ai plus de goût pour l'ouvrage, madame; on ne sait travailler qu'à Grignan; +le charmant et moi, nous en commençâmes un, il y a deux +jours; vous y aviez beaucoup de part; vous me trouveriez une grande ouvrière à +l'heure qu'il est. Il me paraît que le charmant vous +voudrait bien envoyer des patrons; mais le bruit court que vous ne travaillez +point à patrons, et que ceux que vous donnez sont inimitables. Adieu, ma chère +madame; je trouve une grande facilité à me défaire de ma sécheresse, quand je +Songe que c'est à vous que j'écris. +LETTRE III. +Lyon, 30 octobre 1672. +Je suis très-en peine de vous, ma belle; aurez-vous toujours la fantaisie de +faire le bon corps? Fallait-il vous mettre sur ce pied-là après avoir été +Saignée? Je meurs d'impatience d'avoir de vos nouvelles, et il se passera des +temps infinis avant que j'en puisse recevoir. Hélas! voici un adieu, ma +délicieuse amie; je m'en vais faire cent lieues pour m'éloigner de vous! quelle +extravagance! Depuis que le jour est pris pour m'en aller à Paris, je suis +enragée de penser à tout ce que je quitte; je laisse ma famille, une pauvre +famille désolée; et cependant je pars le jour même de la Toussaint pour Bagnols: +de Bagnols à Rouanne; et puis, vogue la galère . +N'êtes-vous pas ravie du présent que le roi a fait à M. de +Marsillac +? n'êtes-vous pas charmée de la lettre que le roi lui a +écrite? Je suis au vingtième livre de l' Arioste ; j'en +Suis ravie. Je vous dirai, sans prétendre abuser de votre crédulité, que, si +j'étais reçue dans votre troupe à Grignan, je me passerais bien mieux de Paris, +que je ne me passerai de vous à Paris. Mais, adieu, ma vraie amie, je garde le +charmant pour la belle comtesse. Ecoutez, madame, le +procédé du charmant ; il y a un mois que je ne l'ai vu; il +est à Neuville , outré de tristesse; et quand on prend la +liberté de lui en parler, il dit que son exil est long; et voilà les seules +paroles qu'il a proférées depuis l'infidélité de son Alcine ; il hait mortellement la chasse, et il ne fait que chasser; il +ne lit plus, ou du moins il ne sait ce qu'il lit; plus de Solus , plus d'amusement; il a un mépris pour les femmes, qui empêche +de croire qu'il méprise celle qui outrage son amour et sa gloire; le bruit court +qu'il viendra me dire adieu le jour que je partirai. Je vous manderai le +changement qui est arrivé en sa personne. Je suis de votre avis, madame, je ne +comprends point qu'un amant ait tort, parce qu'il est absent; mais qu'il ait +tort étant présent, je le comprends mieux; il me paraît plus aisé de conserver +Son idée sans défauts pendant l'absence. Alcine n'est pas +de ce goût; le charmant l'aime de bien bonne foi; c'est +la seule personne qui m'ait fait croire à l'inclination naturelle; j'ai été +Surprise de ce que je lui ai entendu dire là-dessus; mais que deviendra-t-elle, +comme vous dites, cette inclination? Peut-être arrivera-t-il un jour que le charmant croira s'être mépris, et qu'il contera les appas +trompeurs d' Alcine . Le bruit de la réconnaissance que +l'on a pour l'amour de mon gros cousin se confirme; je ne +crois que médiocrement aux méchantes langues; mais mon cousin, tout gros qu'il +est, a été préféré à des tailles plus fines; et puis, après un petit, un grand; +pourquoi ne voulez-vous pas qu'un gros trouve sa place? Adieu, madame; que je +hais de m'éloigner de vous! +Venez, mon cher confident , que je vous dise adieu; je ne +puis me consoler de ne vous avoir point vu; j'ai beau songer au chagrin que +j'aurois eu de vous quitter, il n'importe; je préférerais ce chagrin à celui de +ne vous avoir point fait connaître les sentiment que j'ai pour vous. Je suis +ravie du talent qu'a M. de Grignan pour la friponnerie; +ce talent est nécessaire pour représenter le vraisemblable. Adieu, mon cher +monsieur: quand vous me promettez d'être mon confident, je me repens de n'être +pas digne d'accepter une pareille offre; mais venez vous faire refuser à Paris. +Adieu, mon amie; adieu, madame la comtesse; adieu, M. de +Corbinelli ; je sens le plaisir de ne vous point quitter en m'éloignant, +mais je sens bien vivement le chagrin d'être assurée de ne trouver aucun de vous +où je vais. +Je ne veux point oublier de vous dire que je suis si aise de l'abbaye que le roi +a donnée à M. le coadjuteur, qu'il me semble qu'il y a de l'incivilité à ne m'en +point faire de compliment. +LETTRE IV. +Paris, 26 décembre 1672. +Le siège de Charleroi est enfin levé ; je ne vous demande +aucun détail de ce qui s'y est passé, sachant que mademoiselle de Méri en envoie une relation à madame de +Grignan . On ignore jusqu'à présent quelle route le roi prendra; les uns +disent qu'il retournera tout droit à Saint-Germain; les autres qu'il ira en +Flandre; nous serons bientôt éclaircis de sa marche. Sans vanité, je sais des +nouvelles à l'arrivée des courriers; c'est chez M. le +Tellier +qu'ils descendent, et j'y passe mes journées; il est +malade, et il paraît que je l'amuse; cela me suffit pour m'obliger à une grande +assiduité. Je ne comprends point par quelle aventure vous n'avez pas reçu la +lettre de M. de Coulanges , dans laquelle je vous +écrivais; c'est une médiocre perte pour vous; j'ai cependant la confiance de +croire que vous regrettez cette lettre, parce que je vous aime, ma très-belle, +et que vous m'avez toujours paru reconnoissante. J'ai été à la messe de minuit; +j'ai mangé du petit salé au retour; en un mot, j'ai un assez bon corps cette +année pour être digne du vôtre. J'ai fait des visites avec madame de la Fayette , et je me trouve si bien d'elle, que je +crois qu'elle s'accommode de moi. Nous avons encore ici madame de Richelieu ; j'y soupe ce soir avec madame du +Fresnoi ; il y a grande presse de cette dernière à la cour, il ne se +fait rien de considérable dans l'état, où elle n'ait part. Pour madame Scarron , c'est une chose étonnante que sa vie: aucun +mortel, sans exception, n'a commerce avec elle; j'ai reçu une de ses lettres; +mais je me garde bien de m'en vanter, de peur des questions infinies que cela +attire. Le rendez-vous du beau monde est les soirs chez la maréchale d'Estrées ; Manicamp et ses deux +Sœurs sont assurément bonne compagnie; madame de +Senneterre s'y trouve quelquefois, mais toujours sous la figure +d'Andromaque. On est ennuyé de sa douleur: pour elle, je comprends qu'elle s'en +accommode mieux que de son mari; cette raison devrait pourtant lui faire oublier +qu'elle est affligée. Je la crois de bonne foi; ainsi je la plains. Les +gendarmes Dauphin sont dans l'armée de M. le Prince ; il +faut espérer qu'on les mettra bientôt en quartier d'hiver, et qu'ils auront un +moment pour donner ordre à leurs affaires; je connais des gens qui en sont +accablés. Adieu, ma très-aimable; je vais me préparer pour la grande occasion de +ce soir: il faut être bien modeste pour se coiffer quand on soupe avec madame +du Fresnoi . Permettez-moi de faire mille compliment à +madame de Grignan ; je voudrais bien que ce fussent des +amitiés, mais vous ne voulez pas. +La princesse d'Harcourt a paru à la cour sans rouge par +pure dévotion: voilà une nouvelle qui efface toutes les autres; on peut dire +aussi que c'est un grand sacrifice; Brancas +en est ravi. Il vous adore, mon amie: ne le désapprouvez +donc pas, lorsqu'il censure les plaisirs que vous avez sans lui; c'est la +jalousie qui l'y oblige; mais vous ne voudriez de la jalousie que de ceux dont +vous pourriez être jalouse; il faut plaindre Brancas . +LETTRE V. +Paris, 24 février 1673. +Si vous étiez en lieu où je vous pusse conter mes chagrins, ma très-belle, je +Suis persuadée que je n'en aurois plus. Quand je songe que le retour de madame +de Grignan dépend de la paix, et le vôtre du sien, en +faut-il davantage pour me la faire souhaiter bien vivement? Le comte Tot a passé l'après-dinée ici; nous avons fort parlé de +vous; il se souvient de tout ce qu'il vous a entendu dire; jugez si sa mémoire +ne le rend pas de très-bonne compagnie. Au reste, ma belle, je ne pars plus de +Saint-Germain: j'y trouve une dame d'honneur que j'aime, et +qui a de la bonté pour moi; j'y vois peu la reine. Je couche chez madame du Fresnoi dans une chambre charmante; tout cela me fait +résoudre à y faire de fréquent voyages. Nos pauvres amis sont repartis, +c'est-à-dire, M. de la Trousse +, sur la nouvelle qu'a eue le roi d'une révolte en +Franche-Comté. Comme il n'aimerait point que les Espagnols envoyassent des +troupes qui passeraient sur ses terres, il a nommé Vaubrun et la Trousse pour aller commander en +ce pays-là. La Trousse a beaucoup de peine à se réjouir +de cette distinction, cependant c'en est une, qui pourrait ne pas déplaire à un +homme moins fatigué de voyages; celui-ci joindra la campagne; cela est fort +triste pour ses amis. Le guidon nous demeure; mais ce +n'était point trop de tout . Je menai ce guidon avant-hier +à Saint-Germain; nous dînâmes chez madame de Richelieu ; +il est aimé de tout le monde presque'autant que de moi. Mithridate +est une pièce charmante; on y pleure; on y est dans une +continuelle admiration; on la voit trente fois; on la trouve plus belle la +trentième que la première. Pulchérie n'a point réussi. +Notre ami Brancas a la fièvre et une fluxion sur la +poitrine; je l'irai voir demain. Je n'ai point vu votre cardinal , j'en ai toujours eu envie; mais il s'est toujours trouvé +quelque chose qui m'en a empêchée. La belle Ludre est la +meilleure de mes amies; elle me veut toujours mener chez madame Talpon , quand les pougies +Sont allumées. Le marquis de +Villeroi est si amoureux, qu'on lui fait voir ce que l'on veut; jamais +aveuglement n'a été pareil au sien; tout le monde le trouve digne de pitié, et +il me paraît digne d'envie; il est plus charmé qu'il n'est charmant , il ne compte pour rien sa fortune, mais la belle compte Caderousse pour quelque chose; et puis un autre pour +quelque chose encore; un, deux, trois, c'est la pure vérité: fi, je hais les +médisances. J'embrasse madame la comtesse de Grignan ; je +voudrais bien qu'elle fût heureusement accouchée, qu'elle ne fût plus grosse, et +qu'elle vînt ici désabuser de tout ce qu'on y admire. Adieu, ma véritable amie; +vos petites entrailles +Se portent bien; elles sont farouches, elles ont les +cheveux coupés; elles sont très-bien vêtues. Madame Scarron ne paraît point; j'en suis très-fâchée. Je n'ai rien cette +année de tout ce que j'aime; l'abbé Testu et moi, nous +Sommes contraints de nous aimer. Mademoiselle a songé que +vous étiez très-malade; elle s'éveilla en pleurant; elle m'a ordonné de vous le +mander. +LETTRE VI. +Paris, 20 mars 1673. +Je souhaite trop vos reproches pour les mériter; non, ma belle, la période ne +n'emporte point; je vous dis que je vous aime par la raison que je le sens +véritablement, et même je suis plus vive pour vous que je ne vous le dis encore. +Nous avons enfin retrouvé madame Scarron , c'est-à-dire +que nous savons où elle est; car pour avoir commerce avec elle, cela n'est pas +aisé. Il y a chez une de ses amies un certain homme qui la trouve si aimable et de si bonne compagnie, qu'il +Souffre impatiemment son absence; elle est cependant plus occupée de ses anciens +amis, qu'elle ne l'a jamais été; elle leur donne le peu de temps qu'elle a avec +un plaisir qui fait regretter qu'elle n'en ait pas davantage. Je suis assurée +que vous trouverez que deux mille écus de pension sont médiocres; j'en conviens, +mais cela s'est fait d'une manière qui peut laisser espérer d'autres grâces. Le +roi vit l'état des pensions, il trouva deux mille francs pour madame Scarron , il les raya, et mit deux mille écus. Tout le +monde croit la paix; mais tout le monde est triste d'une parole que le roi a +dite, qui est que paix ou guerre il n'arriverait à Paris qu'au mois d'octobre. +Je viens de recevoir une lettre du jeune guidon ; il +S'adresse à moi pour demander son congé, et ses raisons +Sont si bonnes, que je ne doute pas que je ne l'obtienne. J'ai vu une lettre +admirable que vous avez écrite à M. de Coulanges ; elle +est si pleine de bon sens et de raison, que je suis persuadée que ce serait +méchant signe pour quelqu'un qui trouverait à y répondre. Je promis hier à +madame de la Fayette qu'elle la verrait; je la trouvai +tête à tête avec un appelé M. le +Duc ; on regretta le temps que vous étiez à Paris; on vous y souhaita, +mais, hélas, qu'ils sont inutiles les souhaits! et cependant on ne saurait se +corriger d'en faire. M. de Grignan ne s'est point du tout +rouillé en province, il a un très-bon air à la cour; mais il trouve qu'il lui +manque quelque chose. Nous sommes de son avis, nous trouvons qu'il lui manque +quelque chose. J'ai mandé à M. de la Trousse ce que vous +m'écrivez de lui. Si ma lettre va jusqu'à lui, je ne doute pas qu'il ne vous en +remercie; je crois que le secret miraculeux qu'il avait de faire comme les gens +les plus riches, lui manque dans cette occasion: il me paraît accablé sans +ressource. Madame du Fresnoi fait une figure si +considérable, que vous en seriez surpris; elle a effacé mademoiselle de S.... +Sans miséricorde. On avait tant vanté la beauté de cette dernière, qu'elle n'a +plus paru belle; elle a les plus beaux traits du monde, elle a le teint +admirable, mais elle est décontenancée, et elle ne le veut pas paraître; elle +rit toujours, elle a méchante grâce. Madame fera souvent +voir de nouvelles beautés; l'ombre d'une galanterie l'oblige à se défaire de ses +filles; ainsi je crois que celles qui lui demeureront, se trouveront plus à +plaindre que les autres. Mademoiselle de L.... la quitte. Madame de Richelieu m'a priée de vous faire mille compliment de +Sa part. Adieu, ma très-aimable belle; j'embrasse, avec votre permission et la +Sienne, madame la comtesse de Grignan ; n'est-elle point +encore accouchée? M. de Coulanges m'a assurée qu'il vous +enverrait Mithridate . On me peint aujourd'hui pour M. de Grignan ; je croyais avoir renoncé à la peinture. +L'histoire du charmant est pitoyable; je la sais.... Orondate +était peu amoureux auprès de lui; il n'y a que lui au monde +qui sache aimer. C'est le plus joli homme, et son Alcine +la plus indigne femme. +LETTRE VII. +Paris, 10 avril 1673. +Il est minuit, c'est une raison pour ne vous point écrire: j'en suis enragée. +J'avais résolu de répondre à votre aimable lettre; mais voici, ma chère amie, ce +qui m'en a empêchée. M. de la Rochefoucauld a passé le +jour avec moi: je lui ai fait voir madame du Fresnoi ; il +en est tout éperdu. Je suis ravie que madame de Grignan +ne soit qu'accablée de lassitude; la surprise et l'inquiétude que j'ai eues de +Son mal, me devaient faire attendre à toute la joie que j'ai du retour de sa +Santé; c'est une barbarie que de souhaiter des enfants. Je ne veux pas oublier ce +qui m'est arrivé ce matin; on m'a dit: madame, voilà un laquais de madame de Thianges ; j'ai ordonné qu'on le fît entrer. Voici ce +qu'il avait à me dire: Madame, c'est de la part de madame de +Thianges, qui vous prie de lui envoyer la lettre du cheval de madame de +Sévigné, et celle de la prairie . J'ai dit au laquais que je les +porterois à sa maîtresse, et je m'en suis défaite. Vos lettres font tout le +bruit qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elle sont +délicieuses, et vous êtes comme vos lettres. Adieu, ma très-aimable; j'embrasse +bien doucement cette belle comtesse, de peur de lui faire mal: j'ai bien senti, +je vous jure, sa fâcheuse aventure; je souhaite plus que je ne l'espère qu'elle +ne soit jamais exposée à de pareils accident. Le roi dit hier qu'il partirait le +25 sans aucune remise. +LETTRE VIII. +Paris, 29 octobre 1694. +On me dit hier que votre mariage était refait, c'est-à-dire, qu'on avait envoyé +des conditions à madame de Grignan , qu'elle aurait tort +de ne pas accepter; et comme je suppose qu'elle ne peut avoir tort, je conclus +que vous vous mariez, et je m'en réjouis avec vous, ma +chère amie. +Le roi est à Choisi pour jusqu'à samedi; tout le monde revient en foule; l'armée +de Flandre est séparée. Nous n'aurons madame de Louvois +et M. de Coulanges que le 8 du mois qui vient; ils ont M. +de Souvré et madame de +Courtenvaux pour augmentation de bonne compagnie. La maréchale de Villeroi est partie pour passer tout son hiver à +Versailles avec sa belle-fille; nous avons cru être fort fâchées de nous +Séparer. Au reste, madame, j'ai vu la plus belle chose qu'on puisse jamais +imaginer; c'est un portrait de madame de Maintenon , fait +par Mignard : elle est habillée en Sainte Françoise +Romaine. Mignard l'a embellie; mais, c'est sans fadeur, +Sans incarnat, sans blanc, sans l'air de la jeunesse; et sans toutes ces +perfections, il nous fait voir un visage et une physionomie au dessus de tout ce +que l'on peut dire; des yeux animés, une grâce parfaite, point d'atours; et avec +tout cela aucun portrait ne tient devant celui-là. Mignard en a fait aussi un fort beau du roi; je vous envoie un +madrigal que mademoiselle Bernard fit impromptu en voyant +ces deux portraits; il a eu beaucoup de succès ici: vous jugerez si nous avons +raison. Mademoiselle de Villarceaux est morte de la +petite vérole, sans confession, et sans avoir eu le temps de déshériter ses +cousines. Madame d'Épinoi , la princesse, est accouchée +d'un fils; et depuis ce grand jour, on ne cesse de tirer et de boire à la Place +Royale. Adieu, ma chère amie. +LETTRE IX. +Paris, 19 novembre 1694. +Il y a quinze jours, mon amie, que je ne vous ai écrit; je vous en avertis, de +peur que vous ne vous en aperceviez pas. Je n'avais point reçu de vos lettres, +et cela me faisait craindre que vous ne voulussiez plus des miennes. Êtes-vous à +la noce? y serez-vous bientôt? Je veux savoir ce qui vous regarde tous, parce +que j'y prends un véritable intérêt. Toute la troupe de Tonnerre est revenue +dans une parfaite santé. M. de Coulanges a trouvé une +grande affliction à son retour; il paraît dans le monde un livre imprimé de ses +chansons, et à la tête de ce livre un éloge admirable de sa personne; on dit +qu'il est né pour les choses solides et pour les frivoles; on montre les preuves +des dernières; il est très-touché de cette aventure, que j'ai encore aggravée +par ne la pouvoir prendre sérieusement; à tout cela je réponds: Chansons, Chansons . Il est allé à Versailles, et de là à +Saint-Martin; il faut espérer qu'il se consolera d'avoir fait ce livre par en +faire un second, avant que sa jeunesse se passe. Vous voulez que je vous dise +des nouvelles de ma santé; mon amie, elle n'est en vérité point bonne. Carette me donne tout ce qu'il veut; et j'avale ses +remèdes sans confiance et sans succès; mais je crois que ce serait encore pis de +changer tous les jours de médecin; il faut prendre patience, et être bien +persuadée qu'on ne meurt que quand il plaît à Dieu. Voilà des vers que l'abbé +Têtu m'a priée de vous envoyer; ils sont de sa façon. +Le bruit court que le marquis de Moui aura la maison de +Pipaut: on dit qu'il fait habiller un de ses laquais en cerf, et qu'il le court +toutes les nuits avec un cor; que vous semble de cet équipage de chasse? M. de Harlai n'est point encore de retour de ses +négociations; tout le monde désire la paix, et l'espère peu. Voilà encore des +vers de mademoiselle Bernard : malgré toute cette poésie, +la pauvre fille n'a pas de jupe; mais il n'importe, elle a du rouge et des +mouches. Adieu, ma belle amie, ne m'oubliez pas, je vous en conjure. +LETTRE X. +Paris, 26 novembre 1694. +J'ai envoyé à Versailles la lettre que vous m'avez adressée pour M. de Coulanges ; il y est établi depuis son retour: j'ai été +bien tentée d'ouvrir cette lettre; mais la discrétion l'a emporté sur l'envie +que j'ai toujours de voir ce que vous écrivez; tout devient or entre vos mains. +Je suis très-obligée à M. de Grignan de se souvenir +encore de moi; sa chute me met tout-à-fait en peine; et je vous prie, ma belle, +de me bien mander de ses nouvelles, parce que j'y prends un très-sincère +intérêt. Les vers que j'ai envoyés à la cour ont été fort bien reçus; la +personne à qui ces vers s'adressaient m'écrit la plus aimable lettre du monde; +vous en jugerez par son effet, puisque, sans ma mauvaise santé, qui me rend si +difficile à changer de lieu, je serais partie sur-le-champ pour Versailles. +J'avale sans fin des gouttes de Carette ; et tout ce que +je sais, c'est qu'elle ne font point de mal; il y a peu de remèdes dont on en +puisse dire autant. Au reste, j'allai voir hier la maréchale d'Humières ; elle demeure dans une vilaine maison, au faubourg +Saint-Germain, où il n'y a place que dans la cour pour mettre son dais. La +duchesse d'Humières , de son côté, occupe une autre +maisonnette dans l'Isle. Si la maréchale avait un peu de courage, en attendant +mieux, elle aurait bien donné la préférence à un couvent. M. du Maine vient coucher aujourd'hui à l'Arsenal; il y doit donner à +Souper à toutes les dames qui l'habitent; la jeune dame de la +Troche y brillera; car elle est la beauté de ce lieu. Madame de Boisfranc a la petite vérole; le fils de M. le premier +président l'a aussi; enfin, tout en est rempli. Je vous ai mandé l'affliction de +M. de Coulanges au sujet de ses chansons, qui ont été +même assez mal choisies à l'impression; on a mis son éloge à la tête du livre. +Comme il ne pouvait plus lui arriver que ce malheur, il y a été aussi sensible +que ce capitaine qui, après avoir vu mourir son fils, et perdu la bataille de +Sang froid, pleura seulement la mort de son esclave. Madame de +Montespan est de retour ici: elle a donné un lit de quarante mille écus +à M. du Maine , et trois autres encore très-magnifiques. +Elle donne ses perles à madame la duchesse. Adieu, ma chère amie; dites bien des +choses pour moi à toute votre belle et bonne compagnie, et sur-tout ménagez-moi +bien les bonnes grâces de la charmante Pauline +. +LETTRE XI. +Paris, 10 décembre 1694. +Je viens de passer encore quinze jours sans vous écrire; mais je garde mes +excuses pour quand je vous écris; car mes lettres ne peuvent être que tristes et +ennuyeuses; je perds tous mes amis et amies. La mort du maréchal de Bellefond +m'a donné une véritable douleur; je suis la dernière visite +qu'il ait faite; je le vis en parfaite santé, et six jours après il était mort: +on dit que c'est d'un abcès dans le genou, et que si l'on le lui avait percé, on +lui aurait sauvé la vie; mais vous n'êtes pas la dupe de ces sortes de +repentirs: il faut partir quand l'heure est venue; sa famille est dans une +désolation digne de pitié; pour moi, je sens très-vivement cette perte: ajoutez +à cette mort celle de mademoiselle de Lestranges , qui +était mon amie depuis vingt-cinq ans, et vous ne serez pas surprise de la +noirceur de mes pensées. Ma santé est assez mauvaise. Carette exerce son art très-inutilement sur ma personne: il me donna, +il y a quelques jours, une médecine, qui me fit de très-grands maux; mais il +dit, comme don Carlos : Tout est pour +mon bien . J'ai des journées assez bonnes, et puis des retours de +colique plus violence que jamais; je suis résolue à ne plus faire de remèdes, et +à vivre avec ce mal tant qu'il plaira à Dieu. Le pis qu'il en puisse arriver, +arrive sitôt même avec une bonne santé, que l'événement ne vaut pas qu'on s'en +tourmente; il n'y a que les douleurs qui sont redoutables. Vous voyez, mon amie, +par le récit de tous mes ennuis, quelle est ma confiance en votre amitié. Je +Sens cependant le plaisir de vous savoir tous dans la joie. M. l'abbé de Marsillac me dit hier des biens infinis de M. et de +madame de Saint-Amant , et de madame la marquise de Grignan leur fille; il les à vus à Vincennes; il dit +que ce sont les plus honnêtes gens qu'il est possible, et qu'ils vous ont élevé +un chef-d'œuvre; enfin, il passa bien du temps à me chanter leurs louanges, et +je vous assure qu'il ne m'ennuya pas; car je prends un très-sincère intérêt à +tout ce qui vous touche: je vous demande en grâce de faire bien des compliment +de ma part à M. et à madame de Grignan : je suis trop +triste et trop malade pour écrire à tout autre que vous; vous vous passeriez +peut-être bien de cette préférence. M. de Coulanges est +toujours à la cour. M. de Noyon +y fait une figure principale; il est le seul présentement +qui y soit, et la cour a toujours besoin d'un pareil amusement. Il sera reçu +lundi à l'académie ( française ); le roi lui a dit qu'il +S'attendait à être seul ce jour-là. L'abbé Testu se +trouva ici lorsque je reçus votre dernière lettre; il fut fort touché du bon +accueil que vous avez fait à ses stances : il vous envoie +une dissertation sur Montaigne . Je ne veux pas oublier, +mon amie, que l'on m'obligea, il y a quelques jours, en très-bonne compagnie, à +dire tout ce que je savais de la charmante Pauline ; mon +cœur avait tant de part dans le portrait que j'en fis, qu'en vérité je crois +qu'il lui ressemblait; au moins dit-on qu'une telle personne devait être +cherchée au bout du monde, par tout ce qu'il y avait de meilleur. Je crois que +nous aurons M. et madame de Chaulnes à la fin de ce +mois. +Le maréchal de Choiseul a exécuté vos ordres; c'est une +vérité, je ne le vois plus: il dit qu'on l'a averti qu'il se rendait ridicule +par aller souvent chez des femmes; je lui ai laissé croire qu'on ne le trompait +pas; et enfin, j'en suis quitte pour une visite la semaine. Il a fait des +merveilles pour le pauvre maréchal de Bellefond ; il n'y a +que lui qui parle au roi pour toute cette famille. Adieu, ma très-chère, +embrassez toujours la belle Pauline pour l'amour de moi: +voyez comme j'abuse de vous, de vous demander des choses si difficiles. +LETTRE XII. +Madrid, 14 janvier 1695. +Je vous remercie, mon amie, de m'avoir appris la conclusion de votre roman; car +tout ce que vous me mandez, est romanesque. L'héroïne est charmante; le héros, +nous le connaissons; ce qui me paraît, c'est que vous ne faites point de légers +repas, comme faisaient tous ces princes et princesses. Je suis ravie que M. de Grignan se porte bien; cette circonstance n'a pas été +inutile pour l'agrément de la fête. J'appris hier votre mariage à madame de Chaulnes , qui est arrivée +en très-bonne santé, et qui n'en dit pas moins, Jésus Dieu! +ils sont donc mariés! que si elle n'en avait jamais entendu parler. +Elle avait couché à Versailles; elle y avait vu madame de +Chevreuse et toutes ses amies. On ne peut être plus remplie qu'elle +l'est de tout ce qu'on lui a conté de la mort de M. de +Luxembourg ; si vous étiez ici, mon amie, elle vous dirait bien: Gouvernante, il est mort bien chrétiennement : Monsieur +a presque toujours été dans sa chambre . Ce qui est de +vrai, c'est que le P. Bourdaloue a dit qu'il n'avait pas +vécu comme M. de Luxembourg , mais qu'il voudrait mourir +comme lui. Madame de Maintenon se porte bien; elle a été +assez mal; elle sort maintenant tous les jours pour aller à Saint-Cyr. J'eus +hier unes des Andromaques de ce temps. La maréchale d'Humières donna ses rendez-vous dans ma chambre à M. de Tréville et à l'abbé Testu ; +elle nous apprit qu'elle ne voyait plus la duchesse d'Humières ; qui l'eût cru que les intérêts pusseut faire une telle +désunion? Le bruit court ici que la princesse d'Orange +est morte; mais cette nouvelle aurait besoin d'une plus +grande confirmation. La capitation est enfin passée et réglée. J'ai toujours +oublié de vous faire les compliment de l'abbé Testu , et à +toute la maison de Grignan. Adieu, ma très-aimable; je vous embrasse, je vous +aime et vous désire toujours. M. de Coulanges n'habite +plus que la cour; on ne dira pas qu'il est mené par l'intérêt; quelque pays +qu'il habite, c'est toujours son plaisir qui le gouverne, et il est heureux; en +faut-il davantage? +LETTRE XIII. +Paris, 21 janvier 1695. +Comptez, madame, qu'on ne songe point ici qu'il y ait eu un M. de Luxembourg +dans le monde. Vous ne me faites pitié où vous êtes, que +par les réflexions que vous vous amusez à faire sur des morts, dont on ne se +Souvient plus du tout. Les meilleurs amis de M. de +Luxembourg s'assemblent encore souvent; le prétexte est de le pleurer, +et ils boivent, mangent, rient, se trouvent de bonne compagnie, et de Caron, pas un mot . C'est ainsi qu'est fait le +monde, ce monde que nous voulons toujours aimer. On parle à peine encore de la +princesse d'Orange +, qui n'avait que trente-trois ans, qui était belle, qui +était reine, qui gouvernait, et qui est morte en trois jours. Mais une grande +nouvelle, c'est que le prince d'Orange est malade +très-assurément; la maladie de la reine, sa femme, était contagieuse; il ne l'a +point quittée, et Dieu veuille qu'elle ne l'ait pas quittée pour long-temps. Il +Se passa hier une belle et magnifique scène à l'hôtel de Chaulnes. Monsieur y passa presque toute la journée avec ses bontés +et ses agrément ordinaires pour la maîtresse de la maison. L'appartement de +cette duchesse est dans le point de la perfection; depuis le salon jusques au +dernier cabinet, tout est meublé de ces beaux damas galonnés d'or que vous +connaissez; on a fait dans la chambre du lit une cheminée d'une beauté et d'une +magnificence qui ne peut se dire; et il y avait de gros feux partout, et des +bougies en si grande quantité, qu'elles auraient obscurci le soleil, s'ils +S'étaient trouvés ensemble. Madame de Chaulnes est allée +ce matin rendre la visite à Monsieur , et ensuite à +Versailles pour quelques jours; c'est ce qui l'a empêchée de vous écrire. Il n'y +a de plaisir qu'à Grignan, mon amie; mais ce qui est triste, c'est qu'il n'y en +a point pour nous à Paris, quand vous êtes à Grignan. Je révère et estime tout +ce qui habite ce beau château. M. le marquis de Grignan +m'a écrit la plus jolie lettre qu'il est possible; elle a été trouvée telle par +les connoisseurs. Rendez-moi de bons offices auprès de madame sa femme; mais, +mon amie, rendez-m'en de bons auprès de vous, je vous en supplie. On parle ici +tous les jours de l'aimable Pauline , et toutes ses amies +S'en souviennent si tendrement, qu'elle est une ingrate si elle ne s'en soucie +plus; mais pourvu qu'elle ne m'oublie pas; je lui pardonne tout le reste. La +petite duchesse de Sulli , qui est à mon gré la vieille, +vient de m'envoyer prier de vous faire à tous mille compliment de sa part. +Aimez-moi toujours, je vous en conjure, ma chère amie. +LETTRE XIV. +Paris, 4 février 1695. +On voit bien que vous avez oublié le climat de Paris, mon amie, puisque vous +croyez avoir plus froid que nous; jamais il n'y a eu un hiver comme celui-ci. Le +Soleil se fait voir depuis deux jours; mais il ne se laisse point sentir; c'est +un privilège dont vous jouissez à Grignan, j'en suis assurée. Je comprends à +merveille que madame de Grignan se fasse un plaisir de ne +point faire de visites; c'est un avantage que j'ai au milieu de Paris; mais +aussi n'ai-je point de raison pour m'incommoder; point d'enfants, point de +famille; grâces à Dieu, assez de dégoût pour ces fatigantes occupations; bien +des années et une assez mauvaise santé; tout cela fait demeurer au coin de son +feu avec un plaisir pour moi, que je préfère à d'autres, qui paraissent plus +Sensibles; mais une retraite que j'admire, c'est celle de mademoiselle de la Trousse ; Dieu lui fait de grandes grâces, et son +état est maintenant bien digne d'envie. Madame de +Chaulnes veut toujours se reposer, et court incessamment. Il y a chez +elle des dîners magnifiques; le chevalier de Lorraine , M. +de Marsan , M. le cardinal de +Bouillon ; cela se soutient de cette sorte tous les jours de la semaine. +Madame de Pontchartrain est assez malade. La comtesse de Grammont est retournée à la cour en assez bonne santé. +L'on ne se souvient plus ici de madame de Meckelbourg , si +ce n'est pour parler de son avarice. On dit que M. de +Montmorenci va épouser madame de Seignelai ; j'ai +peine à croire ce mariage-là. M. de Coulanges arriva hier +de Saint-Martin et de Versailles; mais c'est chez madame de +Louvois +qu'il est descendu: A tout seigneur, tout +honneur. Je comprends fort bien que l'on s'accommode d'un mari qui a +plusieurs femmes; j'en souhaiterois encore une ou deux, comme madame de Louvois , à M. de Coulanges . Le +maréchal de Villeroi prêta hier le serment , et prit le bâton ensuite; il fit attendre beaucoup le roi, +parce qu'il s'ajustoit; il avait un habit de velours bleu d'une magnificence +extraordinaire, et sa bonne mine le paraît plus que son habit. Madame la +duchesse du Lude m'a fait promettre que je vous ferais +mille coinplimens et mille amitiés bien tendres de sa part. Le roi a donné à +madame de Soubise l'appartement que le maréchal d'Humières avait à Versailles; et celui de madame de Soubise aux princesses d'Épinoi ; celui de ces princesses à M. de Rasilli ; +et de la duchesse d'Humières , pas un mot. Adieu, ma chère +amie; je vous embrasse et vous aime beaucoup. J'ai peur que la charmante Pauline ne m'oublie à la fin; l'absence laisse tout +craindre, même quand on est heureux. Continuez, je vous prie, de faire mes +compliment dans le château de Grignan. Je suis fort obligée à M. le chevalier +( de Grignan ) de l'honneur de son souvenir, et je vous +conjure de l'en remercier pour moi; je suis véritablement occupée de ses maux; +Son ami, le P. de la Tour prêche à St.-Nicolas; et si je +Suis en état de pouvoir sortir, ce sera mon prédicateur pour ce carême. On vous +a sans doute envoyé tous les sonnets qui ont été faits à la louange de la +princesse de Conti . +LETTRE XV. +Paris, 22 février 1695. +J'ai perdu mon petit secrétaire, mon amie, et je ne puis me résoudre à vous faire +voir de ma mauvaise écriture. J'essaie un secrétaire nouveau ; mandez-moi si vous lisez bien son écriture. La nouvelle qui fait ici le plus +de bruit, est le mariage de la belle Pauline . On dit que +l'abbé de Simiane est parti pour se trouver aux noces. +Quand je dis que je n'en sais rien, personne ne me veut croire. La duchesse du Lude dit qu'elle le sait par le chevalier de Grignan . Pour moi, je pardonne tout le secret que vous +m'en faites, pourvu que cela soit vrai. Vous croirez par là que j'aime +passionnément M. de Simiane . M. le duc de Chaulnes donne des dîners magnifiques; il en a donné un à madame +de Louvois , comme il l'aurait donné à M. de Louvois ; un autre au chevalier de +Lorraine , et à toute la maison de Monsieur . +J'étais du premier; et pour le second, j'y envoyai mon fils, qui s'appelle M. +de Coulanges . A mesure qu'il me vient des années, les +Siennes diminuent, de façon que je me trouve encore bien vieille pour être sa +mère. Tous les courtisans sont devenus poètes. L'on ne voit que des bouts-rimés, +les uns aussi remplis de louanges, que les autres de médisances. Dieu me garde +de vous envoyer ces derniers. Il en court un à la louange du cardinal de Bouillon , qui passe pour une chanson. Qu'en +dites-vous, mon amie? Que dites-vous aussi du prince +Dauphin ? Je laisse à mon secrétaire le soin de vous mander cette +histoire; car il se mêle quelquefois d'écrire de son style. On dit que c'est une +affaire résolue que le mariage de mademoiselle de Croissi +avec le comte de Tillières +. Madame de Maintenon est encore +languissante; mais elle se porte beaucoup mieux. Madame de +Grammont paraît à la cour sous la figure d'une beauté nouvelle; elle +est parfaitement guérie. M. l'abbé de Fénélon a paru +Surpris du présent que roi lui a fait . En le remerciant, il +lui a représenté qu'il ne pouvait regarder, comme une récompense, une grâce qui +l'éloignait de M. le duc de Bourgogne . Le roi lui a dit +qu'il ne prétendait point qu'il fût obligé à une résidence entière; et, en même +temps, ce digne archevêque a fait voir au roi que, par le concile de Trente, il +n'était permis aux prélats que trois mois d'absence de leurs diocèses, encore +pour les affaires qui les pouvaient regarder. Le roi lui a représenté +l'importance de l'éducation des princes, et a consenti qu'il demeurât neuf mois +à Cambrai, et trois à la cour. Il a rendu son unique abbaye. M. de Reims a dit que M. de Fénélon , +pensant comme il faisait, prenait le bon parti; et que lui, pensant comme il +fait, il fait bien aussi de garder les siennes. Adieu, ma chère amie; votre +absence m'est toujours insupportable. Ne me laissez point oublier dans ce +château de Grignan; c'est votre affaire, je vous en avertis. J'embrasse bien +tendrement la charmante Pauline . Les femmes courent après +mademoiselle de l'Enclos , comme d'autres gens y couraient +autrefois; le moyen de ne point haïr la vieillesse, après un tel exemple! L'abbé +et le chevalier de Sanzei partirent hier pour aller faire +carême-prenant avec leur mère. Ce dernier fera son possible pour aller faire la +révérence à sa marraine , en s'en retournant à son +vaisseau. +M. de Coulanges continue . +Premièrement, madame, comment vous accommodez-vous de ce petit papier ? Ne vous trouble-t-il point quelquefois dans votre lecture? +Pour moi, j'aime mieux les bonnes feuilles de papier de nos pères, où les +détails se trouvent à l'aise. Il y eut hier huit jours que je revins de +Saint-Martin et de Versailles, pour passer le reste des jours gras à Paris. Il +n'y a rien de pareil aux bons et somptueux dîners de l'hôtel de Chaulnes, à la +beauté du grand appartement, qui augmente tous les jours, et au bon air des +feux, qui sont dans toutes les cheminées; il n'y a plus en vérité que cette +maison, qui représente la maison d'un seigneur. M. de +Marsan et le duc de Villeroi furent du dîner du +chevalier de Lorraine . Comme je n'ai point entendu le +cardinal de Bouillon sur le sujet du prince Dauphin , je ne puis bien vous dire la vérité de ce fait; mais +on prétend que Monsieur , pressé par le cardinal, avait +consenti à démembrer la principauté dauphine d'Auvergne, du duché de +Montpensier, pour les prétentions que la maison de Bouillon pouvait avoir sur la +Succession de Mademoiselle ; en sorte qu'ils étaient +par-là les maîtres de toute l'Auvergne, car le cardinal en a le duché, et M. de Bouillon le comté; et que dans la suite le duc d'Albert se serait appelé le prince +Dauphin ; comme on est persuadé qu'il n'y a rien de trop chaud pour ce +cardinal, qui n'est occupé que de la grandeur de sa maison, que ne dit-on point +de cette vision? Ce qui est vrai, c'est que Monsieur , +ayant tout promis, fut parler au roi de ce démembrement, et que le roi s'y +opposa. On assure que le cardinal, encore affligé de ce refus, a écrit au +chevalier de Lorraine pour lui dire qu'il était surpris +que Monsieur lui eût manqué de parole, et qu'il ne +pouvait plus désormais être du nombre de ses serviteurs. On ajoute que le +chevalier de Lorraine a montré sa lettre à Monsieur , qui l'a gardée, et qui a dit que du moins le +cardinal devait lui savoir gré de ce qu'il ne la montrait point au roi. Quoi +qu'il en soit, madame, voilà qui est fort désagréable pour notre cardinal; car, +comme il n'est pas universellement aimé et approuvé, tous ses ennemis ne perdent +pas une si belle occasion de se déchaîner, et tous ses amis sont fâches qu'une +bonne fois pour toutes il ne finisse point sur sa maison, et qu'il ne +S'accommode point au temps présent. Jugez, après cela, du succès du bout-rimé, +dont madame de Coulanges vous a parlé. Il y a des temps +infinis que je ne vous ai écrit; mais je sais toujours de vos nouvelles par +madame de Coulanges , qui veut bien quelquefois me faire +part de vos lettres. J'ai toujours oublié de vous faire, dans les miennes, les +compliment de madame de Louvois , et à tout le château de +Grignan: elle me gronda très-sérieusement l'autre jour d'y avoir manqué. +LETTRE XVI. +Paris, 25 mars 1695. +Mes secrétaires me manquent au besoin; mais, quand c'est à vous que j'écris, ma +chère amie, mes deux doigts sont toujours disposés à écrire, ils ne vont plus que pour Climène . Que dites-vous de ne plus savoir M. +le duc de Chaulnes gouverneur de Bretagne? On ne parle +que de ce grand événement; les gens modérés craient que ce duc et cette duchesse +Se doivent trouver heureux de ce changement ; les autres les +craient désespérés. Pour moi, je dis tout ce que l'on veut, et suis +très-persuadée qu'il ne faut point juger de la manière de penser de nos amis par +la nôtre. C'est cependant un tort que le monde a toujours, et qu'il ne peut pas +ne point avoir; il a plutôt fait de juger par ses dispositions, que d'examiner +celles des autres. M. de Chaulnes fait bonne mine. La +duchesse se cache si bien, que je ne l'ai point vue: il est vrai qu'il est assez +aisé de m'échapper; car je fais naturellement peu de diligence, et j'en fais +moins que jamais, dans l'espérance d'avancer toujours dans cette parfaite +indifférence, dont vous ne vous apercevrez jamais, ma très-aimable. Au reste, ma +Santé n'est pas du tout bonne. Il est plus question que jamais de me faire aller +à Bourbon; il arrivera ce qu'il plaira à Dieu. Quand je songe que dix ou douze +ans de plus ou de moins font la différence de cette affaire-là, je ne trouve pas +que cela vaille la peine de la traiter si solidement. Peut-être penserai-je tout +d'une autre façon, quand je me trouverai plus proche de la mort; il faut +trancher le mot, ne fût-ce que pour s'y accoutumer. J'attends de vous un +compliment qui sera bien sincère, sur l'aventure du feu. Cela a paru une +occasion digne de m'attirer le monde entier; mais le monde est bien inutile; je +l'ai évité avec assez de soin. Au reste, madame de +Villars m'a fait promettre que je vous dirais des choses infinies de sa +part, et sur-tout que j'apprendrois qu'elle ne pardonnera point à M. de Villars de n'avoir point parlé d'elle à madame de Grignan . Cela pourrait bien aller à une séparation, si +madame votre fille ne s'y oppose. Comme j'achève ma lettre, voilà un secrétaire +qui m'arrive. Il vous apprendra que je viens de voir M. de +Chaulnes , qui m'a conté tout ce qui s'était passé entre le roi et lui; +mais, comme en même temps, il m'a dit qu'il vous allait écrire, je ne +m'embarquerai point dans un récit que vous saurez encore mieux par lui-même: il +me paraît tout plein de raison. Madame sa femme m'a envoyé prier qu'elle pût +aujourd'hui passer la journée avec moi; je la plains, puisqu'elle est fâchée. +Pour moi, qui ne connais point le goût de la représentation, ou, pour mieux +dire, qui ne connais que celui du repos, quand on n'est plus jeune, je ne me +trouverais pas à plaindre à la place de madame de +Chaulnes . M. de Mêmes épouse mademoiselle de Broue , à qui on donne trois cent cinquante mille +francs en argent, et cinquante mille francs en habits et en pierreries. On dit +aussi que M. de Poissi épouse mademoiselle de Beaumelet +, qui aura un jour soixante mille livres de rente; et de ma pauvre nièce, pas un mot . M. de Coulanges arriva hier de Saint-Martin, et il est allé aujourd'hui +je ne sais où. Le maréchal de Choiseul part dimanche. Il +a le commandement de la Bretagne joint aux autres. Comme il a le commandement +beau, je suis assez aise qu'il commande loin d'ici. Ce n'est pas que je ne sois +une ingrate cette année; car je ne l'ai presque pas vu. Adieu, ma vraie amie; ne +me laissez pas oublier à Grignan, et sur-tout de l'adorable Pauline . +LETTRE XVII. +Paris, 13mai 1695. +Je me porte beaucoup mieux; Helvétius ne m'a donné que +d'un extrait d'absinthe, qui m'a rétabli, ce me semble, mon estomac; je vous +assure, ma très-belle, que je suis bien éloignée d'avoir de l'indifférence pour +ma santé, et que je supporte mes maux fort impatiemment: ainsi, je ne veux point +me parer auprès de vous d'un mérite que je n'ai point. Je crois que si j'eusse +imaginé de passer à Grignan le temps d'entre les deux saisons des eaux, je les +aurois crues nécessaires pour ma santé: et je pense que si j'y étais une fois +arrivée, j'aurois donné la préférence aux vins de Grignan sur les eaux de +Bourbon. Je plains bien M. le chevalier de Grignan , et je +Suis bien honteuse de me plaindre de mes petits maux, quand j'en vois souffrir +de si grands, et avec tant de patience. La pauvre madame de +Carman est bien mal; nous verrons la fin de sa vie avant celle de sa +patience. Mon Dieu! que je me presse de vous faire des compliment de M. de Tréville ; il me gronde tous les jours de l'avoir +oublié; il souhaite votre retour très-sincèrement. Il nous dit avant-hier les +plus belles choses du monde sur le Quiétisme, c'est-à-dire, en nous +l'expliquant; il n'y a jamais eu un esprit si lumineux que le sien. Monsieur Duguet +, qui n'est pas trop sot, comme vous savez, sur de tels +Sujets, était transporté de l'entendre. Parlons d'autre chose. Les princesses +Sont ici, et se divertissent si parfaitement bien, qu'on assure qu'elles n'ont +nulle impatience du retour de la cour; elles se couchent ordinairement vers onze +heures ou midi. Langlée donna hier un souper à M. et à +madame de Chartres , madame la +Princesse , madame la Duchesse , qui était la +reine de la fête, madame de Montespan , une infinité +d'autres dames, dont madame la maréchale et madame la duchesse de Villeroi étaient; M. le Duc , et tous les +princes qui sont ici, s'y trouvèrent; mais une autre fête, ce fut celle que M. +le Duc donna, il y a deux jours, dans sa petite +maison de madame de la Sablière ; tous les princes et +princesses y étaient; cette maison est devenue un petit palais de cristal; ne +trouvez-vous pas que ce sont les lieux saints aux infidèles ? Madame de Montespan a acheté Petit-Bourg quarante +mille écus; elle le donne après sa mort à M. d'Antin . M. +de Sévigné nous quitte après-demain; il m'assure +qu'il vous retrouvera cet hiver à Paris; cela me fera paraître l'été bien long, +malgré la belle saison. M. de Chaulnes reviendra le +dix-sept de ce mois; et notre duchesse ne reviendra qu'après les fêtes. M. de Coulanges me mande que plus il a de printemps, plus il +Sent le printemps; voilà un grand prodige; car sans l'offenser, il a plus de +printemps que madame de Brégi . Je vous prie, ma +très-aimable, de dire bien des choses de ma part à madame de +Grignan , et d'embrasser pour moi bien tendrement la tranquille Pauline ; on dit que vous nous l'amènerez toute mariée; je +Sens déjà que je ne l'en aimerai pas moins. L'oraison funèbre de M. de Luxembourg +Sera achevée d'imprimer dans deux jours; l'on dît qu'on a +retranché quelques traits du portrait du prince d'Orange +. Madame de Grignan +va avoir le plaisir de recevoir des lettres tendres de son +mari, et de lui en écrire; il est bien joli que tous ses sentiment se +développent pour lui. Adieu, ma très-chère. +LETTRE XVIII. +Paris, 3 juin 1695. +Comment vous portez-vous, ma très-belle? je n'ai point reçu de vos nouvelles +depuis la lettre que vous m'avez fait écrire par votre joli secrétaire. J'ai +peur que vous n'ayez gâté votre belle santé par une médecine. Je vis hier +monsieur de Chaulnes , qui est le parfait courtisan; il a +demeuré dix jours à Marli, où il a 'passé ses journées à jouer aux échecs avec +le cardinal d'Estrées ; et sur ce qu'on lui a dit que cela +faisait ici une nouvelle: il a répondu qu'il en était surpris, par la raison +qu'il y a long-temps qu'ils cherchaient à se donner échec et mat. Une autre +nouvelle est que madame de Louvois a cédé Meudon au roi, +qui l'a pris pour Monseigneur , en donnant quatre cent +mille francs à madame de Louvois , et la charmante maison +de Choisi, qui était la chose du monde qu'elle désirait le plus; ainsi je crains +qu'elle ne puisse plus avoir de désirs. Elle est fort mal contente de monsieur +de Coulanges , qui, en arrivant de Chaulnes, partit le +lendemain pour Pontoise. Quant à moi, je ne me sens plus de goût que pour le +repos; on m'a priée d'aller chez le cardinal de Bouillon +cette semaine; cela me paraît comme si l'on me proposait d'aller faire un petit +tour à Rome; je trouve qu'il faut de grandes raisons pour quitter son lit; c'est +la mauvaise santé, qui fait penser ainsi, il faut bien le croire; la mienne est +cependant meilleure qu'elle n'a été. Je ne suis point contente de celle de +madame de Chaulnes ; elle a un vilain rhume que je ne +n'aime point. Je crois le marché du Ménil-Montant absolument rompu, d'autant +que, selon toutes les apparences, le premier président ne le veut plus vendre. +Adieu, ma très-aimable, ne me laissez point oublier à Grignan , je vous en prie; et dites à la belle Pauline de songer quelquefois à ce que je suis pour elle. +LETTRE XIX. +Paris, 20 juin 1695. +Vous jouissez présentement des beautés de la campagne, ma très-belle; le +printemps paraît dans tout son triomphe. Je m'en vais faire un grand excès; car +je compte partir dimanche pour aller à Saint-Martin avec M. et madame de Chaulnes , et y passer trois jours; les plaisirs que +j'y espère seront bien troublés par une mauvaise santé; je suis arrivée à un tel +excès de délicatesse, que la vue d'un bon dîner me fait malade; ainsi je suis +intimidée, et dans cet état les plus petites choses paraissent considérables. +Madame de Louvois alla hier remercier le roi; il lui +donna une audience particulière chez madame de Maintenon ; +elle sent plus que jamais la joie d'être défaite de Meudon. Le roi est allé à +Trianon, où il demeurera jusqu'au voyage de Fontainebleau. Je crois vous avoir +mandé que M. de Montchevreuil marie son fils à la +cousine-germaine de la maréchale de Lorges , qui est une +petite personne que vous avez souvent vue avec elle; on lui donne trois cent +quatre vingt mille livres. C'est vous qui me manderez que M. de Vendôme va commander en Catalogne, et que M. de +Noailles en revient malade. M. de Coulanges a +toujours plus d'affaires que jamais, et toutes de la même importance; mais elles +Sont agréables, quand elles le rendent heureux; c'est de cela qu'il est +question. J'ai trouvé les couplets du comte de Nicci fort +jolis; c'est un aimable enfant; aussi rien ne laisse des idées plus agréables +que de ne le point voir; ce petit comte-là parviendra à l'immortalité. J'ai +remarqué, comme vous, mon amie, le temps de la mort de notre pauvre madame de la Fayette . Madame de Caylus se +divertit à merveille chez elle; la cour ne lui paraît pas un séjour de plaisir; +elle ne quitte plus madame de Leuville , qui donne tous +les jours les plus jolis soupers qu'il est possible. Je ne crois pas le marché +de Ménil-Montant rompu sans ressource; et, n'en déplaise à madame de Chaulnes , c'est la plus jolie acquisition que puisse +faire M. de Chaulnes . La maréchale d'Humières se retire aux Carmélites; elle a loué la maison de feue +mademoiselle de Porte ; elle gouverne entièrement le +faubourg Saint-Jacques; et, ce qui est le plus étonnant, c'est que le P. de la Tour la gouverne. Vous savez que M. de Lauzun a l'appartement de Versailles du maréchal d'Humières : il fait faire pour sa femme un collier de +diamants de deux cent mille francs. Adieu, ma chère amie; je souhaite bien plus +votre retour que je ne l'espère. Je vous prie de dire des choses infinies de ma +part à madame de Grignan . Priez la belle Pauline de ne me point jeter dans la nécessité d'aimer +une ingrate. Madame de Mêmes paraît dans un carrosse de +mille louis. Lisez un peu, dans le Mercure Galant , la +généalogie de F***, et vous verrez qu'il n'y a que cette maison-là de noble et +d'illustre dans le monde, et que le feu grand-maître s'est +trompé, quand il a cru ne pas tirer de là tout son éclat. +LETTRE XX. +Paris, 24 juin 1695. +Madame de Louvois n'avait point attendu l'approbation du +monde pour désirer Choisi; ça été la seule maison qu'elle ait souhaitée. Le roi +et elle ont fait un très-bon marché; ils en paraissent fort content aussi. Cela +Se passe, de part et d'autre, avec des honnêtetés que l'on voit quelquefois +entre les particuliers, mais que l'on éprouve rarement avec son maître. Le roi +est à Marli pour neuf jours; la duchesse du Lude est de +ce grand voyage; et, pour comble de bonheur, elle mène et ramène demain madame +de Maintenon de Pontoise, où cette dernière va voir +une fille de Saint-Cyr. Le roi donna une fête, lundi dernier, à Trianon, au roi +et à la reine d'Angleterre. Il y eut un opéra où le roi alla; madame de Maintenon n'y parut point du tout. Il est grand bruit +de la faveur de M. de la Rochefoucauld . On prétend qu'il +S'est rendu maître de l'esprit de Monseigneur , et qu'il +Se sert de son crédit, tout comme le roi le peut désirer. Sa majesté mena, il y +a quelques jours, madame de Maintenon suivie de ses +dames, souper dans une maison de campagne de ce nouveau favori, qui se nomme la Selle , et je vous le dis ainsi, pour ne vous point +dire qu'il les mena à la selle. Il doit, aller ( le roi ) +un de ces jours à l'Étang, chez M. de Barbesieux , afin +d'avoir l'air de partager ses faveurs. Une autre grande nouvelle: les princesses +ont mené dîner et souper, à Trianon, avec le roi, la comtesse de la Chaise , les marquises de la Chaise et de la Luzerne . Je crois que cette distinction les a fort +touchées; car jusqu'alors elles n'en avaient eu qu'au salut. M. de Coulanges arriva avant-hier de Saint-Martin. Il fut +tout de suite à Choisi, le lendemain à Versailles, et part enfin aujourd'hui +pour Evreux, avec M. de Bouillon . Je lui propose de ne +plus tant perdre de temps en chemin, et de se mettre tout d'un coup dans une +escarpolette, qui le jetera tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, afin de ne pas +mettre au moins les pieds à terre. J'attends aujourd'hui une compagnie qui ne +vous déplairoit pas, ma très-belle; c'est M. de Tréville , +qui vient lire à deux ou trois personnes un ouvrage qu'il a composé. C'est un +précis des Pères, qu'on dit être la plus belle chose qui ait jamais été. Cet +ouvrage ne verra jamais le jour, et ne sera lu que cette fois seulement de tout +ce qui sera chez moi; je suis la seule indigne de l'entendre, c'est un secret +que je vous confie au moins: +......N'abusez pas, prince, de mon secret; +Au milieu de ma lettre, il m'échappe à regret. +mais enfin, il m'échappe. M. de Bagnols est parti pour +l'armée; et ma sœur sera, je crois, bientôt de retour. Cependant elle ne me +parle point encore du jour de son départ. Avez-vous bien chaud à Grignan, ma +très-belle? Je me souviens d'y avoir été par un temps pareil à celui-ci. +L'affaire du Ménil-Montant paraît tout-à-fait rompue; cependant j'ai dans la +tête qu'elle se raccommodera. Adieu, ma chère amie. +LETTRE XXI. +Paris, 8 juillet 1695. +Je puis répondre pour M. de Tréville qu'il aurait été ravi +que vous eussiez augmenté la bonne compagnie qui l'entendit; et je suis assurée, +ma chère amie, que vous auriez été contente de votre journée; mais vous nous +regardez du haut en bas de votre château de Grignan, et je m'amuse à vous +désirer toujours sans m'en pouvoir empêcher. On est fort alerte ici sur le grand +événement du siège de Namur; car c'est tout de bon, et apparemment ce siège sera +meurtrier; vous savez que le maréchal de Boufflers s'est +jeté dedans avec six régimens de dragons à pied, et celui du roi à cheval; ainsi +le pauvre Sanzei est dans Namur tout comme un grand +homme. M. le maréchal de Boufflers a la fièvre +double-tierce; mais il aura bien d'autres affaires qu'à l'écouter. Le maréchal +de Lorges est hors de danger. Tout retentit ici des +louanges du maréchal de Villeroi ; il n'y a guère de jours +que le roi n'en parle avec éloge, et tous les guerriers qui composent son armée, +n'écrivent ici que pour chanter ses louanges. Je crois qu'à la fin M. le duc de Chaulnes va acheter Putaut, qui est une maison près du +pont de Neuilli, située sur le bord de la rivière; il y a de quoi faire des +merveilles, et il les fera; car il a une extrême envie d'une maison de campagne. +Le roi va à Marli pour quinze jours. Si la duchesse du +Lude est de ce voyage, ce sera pour la troisième fois de suite; ces +distinctions charment quand on est en ces pays-là: heureux qui peut voir cela du +point de vue où il faut l'envisager! Je n'ai point vu la lettre du P. Quesnel ; on dit qu'il la désavoue, et il ne saurait mieux +faire. Vous savez, ma très-belle, que M. de la Trappe +a remis son abbaye entre les mains de don Zozime , supérieur de sa maison, avec la permission du roi, et qu'il se +va trouver simple religieux; cette fin est bien digne de lui, et couronne +parfaitement une si belle vie. Pour l'oraison funèbre du P. de +la Rue , on n'en parle non plus présentement, que de celle que l'on fit +pour la reine mère. On ne sait pas qu'il y ait eu un M. de +Luxembourg dans le monde. Est bien fou qui compte sur la gloire qui +Suit la mort; ce n'est en vérité pas de cela qu'il faut être occupé dans cette +vie; mais les hommes auront toujours leurs erreurs et les chériront. M. de Coulanges arriva avant-hier au soir ici, plus charmé +de M. de Bouillon , de mademoiselle de +Bouillon et de Navarre, que de tous ses anciens amis; il partit hier +pour Choisi, où il sera jusqu'à ce que notre voyage de Saint-Martin +S'accomplisse; je ne me sens pour ces sortes de parties que la force du projet; +l'exécution est fort au-dessus de moi. Ma sœur monte dimanche sur l'hippogriffe, +et arrive lundi à Paris. M. de Bagnols +ne perd pas de vue le maréchal de +Villeroi ; cela me fait craindre pour sa vie. M. de +Reims a acheté la maison d'Erval deux cent vingt-une mille livres. +Adieu, ma très-aimable; n'oubliez pas de m'aimer, je vous en conjure, et ne me +laissez point oublier dans le lieu que vous habitez; mandez-moi si la charmante +Pauline aura été bien contente du portrait mystérieux +que vous lui avez donné. Madame de Caylus me vint voir +hier plus jolie qu'un ange; elle me demanda en grâce de venir voir l'arrangement +de sa maison; j'aurois plus de peine à rendre cette visite, que je n'en +montrerai; ce que je sens là-dessus ne peut être confié qu'à vous, ma chère +amie. +LETTRE XXII. +Paris, 29 juillet 1695. +Il n'est plus question, ma chère amie, ni de M. Arnauld ni +du P. Quesnel ; toutes les pensées sont détournées du côté +de Namur. Ces derniers tués ont jeté une consternation qui ne laisse plus de +joie ici. Madame de Morstein est inconsolable. La bonne +chancelière pleure amèrement son petit-fils de Vieuxbourg ; et madame de +Maulevrier renvoie bien loin tous les gens qui lui veulent parler de +consolation, jusqu'au P. Bourdaloue . On ne sait point de +nouvelles du comte d'Albert , sinon qu'on le croit +trépané; et, depuis cela, pas un mot. M. et madame de +Chaulnes en sont dans une extrême inquiétude. Vous savez que M. le +prince de Conti a la petite vérole; elle est sortie avec +abondance, et commence à suppurer sans aucun accident; ainsi on espère qu'il +S'en tirera heureusement. On fait des détachemens de tous côtés pour envoyer au +Secours de Namur. Sanzei est dans la place, et il n'y a +que sa mère qui soit plus à plaindre que lui. Madame la duchesse du Lude , qui est de retour de Versailles m'a conté +qu'elle avait mené ma petite nièce de la Chaise dîner à +Trianon avec le roi. S. M. et Monsieur ne parlèrent que +de l'agrément de cette petite personne, et de son peu d'embarras. Pour moi, je +crois qu'elle confesseroit fort bien le roi. M. le premier +président a eu une manière d'apoplexie; on l'a saigné +quatre fois; sa bouche est demeurée un peu tournée. Il doit partir incessamment +pour Bourbon. Voilà une épigramme que l'on a faite sur son mal. +Ne le saignez pas tant; l'émétique est meilleur. +Purgez, purgez, purgez; le mal est dans l'humeur. +Je crois que je ferais bien de prendre le même chemin que ce magistrat; car mon +estomac ne se rétablit point du tout. Au reste, ma très-belle, j'ai consulté si +l'on pouvait prendre du café deux heures après la germandrée. On en peut prendre +en toute sûreté, et même ils s'accordent fort bien ensemble. Adieu, ma +très-aimable; je ne vous en dirai pas davantage aujourd'hui; je vous supplie +Seulement de faire mes compliment à tutti quanti , et +Sur-tout de vous, faire la violence d'embrasser pour moi bien tendrement la +charmante Pauline . Ma sœur vous rend +mille grâces de l'honneur de votre souvenir; elle en a été fort touchée; elle +est à Versailles pour quelques jours. +LETTRE XXIII. +Paris, 13 août 1695. +La mort de M. de Paris +, ma très-belle, vous aura infailliblement surprise; il n'y +en eut jamais de si prompte. Madame de Lesdiguières a été +présente à ce spectacle; on assure qu'elle est médiocrement affligée. L'on ne +parle point encore du successeur; mais bien des gens craient que ce sera M. de Cambrai +, et ce sera certainement un bon choix; d'autres disent M. +le cardinal de Janson . Nous saurons lundi ce grand +événement; la chose mérite bien qu'on y pense. Il s'agit maintenant de trouver +quelqu'un qui se charge de l'oraison funèbre du mort. On prétend qu'il n'y a que +deux petites bagatelles qui rendent la chose difficile; c'est la vie et la mort. +On vous aura sans doute envoyé les articles de la capitulation de Namur; vous +aurez vu qu'on fait la guerre fort poliment, et qu'on se tue avec beaucoup +d'honnêteté. Nous bombardons Bruxelles à l'heure qu'il est; +les chansons, les madrigaux, les bons mots pleuvent sur le maréchal de Villeroi , qui peut-être n'a aucun tort: c'est le +malheur des places; heureux qui n'en a point; mais peu de gens sentent ce +bonheur-là. La comtesse de Grammont est de retour; je la +vis hier si fatiguée des eaux de Bourbon, qu'elle me confirma plus que jamais +dans ma paresse; elle est revenue dans une litière, et elle dit qu'elle aimerait +mieux être revenue à pied. Le roi doit aller samedi à Meudon pour deux jours; +les distinctions vont rouler présentement sur Meudon, et point sur Marli. Tout y +a été cette semaine, jusqu'à M. de Busenval et M. de Saint-Germain . Comme je me sens incapable de prendre +la résolution d'aller à Bourbon, je m'en vais essayer à Paris des eaux de +Forges. Cela s'appelle aller du chaud au froid. Depuis que madame de Fontevrault +est ici; Saint-Joseph, où elle est presque toujours, est le +rendez-vous du beau monde, mais non pas de la galanterie . +Adieu, ma très-aimable. Tous les marchés de M. de +Chaulnes sont rompus. Madame de Chaulnes se +console de tout avec madame de Saint-Germain ; elle ne se +peut passer d'elle, et cela apprend à se passer de madame de +Chaulnes . +LETTRE XXIV. +Paris, 2 septembre 1695. +Hélas! mon amie, il n'est non plus question de M. l'archevêque, que s'il n'avait +jamais été; on a dit bien du mal de lui après sa mort; on a parlé du successeur +; depuis qu'il est nommé, on ne parle plus ni de l'un ni +de l'autre; ceci est un tourbillon qui ne permet pas les réflexions. Tout le +monde était fou hier à Paris; on ne voyait que des femmes désespérées; les unes +couraient les rues, les autres se faisaient enfermer dans les églises; on +entendait: «je n'ai plus de mari, je n'ai plus de fils»; d'autres ne disaient +pas ce qu'elles n'avaient plus, mais elles ne s'en désespéroient pas moins. La +comtesse de Fiesque disait que la bataille était donnée, +et par conséquent gagnée; elle ajoutait que le prince d'Orange était prisonnier; je me trouvai le soir chez madame de Carman , où était madame de +Sulli , la duchesse du Lude , madame de Chaulnes , et une douzaine d'autres femmes, dont était +la comtesse de Fiesque . Quand elles eurent bien discouru, +j'entrepris de leur remettre l'esprit (chose bien difficile) par un petit +raisonnement, qui concluait qu'il n'y aurait point de bataille; elles se +moquaient toutes de moi; aujourd'hui que l'événement justifie mes raisons, elles +craient que d'ici je conduis l'armée: on ne parle que de ma pénétration; et sur +cela je conclus qu'on ne sait presque jamais pourquoi on loue ni pourquoi on +blâme. J'étais hier folle, et aujourd'hui je suis la plus habile personne du +monde; et la vérité est que je ne suis ni folle ni habile; mais que par un +courrier qui était arrivé, on avait appris qu'il était impossible de donner une +bataille sans hasarder toute l'armée. M. de Conti l'a +mandé au roi, aussi bien que monsieur le duc du Maine , et +tout ce qu'il y a de principal dans l'armée. +M. de Coulanges est toujours à Navarre, il me prie par +toutes ses lettres de vous dire des choses infinies de sa part. Le roi doit +partir le 24 de ce mois pour aller à Fontainebleau. M. et madame de Chaulnes partent incessamment pour Chaulnes, et le +bruit court que je vais avec eux. Je prends des eaux de Forges, dont je me +trouve assez bien. Je suis ravie que la santé de madame de +Grignan soit bonne; je m'en réjouis avec vous et avec elle. Faites-vous +la violence d'embrasser la charmante Pauline pour l'amour +de moi; je vous en conjure, ma très-aimable. +LETTRE XXV. +Paris, 9 septembre 1695. +Que d'événements, madame! que de discours! que de chansons! que d'épigrammes! que +de dignités! Le maréchal de Boufflers est duc; vous le +Savez déjà. Le même courrier, qui a apporté la réduction de Namur, lui a été +renvoyé pour lui apprendre que le roi le faisait duc, et lui dire en même temps +qu'il pouvait prendre le chemin de la cour. Quand il s'est trouvé pressé par sa +réconnaissance de venir remercier le roi, le prince d'Orange lui a dit qu'il le faisait son prisonnier. On prétend qu'il a +pris cette conduite sur celle que nous avons eue à Dixmude. Il a bien voulu +cependant le laisser revenir à la cour sur sa parole; mais le maréchal a cru +devoir attendre les ordres du roi. La maréchale de +Boufflers est transportée de joie de sa nouvelle dignité, et ne sait +point encore ce malheur, qui, selon les apparences, ne sera pas long. Revenons +aux épigrammes. Le maréchal de Villeroi en est chamarré; +il a pourtant la consolation de savoir que le roi est persuadé qu'il n'a aucun +tort; et je sais bien ce que je dis. Mais le monde veut juger de ce qu'il +ignore; et, comme on juge par l'opinion des autres, on est assez fou pour se +croire malheureux, malgré sa bonne conduite. Le roi va aujourd'hui à Marli pour +dix jours. M. et madame de Chaulnes partiront dans peu +pour Chaulnes, et moi-avec eux. Que dites-vous de cette résolution? Ne me +trouvez-vous pas grande femme tout-à-fait? M. de +Coulanges est toujours à Evreux; madame de +Louvois le boude; mademoiselle de Bouillon +l'aime de passion, et le retient malgré lui. Moi, je lui écris régulièrement, et +lui mande toutes les nouvelles. A qui donneriez-vous la préférence? Les passions +Sont horribles; je ne les ai jamais tant haïes que depuis qu'elles ne sont plus +à mon usage: cela est heureux. Notre dragon est sorti tout +couvert de gloire, et tout nourri de cheval. Il a écrit une très-plaisante +lettre à sa sœur. Dans toutes les relations, il a été nommé au roi avec +distinction; et, pour dire plus, c'est de madame de +Montchevreuil que je le sais. Vous jugez bien, ma très-aimable, de la +joie de madame de Sanzei , qui sait a cette heure que son +fils se porte bien. Songez que, de douze mille hommes qu'ils étaient dans Namur, +il n'en est resté que trois mille trois cents. J'oubliais de vous dire que c'est +M. de Guiscard qui était venu apprendre à la cour que le +maréchal de Boufflers est prisonnier. Madame de Sulli a la même maladie que madame de Grignan . Elle prend des eaux de Forges, dont elle se trouve à +merveille. Mais Forges est un peu trop loin de Grignan: il faudrait s'en +approcher, mon amie. Je pardonne à madame de Sulli cette +maladie; mais madame de Grignan est trop avancée pour son +âge. On prétend que, de toutes les façons d'être malade, c'est la moins +fâcheuse. Je vous demande toujours des nouvelles de madame de +Grignan , dont je suis très-sincèrement en peine. Ne me laissez point +oublier dans le château que vous habitez, et baisez, pour l'amour de moi, la +charmante Pauline . Vous m'avouerez que j'exige des choses +bien difficiles de votre amitié. +LETTRE XXVI. +Paris, 16 septembre 1695. +Ce n'est que pour marquer la cadence que je vous écris aujourd'hui, madame; car +je n'ai point reçu de vos lettres, cette semaine, et je suis toute honteuse de +n'avoir pas de grands événements à vous mander; depuis quelque temps, ils ne nous +ont pas manqué; de vous dire que le roi est à Marli depuis huit jours, voilà une +belle affaire; la duchesse du Lude y est; le roi en +revient demain, et doit partir jeudi 22 de ce mois pour aller à Fontainebleau. +Une assez grande nouvelle; c'est que je crois que j'irai dimanche à Versailles +pour deux ou trois jours: Il sera question incessamment du voyage de Chaulnes; +j'espère encore que j'en serai; mais j'ai une santé qui me dérange si aisément, +que je n'ose plus faire de projets. M. de Coulanges doit +revenir aujourd'hui d'Evreux pour rompre avec madame de +Louvois , et aller à Chaulnes. Encore faut-il bien vous apprendre, mon +amie, que c'est le P. Gaillard , qui ne doit point faire +l'oraison funèbre de feu M. l'archevêque ( de Paris ). +Voici ce que je veux dire. M. le président et le P. de la +Chaise se sont adressés au P. Gaillard pour ce +grand ouvrage; le P. Gaillard a répondu qu'il y trouvait +de grandes difficultés; il a imaginé de faire un sermon sur la mort au milieu de +la cérémonie, de tourner tout en morale, d'éviter les louanges et la satire, qui +Sont des écueils bien dangereux. Tout le prélude des oraisons funèbres n'y sera +point. Il se jetera sur les auditeurs pour les exhorter; il parlera de la +Surprise de la mort, peu du mort; et puis, Dieu vous conduise à la vie +éternelle. Adieu, ma belle amie; ne me laissez jamais oublier à Grignan, je vous +en conjure; et sur-tout de la charmante Pauline . Je crois +que M. de Chaulnes va acheter Villeflit de M. de Fiaubet , dont madame de +Chaulnes paraît peu contente. Le confesseur extraordinaire de madame +de Grignan me doit demain lire l'oraison funèbre +qu'il a faite de ce saint homme. +LETTRE XXVII. +Paris, 30 septembre 1695. +Je m'en vais vous parler bien habilement du mal de madame de +Grignan , c'est-à-dire du mal d'estomac, qui n'est autre chose, mon +amie, que le mien. J'ai éprouvé, par mon impatience, toute sorte de remèdes; +trop heureuse si ces expériences lui peuvent être utiles. Carette m'a donné, pendant neuf mois, de ses gouttes, qui ne m'ont +point fait un mal sensible, mais qui m'avaient grésillée à un tel point sans me +raccommoder l'estomac, que je vous avouerai confidemment qu'elles m'ont fait une +Seconde maladie. Venons à Helvétius : il m'a donné une +préparation d'absinthe, qui m'a tout-à-fait rétabli l'estomac. Comme cela fait +quelqu'impression de chaleur, très-légère pourtant, il m'a fait prendre des eaux +de Forges, dont je me trouve à merveille. Je commence à engraisser; je mange du +fruit, je dîne et je soupe; en un mot, mon amie, je ne suis plus la même +personne que j'étais il y a deux mois. Vous voyez bien pourquoi je vous conte +tous ces détails. Ramenez-nous donc madame de Grignan à +Paris; je vous promets qu'en trois semaines, Helvétius et +moi lui rétablirons l'estomac. C'est la cause de presque tous les maux. Je me +Suis même raccommodée avec le café; et, comme je ne sais point user d'une chose +que je n'en abuse, j'en prends dans l'excès. Ma petite absinthe est le remède à +tous maux. Vous me demanderez, mon amie, pourquoi me portant aussi-bien que je +vous le dis là, je ne suis point allée à Chaulnes? Et je vous répondrai que je +me trouve comme les personnes qui deviennent avares par être riches. Depuis que +j'ai un peu de santé, je la ménage beaucoup. Le vilain temps m'avait alarmée; si +j'avais prévu qu'il pût faire aussi beau qu'il fait présentement, je crois que +je me serais embarquée pour ce grand voyage; mais je me garde pour Dampierre, et +je fais très-facilement de ma maison une maison de campagne. Je me promène les +matins sur mon rempart, et je passe les après-dînées assez solitairement. La +cour d'Angleterre est à Fontainebleau. Ils ont des comédies, des fêtes, et +S'ennuient, à ce qu'ils disent; et tant pis pour eux. Madame la marquise de Grignan ne veut voir personne; c'est ce qui m'a +empêchée de me présenter à sa porte aussi souvent que j'aurois fait. M. de Chaulnes , qui sait forcer les portes, dit qu'elle est +très-aimable. M. de Coulanges est allé à Chaulnes; ils +reviendront tous dans un mois, et c'est tout-à-l'heure. L'abbé et moi ne +laisserons point ignorer à madame de Sanzei tout ce que +vous dites pour elle. Je vous demande mille compliment pour madame de Grignan , ma très-aimable: je vous demande aussi +d'embrasser la belle Pauline pour l'amour de moi, tout +comme si vous n'aviez point de sujet de vous plaindre d'elle. +LETTRE XXVIII. +Paris, 28 octobre 1695. +Vous avez eu la colique, ma chère amie; et quoique je sache que vous vous en +portez bien présentement, je ne saurais être rassurée que je ne le sois par +vous-même. Je vous demande aussi des nouvelles de madame de +Grignan ; si vous saviez combien l'air subtil est contraire à ses maux, +vous l'obligeriez de se mettre dans une litière bien faite et bien commode, et +vous gagneriez Paris; l'air de Lyon lui ferait connaître qu'il n'y a point de +meilleur remède pour elle que de changer de climat; c'est l'avis de mon oracle +( Helvétius ). La maréchale de +Boufflers a été fort malade d'une pareille maladie, elle se-porte +très-bien aujourd'hui. Le roi est de retour dans une parfaite santé. Je vis hier +la duchesse du Lude , qui est venue à Paris pour se faire +Saigner et purger, sans autre raison, je crois, que d'avoir trop de santé. Il +S'est fait de grands changement à Chaulnes. M. de +Chaulnes aime son château comme sa vie, et ne le peut quitter. Madame +de Chaulnes passe les jours, et peut-être une bonne +partie des nuits à jouer. M. de Coulanges est devenu +délicat et précieux; les visites de province l'ennuient. Je vois souvent notre +petite accouchée ( la duchesse de Villeroi ) ; elle a un fils un peu plus grand que son père, et un peu +moins grand que le maréchal ( de Villeroi ); il n'y a point +de jour qu'elle ne me demande des nouvelles de mademoiselle de +Grignan , et qu'elle ne lui souhaite tous les biens et les maux qu'elle +a. L'on dit que le maréchal de Lorges se porte mieux, et +on n'appelle plus sa maladie une apoplexie; la maréchale, qui l'est allé +trouver, va avec lui aux eaux de Plombières. Tout le monde croit le mariage de +M. de Lesdiguières fait avec mademoiselle de Clérembault +; le charme que madame de +Lesdiguières trouve dans ce mariage, c'est qu'elle n'aura point son +fils avec elle. Le monde dit aussi celui de mademoiselle d'Aubigné avec le fils de M. de +Noailles ; et je crois qu'en cette occasion le monde dit vrai. Au reste, +ma très-belle, j'ai à vous apprendre que l'abbé Testu est +charmé de madame de Carman , et qu'il se plaint hautement +de toutes ses amies de ne lui avoir pas fait connaître ce mérite-là plutôt. On +parle fort ici de la solitude de madame la marquise de +Grignan ; on dit que sa vie n'est pas soutenable, parce qu'il ne faut +voir personne, ou voir bonne compagnie. Vous voyez combien votre retour et celui +de sa belle-mère +Sont nécessaires; mes conseils sur cela vous paraîtront +bien intéressés; je souhaite que cette raison ne vous empêche pas de les suivre, +et que vous me croyez aussi tendrement à vous que j'y suis. Je vous demande en +grâce de dire bien des choses de ma part à madame de +Grignan , et de ne pas oublier la belle et charmante Pauline . +LETTRE XXIX. +Paris, 7 novembre 1695. +Après avoir réfléchi avec toute l'application possible sur tout ce que vous me +mandiez, ma chère amie, Helvétius a encore voulu emporter +votre lettre afin d'y penser à loisir; il ne me rapporta qu'hier ce que je vous +envoie; il est persuadé que l'air subtil est fort contraire à madame de Grignan , et que s'il était possible qu'elle se mît +dans une litière bien commode, et quelle fit de petites journées, elle ne serait +pas plutôt arrivée à Lyon qu'elle se trouverait fort soulagée; c'est un remède +que nous approuvons fort ici. Notre oracle Helvétius a +Sauvé la vie à la pauvre Tourte ; il a un remède sûr pour +arrêter le sang, de quelque côté qu'il vienne; c'est un très joli homme et +très-sage. Sa physionomie ne promet pas tant de sagesse; car il ressemble à Dupré comme deux gouttes d'eau. Je vous demande des +nouvelles de madame de Grignan , ma très-aimable, pour me +récompenser de toutes mes consultations. M. le marquis de +Grignan m'est venu voir; il est assurément moins gras qu'il n'était; je +lui en ai fait des compliment très-sincères: madame sa femme me fit l'honneur de +venir ici hier; je la trouvai si considérablement embellie, qu'elle me parut une +autre personne que celle que j'avais vue; c'est qu'elle est engraissée, et +qu'elle a bien meilleur visage, de beaux yeux si brillant, que j'en fus éblouie; +elle vint ici sur les deux heures avec madame sa mère et mademoiselle sa sœur. +Malheureusement pour moi, madame de Nevers s'était levée +aussi matin qu'elles; elle arriva un moment après ces dames, qui s'en allèrent +quand elle entra; et madame de Nevers qui me parla +très-sincèrement, trouva madame la marquise de Grignan +toute des plus jolies. M. et madame de Chaulnes et M. de Coulanges arrivent mercredi pour dîner à Paris; je me +dois trouver à l'hôtel de Chaulnes pour les y recevoir. Le roi est à Marli pour +jusqu'à lundi; la comtesse de Grammont y est aussi; mais +quoiqu'elle ait rattrapé à la cour les grâces de la nouveauté, la pauvre femme +ne s'en porte pas mieux. Tous ses maux sont revenus; elle les soutient avec un +courage et une gaieté qui m'étonnent, ayant perdu, je crois, jusqu'à l'espérance +de guérir. La duchesse de Villeroi reçoit ses visites +dans son lit, jolie tout ce qu'on peut l'être; je fis, il y a deux jours, les +honneurs de sa chambre avec la maréchale de Villeroi ; +j'ai découvert à cette petite duchesse un mérite qui lui fait bien de l'honneur +dans mon esprit, c'est qu'elle a un goût si naturel pour mademoiselle de Grignan +, qu'elle en est sincèrement occupée; elle m'en demande +continuellement des nouvelles. Elle lui souhaite tout le bonheur qu'elle mérite; +mais elle ne veut consentir à aucun mariage, qu'elle ne soit assurée de la +revoir ici. Enfin, elle a des sentiment, elle a des pensées; c'est un des +miracles de Pauline . Je sais de ses nouvelles; on dit que +vous vous allez encore marier ; j'en suis ravie, mon amie; +revenez donc toutes; la vie est trop courte pour de si longues absences. Par +rapport à la vie, les plus longues ne devraient être que de deux heures. Je vous +envoie une lettre de M. de Vannes , qu'il y a en vérité +trois mois qui est dans mon écritoire. Je lui en demande pardon; car pour vous, +je suis assurée que vous l'aimez autant à l'heure qu'il est, que quand elle a +été écrite. Adieu, ma très-aimable; mandez-moi vîtement que vous allez revenir, +et que vous ne pouvez plus souffrir la solitude de cette jeune marquise, qui, +comme moi, soupire après votre retour. +LETTRE XXX. +Paris, 18 septembre 1695. +Monsieur de Lamoignon me montra hier une lettre de M. le +chevalier de Grignan , qui m'apprit que madame votre fille +Se portait bien mieux; j'en ai une joie très-sincère, et je souhaite de tout mon +cœur, ma très-chère, d'apprendre la continuation de ce mieux; j'ai la confiance +de croire que vous me le ferez savoir; cela me donne aussi des espérances que +nous vous reverrons bientôt; il n'y a rien, en vérité, que je désire si +vivement: votre retour est nécessaire à bien des choses, dont le changement +d'air est une des principales pour madame de Grignan . +Madame sa belle-fille est trop abandonnée ici; le retour de M. de Sévigné qui approche; que de raisons, ma très-belle, pour nous +revenir voir! Paris est fort rempli à l'heure qu'il est; mais il ne le sera +point à ma fantaisie, tant que vous ne serez point avec nous. J'ai bien envie +d'apprendre si madame de Grignan a fait usage des +bouillons d'écrevisse, et si elle s'en est bien trouvée. Il y a tous les jours +de bon dîners à l'hôtel de Chaulnes, et une très-bonne compagnie, où vous êtes +toujours désirée. M. le marquis de Grignan me fit +l'honneur de me venir voir il y a deux jours. Je le remerciai de n'être point +grossi; il me paraît fort content du palais qu'il habite. On me mande de Lyon +que la charmante Pauline va changer de nom; ne nous +l'amenez-vous pas? Il n'y a que madame de Simiane que je +puisse jamais autant aimer que mademoiselle de Grignan . +Hélas! à propos de Simiane ; le pauvre monsieur de Langres +est à l'extrémité; j'en suis tout-à-fait en peine. Je crois +M. Nicole mort; il tomba en apoplexie il y a deux jours. +Racine vint en diligence de Versailles lui apporter +des gouttes d'Angleterre, qui le ressuscitèrent; mais on vient de me dire qu'il +est retombé; c'est une grande perte. Il s'est trop épuisé à écrire: on prétend +qu'il s'est cassé la tête à ce dernier livre contre les Quiétistes; ils n'en +valaient, en vérité, pas la peine. Adieu, ma très-aimable; j'attends toujours de +vos nouvelles avec impatience, mais encore plus à présent, à cause de l'état où +est madame de Grignan . +LETTRE XXXI. +Paris, 6 avril 1696. +Je ferai voir votre lettre à la maréchale de Créqui +, madame; le seul plaisir qui lui reste, c'est d'entendre +louer on pauvre fils : elle me paraît plus affligée que le +premier jour; je n'en passe guère sans la voir. Je l'ai cependant envoyée à M. +de Coulanges cette aimable et tendre lettre; il est à +Saint-Martin d'où il doit revenir mardi. Madame de +Saint-Géran a reçu deux visites de madame de +Maintenon ; vous jugez bien qu'il n'en fallait pas tant pour la +consoler: madame de Mornai ne quitte point madame de Maintenon ; plus cette petite femme paraît insensible +aux honneurs qu'elle reçoit, plus on est occupé d'elle. Je suis étonnée de ces +Sortes de conduites. Le mariage de ma nièce est absolument rompu avec M. de Poissi +; elle part dans huit jours pour aller en Flandre. M. et +madame de Bagnols n'ont aucun tort: madame de Maisons +a fait aussi ce qu'elle a pu, et nous lui en serons +toujours très-sensiblement obligées: je suis ravie de la connaître; elle a un +très bon cœur, et une véritable générosité. Il faut espérer que notre grande +fille sera bien mariée ; mais ce ne peut plus être qu'au +retour de la campagne, car rien ne nous convient plus dans la robe. Je m'en vais +vite finir ce petit billet; car madame de Montespan me +vient prendre dès la pointe du jour, pour aller entendre le P. de la Ferté ( jésuite ), qui prêche comme un Bourdaloue , et qui ressemble si fort au duc son frère, +qu'on ne se peut empêcher de rire des discours qu'ils tiennent tous deux: madame +de Fontevrault +vient aussi: voilà bien des sermons que j'entends avec +cette bonne compagnie, qui part dans huit jours pour aller à Bourbon. Moins +madame de Grignan se rétablira où elle est, plus elle se +devrait presser de changer d'air. Séparément de l'intérêt que j'ai à donner ce +conseil, c'est l'avis de tous les gens habiles. Quand reverrons-nous aussi +madame de Simiane ? elle ne s'en soucie guère; elle a de +quoi s'amuser, pendant que nous soupirons ici après elle. Je ferai vos +compliment à la maréchale de Créqui , et ceux de M. et de +madame de Grignan , je vous en assure, ma très-aimable. Le +roi a donné deux mille louis au maréchal de Choiseul pour +l'aider à faire son équipage; je ne sais si le marquis de +Grignan ira avec lui. Adieu, ma vraie amie, et vite adieu; on me presse +de sortir. +LETTRE XXXII. +A Madame De Simiane . +Paris, 2 mai 1696. +Je vous suis sensiblement obligée, madame, de songer encore à moi; je connaissais +toutes vos perfections; mais la tendresse de votre cœur, et l'amitié que vous +avez su avoir pour une personne aussi digne d'être aimée +que celle que vous regrettez, c'est ce qui me paraît fort au dessus de tout ce +qu'on en peut dire. Ah! madame, que vous avez raison, de me croire infiniment +touchée! Je ne pense à autre chose; je ne parle d'autre chose; j'ignore tous les +détails de cette funeste maladie, je les cherche avec un empressement qui fait +voir que je ne songe point à me ménager. Je passai hier toute la journée avec le +prieur de Sainte-Catherine; vous jugez bien sur quoi roula notre conversation; +je lui fis voir la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; elle lui +fit un vrai plaisir; car ces sortes de gens-là sont si persuadés que cette +vie-ci ne doit servir qu'à s'assurer l'autre, que les dispositions dans +lesquelles on quitte le monde sont les seules dignes d'attention pour eux; mais +on songe à ce que l'on perd, et on le pleure. Pour moi, il ne me reste plus +d'amie; mon tour viendra bientôt, cela est raisonnable: ce qui ne l'est guère, +c'est d'entretenir une personne de votre âge de si tristes et de si noires +pensées; votre raison fait oublier votre jeunesse, madame; et cela, joint à +l'inclination naturelle que j'ai pour vous, m'autorise, ce me semble, à vous +parler comme je fais. +LETTRE XXXIII. +A LA MÊME. +Paris, 8 juin 1696. +Il me paraît qu'il y a bien du temps que vous n'avez reçu de mes lettres; vous ne +Serez peut-être pas de cet avis: il n'y a pas moyen cependant de pousser ma +discrétion plus loin; c'est un bien qui m'est devenu nécessaire, d'avoir de vos +nouvelles; et, quelque inégalité qu'il y ait de votre âge au mien, j'éprouve que +l'on vous aime très-solidement. Il y a des endroits dans votre cœur, qui font +oublier votre jeunesse, sans qu'il y en ait aucun dans votre figure, qui ne +présente toute la fleur de ce bel âge. +Je ne m'accoutume point à la perte que nous avons faite ; et +lorsque j'apprends le retour de la santé de madame votre mère, je ne puis +m'empêcher d'être vivement touchée que cette joie n ait point été sentie par une +personne qui en eût été si digne . Je vous prie, madame, +que je sois informée de la continuation de cette santé, à laquelle je prends +plus d'intérêt que je ne puis vous le dire. +Je vis avant-hier M. de Coulanges dans la belle maison de +Choisi: madame de Louvois et lui y sont établis pour tout +l'été; on est obligé tous les jours d'y avoir deux tables par la quantité de +monde qui s'y trouve; un lansquenet ensuite, et puis des promenades délicieuses; +joignez à tout cela les plaisirs qui suivent l'abondance, et vous trouverez que +Choisi est un séjour enchanté: il y a trop de ces plaisirs pour moi, et je ne +Saurais me résoudre à y passer plusieurs jours: mon goût augmente pour la +Solitude, ou du moins pour une très-petite compagnie. Madame de Mornai ne quitte plus madame de Maintenon : +elle va à Marli; enfin, madame, je ne trouve rien de si extraordinaire que de la +voir de tous les plaisirs, pendant que vous êtes éloignée du monde et du bruit; +il est vrai que vous avez de grandes ressources dans vous-même. Adieu, madame, +je vous demande en grâce de ne pas négliger l'occasion de dire à M. le comte de Grignan combien je l'honore; mais sur-tout rendez-moi +de bons offices auprès de vous, je vous en supplie. +LETTRE XXXIV. +A LA MÊME. +Paris, 20 juillet 1696. +Il y a long-temps, madame, que je n'ai eu l'honneur de vous écrire; mais je ne +Suis point seule à m'en apercevoir? En vérité, c'est pure discrétion qui +m'empêche de vous dire plus souvent ce que je sais penser de vous; il y a une +telle disproportion de votre âge au mien, qu'il me paraît de la cruauté à moi de +vous aimer comme je fais, et sur-tout de vous en entretenir. Je suis +très-persuadée que vous n'enviez point les extrêmes distinctions dont jouit +madame de Mornai ; mais, madame, n'est-ce point être trop +avancée pour votre âge, de vous savoir passer du monde et de la cour? Il me +Semble qu'il n'y a que l'expérience qui en puisse détromper, et voilà ce que +vous n'avez pas jusqu'à présent. Madame de Mornai est de +tous les voyages de Marli, sans être nommée de toutes les promenades du roi; en +un mot, madame de Maintenon la traite comme sa fille; et +pensez-vous qu'on puisse être insensible à ces honneurs? ma nièce de Bagnols voit tout cela d'un grand sang-froid. La trêve +d'Italie donne ici de grandes espérances de la paix générale; je suis assurée, +madame, que cette grande nouvelle ne vous sera pas indifférente. On se tourmente +déjà pour être des dames de madame de Bourgogne ; car on +dit qu'elle n'aura point de filles, et qu'on lui donnera à peu près les dames +qu'avait la reine, excepté madame de Beauvilliers , qui, +Selon toutes les apparences, sera dame d'honneur. Nous craignîmes beaucoup +ayant-hier pour madame de Chaulnes , qui, à la suite d'une +mauvaise santé, eut une si grande faiblesse, qu'elle perdit connaissance. On +envoya quérir des médecins, un confesseur, enfin un appareil très-propre à +épouvanter; elle se porte beaucoup mieux; elle a pris aujourd'hui un peu +d'émétique. J'aime cette duchesse de la vraie douleur qu'elle a eue de la perte +de madame de Sévigné . Pour moi, madame, je vous avoue +avec une sincérité que j'ai pour vous, malgré mon âge, que je ne m'en consolerai +jamais; j'y pense sans fin et sans cesse; et quand je songe que tous les retours +ne la ramèneront point, je ne puis soutenir une telle idée. Je vous demande des +nouvelles de votre santé, madame; on m'a dit qu'elle n'était pas absolument +bonne, et que vous preniez des eaux: je vous croyais une sorte de maladie, où +les eaux n'étaient point propres. La maréchale de +Castelnau est morte d'un très-douloureux cancer: les petites-filles +espèrent la pension de quatre mille livres, que le roi lui faisait. Je vous +demande pardon, madame, de vous écrire une si longue lettre; mais le goût que +j'y trouve, me doit faire espérer que vous ne vous en plaindrez pas. +LETTRE XXXV. +A LA MÊME. +Paris, 14 septembre 1696. +J'ai été fort aise, madame, d'apprendre par vous le rétablissement de la santé de +madame votre mère; mais je ne puis m'ôter la pensée que la personne du monde, +qui s'intéressait le plus à cette santé, n'ait point partagé notre joie. Ah! +madame, je ne m'accoutume point à ne plus espérer qu'aucun retour nous amène ce +que nous regrettons avec tant de raison. Je comprends ce que ce sera pour madame +de Grignan , de se trouver en ce pays-ci au milieu de +ces tristes souvenirs. Je suis fort occupée de ce que vous nous privez de +l'espérance de votre retour. Il me semble que vous seriez bien nécessaire à +madame votre mère; et je vous avoue que j'aurois plus de joie de vous revoir +qu'il ne convient à une personne de mon âge. Vous êtes faite pour charmer tout +ce qui est aimable et jeune comme vous; et c'est vous offenser que de vous aimer +aussi véritablement que je fais; mais qu'importe? Je ne sens point que je puisse +m'empêcher de vous offenser, ni d'espérer que vous me pardonnerez. Que +dites-vous, madame, de notre duchesse du Lude ? Je +l'embarquai mardi avec les dames du palais, dans une santé parfaite: jamais on +n'a marqué tant de confiance en une personne, que le roi et madame de Maintenon ont fait pour elle dans cette occasion; et +je vous assure qu'elle n'y est pas insensible. On dit qu'il sera question encore +de quatre dames du palais, et de deux autres, quand la jeune princesse se +mariera. Je ne comprendrai jamais qu'on ne vous aille pas chercher au bout du +monde pour cela. J'ai assez bonne opinion de votre voisine +, pour croire que vous seriez sa favorite. Enfin, je fais +de tout ceci un petit château qui vous regarde uniquement, et je ne +m'accommoderai jamais que ce château soit en Espagne. A propos d'Espagne, +Savez-vous que toute l'histoire de cette reine est fausse? Elle n'est point +grosse, elle se porte fort bien; le roi en a reçu des nouvelles. On est ici dans +les Te Deum , dans les feux de joie de la paix de Savoie. +Grâces à Dieu, le roi continue de se porter de mieux en mieux. On croit que la +cour ira à Fontainebleau vers la fin de ce mois, pour y recevoir la princesse. +Conservez-moi l'honneur de vos bonnes grâces, madame; j'espère que vous voudrez +bien vous souvenir de moi auprès de madame la comtesse de +Grignan et de M. le Chevalier . Je vous demande +pardon de la liberté que je prends; mais tout est permis à une personne qui a la +confiance de vous écrire, et que vous honorez de vos aimables lettres. M. de Coulanges est à Vichi avec sa femme de Louvois +. +LETTRE XXXVI. +A LA MÊME. +Paris, 25 octobre 1696. +Je suis fort aise, madame, que vous nous fassiez espérer le retour de madame +votre mère; mais, en vérité, pour que la joie fût complète, le vôtre nous serait +bien nécessaire. J'admire que l'on ait pu faire des dames du palais pour madame +la duchesse de Bourgogne , sans avoir songé à vous envoyer +chercher au bout du monde. Je fis part, il y a quelques jours, de mon étonnement +à madame de Montchevreuil . A propos de madame de Montchevreuil , madame de Mornai +est accouchée d'un fils. Cet événement donne beaucoup de joie à toute sa maison. +Où avez-vous pris, madame, que madame la duchesse de +Bourgogne a eu la rougeole? Est-il possible qu'une de ses voisines soit si peu instruite? Je reçus +hier une lettre de madame la duchesse du Lude +, qui me paraît charmée de sa princesse. Elle me mande +qu'elle est grâcieuse, qu'elle a un très-bon air, et que, sans beauté, on ne +peut être plus agréable qu'elle est. Le roi et Monsieur +iront coucher à Montargis, pour la recevoir, et M. le duc de +Bourgogne ira jusqu'à Nemours. Madame , toutes +les princesses et les femmes de la cour l'attendront toutes parées dans +l'appartement qu'on lui destine à Fontainebleau, qui est le même qu'occupait +madame la Dauphine . On dit que l'on nommera encore six +dames au mariage de la princesse. Le roi, madame de +Maintenon , tout est charmé de madame du Lude . +Elle s'est surpassée elle-même dans toute la bonne conduite qu'elle a eue: j'en +Suis aussi peu surprise que j'en suis aise. Le pauvre abbé Pelletier est mort d'apoplexie. Il y a quatre ou cinq jours que je +vois un spectacle bien triste, mais qui commence à le devenir moins. M. d'Harrouis tomba dimanche dernier en apoplexie: je volai +à son secours; et nous avons si bien fait par nos remèdes et par nos soins, que +je le crois hors d'affaire; mais le pauvre homme demeurera paralytique. Tout ce +qu'il nous a dit dans son agonie, ne se peut ni croire ni imaginer; je n'ai +jamais vu envisager la mort avec tant de courage, ni revenir à la vie avec tant +de docilité. Ce pauvre mourant parlait toujours de madame de +Sévigné . Il disait: «si elle était au monde, elle serait de celles qui +ne m'abandonneroient pas.» Nous fondions toutes en larmes, et puis il nous +disait des choses qui nous faisaient rire, malgré que nous en eussions. J'ai une +vraie impatience de recevoir l'honneur que vous dites que doit me faire un +homme, qui a été assez heureux pour vous plaire. J'avoue que cela me prévient en +Sa faveur; mais, madame, pourquoi le laissez-vous venir tout seul? En vérité, +vous êtes trop raisonnable, et nous souffrons trop de votre raison. J'espère que +mademoiselle de Bagnols aura un beau palais sans l'aller +chercher à Turin, ou, pour parler plus juste, un beau château; j'ai une grande +envie qu'elle soit bien établie. Conservez-moi l'honneur de vos bonnes grâces, +madame; et, si vous n'êtes point honteuse d'avoir un commerce avec une vieille +comme moi, comptez qu'il ne finira point par ma faute. Je vous serai +Sensiblement obligée, si vous voulez bien me faire la grâce d'assurer madame la +comtesse de Grignan et M. le +Chevalier que j'attends leur retour avec toute l'impatience qu'ils +méritent. +LETTRE XXXVII. +A LA MÊME. +Paris, 7 mars 1697. +Je suis charmée de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, madame. +Comme il y a long-temps qu'on n'a eu celui de vous voir, on est étonné de +trouver tant de sagesse, de raison et de bon sens, avec tous les charmes de la +jeunesse. Il n'y a que vous qui ayez pu accorder des choses si opposées. Je suis +très-fâchée d'avoir ignoré si long-temps le séjour de M. de +Simiane en ce pays-ci. Le hasard me l'a fait trouver à dîner chez M. +de Saint-Amant ; il m'a ensuite fait l'honneur de me +venir voir deux fois. Il m'a paru tout comme il vous paraît; je ne crois pas peu +dire. Il a bien raison d'être pour vous, comme il est. J'avoue que cela m'a fait +un sensible plaisir; je n'aime point qu'on ignore de tels bonheurs. Ah! madame, +que ne ferait point notre pauvre madame de Sévigné dans +une pareille occasion? Le malheur de ne la plus voir m'est toujours nouveau; il +manque trop de choses à l'hôtel de Carnavalet. Je ne saurais m'empêcher de vous +désirer; et toute votre indifférence pour ce pays-ci ne m'en peut inspirer pour +votre retour. Je le souhaite comme si j'étais d'âge à en profiter; mais il me +Semble que mon inclination si naturelle pour vous, vous fait souffrir mon âge +avec quelque bonté. J'ai eu la conduite que vous m'avez prescrite au sujet de +votre lettre; cependant je vous avouerai, madame, que je l'ai montrée à madame +de Chaulnes , qui m'a fait promettre de vous dire de +Sa part qu'elle vous approuve autant qu'elle désapprouve, je ne dirai pas qui. +Savez-vous que madame de Chaulnes a un nouveau mérite à +mon égard? C'est celui de ne se point du tout consoler de la perte de madame de Sévigné . Nous en parlons sans cesse; car, pour moi, +c'est ma manière; j'aime à parler de ce que j'ai aimé, et à ne me point ménager +Sur les souvenirs qui me sont chers. +Je fis une longue réponse à une lettre, que vous m'avez fait l'honneur de +m'écrire avant la dernière; je la donnai à madame votre mère, et ma lettre s'est +trouvée perdue. Je vous le dis, madame, afin que vous ne me soupçonniez pas +d'une grossièreté pareille à celle d'y avoir, manqué. Au reste, le mariage de ma +nièce avec M. de Poissi est rompu. Si j'étais à sa place, +j'en serais aussi aise qu'elle en est peut-être fâchée. Il ne la désirait point +autant qu'il convenait pour surmonter les plus petites difficultés: quand cela +est ainsi, il me paraît qu'on se doit trouver heureuse de ne point entrer dans +une maison où l'on est si peu souhaitée: je suis assurée que c'est là votre +avis. Quel bon sens, madame, que le vôtre, de n'être point entêtée de la cour! +Songez que madame du Lude , qui avait une si bonne santé, +est accablée de rhumatismes. Songez qu'il faut qu'elle couche dans la chambre de +la princesse; qu'elle se fatigue jour et nuit, et pour qui ? Cependant je sais une personne du monde, qui admire les agrément de la +place, et la trouve préférable à tout le repos, dont madame du +Lude pouvait jouir. J'ai eu quelque escarmouche avec cette personne sur +une telle façon de penser, que je vous avoue que je ne comprends point. +Continuez-moi toujours un peu de part dans votre amitié, madame. Il faudrait que +vous pussiez bien savoir comme je suis pour vous, afin de vous persuader que je +n'en suis pas indigne. Permettez-moi de prendre part à la joie de M. le marquis +de Simiane de se trouver auprès de vous. Sa joie est +d'autant plus raisonnable, qu'il n'est pas aise tout seul. J'ai eu assez +l'honneur de le voir, pour désirer beaucoup de le voir davantage. +LETTRE XXXVIII. +A madame de Grignan. +Paris, 19 avril 1700. +Il y a si long-temps, madame, que je ne fais rien de ce que je désire, que je +n'ai pu trouver le moment de vous remercier de la dernière lettre que vous +m'avez fait l'honneur de m'écrire. Ma mère a depuis quinze jours la fièvre +continue avec des redoublemens; et moins elle est en état de penser, plus je +Suis attachée auprès d'elle: c'est un terrible spectacle. Ce qui se passe en moi +dans cette cruelle occasion, ne se peut concevoir; mais en voilà trop sur un si +triste sujet. Il vaut mieux vous faire de très-sincères compliment sur le voyage +que M. le marquis de Grignan va faire en Lorraine. Toutes +les distinctions sont agréables à son âge; et vous ne sauriez croire, madame, +combien celle-là a été recherchée. Je me présentai hier à la porte de son excellence ; elle était à Versailles. Je vis madame +votre belle-fille chez madame de Simiane , qui est en +vérité bien incommodée de sa grossesse. Je rendis mes devoirs en votre +appartement; il est très-beau; la vue m'en paraît charmante. Je le regardai avec +un air d'intérêt, qui me le fit bien examiner pour la première fois. Vous serez +bien logée, madame; mais vous nous ferez trop languir après votre retour. C'est +là votre unique défaut; nous aurions besoin que vous en eussiez d'autres pour +nous consoler. On commence aujourd'hui à tirer la loterie de madame de Bourgogne . J'ai eu trente pistoles à la grande, qui +S'est faite à l'Hôpital; se peut-il un plus grand malheur dans une pareille +occasion? Cependant j'ai eu l'âme assez intéressée pour préférer ce vilain petit +billet noir à un billet blanc; ma sœur a trouvé ce sentiment très-indigne +d'elle. M. de Bagnols est ici. Je ne désespère point +qu'il n'aille à Grignan rendre à M. de Grignan tout ce +qu'il lui doit; car pour Paris, ce n'aurait été que la conduite des autres. +Madame la duchesse du Lude a eu un mal assez considérable +au pied. Elle a quelquefois un rhumatisme; mais elle ne sent point ses maux dans +la chaleur du combat. Je pense toujours de la même façon sur ce qui la regarde; +et, Dieu merci pour elle, sa façon de penser n'est point changée aussi. La +pauvre petite madame d'Aunai , fille de madame de Morangis , est morte à vingt-un ans; les Villeroi sont très-affligés avec raison. On assure que M. +de Rochebonne et M. de +Saint-Germain ont des raisons d'espérer; je souhaite de tout mon cœur +pour la chose en elle-même, et par l'intérêt sensible que vous y avez tous, que +leurs espérances saient fondées. J'ai appris à l'abbé Testu que vous l'honoriez de votre souvenir; mais je vous avouerai +que, quoiqu'il ait reçu cette marque de votre bonté avec beaucoup de +réconnaissance, il a voulu voir si je ne le trompais point, car il lui faut des +démonstrations; et après avoir été convaincu de la vérité de ce que je lui +disais, il a tiré des conséquences qu'il fallait qu'il fût charmé, et il a +conclu qu'il l'était. +LETTRE XXXIX. +A LA MÊME. +Paris, 30 juillet 1700. +Tout ce que vous me faites la grâce de me dire est vrai, madame; cependant on ne +Saurait s'imaginer ce que la nature soutenue du spectacle m'a fait souffrir. +L'impression qui m'en est restée est si vive, que je n'en puis revenir, malgré +tout ce que la raison peut fournir de consolation. J'espère en la diversion que +je n'ai point encore éprouvée; car je n'ai vu personne dans cette triste +conjoncture. Je ne vous fais point d'excuses de n'avoir pas fait réponse à votre +lettre; vous jugez aisément, madame, de ce qui m'en a empêchée, et combien +j'avais renoncé à mes plaisirs, puisque je m'étais retranché celui de vous +entretenir. M. de Coulanges est à Versailles; on vient de +me dire qu'il vit hier madame de Maintenon chez madame +de Saint-Géran , et qu'il en avait reçu des amitiés +infinies. Il a mandé cette heureuse rencontre à madame de +Louvois . C'est une chose raisonnable que les secondes +femmes saient mieux traitées que les premières; et je suis assez juste +pour ne me point plaindre de la préférence que M. de +Coulanges donne à madame de Louvois . Que +dites-vous de la mort de la duchesse d'U***? Pour moi, je voudrais qu'on fît un +exemple de tels assassinats. On dit cependant que la presse est grande à qui +épousera ce joli héros. O grand pouvoir du tabouret! Le roi est à Marli pour dix +jours. Je donnai à dîner à madame de Simiane en plein +réfectoire le jour de la Madeleine. Nous avions la comtesse de +Grammont à notre dîner, et ensuite il fut question d'un sermon tout +neuf du père Massillon . La seule visite que je me suis +permise, a été celle de la maréchale d'Humières . En +vérité, il n'y a qu'à habiter le faubourg Saint-Jacques pour être une personne +au dessus des autres. On ne peut assez admirer la parfaite patience de cette +maréchale, sa résignation à la mort, sa piété, son courage; enfin, rien n'est +tel que le faubourg Saint-Jacques. Madamede de Guitaut +l'habite aussi; je vous assure que ce quartier fournit une très-bonne compagnie. +Je voudrais bien, pour nous venger de la joie que vous avez eue de nous quitter, +que votre séjour à Grignan vous ennuyât autant que nous. Si cela était, madame, +il nous serait permis d'espérer bientôt votre retour. Une des grandes nouvelles +du monde, c'est que madame de Bourgogne changera de +confesseur aussi souvent qu'elle voudra, pourvu qu'il soit jésuite. +LETTRE XL. +A LA MÊME. +Paris, 18 décembre 1700. +Vous n'avez pas eu de peine, madame, à imaginer la raison, je ne dis pas de mon +oubli, mais de mon silence, puisque vous m'avez fait la grâce de le remarquer. +Votre vie est plus remplie que la mienne; ainsi c'est à moi qu'il convient +d'être discrète. Je suis plus solitaire que jamais, et ne le suis pas encore +assez à mon gré. Il n'a pas été au pouvoir des grands et prodigieux événements +qui sont arrivés , de m'obliger à quitter ma chambre. Les +années m'ont tellement mise à la raison, que si j'en avais encore beaucoup à +passer, je crois que je me retirerois dans quelque petit désert; mais l'avenir +est court pour moi. Vous jugez bien qu'avec de telles dispositions je ne suis +pas assez informée des nouvelles du monde, pour avoir la confiance d'espérer +vous divertir; et je ne dois pas avoir celle de croire que de ne vous apprendre +que des miennes, cela vous suffise. Ce n'est pas que je n'aie véritablement +Souffert d'ignorer ce qui se passait dans les lieux que vous habitez, et que je +n'en aie été instruite, autant que je l'ai pu, par madame de +Simiane . Il faut avouer cependant que les nouvelles considérables n'ont +pas manqué depuis quelque temps; mais quiconque ne voit guère, +n'a guère à dire aussi . Vous allez avoir bien des affaires, madame, +pour recevoir les princes ; je suis assurée que vous n'en +Serez point du tout embarrassée. Madame de Simiane trouva +hier au soir ici madame la duchesse du Lude , qui est venu +passer deux ou trois jours à Paris, et lui demanda de quelle manière il +convenait que vous fussiez habillée pour recevoir cette belle et grande +compagnie. Elle lui répondit que ce n'était pas une question; qu'il fallait un +grand habit, une coiffure noire, en un mot, comme vous seriez au souper du roi. +Je ne vous parle point de plusieurs mariages dont il est question, et dont je +Suis sûre que vous ne vous souciez guère. Madame de +Simiane s'embarqua hier au soir pour aller souper chez ma nièce de Tillières , où est le rendez-vous du beau monde tous +les jours. Vous voyez bien, madame, qu'on a du monde, quand on en veut avoir. M. +de Coulanges veut répondre lui-même aux aimables +reproches que vous lui faites; il est cause que l'on a fait des chansons sur +tous les grands directeurs: il a eu la goutte comme un grand homme. Je le +plains, si jamais il est obligé de se croire vieux. +LETTRE XLI. +A LA MÊME. +Paris, 17 juin 1701. +Je vous rends mille grâces, madame, de l'attention que vous avez eue à la subite +et violente maladie, dont par les soins de Chambon j'ai +été délivrée en vingt-quatre heures. Je suis ravie de vous devoir ce médecin; +car j'aime fort à être obligée aux personnes pour qui j'ai un sincère +attachement; j'espère vivre et mourir de sa façon. Vous aurez été fâchée et +Surprise de la mort de Monsieur +, j'en suis assurée. La dernière fois que j'eus l'honneur +de le voir, il me demanda tant de vos nouvelles, que je lui fis très-bien ma +cour par être en état de lui répondre sur ce qui vous regardait. En vérité, la +mort est un événement trop ordinaire pour pouvoir compter sur cette vie; pour +moi, j'avoue que je ris quand je vois traiter solidement quelque chose d'aussi +court et d'aussi fragile; c'est ma raison qui a cette conduite; car si c'était +le sentiment, eh! mon Dieu, on ne ferait rien de tout ce que l'on fait, et on +ferait tout ce que l'on ne fait point. On vous aura sans doute mandé, madame, +que le roi conserve à M. le duc d'Orléans tous les +honneurs et privilèges de Monsieur ; des gardes, tous les +grands officiers, et même un chancelier. Le roi est très-véritablement affligé. +Toutes les femmes ont paru en mante devant S. M., et les cours souveraines vont +lundi la haranguer. Les personnes, dont la mort devrait faire le plus +d'impression, sont celles qui paraissent le moins regrettées, par la raison que +l'on se tourne tout d'un coup à ce qui remplit leurs places. J'avoue, madame, +que mon goût ne diminue point pour le repos, et qu'à l'heure qu'il est, je n'y +préférerais que ce qui se doit préférer à tout; mais je n'aime point le repos +que vous avez; il est trop loin de moi. Ce n'est pas que le séjour de Grignan ne +me plût infiniment, si j'y pouvais aller. Au reste, madame, à propos de beau +château, je vais avoir celui d'Ormesson; et je suis assez modérée pour n'en +point désirer d'autres, ne voyant rien au-dessus que le séjour de Grignan. Nous +avons eu ici la duchesse du Lude cinq ou six jours avant +la funeste mort de Monsieur . J'ai vu l'abbé de Polignac depuis son retour, dont il se croit redevable +au P. de la Chaise ; il est plus aimable que jamais, je +dis l'abbé de Polignac . M. de +Coulanges est ravi de la fin de cette disgrâce; mais comme il court +toujours les champs, je crois qu'il ne l'a point encore vu. M. le cardinal de Bouillon est tranquille dans son abbaye, chose +étonnante et difficile à croire? mais, madame, vous n'en serez point surprise, +quand vous saurez qu'il est dans une extrême dévotion. Le roi lui a fait la +grâce de lui accorder une main-levée pour la jouissance de tous ses revenus; +cela fait espérer bien des adoucissemens dans ses malheurs. Il faut que je vous +remercie beaucoup de vous être souvenue de mon amie la marquise, dont je ne sais +Seulement pas le nom, mais qui m'a été recommandée par une de mes véritables +amies. On me l'amena hier. Elle dit qu'elle connaissait fort toute ma famille à +Lyon; je ne me souviens point de l'y avoir vue. Tout ce que je sais, c'est que +c'est une femme de bonne maison, et que je vous suis très-obligée, madame, et à +M. de Grignan , de la bonté que vous avez eue l'un et +l'autre d'avoir égard à la très-humble prière que je vous ai faite. Madame de Sulli est assez malade; elle est dans toutes les +règles des mauvais médecins, du lait , saignare , purgare , etc. Il n'y a pas moyen de +lui faire entendre raison sur cela, quoiqu'elle l'entende si bien sur toute +chose. Continuez-moi l'honneur de vos bonnes grâces, madame, et croyez, s'il +vous plaît, qu'on ne peut vous honorer plus que je fais. Ma sœur brille à +Bruxelles; elle a tous les soirs madame la comtesse de +Soissons à souper chez elle. Il me prend quelquefois envie d'aller à +Bruxelles représenter madame de Béthune +en Pologne. Vous ne sauriez comprendre à quel point je +désire votre retour, madame. Plus je suis indifférente pour tout ce qui vient, +plus je m'attache à ce qu'il y a quelque temps que je connais. M. de Coulanges s'en va en Bourgogne avec madame de Louvois , et moi à Choisi toute seule prendre patience +de ne pouvoir être à Ormesson que l'année qui vient; mais le moyen de faire +encore des projets avec les exemples qu'on a chaque jour sous les yeux. +LETTRE XLII. +A LA MÊME. +Paris, 12 septembre 1701. +Je suis dans le monde, madame, et si peu instruite de ce qui s'y passe, que je +n'oserais vous agacer; mais quand vous m'honorez de votre souvenir, j'y réponds +avec un empressement, qui vous doit faire connaître la sensible joie que j'en +ai, et juger en même temps que mon silence doit s'appeler de la discrétion toute +pure. Il est vrai, madame, que vous êtes bien exposée aux grandeurs de ce monde. +Vous réussissez si bien, qu'il serait malheureux que vos talents ne parussent +point. Vous ne payez pas seulement d'invention; on n'a parlé ici que de la +magnificence avec laquelle vous avez reçu les princes; ce n'était qu'en +attendant la reine d'Espagne. Madame de Bracciane sera +ravie de vous présenter à sa jeune reine. Je la trouve, comme vous, bien digne +de l'emploi qu'elle a; mais la façon de penser de quelqu'un qui n'est plus +jeune, ne laisse rien imaginer d'agréable . J'ai déjà tant +vécu, qu'il me paraît peu possible d'envisager un long avenir; ainsi ce peu qui +me reste, j'aimerais à le passer dans le repos. Je n'ai jamais eu de goût pour +les personnages, qui n'étaient point les jeunes dans les comédies. Cela m'est +demeuré pour le théâtre du monde. Ma paresse naturelle, une faible santé sans +doute, me donnent de telles pensées, qui s'accommodent si bien avec ma médiocre +fortune, que je n'en puis assez remercier Dieu. J'ai trop aimé le monde. Il me +Semble cependant que je n'ai pas perdu le temps que j'ai passé à m'en détromper; +car il est certain que je préfère la vieillesse aux belles années, par la grande +tranquillité dont elle me laisse jouir: mais je veux répondre à vos questions, +madame. Le voyage que madame de Louvois devait faire en +Bourgogne, est rompu; elle est à Choisi pour toute l'automne: monsieur de Coulanges y est avec elle, et je compte y aller dans +Sept ou huit jours. Comme je n'ai point encore de maison de campagne, je prends +patience à Paris. Si je vis jusqu'à l'année qui vient, j'aurai Ormesson, qui +n'est plus reconnoissable que par le bois. La maison est aussi blanche qu'elle +était noire. Les fenêtres sont coupées jusques en bas; enfin, il y aura pour se +coucher, pour se promener; et, grâce à Dieu, je n'en désire pas davantage. +Pardonnez-moi, je désire passionnément de vous y recevoir; les cabarets plaisent +quelquefois, quand on est accoutumé aux délices des grands palais. Oui, madame, +M. de Coulanges ira voir M. le cardinal de Bouillon , lequel, à ce que j'apprends, est bien plus heureux qu'il +n'a jamais été. Je suis tout-à-fait sensible au malheur qui vient d'arriver à +madame de Chatelux . Son fils, bien fait, bien riche, +qu'elle allait marier à une héritière de Bourgogne, a été tué à cette dernière +occasion . Je crois que le maréchal de +Villeroi justifiera tout-à-fait la conduite de M. le maréchal de Catinat . Il est si honnête, qu'il ne dira que des +vérités. Votre amie madame de Lesdiguières a été bien +heureuse. Vous ne m'aviez jamais confié que ce qu'elle a pour vous, madame, est +une passion très-vive. Madame de Louvois et moi, passâmes +avec elle, il y a quelques jours, une partie de l'après-dinée. Elle nous montra +un assortiment pour prendre du café d'une magnificence et d'une perfection comme +il n'y en a point. On proposa d'en faire usage; elle nous assura que personne ne +S'en servirait avant votre retour. Elle l'attend avec une impatience que je +comprends mieux que personne; en un mot, madame, vous lui avez inspiré des +Sentiment qui lui seraient inconnus sans vous. Son palais est plus beau et plus +tranquille que jamais. Je m'y trouve à merveille; il me paraît qu'on ne se peut +ennuyer dans un lieu où vous êtes si chérie. L'abbé Testu +a été ravi de l'honneur de votre souvenir, aussi bien que madame Frontenac et mademoiselle d'Outrelaise . Ce premier est plus jeune que jamais; il serait tout +prêt à conduire le roi d'Espagne . Chaque année lui en ôte +deux, de façon qu'il est assurément trop jeune. Il y a long-temps que je n'ai vu +madame votre belle-sœur. Elle a des vapeurs; et quand cela est ainsi, elle est +Seule sur son lit. Je lui ferai vos reproches. Je crois que M. de Sévigné reviendra bientôt de Bretagne. A propos de Bretagne, +personne ne doute que M. de Beaumanoir n'épouse +mademoiselle de Noailles . Madame de +Simiane accouchera bientôt. Je voudrais bien pouvoir lui être bonne à +quelque chose; mais je suis très-peu habile sur les accouchemens; et comme vous +Savez que je ne joue point, vous voyez bien qu'il m'arrive encore de lui être +inutile, quand elle se porte bien. J'aurai cependant l'honneur de la voir, et de +vous mander de ses nouvelles, quand elle ne sera point en état de vous écrire. +Madame de Sanzei est à Autri. La cour est à Marli jusqu'à +Samedi. Elle partira mardi pour Fontainebleau; elle séjournera deux jours à +Sceaux; Meudon, Chaville, Sceaux, Lestang, admirez; madame, comme tout cela a +changé en peu de temps: il n'y a que madame de Bracciane +et l'abbé Testu qui ne changent point. Je vous demande +pardon de la longueur de ma lettre. Je me laisse aller au plaisir de vous +entretenir; je crains qu'il ne m'en coûte d'être long-temps sans recevoir de vos +nouvelles. Seroit-il possible, madame, que je vous pusse recevoir à Ormesson? +Vous ne me parlez jamais de votre retour, et cela m'afflige. Madame de Lesdiguières assure qu'il est décidé pour le +printemps. Je la verrai aujourd'hui, et ce ne sera pas sans qu'il soit bien +parlé de vous. J'aime fort à lui plaire; mais il n'est pas aisé de démêler qui +est la complaisante de nous deux, quand il est question de vous, madame. +LETTRE XLIII. +A LA MÊME. +Paris, 4 avril 1702. +Je suis bien récompensée du soin que j'ai pris pour le chocolat de M. de Grignan , madame, puisque cela m'a attiré une marque +d'honneur de votre souvenir. Il me semble que je vous aurois importunée, si je +vous avais écrit dans toutes les occasions où il a été question de vous en ce +pays-ci. Vous avez fait les honneurs de la France avec une telle magnificence et +une telle profusion que l'on en parle encore tous les jours. Vous allez avoir le +roi d'Espagne. J'avoue que tous ces honneurs ne me laissent point oublier mes +intérêts, et je crains toujours que cela ne retarde votre retour, que je ne puis +m'empêcher de désirer très-vivement. Je ne doute point que vous n'ayez été fort +Sensible à la perte de notre pauvre duchesse de Sulli +. Elle vous aimait véritablement, et c'était une +très-aimable femme. Ah! madame, je la vis la veille de sa mort. Elle se croyait +bien malade; mais elle était bien éloignée de penser que le terme fût aussi +court. Sa docilité pour les médecins l'a tuée; cependant s'il est vrai que nos +jours sont comptés, pourquoi ne nous pas désaccoutumer de nos ridicules +raisonnement? Quant à moi, qui me trouve seule de toutes les personnes avec qui +j'ai passé ma vie, je demeure dans ma solitude sans vouloir faire aucune +nouvelle connaissance; cela n'en vaut pas en vérité la peine. Ma vie est +très-éloignée de celle du monde. Je ne m'y trouve plus du tout propre. Ces +nouveautés qu'il me présente ne sont plus à mon usage; et mon antiquité n'est +plus au sien. Ainsi, grâce à Dieu, nous nous passons à merveille l'un de +l'autre. Vous jugez bien, madame, que cela me rend peu digne du commerce que je +pourrais avoir avec madame de Simiane . Son âge et le mien sont trop disproportionnés. Je sais cependant +qu'elle va habiter notre quartier, et je la plains beaucoup. Je suis assurée que +quand elle aurait tort à votre égard, vous chercheriez toujours à la justifier. +Ainsi, j'espère que vous l'aimerez toujours par la raison qu'elle vous est fort +attachée, et que vous l'aimez naturellement. Elle est aussi très-aimable; cela +est constant. Mais, madame, savez-vous bien que votre amie, madame de Lesdiguières , n'est point du tout en bonne santé? elle +a une jambe qu'elle ne sent point, et qui est enflée. Elle n'imagine point +d'autre remède que la saignée, qui est le seul, je crois, qui peut rendre son +mal dangereux. Il faudrait fournir des esprits, et elle se veut épuiser, ce qui +n'est assurément pas raisonnable. Je vous en avertis comme la seule personne qui +peut lui faire entendre raison. La maréchale de Villeroi +a commencé à être affligée du jour que le maréchal partit pour l'Italie. +L'événement n'a que trop justifié sa douleur; il était plus heureux, étant le +marquis de Villeroi . Mais, madame, vous nous avez envoyé +un prisonnier, qui l'est, je crois, présentement de mademoiselle de Bellefond . Il soupa avec elle le jour de son arrivée à +Vincennes; il fut charmé avec raison de sa beauté. Il a gagné le donjon depuis, +avec l'idée de cette jolie fille, qui est toute des plus aimables. Enfin, elle +n'a des Mancini que la beauté. J'ai si peu de commerce +avec M. de Richelieu +, que je ne l'ai point vu depuis son mariage. Si on le +voyait toutes les fois qu'il se marie, on passerait sa vie avec lui. Il est trop +jeune pour moi; je ne sais pas si madame de Richelieu lui +trouvera ce défaut. On ne peut trop louer sa modération; elle n'a pas encore +pris son tabouret. L'hôtel de Richelieu est à vendre. +Pour l'abbé Testu , je le crois très-fâché de ne pouvoir +Suivre l'exemple de M. de Richelieu . Sa jeunesse augmente +tous les ans; et vous croyez bien, madame, qu'avec un tel privilège il est +assurément trop jeune pour se marier. Il m'a priée de vous dire des choses +très-passionnées de sa part. La princesse de la Cisterne +, à qui j'ai appris que vous vous étiez souvenue d'elle, +m'a fait promettre, madame, que je vous dirais combien elle est véritablement +affligée de ne vous avoir point trouvée en ce pays-ci. Elle y a réussi à +merveilles; la cour lui en a fait. Elle a tourné l'esprit de sa mère à tout ce +qu'elle a désiré. Sa petite fille est morte; et c'est un bien pour faire réussir +Ses projets. Elle a un fils aîné, qui est fort grand seigneur dans son pays; et +un petit, beau comme le jour, qu'elle prétend établir en France sous le nom de +marquis de la Trousse avec ses deux belles terres de la +Trousse et de Lisi. Elle ne trouve nul obstacle du côté de sa mère, qui lui a, +je crois, assuré tout son bien. C'est une très-habile femme que madame de la Cisterne . Je la regrette; elle nous quitte après un +voyage de huit jours qu'elle va faire à la Trousse. Elle vous plairait, madame; +elle a un esprit bon et naturel: je pense qu'elle pourra bien se venir établir +en France dans quelques années; mais je ne prends plus aucune part dans les +projets éloignés. Nous sommes ici dans l'agitation du Jubilé. Cette dévotion +n'est point dans les principes du Quiétisme; car il se faut donner bien du +mouvement. Le roi viendra trois jours de suite à Notre-Dame, à commencer jeudi, +et s'en retournera à Meudon; Monseigneur y est venu ces +jours-ci. Enfin, madame, tout le monde est dans la ferveur, jusqu'à M. de Coulanges , qui, avant que d'aller courir les rues, m'a +fort priée de vous assurer de ses respects. Je ne puis vous dire, madame, à quel +point je sais vous honorer et vous aimer; mais les absences sont trop longues. +Je ne les trouve point proportionnées à la brièveté de la vie; et vous jugez +bien, madame, par la tristesse de cette réflexion, de tout l'ennui que me cause +votre éloignement. +LETTRE XLIV. +A LA MÊME. +Paris, 10 mai 1703. +J'espérais n'avoir aujourd'hui qu'à vous rendre mille très-humbles grâces d'une +très-aimable lettre que je reçus hier de vous, madame, et je me trouve obligée +de vous faire un triste compliment sur la mort du petit marquis de Simiane . La jeunesse et la fertilité du père et de la +mère doivent donner de grandes espérances de voir bientôt cette perte réparée; +mais enfin il était tout venu, et je prends un véritable intérêt à tout ce qui +vous regarde. Je suis ravie, madame, que vous approuviez les dernières +connaissances que j'ai faites; car je n'ose encore traiter d'amis des personnes +avec qui j'ai eu aussi peu de commerce. J'ai bien de quoi m'annoncer auprès +d'eux par leur conter comme vous parlez de leur mérite; c'est par-là que je suis +bien sûre de leur plaire. Ils m'ont déjà confié ce qu'ils pensaient de vous et +de tout ce qui s'appelle Grignan. M. de Marsin est +malade; il attend le retour de sa santé pour aller où son devoir l'appelle. Le +maréchal ( de Catinat ) est dans sa campagne plus +philosophe qu'on ne peut vous le dire. Il a raison de se plaindre que je le fais +trop attendre. Nous n'avons plus de temps à perdre tous deux; mais aussi nous +Sommes trop avancés, pour que le temps nous puisse faire tort ni à l'un ni à +l'autre. Ma sœur doit partir pour Bruxelles le lendemain des fêtes; et voilà-ce +qui m'a empêchée jusqu'à présent de m'aller établir à Ormesson, où je compte +passer une partie de l'été; mais je serai bien honteuse, si j'y reçois jamais M. +de Grignan , de ne lui présenter qu'un grand bois, lui +qui est accoutumé, comme vous dites, madame, aux délices de Capoue. Il +n'importe, je désire très-vivement d'avoir cette honte; car si je ne lui +présente point les objets charmant, dont il jouit à Mazargues , et les belles eaux que je crois qui surpassent en beauté +celles de Versailles, je lui présenterai une antique personne très-touchée des +charmes de la solitude, et qui, sans avoir aucune aigreur contre le monde, en +est fort dégoûtée. J'espère que, par ses conversations, il me tiendra moins de +rigueur, et qu'il me pardonnera mes bois très-dénués de vue. Pour vous, madame, +j'ose dire que vous serez surprise de l'arrangement de cette vieille maison, si +vous pouvez faire un assez grand effort de mémoire pour vous en souvenir. Que +dites-vous du parfait bonheur de M. le maréchal de +Villars ? Il est bien heureux de n'être pas désabusé du monde; car +assurément le monde est tourné bien agréablement pour lui; et le moyen alors de +penser qu'il n'y ait pas de plaisir dans cette vie? On dit qu'il a des +inquiétudes qui le troublent, et que je crois cependant très-peu fondées. Si ma +nièce avait bien voulu me croire, le maréchal serait heureux, et elle grande +dame. Son insensibilité va jusqu'à n'être pas touchée de la conduite qu'elle a +eue. J'avoue que je ne reconnais point mon sang à cette indolence. M. de Coulanges arriva hier de Versailles avec un portrait +qu'il tenait de la libéralité de M. le duc de Bourgogne . +Il est aussi content que le peut être le maréchal de +Villars . Tout Paris dit qu'il va être duc, je ne dis pas M. de Coulanges . Je conterai à Sanzei +que vous savez de ses nouvelles; il est si discret, qu'il ne nous a point parlé +de ses bonnes fortunes. Il est aide de camp de M. le duc de +Bourgogne ; et il me paraît encore plus attaché à son maître qu'à sa +maîtresse. Je ne vous puis rien dire de Chambon ; j'en +Suis désolée. Moins il est coupable, plus sa prison sera longue. Il n'oserait +dire ce qui pourrait le justifier: cela vous paraîtra un peu énigme; mais je +n'ose en dire davantage, de peur d'être à la Bastille. Je vis, il y a deux +jours, madame la duchesse de Lesdiguières . La manière +dont je désire votre retour, me fait un mérite auprès d'elle; mais je ne suis +point contente que vous me parliez de ce retour avec si peu de certitude. Nous +attendons la Saint-Jean avec autant de crainte que d'impatience; car si vous ne +donnez point congé à M. de Rezé , nous ne tenons rien. +Ainsi cet événement-là ne nous est pas assurément indifférent. Si Vous saviez ce +que c'est que la calèche de velours jaune que madame de +Lesdiguières vient de faire paraître, vous ne pourriez pas résister au +plaisir de vous promener dedans; on ne parle d'autre chose. Elle est singulière, +magnifique, mais très-éloignée d'être ridicule, comme on l'avait dit. On me +l'avait faite semée de mores ; et cela est faux. Les roues +Sont bleues, et paraissent de lapis. Cela fait un effet charmant avec ce jaune. +Il y a trois mois que je n'ai vu madame votre belle-sœur ; +elle n'a plus aucun commerce avec les profanes. J'ai été des dernières avec qui +elle a rompu; mais elle ne veut plus de moi, il ne faut point s'en faire +accroire: la maison qu'elle va habiter est laide; mais son jardin, qui est +triste par la hauteur des murailles, ne laisse pas d'être grand. Vraiment, +madame, une maison de campagne n'est pas une retraite digne d'une dévote. On ne +trouve point le P. Gaffarel +à la campagne; et il est vis-à-vis de la porte où habitera +M. de Sévigné . Je suis en peine de ce dernier. Sans sa +docilité, ce serait un homme perdu; mais aussi, sans sa docilité, n'irait-il +point habiter le faubourg Saint-Jacques. Pardonnez, madame, la longueur de cette +lettre en faveur de la joie que j'ai de vous entretenir, et croyez, s'il vous +plaît, qu'on ne peut être plus sensible que je le suis aux bontés dont vous +m'honorez. Ne laissez plus aller M. le chevalier de +Grignan dans sa solitude, et entretenez M. le comte dans l'envie qu'il +a de venir faire sa cour. Je ne crois personne plus propre que lui à convertir +les Huguenots; il a bien de la douceur, bien de la raison, et n'est point du +tout hérétique. Voilà, de grands talents pour Orange ; mais +il en a aussi pour le monde, qui le font bien désirer ici. Ne savez-vous pas, +madame, que M. le maréchal de Villeroi a été voir madame +la comtesse de Soissons à Bruxelles? Il lui a mené son +fils; et madame la comtesse de Soissons avoue qu'il y a +long-temps qu'elle n'a eu une si grande joie. J'ai lu le Traité de l'Amitié +, qui m'a paru rempli d'esprit; mais je ne l'aime point. Je +donne ce goût pour le mien, et point du tout pour bon. Je hais les règles dans +l'amitié, et je ne laisserai jamais mourir mon ami. J'aime cent fois mieux +manquer à mon serment. +LETTRE XLV. +A LA MÊME. +Paris, 17 juin 1703. +J'ai eu la même conduite pour vous, madame, que j'ai eue pour moi; c'est celle +aussi qu'ont observée toutes les personnes qui, par discrétion, n'ont pas cru +devoir écrire à madame de Maintenon . Elles ont fait +passer leurs compliment par madame la duchesse du Lude . +J'ai écrit à cette dernière, et je me suis chargée de tout. Vous verrez par sa +réponse que je dis vrai; et je suis même assurée que vous me croiriez, quand je +ne vous l'enverrois point. Il est impossible d'être plus touchée que madame de Maintenon l'a été de la mort de M. d'Aubigné +. Pour moi, je le suis fort de celle de Gourville , avec lequel j'avais renouvelé un commerce très-vif. J'y +ajouterai que son esprit était si parfaitement revenu, que jamais lumière n'a +tant brillé avant que de s'éteindre. Je n'ai point été à la campagne, comme je +l'avais espéré; je me suis amusée à marier le frère de madame de Mornai avec mademoiselle de Menars . Cette +pensée-là me vint; je la proposai à M. l'abbé Duguet , qui +voulut bien entrer dans cette affaire. Elle est enfin conclue, et les noces se +Sont passées avec toute la magnificence possible. Nous espérons de la bonté du +roi l'agrément pour la charge de président à mortier. Mademoiselle de Menars a tant de parents considérables, qu'il y a lieu +de croire que cette espérance n'est pas chimérique. On présenta hier la nouvelle +mariée au roi et à toute la cour. Madame de Maintenon lui +fit des prodiges. Ma complaisance n'a point été jusqu'à aller à Versailles, +quoiqu'on l'eût désiré. J'ai renoncé au monde, et je n'ai pas l'humilité d'aller +dans un pays où je n'ai que faire, et où je n'ai rien d'agréable, ni de nouveau +à montrer. Je cours ce soir à Ormesson, où M. le maréchal de +Catinat et M. de Coulanges m'attendent. Je vous +manderai des nouvelles de la vie que nous allons faire ce maréchal et moi. Je +Suis ravie d'apprendre que vous avez enfin donné congé à M. de +Rezé ; j'en tire la conséquence que vous revenez cet hiver. Je vous +assure qu'il y a long-temps qu'aucun évènement ne m'a fait un plaisir si +Sensible. Je vous prie, madame, que je sois rassurée sur votre rhumatisme, dont +je suis très en peine. Vous vous traitez si durement, que je ne vous trouve +point bien entre vos mains. Je vis avant-hier madame de +Simiane , que je trouvai consolée de la perte qu'elle a faite. Elle l'a +réparée, car elle est grosse; mais il en coûte quelque chose à sa jolie figure. +M. de Sévigné nous a quittés pour sa Bretagne; et madame +votre belle-sœur va jeudi habiter la maison de ma grand'mère. Je me suis trouvée +attendrie en leur disant adieu; il me paraît qu'ils vont changer et de vie et +d'amis. C'est, en vérité, une vraie sainte que madame votre belle-sœur, plus +aisée à admirer qu'a imiter. Je me plains, madame, de n'avoir point appris par +vous votre retour; mais j'en pardonnerons bien d'autres, si vous reveniez, comme +je le veux espérer. +LETTRE XLVI. +A LA MÊME. +Paris, 7 juillet 1703. +Je ne suis point contente, madame, de la manière dont vous me parlez de votre +retour. Il me paraît que la saison de Noël vous fait peur; pour moi, je suis +persuadée que le printemps et l'été n'arriveront qu'alors. Depuis trois semaines +que j'habite ma solitude, je n'ai eu qu'un seul beau jour. Les vents sont +déchaînés; les pluies continuelles; tous les biens de la terre perdus; voilà les +événements qui nous occupent le plus. Cependant celui de la petite victoire de M. le maréchal de Boufflers est +venu jusques à nous. Il était temps qu'il fit parler de lui, et que l'on se +Souvînt que le maréchal de Villars n'est pas le seul +conquérant que nous ayons. Nul bonheur sans mélange dans ce monde. La passion de +ce dernier pour sa femme est au dessus de celle qu'il a pour la gloire, et sa +délicatesse lui persuade que la gloire le traite mieux. Sa mère est charmante +par ses mines, et par les petits discours qu'elle commence, et qui ne sont +entendus que des personnes qui la connaissent. Mais, madame, je m'amuse à vous +parler des maréchaux de France employés, et je ne vous dis rien de celui dont le loisir et la sagesse sont au dessus de tout ce que +l'on en peut dire. Il me paraît avoir bien de l'esprit, une modestie charmante; +il ne me parle jamais de lui, et c'est par là qu'il me fait souvenir du maréchal +de Choiseul . Tout cela me fait trouver bien partagée +à Ormesson ; c'est un parfait philosophe, et philosophe +chrétien; enfin, si j'avais eu un voisin à choisir, ne pouvant m'approcher de +Grignan, j'aurois choisi celui-là. Il vous honore beaucoup, et nous parlons +Souvent de vous et de M. de Grignan . Il ne lui arrive +point aussi d'oublier M. le chevalier. +Madame votre belle-sœur est établie au faubourg Saint-Jacques; et M. votre frère +ira y descendre en arrivant de Bretagne. Je suis persuadée qu'il va être +compagnon du P. Massillon +; c'est son premier métier que celui d'être dévot. Les +dévots sont en vérité plus heureux que les autres. Je les envie, et je voudrais +bien les imiter. Une des premières visites que je ferai, sera celle d'aller dans +la maison de ma grand'mère; car c'est la même qu'occupe madame votre +belle-sœur. +L'esprit de Gourville était plus solide et plus aimable +qu'il n'avait jamais été. Il était revenu d'une manière, qui a fait sentir bien +vivement le regret de le perdre. Ses mémoires sont charmant; ce sont deux assez +gros manuscrits de toutes les affaires de notre temps, qui sont écrits, non pas +avec la dernière politesse, mais avec un naturel admirable. Vous voyez Gourville pendu en effigie, et gouverner le monde. Tout +ce qui m'en a déplu (car je les ai entièrement lus), c'est un portrait, ou +plutôt un caractère de madame de la Fayette , +très-offensant par la tourner très-finement en ridicule. Je le trouvai quatre +jours avant sa mort avec la comtesse de Grammont ; et je +l'assurai que je passais toujours cet endroit de ses mémoires. Les caractères de +tous les ministres y sont merveilleux; l'histoire de madame de +Saint-Loup et de la Croix y est narrée dans le +point de la perfection. Vous m'allez demander si l'on ne peut point avoir un +aussi aimable ouvrage ; non, madame, on ne le verra plus, +et en voici la raison: Gourville y parle de sa naissance +avec une sincérité parfaite; et son neveu n'est pas un assez grand homme pour +Soutenir une chose aussi estimable à mon gré. +Ma sœur est présentement à Bruxelles. Je lui manderai que vous lui faites +l'honneur de vous souvenir d'elle. Notre nouvelle mariée me vint voir hier. +C'est une femme très-vertueuse, et qui donne de très-agréables alliances à son +mari, et une charge de président à mortier après la mort de M. de Menars . Je vous réponds sur toutes les questions que vous me +faites, madame, à mesure qu'il m'en souvient, et je n'y cherche point de +liaison. On ne vous a pas bien informée de la santé, ou plutôt de la maladie de +madame de Maintenon . Depuis cette fièvre de l'hiver +passé, elle en a toujours eu des accès précédés de grands frissons, sans marquer +aucune règle; mais quand ses accès sont passés, elle se porte à merveille. Point +de dégoût, point d'insomnie, très-peu de changement; voilà de bonnes marques, et +qui font espérer qu'elle aura assez de force pour supporter cette bizarre +fièvre. Madame la duchesse de Bourgogne s'est baignée à Marli; il faut espérer +au retour de M. le duc de Bourgogne . Je suis persuadée +que M. le comte de Grignan est entièrement délivré de sa +fièvre tierce. C'est une petite maladie faite pour le quinquina; et il me paraît +qu'il n'a rien à hasarder à le continuer. Ma galerie est bien honorée d'être le +modèle de la belle et magnifique galerie du château de Grignan; mais la mienne +est auprès de vos palais; comme ces petits trous par où l'on fait voir +Versailles. Telle qu'elle est, je voudrais bien vous y tenir, madame. Quant à M. +le chevalier, j'espère que Saint-Gratien +l'attirera dans nos bois, et je le désire beaucoup. Je ne +puis souffrir que madame de Sal... ait des garçons tous +les ans, toujours Gar.... et jamais Grignan ; on n'y peut résister. +LETTRE XLVII. +A LA MÊME. +Paris, 5 août 1703. +Je suis ravie, madame, que la bonne santé de monsieur le comte de Grignan continue; le quinquina l'a bien mieux servi que madame de Maintenon , qui, malgré tout l'usage qu'elle en a fait, +a toujours la fièvre. On l'en avait crue guérie pendant quelques jours; mais la +est revenue avec assez de violence, et peu de règle. Son état rend le voyage de +Fontainebleau fort incertain. Elle est cependant à Marli; mais elle ne s'en +porte pas mieux. +L'affaire du pauvre Chambon n'avance point. J'allai hier à +la Bastille; je fis tout mon possible pour le voir. Jamais mon ami Joncas +n'y voulut consentir. Je le regarde comme un homme ruiné +Sans ressource, d'autant qu'on ne voit point la fin de ses malheurs: sa petite +femme me fait une extrême pitié. +Je crois que vous regrettez présentement l'hiver du mois de juillet; car voici un +été bien chaud. Cependant il ne faut pas s'en plaindre; je crois ce temps-là bon +pour M. le chevalier de Grignan et pour les vignes. +J'allai, il y a deux jours, à Choisi. J'y laissai M. de +Coulanges , qui doit incessamment venir voir votre maison pour y +exécuter vos ordres. Madame de Lesdiguières , que je vis +hier, ne parle que de la joie que lui donne votre retour; et c'est moi qu'elle +choisit pour en parler. Elle a, en vérité, raison; car je ne le désire pas moins +vivement qu'elle. Nous allâmes hier, madame de Simiane et +moi, chercher le maréchal de Catinat . Il était déjà +reparti. Il a passé quelques jours à Paris, où il m'avait cherchée aussi; mais +on ne se voit point à Paris. Je retourne incessamment dans la maison de Polémon , où je serai ravie de le trouver; un héros +chrétien est bien plus à mon usage maintenant qu'un héros romanesque. La maison +que je vais habiter m'a vue dans ces deux goûts; car, en vérité, je n'y étais +Soutenue dans ma jeunesse que par des idées très-romanesques. Ce temps-là est +bien éloigné. Les pensées solides sont assurément plus raisonnables; et c'est +par-là qu'elles sont assez tristes. Au reste, madame, le bel air de la cour est +d'aller à la jolie maison que le roi a donnée à la comtesse de +Grammont dans le parc de Versailles. Le comte dit que cela jette dans +une si grande dépense, qu'il est résolu de présenter au roi des parties de tous +les dîners qu'il y donne. C'est tellement la mode, que c'est une honte de n'y +avoir pas été. La comtesse va tous les jours dîner à Marli, et le soir revient +dans sa jolie maison vaquer à sa famille. +Madame votre belle-sœur est fort joliment logée. J'allai +chez elle en dernier lieu; je la trouvai dans une très-parfaite santé, +mademoiselle de Grignan et le P. Gaffarel avec elle; charmée de la vie qu'elle mène; bien des prières, +bien des lectures, et une société de personnes qui sont toutes occupées de +l'éternité, indifférentes pour les nouvelles du monde, peu sensibles à tout ce +qui passe. En vérité, madame, ce ne sont pas eux qui ont tort. +La comtesse de Grammont se porte très-bien. Il est certain +que le roi la traite, à merveille; et c'en est assez pour que le monde se tourne +fort de son côté. Mais, comme vous savez, madame, le monde est bien plaisant. +Permettez-moi de vous supplier de me conserver l'honneur de vos bonnes grâces, +et d'assurer M. le comte de Grignan et M. le chevalier de +mes très-humbles services. Je conterai à notre maréchal tout ce que vous pensez +de son mérite, et c'est par-là que je prétends me faire valoir auprès de +lui. +LETTRE LXVIII. +A LA MÊME. +Paris, 25 septembre 1703. +J'entends fort bien parler, madame, de la sagesse de +Chambon ; ainsi, j'espère que son ressentiment ne l'obligera point à +quitter Paris, où il rétablira mieux le tort que sa prison a fait à ses affaires +qu'en lieu du monde. Vous ne connaissez plus la cour, de croire qu'on a pu lire +Sa justification. On ne lirait pas un billet de deux lignes, de quelque +importance qu'il pût être. Vous avez été instruite du beau procédé de M. de Chamillard , à l'égard de M. Desmarest , et des raisonnement du public. Ainsi, madame, je ne vous +parlerai plus de cette vieille nouvelle; mais je ne veux pas perdre un moment à +vous dire l'état où est Madame de Lesdiguières , dont je +vous croyais bien informée. Son mal a été une dyssenterie très-violente; et son +médecin, un suisse qui a tué, ou du moins avancé la mort de M. de Chaulnes , par un breuvage qu'il lui donna. Cependant madame de Lesdiguières ne voulait voir aucun autre médecin; +enfin, il y a six jours que madame la maréchale de +Villeroi lui mena de son autorité Helvétius , qui +ne la trouva point en état de prendre son remède. Il crut voir des indices +certains qu'elle avait un abcès. Il craignit la gangrène; il lui fait prendre +des lavemens d'herbes vulnéraires avec de l'eau d'arquebusade. Elle en est à +fendre du pus. Ainsi, on espère qu'elle reviendra de cette maladie; mais on ne +la croit pas encore hors de péril. Son mal est trop grand pour s'en prendre au +café. Notre maréchal ( ) l'a abandonné pour le chocolat. Je +lui ferai assurément voir ce que vous dites de lui; il me paraît fort touché de +votre approbation, madame, et de celle de M. le chevalier de +Grignan . C'est le plus aimable homme du monde; nous ne passons pas un +jour sans le voir. Je le trouve seul au bout, d'une de nos allées; il y est sans +épée, il ne croit pas en avoir jamais porté. Il voit le roi tous les quinze +jours, et puis revient dans sa solitude avec un goût qui paraît naturel. Vous +avez raison, madame, de me trouver à plaindre, quand je retournerai à Paris. +J'ai promis à madame de Louvois d'aller passer quinze +jours à Choisi; mais je vous avoue que j'ai bien de la peine à m'y résoudre. M. +et madame de Simiane me firent hier l'honneur de venir +dîner ici avec notre fille d'honneur de la reine Marguerite ; et madame votre fille me promit qu'elle y reviendrait +passer encore quelques jours. C'est en vérité une jolie femme. On ne peut avoir +plus d'esprit, ni un esprit plus aimable que le sien; une charmante humeur: il +n'est pas possible de se dépêtrer d'elle; mais c'est bien à moi d'aimer une +personne de son âge. Cependant je tomberois infailliblement dans cet +inconvénient, si je la voyais trop souvent. J'ai bien de l'impatience de vous +voir exécuter le projet que vous avez fait de revenir à Paris. Si j'étais en +commerce avec les fées, vous me verriez voler à Grignan . +Tant que cela ne sera point, croyez que je ne vais que terre à terre. +LETTRE XLIX. +A LA MÊME. +Paris, 5 février 1704. +La comtesse de Grammont , madame, ne se porte pas bien; +aussi je la crois moins soutenue que le comte par les charmes de la cour, +quoiqu'elle y soit traitée avec toutes les distinctions possibles. M. de l'Hôpital est mort ; c'était une +de vos conquêtes. Sa femme demeure avec quarante mille +écus de rente. Cela change fort son état; car on ne la faisait vivre que des infiniment petits +. L'abbé Testu est dans un état +très-digne de pitié. Ses vapeurs augmentent; au lieu de diminuer. Il y a trois +mois qu'il n'a dormi. Il ne mange plus, et son imagination se sent des désordres +de son corps. Ajoutez à tous ses maux soixante-dix-huit ans, et vous jugerez que +nous aurons bien de la peine à le tirer de l'état où il est. Quelle tristesse, +madame, de voir disparaitre toutes les personnes avec qui l'on a vécu! +j'apprends dans ce moment la mort de madame de +Boisdauphin . Je vous quitte avec regret, madame, pour aller au secours +de madame de Louvois . Ce ne sera pourtant, qu'après vous +avoir suppliée de ne point oublier la manière dont je vous honore, j'ose dire +plus, celle dont je vous aime. Je vois quelquefois madame de +Lesdiguières ; j'ai même été chez elle avec madame de +Simiane , qui ne l'avait point vue depuis la perte de son fils . Cette dernière prétend que ce n'était point sa faute; mais +il était un peu tard, je l'avoue. Elle vous adore ( madame de +Lesdiguières ); mais elle soutient, et je suis de son avis, que ce n'est +pas vous voir que de se souvenir de vous. Je crois le printemps revenu à +Marseille; car il se laisse entrevoir dans ce pays ci. J'oubliais de vous dire +que l'abbé Testu a été très-sensible à l'honneur de votre +Souvenir, malgré la cruauté de tous ses maux. +LETTRE L. +A LA MÊME. +Paris, 3 mars 1704. +Je me suis acquittée des ordres que vous m'avez donnés, madame, et j'ai mille et +mille remercîmens à vous faire de madame de Louvois , qui +m'a paru fort touchée de votre attention à son égard. La pauvre femme a hérité +de cinquante-quatre mille livres de rente. Je ne l'en, crois pas plus heureuse, +et je sais bien que je me sens très-éloignée de l'envier. Nous avons eu la +duchesse du Lude quatre jours ici. Cela devient ridicule +d'être aussi belle qu'elle l'est; les années coulent sur elle, comme l'eau sur +la toile cirée. Sa joie est très-grande de l'heureuse grossesse de sa jeune +princesse. Le P. Massillon réussit à la cour, comme il a +réussi à Paris; mais on sème souvent dans une terre ingrate, quand on sème à la +cour; c'est-à-dire que les personnes qui sont fort touchées de sermons, sont +déjà converties, et les autres attendent la grâce, souvent sans impatience; +l'impatience serait déjà une grande grâce. En vérité, madame, M. le marquis de Grignan est ce qui s'appelle un homme de bien, sans +qu'il lui en coûte de déplaire au monde: au contraire, on, l'en aime davantage. +Pour moi, j'avoue que je l'honore au dernier point. Madame de +Simiane se porte à merveille; elle se dispose à vous aller trouver ce +printemps, puisque le duc de Savoie ajoute à tous les maux qu'il nous fait, +celui de vous obliger à demeurer en Provence. Nous avons ici un voisin qui vous +désire beaucoup à Paris, madame: c'est M. le cardinal d'Estrées . Il s'adonne fort à venir ici les soirs; et j'ai été assez +peu polie pour le prier de ne les pas pousser aussi loin qu'il faisait. Mon +antiquité ne me permet plus d'entretenir la compagnie au-delà de neuf heures; et +notre cardinal, qui est plus vif et plus jeune que jamais, ne s'amuse point à +Savoir l'heure qu'il est. Je compte m'aller établir dans ma solitude vers les premiers jours de mai. J'y verrai le maréchal de Catinat , qui se trouve toujours à Saint-Gratien, pour +y recevoir le premier rossignol. Le maréchal de Villars +nous quitte pour aller habiter le quartier de Richelieu: il est si amoureux de +Sa belle maréchale, qu'il est difficile qu'il soit heureux. Cette passion est +ordinairement suivie d'une autre qui trouble le repos, lors même qu'on a tout +lieu de ne se point inquiéter. Le maréchal est souvent plus aise que s'il avait +épousé ma nièce; mais il est bien moins tranquille qu'il ne l'aurait été. La +belle-mère de ma nièce se meurt, et le pauvre Termes +mourut hier à six heures du matin. L'abbé Testu a des +maladies bien réelles; il est à craindre maintenant qu'on ne soit obligé de lui +faire une opération. Ajoutez à ce mal un cruel rhumatisme, et vous jugerez, +madame, que ses vapeurs ne sont pas le plus grand de tous ses maux. Il est comme +Job sur son fumier, à la patience près; je suis +très-fâchée de son état. C'est, pour ainsi dire, demeurer seule sur la terre, +que de voir disparaitre tout ce que l'on a connu; ce qui est de certain, c'est +que l'on n'y sera pas long-temps. Votre amie, madame de +Lesdiguières , fait des merveilles pour la duchesse de +Lesdiguières , jadis madame de Canaples . +Vous savez, madame, que notre Sanzei a été fait +brigadier. +FIN. +LETTRES +DE +MMES. DE VILLARS, +DE COULANGES, +ET DE LA FAYETTE; +DE NINON DE L'ENCLOS, +ET DE +MADEMOISELLE AÏSSÉ; +Accompagnées de Notices biographiques, de Notes explicatives, et de la Coquette +Vengée, par Ninon de l'Enclos. +SECONDE ÉDITION. +TOME SECOND. +A PARIS, +Chez LÉOPOLD COLLIN, Libraire, +Rue Gît-le-cœur, Nº. 18. +AN XIII.—1805. +LETTRES +DE +MADAME DE LA FAYETTE. +NOTICE +SUR +MME. DE LA FAYETTE. +Marie-Magdeleine Pioche de la Vergne, comtesse de la +Fayette , naquit, en 1632, d'Aymar de la Vergne , +maréchal de camp et gouverneur du Hâvre-de-Grâce, et de Marie de Péna , d'une ancienne famille de Provence. +Mademoiselle de la Vergne eut le bonheur d'avoir un père +en qui le mérite égalait la tendresse. Il prit soin lui-même de l'éducation de +Sa fille, et cette éducation fut à la fois solide et brillante. Les lettres et +les arts concoururent à embellir un heureux naturel. Ménage et le père Rapin se chargèrent +d'enseigner le latin à mademoiselle de la Vergne . +Introduite de bonne heure dans la société de l'hôtel de Rambouillet, la justesse +et la solidité naturelle de son esprit n'auraient peut-être pas résisté à la +contagion du mauvais goût, dont cet hôtel était le centre, si la lecture des +auteurs latins ne lui eût offert un préservatif, qu'à cette époque elle ne +pouvait encore trouver dans notre littérature. Du reste, elle mit autant de soin +à cacher son savoir que d'autres en mettent à l'étaler. +En 1655, âgée de 22 ans, elle épousa François, comte de la +Fayette , frère de mademoiselle de la Fayette , +fille d'honneur d'Anne d'Autriche , connue par ses chastes +amours avec Louis XIII . Madame de la +Fayette eut de son mari deux fils, dont l'un suivit la carrière des +armes, et l'autre embrassa l'état ecclésiastique. +Douée d'un esprit cultivé et du talent d'écrire, madame de la +Fayette ne pouvait manquer d'avoir une estime particulière pour ceux en +qui les mêmes avantages se faisaient remarquer. Plusieurs gens de lettres furent +admis dans sa familiarité. De ce nombre était la +Fontaine , dont la destinée semblait être d'avoir les femmes les plus +distinguées pour amies et pour bienfaitrices. +Segrais avait déplu à Mademoiselle , +au service de laquelle il était en qualité de gentilhomme ordinaire, pour avoir +blâmé son projet de mariage avec Lauzun . Il fut obligé de +quitter la maison de cette princesse. Madame de la +Fayette le reçut dans la sienne. Ce fut pendant le séjour qu'il y fit +qu'elle composa Zayde et la princesse +de Clèves . Elle fit paraître le premier de ces romans sous le nom de +Segrais . Le succès en fut si prodigieux, que madame +de la Fayette , toute modeste qu'elle était, dut +regretter de n'en pouvoir jouir qu'en secret, et que Segrais , sur-tout, dut désirer de ne pas rester plus long-temps chargé +d'une gloire, qui, croissant chaque jour, devenait un fardeau également +incommode pour sa délicatesse et pour son amour-propre. Il en rendit la +jouissance à celle qui en avait la propriété, sans en rien retenir que l'honneur +d'avoir donné quelques avis pour la disposition de l'ouvrage. Sa renonciation +fut sincère, et l'on y crut. +Le docte Huet , depuis évêque d'Avranches, fut lié d'une +amitié très-tendre avec madame de la Fayette . Il composa +pour elle son Traité de l'origine des Romans , qui fut +imprimé en tête de Zayde . C'est à ce sujet que madame de la Fayette disait à Huet: Nous avons +marié nos enfants ensemble . +Rien n'est plus connu que l'amitié de madame de la Fayette +et du duc de la Rochefoucauld , l'auteur des Maximes . Elle dura plus de vingt-cinq ans, et la mort +Seule en rompit les nœuds. Ce ne serait point assez de dire que M. de la Rochefoucauld et madame de la +Fayette se voyaient tous les jours; ils étaient continuellement +ensemble; ils ne se quittaient pas. Le duc de la +Rochefoucauld , après l'éclat et les agitations de sa jeunesse, condamné +à la retraite et au repos, éloigné des places et des honneurs, abandonné de ceux +qui ne s'attachent qu'à la faveur, et de plus obsédé de maux très-douloureux, se +livrait trop souvent aux accès d'une injuste misantropie. Dans cette position, +quelle société pouvait lui être plus nécessaire que celle d'une femme aimable et +bonne, qui embellît sa solitude, remplît le vide de son âme, adoucît son humeur +et ses chagrins, dont l'attachement désintéressé fût une continuelle réfutation +de son triste système, dont l'entretien fît une agréable diversion aux maux +qu'elle ne parviendrait pas à soulager par ses soins, qui attirât chez lui, +auprès de qui il pût trouver ce choix d'hommes instruits et de femmes +Spirituelles, si préférable à la foule des courtisans frivoles et perfides? +Telle était madame de la Fayette pour M. de la Rochefoucauld . Son ami mourut; elle fut +inconsolable. Accablée par le chagrin et les infirmités, ayant perdu ce qui +l'attachait le plus au monde, elle se jeta toute entière dans le sein de Dieu. +Les dernières années de sa vie furent consacrées aux pratiques de la piété la +plus austère; elle mourut en 1693, dans sa soixantième année. +Le trait le plus marqué de son caractère, était la franchise. M. de la Rochefoucauld lui avait dit qu'elle était vraie . Ce mot qui n'avait point encore été employé dans +cette acception, parut la peindre parfaitement, et dès lors chacun le lui +appliqua. +Son caractère et sa conduite ont été attaqués; mais la malignité connue de ses +détracteurs suffit presque seule pour réfuter leurs accusations. Il suffit de +nommer la Beaumelle , historien infidèle, qui presque +toujours mettait à la place de la vérité les caprices de son humeur ou les +Saillies de son imagination; et Bussy-Rabutin , ce +Satirique impitoyable qui n'épargna ni le roi ni madame de +Sévigné , sa cousine, c'est-à-dire, ce qu'il y avait de plus puissant et +de plus aimable. Aux calomnies de pareils hommes, opposons un témoignage, qui, +pour être favorable, n'en est pas moins digne de foi. C'est celui de madame de Sévigné . «Madame de la Fayette , +écrivait-elle à sa fille, est une femme aimable et estimable, que vous aimiez +dès que vous aviez le temps d'être avec elle, et de faire usage de son esprit et +de sa raison. Plus on la connaît, plus on s'y attache.» +Madame de la Fayette avait l'esprit éminemment juste. Segrais lui avait dit: Votre jugement +est supérieur à votre esprit. Cette opinion lui avait paru +très-flatteuse. On sent que pour bien goûter une pareille louange, il faut la +mériter. Elle ne portait dans la conversation ni les saillies étincelantes et +caustiques de madame Cornuel , ni la vivacité spirituelle +de madame de Coulanges , ni l'aimable abandon de madame +de Sévigné ; mais ses discours étaient d'une précision +élégante et ingénieuse. On a retenu d'elle plusieurs mots, entre'autres celui-ci: +Les sots traducteurs ressemblent à des laquais ignorant +qui changent en sottises les compliment dont on les charge. +Il est inutile de s'étendre ici sur ses ouvrages que tout le monde connaît. Zayde, la princesse de Clèves, la comtèsse de Tende et +la princesse de Montpensier , seront lues avec plaisir +aussi long-temps qu'on sera sensible à la délicatesse des sentiment, aux grâces +et au naturel du style. Outre ses romans, elle avait composé un assez grand +nombre d'ouvrages historiques; mais les manuscrits se sont perdus par la +négligence de l'abbé de la Fayette , son fils, qui les +prêtait à tout le monde, et ne les redemandait pas. On n'a conservé que deux de +ces écrits; l'un est intitulé: Mémoires de la cour de France, +pour les années 1688 et 1689 ; l'autre est l'histoire de madame +Henriette-Anne d'Angleterre , première femme de Monsieur . +On a encore de madame de la Fayette un portrait de madame +de Sévigné , l'un des meilleurs qu'on ait faits dans +ce siècle où l'on en fit tant. L'amitié retraça fidèlement les traits d'un +modèle qu'elle n'avait pas besoin d'embellir. Ce portrait a été placé dans le +volume que nous publions à la suite des lettres de madame de +la Fayette . +Ces lettres, qui sont au nombre de quatorze, sont adressées à cette même madame +de Sévigné , dont elles ne dépareroient pas le +recueil. On peut croire que, si madame de la Fayette se +fût livrée davantage au commerce épistolaire, elle eût approché en ce genre du +talent et de la réputation de son amie; «mais, lui écrivait-elle un jour, le +goût d'écrire m'est passé pour tout le monde; et, si j'avais un amant qui voulût +de mes lettres tous les patins, je romprois avec lui.» +LETTRES +DE +MADAME DE LA FAYETTE, +A MADAME DE SÉVIGNÉ. +LETTRE PREMIÈRE. +Paris, 30 décembre 1672 +J'ai vu votre grande lettre à d'Hacqueville : je comprends +fort bien tout ce que vous lui mandez sur l'évêque de Marseille; il faut que le +prélat ait tort, puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade , et j'ai bien envie encore de la faire voir à +madame du Plessis ; car elle est très-prévenue en faveur +de l'évêque. Les Provençaux sont des gens d'un caractère tout particulier. +Voilà un paquet que je vous envoie pour madame de +Northumberland . Vous ne comprendrez pas aisément pourquoi je suis +chargée de ce paquet; il vient du comte de Sunderland , +qui est présentement ambassadeur ici. Il est fort de ses amis; il lui a écrit +plusieurs fois; mais n'ayant point de réponse, il croit qu'on arrête ses +lettres, et M. de la Rochefoucauld , qu'il voit +très-souvent, s'est chargé de faire tenir le paquet dont il s'agit. Je vous +Supplie donc, comme vous n'êtes plus à Aix, de le renvoyer par quelqu'un de +confiance, et d'écrire un mot à madame de Northumberland , +afin qu'elle vous fasse réponse, et qu'elle vous mande qu'elle l'a reçu; vous +m'enverrez sa réponse. On dit ici que si M. de Montaigu +n'a pas un heureux succès dans son voyage, il passera en Italie pour faire voir +que ce n'est pas pour les beaux yeux de madame de +Northumberland qu'il court le pays: mandez-nous un peu ce que vous +verrez de cette affaire, et comment il sera traité. +La Marans est dans une dévotion et dans un esprit de +douceur et de pénitence qui ne se peuvent comprendre: sa sœur , qui ne l'aime pas, en est surprise et charmée; sa personne +est changée à n'être pas reconnoissable: elle paraît soixante ans. Elle trouva +mauvais que sa sœur m'eût conté ce qu'elle lui avait dit sur cet enfant de M. +de Longueville , et elle se plaignit aussi de moi de +ce que je l'avais redonné au public; mais ses plaintes étaient si douces, que +Montalais en était confondue pour elle et pour moi; +en sorte que, pour m'excuser, elle lui dit que j'étais informée de la belle +opinion qu'elle avait que j'aimais M. de Longueville . La +Marans , avec un esprit admirable, répondit que +puisque je savais cela, elle s'étonnait que je n'en eusse pas dit davantage, et +que j'avais raison de me plaindre d'elle. On parla de madame de Grignan ; elle en dit beaucoup de bien, mais sans aucune +affectation. Elle ne voit plus qui que ce soit au monde, sans exception; si Dieu +fixe cette bonne tête-là, ce sera un des grands miracles que j'aurai jamais +vus. +J'allai hier au Palais-Royal avec madame de Monaco ; je m'y +enrhumai à mourir: j'y pleurai Madame +de tout mon cœur. Je fus surprise de l'esprit de celle-ci +; non pas de son esprit agréable, mais de son esprit de +bon sens: elle se mit sur le ridicule de M. de +Meckelbourg d'être à Paris présentement; et je vous assure que l'on ne +peut mieux dire. C'est une personne très-opiniâtre et très-résolue, et +assurément de bon goût; car elle hait madame de Gourdon à +ne la pouvoir souffrir. Monsieur me fit toutes les +caresses du monde au nez de la maréchale de Clérembault +; j'étais soutenue de la Fienne , qui +la hait mortellement, et à qui j'avais donné à dîner il n'y a que deux jours. +Tout le monde croit que la comtesse du Plessis +va épouser Clérembault . +M. de la Rochefoucauld vous fait cent mille compliment; il +y a quatre ou cinq jours qu'il ne sort point; il a la goutte en miniature. J'ai +mandé à madame du Plessis que vous m'aviez écrit des +merveilles de son fils. Adieu, ma belle, vous savez combien je vous aime. +LETTRE II. +Paris, 27 février 1673 +Madame Bayard et M. de la Fayette +arrivent dans ce moment; cela fait, ma belle, que je ne vous puis dire que deux +mots de votre fils: il sort d'ici, et m'est venu dire adieu, et me prier de vous +écrire ses raisons sur l'argent: elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de +vous les expliquer fort au long; car vous voyez, d'où vous êtes, la dépense +d'une campagne qui ne finit point. Tout le monde est au désespoir et se ruine. +Il est impossible que votre fils ne fasse pas un peu comme les autres, et, de +plus, la grande amitié que vous avez pour madame de +Grignan , fait qu'il en faut témoigner à son frère. Je laisse au grand +d'Hacqueville à vous en dire davantage. Adieu, ma +très-chère. +LETTRE III. +Paris, 15 avril, 1673 +Madame de Northumberland me vint voir hier; j'avais été la +chercher avec madame de Coulanges : elle me parut une +femme qui a été fort belle, mais qui n'a plus un seul trait de visage qui se +Soutienne, ni où il soit resté le moindre air de jeunesse; j'en fus surprise: +elle est, avec cela, mal habillée; point de grâce; enfin, je n'en fus point du +tout éblouie; elle me parut entendre fort bien tout ce qu'on dit, ou, pour mieux +dire, ce que je dis; car j'étais seule. M. de la +Rochefoucauld et madame de Thianges , qui avaient +envie de la voir, ne vinrent que comme elle sortait. Montaigu m'avait mandé qu'elle viendrait me voir; je lui ai fort parlé +d'elle; il ne fait aucune façon d'être embarqué à son service, et paraît +très-rempli d'espérance. M. de Chaulnes partit hier, et +le comte Tot aussi; ce dernier est très-affligé de +quitter la France: je l'ai vu quasi tous les jours, pendant qu'il a été ici; +nous avons traité votre chapitre plusieurs fois. La maréchale de Grammont s'est trouvée mal; d'Hacqueville y +a été, toujours courant, lui mener un médecin: il est, en vérité, un peu étendu +dans ses soins. Adieu, mon amie: j'ai le sang si échauffé, et j'ai tant eu de +tracas ces jours passés, que je n'en puis plus; je voudrais bien vous voir pour +me rafraîchir le sang. +LETTRE IV. +Paris, 19 mai 1673 +Je vais demain à Chantilli: c'est ce même voyage que j'avais commencé l'année +passée jusque sur le Pont-neuf, où la fièvre me prit; je ne sais pas s'il +arrivera quelque chose d'aussi bizarre, qui m'empêche encore de l'exécuter: nous +y allons, la même compagnie, et rien de plus. +Madame du Plessis était si charmée de votre lettre, +qu'elle me l'a envoyée; elle est enfin partie pour sa Bretagne. J'ai donné vos +lettres à Langlade , qui m'en a paru très-content; il +honore toujours beaucoup madame de Grignan . Montaigu s'en va: on dit que ses espérances sont +renversées; je crois qu'il y a quelque chose de travers dans l'esprit de la +nymphe . Votre fils est amoureux, comme un perdu, de +mademoiselle de Poussai ; il n'aspire qu'à être aussi +transi que la Fare . M. de la +Rochefoucauld dit que l'ambition de Sévigné est +de mourir d'un amour qu'il n'a pas; car nous ne le tenons pas du bois dont on +fait les fortes passions. Je suis dégoûtée de celle de la +Fare : elle est trop grande et trop esclave; sa maîtresse ne répond pas +au plus petit de ses sentiment: elle soupa chez Longueil +et assista à une musique le soir même qu'il partit. Souper en compagnie quand +Son amant part, et qu'il part pour l'armée, me paraît un crime capital; je ne +Sais pas si je m'y connais. Adieu, ma belle. +LETTRE V. +Paris, 26 mai 1673 +Si je n'avais la migraine, je vous rendrais compte de mon voyage de Chantilli, et +je vous dirais que de tous les lieux que le soleil éclair, il n'y en a point un +pareil à celui-là. Nous n'y avons pas eu un trop beau temps; mais la beauté de +la chasse dans les carosses vitrés a suppléé à ce qui nous manquait. Nous y +avons été cinq ou six jours; nous vous y avons extrêmement souhaitée, +non-seulement par amitié, mais parce que vous êtes plus digne que personne du +monde d'admirer ces beautés-là. J'ai trouvé ici, à mon retour, deux de vos +lettres. Je ne pus faire achever celle-ci vendredi, et je ne puis l'achever +moi-même aujourd'hui, dont je suis bien fâchée; car il me semble qu'il y a +long-temps que je n'ai causé avec vous. Pour répondre à vos questions, je vous +dirai que madame de Brissac +est toujours à l'hôtel de Conti, environnée de peu +d'amant, et d'amant peu propres à faire du bruit; de sorte qu'elle n'a pas grand +besoin du manteau de sainte Ursule . Le premier président +de Bordeaux est amoureux d'elle comme un fou; il est vrai que ce n'est pas +d'ailleurs une tête bien timbrée. Monsieur le Premier et +Ses enfants sont aussi fort assidus auprès d'elle; M. de +Montaigu ne l'a, je crois, point vue de ce voyage-ci, de peur de +déplaire à madame de Northumberland , qui part +aujourd'hui; Montaigu l'a devancée de deux jours; tout +cela ne laisse pas douter qu'il ne l'épouse. Madame de +Brissac joue toujours la désolée, et affecte une très-grande +négligence. La comtesse du Plessis a servi de dame +d'honneur deux jours avant que Monsieur soit parti; sa +belle-mère n'y avait pas voulu consentir auparavant. Elle +n'égratigne point M. de Monaco ; je crois qu'elle se fait +justice, et qu'elle trouve que la seconde place de chez Madame est assez bonne pour la femme de Clérembault ; elle le sera assurément dans un mois, si elle ne l'est +déjà. +Nous allons dîner à Livri; M. de la Rochefoucauld , Morangis , Coulanges et moi; c'est +une chose qui me paraît bien étrange, d'aller dîner à Livri, et que ce ne soit +pas avec vous. L'abbé Testu +est allé à Fontevrault; je suis trompée, s'il n'eût mieux +fait de n'y pas aller, et si ce voyage-là ne déplaît à des gens à qui il est bon +de ne pas déplaire. +L'on dit que madame de Montespan est demeurée à Courtrai. +Je reçois une petite lettre de vous: si vous n'avez pas reçu des miennes, c'est +que j'ai bien eu des tracas; je vous conterai mes raisons quand vous serez ici. +M. le Duc s'ennuie beaucoup à Utrecht; les femmes y sont +horribles: voici un petit conte sur son sujet. Il se familiarisoit avec une +jeune femme de ce pays-là, pour se désennuyer apparemment, et, comme les +familiarités étaient sans doute un peu grandes, elle lui dit: Pour Dieu! Monseigneur, votre altesse a la bonté d'être trop +insolente. C'est Briole qui m'a écrit cela; j'ai +jugé que vous en seriez charmée, comme moi. Adieu, ma belle; je suis toute à +vous assurément. +LETTRE VI. +Paris, 30 juin 1673 +Hé bien! hé bien! ma belle, qu'avez-vous à crier comme un aigle? Je vous demande +que vous attendiez à juger de moi quand vous serez ici; qu'y a-t-il de si +terrible à ces paroles: Mes journées sont remplies? Il +est vrai que Bayard est ici, et qu'il fait mes affaires; +mais quand il a couru tout le jour pour mon service, écrirai-je? Encore faut-il +lui parler. Quand j'ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de la Rochefoucauld que je n'ai point vu de tout le jour; +écrirai-je? M. de la Rochefoucauld et Gourville sont ici; écrirai-je? Mais quand ils sont sortis? Ah! quand +ils sont sortis! il est onze heures, et je sors, moi; je couche chez nos +voisins, à cause qu'on bâtit devant mes fenêtres. Mais l'après-dînée? J'ai mal à +la tête. Mais le matin? J'y ai mal encore, et je prends des bouillons d'herbes +qui m'enivrent. Vous êtes en Provence, ma belle, vos heures sont libres, et +votre tête encore plus; le goût d'écrire vous dure encore pour tout le monde; il +m'est passé pour tout le monde, et si j'avais un amant qui voulût de mes lettres +tous les matins, je romprois avec lui. Ne mesurez donc point notre amitié sur +l'écriture; je vous aimerai autant, en ne vous écrivant qu'une page en un mois, +que vous, en m'en écrivant dix en huit jours. Quand je suis à St.-Maur, je puis +écrire, parce que j'ai plus de tête et plus de loisir; mais je n'ai pas celui +d'y être: je n'y ai passé que huit jours de cette année. Paris me tue. Si vous +Saviez comme je ferais ma cour à des gens à qui il est très-bon de la faire, +d'écrire souvent toutes sortes de folies, et combien je leur en écris peu, vous +jugeriez aisément que je ne fais pas ce que je veux là-dessus. Il y a +aujourd'hui trois ans que je vis mourir Madame : je relus +hier plusieurs de ses lettres; je suis toute pleine d'elle. Adieu, ma +très-chère: vos défiances seules composent votre unique défaut, et la seule +chose qui peut me déplaire en vous. M. de la +Rochefoucauld vous écrira. +LETTRE VII. +Paris, 14 juillet 1673 +Voici ce que j'ai fait depuis que je ne vous ai écrit: j'ai eu deux accès de +fièvre: il y a six mois que je n'ai été purgée; on me purge une fois, on me +purge deux; le lendemain de la deuxième, je me mets à table: ah! ah! j'ai mal au +cœur, je ne veux point de potage: mangez donc un peu de viande; non, je n'en +veux point; mais vous mangerez du fruit; je crois qu'oui: hé bien! mangez-en +donc; je ne saurais, je mangerai tantôt: que l'on m'ait ce soir un potage et un +poulet. Voici le soir, voilà un potage et un poulet; je n'en veux point, je suis +dégoûtée, je m'en vais me coucher; j'aime mieux dormir que de manger. Je me +couche, je me tourne, je me retourne, je n'ai point de mal, mais je n'ai point +de sommeil aussi; j'appelle, je prends un livre, je le referme; le jour vient, +je me lève, je vais à la fenêtre; quatre heures sonnent, cinq heures, six +heures; je me recouche, je m'endors jusqu'à sept: je me lève à huit, je me mets +à table à douze inutilement, comme la veille; je me remets dans mon lit le soir +inutilement, comme l'autre nuit. Êtes-vous malade? nenni. Êtes-vous plus faible? +nenni. Je suis dans cet état trois jours et trois nuits: je redors présentement; +mais je ne mange encore que par machine, comme les chevaux, en me frottant la +bouche de vinaigre: du reste, je me porte bien, et je n'ai pas même si mal à la +tête. Je viens d'écrire des folies à M. le Duc. Si je +puis, j'irai dimanche à Livri pour un jour ou deux. Je suis très-aise d'aimer +madame de Coulanges à cause de vous. Résolvez-vous, ma +belle, de me voir soutenir toute ma vie, à la pointe de mon éloquence, que je +vous aime plus encore que vous ne m'aimez: j'en ferais convenir Corbinelli en un demi-quart d'heure: au reste, mandez-moi +bien de ses nouvelles; tant de bonnes volontés seront-elles toujours inutiles à +ce pauvre homme? Pour moi, je crois que c'est son mérite qui leur porte malheur. +Segrais porte aussi guignon; madame de Thianges est des amies de Corbinelli , madame +Scarron , mille personnes, et je ne lui vois plus +aucune espérance de quoi que ce puisse être. On donne des pensions aux beaux +esprits; c'est un fonds abandonné à cela; il en mérite mieux que tous ceux qui +en ont; point de nouvelles, on ne peut rien obtenir pour lui. Je dois voir +demain madame de Vill...... ; c'est une certaine ridicule +à qui M. d'Ambre a fait un enfant. Elle l'a plaidé, et a +perdu son procès. Elle conte toutes les circonstances de son aventure; il n'y a +rien au monde de pareil. Elle prétend avoir été forcée: vous jugez bien que +cela-conduit à de beaux détails. La Marans est une +Sainte; il n'y a point de raillerie: cela me paraît un miracle. La Bonnetot est dévote aussi; elle a ôté son œil de verre; +elle ne met plus de rouge, ni de boucles. Madame de +Monaco ne fait pas de même; elle me vint voir l'autre jour, bien +blanche: elle est favorite et engouée de cette Madame -ci +tout comme de l'autre: cela est bizarre. Langlade s'en va +demain en Poitou pour deux ou trois mois. M. de Marsillac +est ici: il part lundi pour aller à Barège; il ne s'aide pas de son bras. Madame +la comtesse du Plessis va se marier: elle a pensé acheter +Frêne . M. de la Rochefoucauld +Se porte très-bien: il vous fait mille et mille compliment et à Corbinelli . Voici une question entre deux maximes: +On pardonne les infidélités; mais on ne les oublie point. +On oublie les infidélités; mais on ne les pardonne point. +«Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez +pourtant toujours; ou qu'il vous en ait fait une, et qu'il vous aime aussi +toujours?» On n'entend pas par infidélité, avoir quitté pour un autre; mais +avoir fait une faute considérable. Adieu: je suis bien en train de jaser; voilà +ce que c'est que de ne point manger et ne point dormir. J'embrasse madame de Grignan et toutes ses perfections. +LETTRE VIII. +Paris, 4 septembre 1673 +Je suis à St.-Maur; j'ai quitté toutes mes affaires et tous mes amis. J'ai mes +enfants et le beau temps, cela me suffit. Je prends des eaux de Forges; je songe +à ma santé: je ne vois personne, je ne m'en soucie point du tout. Tout le monde +me paraît si attaché à ses plaisirs, et à des plaisirs qui dépendent entièrement +des autres, que je me trouve avoir un don des fées, d'être de l'humeur dont je +Suis. Je ne sais si madame de Coulanges ne vous aura +point mandé une conversation d'une après-dînée de chez Gourville , où étaient madame Scarron et l'abbé +Testu , sur les personnes qui ont le +goût au-dessus ou au-dessous de leur esprit ; nous nous jetâmes dans des +Subtilités, où nous n'entendions plus rien. Si l'air de la Provence, qui +Subtilise encore toutes choses, vous augmente, nos visions là-dessus, vous serez +dans les nues. Vous avez le goût au-dessus de votre esprit, et +M. de la Rochefoucauld aussi, et moi encore; mais pas +tant que vous deux. Voilà des exemples qui vous guideront. M. de Coulanges m'a dit que votre voyage était encore +retardé: pourvu que vous rameniez madame de Grignan , je +n'en murmure pas: si vous ne la ramenez point, c'est une trop longue absence. +Mon goût augmente à vue d'œil pour la supérieure du Calvaire; j'espère qu'elle +me rendra bonne. Le cardinal de Retz est brouillé pour +jamais avec moi, de m'avoir refusé la permission d'entrer chez elle; je la vois +quasi tous les jours; j'ai vu enfin son visage : il est +agréable, et l'on s'aperçoit bien qu'il a été beau. Elle n'a que quarante ans; +mais l'austérité de la règle l'a fort changée. Madame de +Grignan a fait des merveilles d'avoir écrit à la Marans . Je n'ai pas été si sage; car je fus, l'autre jour, chercher +madame de Schomberg +, et je ne la demandai point. Adieu, ma belle; je souhaite +votre retour avec une impatience digne de notre amitié. +J'ai reçu les cinq cents livres, il y a long-temps. Il me semble que l'argent est +Si rare, qu'on n'en devrait point prendre de ses amis. Faites mes excuses à M. +l'abbé ( de Coulanges ), de ce que je l'ai reçu. +LETTRE IX. +Paris, 8 octobre 1689 +Mon style sera laconique, je n'ai point de tête: j'ai eu la fièvre, j'ai chargé +M. du Bois de vous le mander. +Votre affaire est manquée et sans remède; l'on y a fait des merveilles de toutes +parts: je doute que M. de Chaulnes en personne l'eût pu +faire. Le roi n'a témoigné nulle répugnance pour M. de +Sévigné ; mais il était engagé, il y a long-temps: il l'a dit à tous +ceux qui pensaient à la députation; il faut laisser nos espérances jusqu'aux +états prochains. Ce n'est pas de quoi il est question présentement: il est +question, ma belle, qu'il ne faut point que vous passiez l'hiver en Bretagne à +quelque prix que ce soit. Vous êtes vieille; les Rochers +Sont pleins de bois; les catarrhes et les fluxions vous accableront. Vous vous +ennuierez, votre esprit deviendra triste et baissera: tout cela est sûr, et les +choses du monde ne sont rien en comparaison de tout ce que je vous dis. Ne me +parlez point d'argent ni de dettes: je vous ferme la bouche sur tout. M. de Sévigné vous donne son équipage. Vous venez à +Malicorne: vous y trouvez les chevaux et la calèche de M. de +Chaulnes . Vous voilà à Paris: vous allez descendre à l'hôtel de +Chaulnes; votre maison n'est pas prête, vous n'avez point de chevaux, c'est en +attendant: à votre loisir, vous vous remettrez chez vous. Venons au fait: vous +payez une pension à M. de Sévigné ; vous avez ici un +ménage: mettez le tout ensemble, cela fait de l'argent; car votre louage de +maison va toujours. Vous direz: Mais je dois, et je paierai avec le temps. +Comptez que vous trouvez ici mille écus, dont vous payez ce qui vous presse; +qu'on vous les prête sans intérêt, et que vous les rembourserez petit à petit, +comme vous voudrez. Ne demandez point d'où ils viennent, ni de qui c'est: on ne +vous le dira pas; mais ce sont gens qui sont bien assurés qu'ils ne les perdront +pas. Point de raisonnement là-dessus, point de paroles, ni de lettres perdues; +il faut venir: tout ce que vous m'écrirez, je ne le lirai seulement pas; et en +un mot, ma belle, il faut venir, ou renoncer à mon amitié, à celle de madame de Chaulnes et à celle de madame de +Lavardin . Nous ne voulons point d'une amie, qui veut vieillir et mourir +par sa faute; il y a de la misère et de la pauvreté à votre conduite; il faut +venir dès qu'il fera beau. +LETTRE X. +Paris, 20 septembre 1690 +Vous avez reçu ma réponse avant que j'aie reçu votre lettre. Vous aurez vu, par +celle de madame de Lavardin et par la mienne, que nous +voulions vous faire aller en Provence, puisque vous ne veniez point à Paris; +c'est tout ce qu'il y a de meilleur à faire: le soleil est plus beau, vous aurez +compagnie; je dis même, séparée de madame de Grignan , qui +n'est pas peu; un gros château, bien des gens; enfin, c'est vivre que d'être là. +Je loue extrêmement monsieur votre fils de consentir à vous perdre pour votre +intérêt; si j'étais en train d'écrire, je lui en ferais des compliment: partez +tout le plutôt qu'il vous sera possible. Mandez-nous par quelles villes vous +passerez, et à peu près le temps: vous y trouverez de nos lettres. Je suis dans +des vapeurs les plus tristes et les plus cruelles où l'on puisse être; il n'y a +qu'à souffrir, quand c'est la volonté de Dieu. +C'est du meilleur de mon cœur que j'approuve votre voyage de Provence: je vous le +dis sans flatterie, et nous l'avions pensé, madame de +Lavardin et moi, sans savoir en aucune façon que ce fût votre dessein +. +LETTRE XI. +Paris, 20 septembre 1691 +Ma santé est un peu meilleure qu'elle n'a été, c'est-à-dire que j'ai un peu moins +de vapeurs; je ne connais point d'autre mal; ne vous inquiétez pas de ma santé; +mes maux ne sont pas dangereux; et quand ils le deviendraient, ce ne serait que +par une grande langueur et par un grand desséchement, ce qui n'est pas l'affaire +d'un jour: ainsi, ma belle, soyez en repos sur la vie de votre pauvre amie; vous +aurez le loisir d'être préparée à tout ce qui arrivera, si ce n'est à des +accident imprévus, à quoi sont sujettes toutes les mortelles, et moi plus qu'une +autre, parce que je suis plus mortelle qu'une autre; une personne en santé me +paraît un prodige. M. le chevalier de Grignan a soin de +moi; j'en ai une réconnaissance parfaite, et je l'aime de tout mon cœur. Madame +la duchesse de Chaulnes me vint voir hier; elle a mille +bontés pour moi; mon état lui fait pitié. Ma belle-fille a eu une fausse couche +huit jours après être accouchée; il y a assez de femmes à qui cela arrive; c'est +avoir été bien près d'avoir deux enfants; sa fille se porte bien; ils n'en auront +que trop. Notre pauvre ami Croisilles +est toujours à Saint-Gratien: il me mande qu'il se porte +fort bien à la campagne; il faudrait que vous vissiez comme il est fait, pour +admirer qu'il se vante de se porter fort bien; nous en sommes véritablement en +peine, le chevalier de Grignan et moi. L'abbé Testu est allé faire un voyage à la campagne; nous le +Soupçonnons, M. de Chaulnes et moi, d'être allé à la +Trappe. La bonne femme, madame Lavocat , est bien malade; +il y a aussi bien long-temps qu'elle est au monde. Je suis toute à vous, ma +chère amie, et à toute votre aimable et bonne compagnie. +L'on vient de me dire que M. de la Feuillade +était mort cette nuit; si cela est véritable, voilà un bel +exemple pour se tourmenter des biens de ce monde. +LETTRE XII. +Paris, 26 septembre 1691 +Venir à Paris pour l'amour de moi, ma chère amie! la seule pensée m'en fait peur. +Dieu me garde de vous déranger ainsi! et, quoique je souhaite ardemment le +plaisir de vous voir, je l'acheterois trop cher, si c'était à vos dépens. Je +vous mandai, il y a huit jours, la vérité de mon état; j'étais parfaitement +bien, et j'ai été comme par miracle, quinze jours sans vapeurs, c'est-à-dire, +guérie de tous maux. Je ne suis plus si bien depuis trois ou quatre jours, et +c'est la seule vue d'une lettre cachetée, que je n'ai point ouverte, qui a ému +mes vapeurs. Je ressemble, comme deux gouttes d'eau, à une femme ensorcelée; +mais, l'après-dînée, je suis assez comme une autre personne; je vous écrivis, il +y a un mois ou deux, que c'était ma méchante heure, et c'est à présent la bonne. +J'espère que mon mal, après avoir tourné et changé, me quittera peut-être; mais +je demeurerai toujours une très-sotte femme; et vous ne sauriez croire comme je +Suis étonnée de l'être; je n'avais point été nourrie dans l'opinion que je le +pusse devenir. Je reviens à votre voyage, ma belle, comptez que c'est un château +en Espagne pour moi, que de m'imaginer le plaisir de vous voir, mais mon plaisir +Serait troublé, si votre voyage ne s'accordait pas avec les affaires de madame +de Grignan et avec les vôtres. Il me paraît +cependant, tout intérêt à part, que vous feriez fort bien de venir l'une et +l'autre; mais je ne puis assez vous dire à quel point je suis touchée de la +pensée de revenir uniquement à cause de moi. Je vous écrirai plus au long au +premier jour. +LETTRE XIII. +Paris, mercredi 10 octobre 1691 +J'ai eu des vapeurs cruelles qui me durent encore, et qui me durent comme un +point de fièvre qui m'afflige. En un mot, je suis folle, quoique je sois +assurément une femme assez sage. Je veux remercier madame de +Grignan pour me calmer l'esprit; elle a écrit des merveilles pour moi à +monsieur le chevalier de Grignan . +A madame de Grignan. +Je vous en remercie, Madame, et je vous prie d'ordonner à M. le chevalier de Grignan de m'aimer; je l'aime de tout mon cœur: c'est +un homme que cet homme-là. Ramenez madame votre mère; vous avez mille affaires +ici; prenez garde de voir vos affaires domestiques de trop près, et que les +maisons ne vous empêchent de voir la ville. Il y a plus d'une sorte d'intérêt en +ce monde. Venez, Madame, venez ici pour l'amour des personnes qui vous aiment, +et songez qu'en travaillant pour vous, c'est me donner en même temps la joie de +voir madame votre mère. +A Madame de SÉVIGNÉ. +Mon dieu! ma chère amie, que je serai aise de vous voir! vraiment je pleurerai +bien; tout me fait fondre en larmes. J'ai reçu ce matin des lettres de mon fils +l'abbé, qui était en Poitou, à deux lieues de madame de la +Troche . Un gentilhomme d'importance; gendre de madame de la Rochebardon , chez qui madame de la Troche +est actuellement, vint dire adieu à mon fils, et c'est là qu'il apprit la mort +de la Troche +, par la gazette, s'il vous plaît; car je n'en avais point +parlé à mon fils, qui me fait une peinture de la désolation de ce gentilhomme +d'avoir à donner chez lui une telle nouvelle, ce qui m'a rejetée dans les +larmes: j'y retombe bien toute seule. M. de Pomponne +croyait madame de la Troche riche, je lui ai écrit, et il +m'a mandé que la duchesse du Lude l'avait détrompé, et +qu'ils avaient présenté un placet pour elle. Croisilles +Sort d'ici; il m'est venu voir de Saint-Gratien; je lui ai fait vos compliment; +il est fort bien. Ma petite fille est louche comme un chien: il n'importe; +madame de Grignan l'a bien été; c'est tout dire. Me voilà +à bout de mon écriture, et toute à vous plus que jamais, s'il est possible. +LETTRE XIV. +Paris, 24, janvier 1692. +Hélas! ma belle, tout ce que j'ai à vous dire de ma santé est bien mauvais; en un +mot, je n'ai repos ni nuit ni jour, ni dans le corps ni dans l'esprit; je ne +Suis une personne, ni par l'un ni par l'autre; je péris à vue d'œil; il faut +finir quand il plaît à Dieu, et j'y suis soumise. L'horrible froid qu'il fait +m'empêche de voir madame de Lavardin . Croyez, ma +très-chère, que vous êtes la personne du monde que j'ai le plus véritablement +aimée. +EXTRAITS +DE LETTRES DIVERSES. +Madame de la Fayette se moque des +ridicules manières de parler de quelques personnes de son temps. Elle fait +parler un amant jaloux à sa maîtresse. +PREMIER EXTRAIT. +Ce sont de ces sortes de choses qu'on ne pardonne pas en mille ans, que le trait +que vous me fîtes hier. Vous étiez belle comme un petit ange. Vous savez que je +Suis alerte sur le compte de Dangeau ; je vous l'avais dit +de bonne foi; et cependant vous me quittâtes franc et net pour le galoper; cela +S'appelle rompre de couronne à couronne; c'est n'avoir aucun ménagement et +manquer à toutes sortes d'égards. Vous sentez que cette manière de peindre m'a +tiré de grands rideaux. Vous avez oublié qu'il y a des choses dont je ne tâte +jamais, et que je suis une espèce d'homme que l'on ne trouve pas aisément sur un +certain pied. Sûrement ce n'est point mon caractère que d'être dupe et de donner +dans le panneau tête baissée. Je me le tiens pour dit; j'entends le français . A +la vérité, je ne ferai point de fracas; j'en userai fort honnêtement; je +n'afficherai point; je ne donnerai rien au public; je retirerai mes troupes; +mais comptez que vous n'avez point obligé un ingrat. +SECOND EXTRAIT, +Composé de phrases où il n'y a point de sens , et que bien des gens de la cour mettent dans leurs +discours. +Je vous assure, Monseigneur, qu'on est bien chagrin de ne pouvoir faire son +devoir, et il est fort honnête de le pardonner. Je vous écris cette missive pour +vous donner des nouvelles de M. Domdtel ; j'espère qu'il +Sera bientôt hors d'affaire, et que sa maladie ne sera pas longue. Je me suis +trouvé depuis peu à un grand repas où l'on a mangé une bonne soupe, et où vous +avez été bien célébré. Vous savez, Monseigneur, que vous inspirez la joie. L'on +fit mille plaisanteries; vous me ferez bien la justice de croire que l'on a eu +le dernier déplaisir de ne vous y avoir pas. J'ai bien envie d'avoir l'honneur +de vous voit pour vous entretenir sur mon gazon. Mes fermiers sont cause que je +ne puis m'aller rabattre chez Fredole ; mais je vas +Souvent en un lieu où l'on aime à se réjouir, et où l'on met les plats en +bataille. Il y a une personne qui désire fort le tête-à-tête avec vous. Vous +connoîtrez dans son dialogue qu'elle a du savoir-faire, et que l'on vous trouve +furieusement aimable; je vous dis tout ceci, parce que je suis engoué de vous; +car votre caractère me réjouit; et, de bonne foi, il est vrai que je me suis +coulé de mon pied en un lieu où j'ai vu de beaux esprits qui ne peuvent se +passer de vous à cause de votre génie. Je m'étonne que vous ne veniez pas +dialoguer avec les demoiselles; c'est à coup sûr que vous les réjouissez quand +elles vous vaient; car, assurément, vous êtes du bel air, et vous distinguez +bien dans le beau monde, où l'on vous rend justice. Il est vrai que je m'en +allai hier au bal dans un grand embarras, dont j'eus bien de la peine de me +tirer; il est vrai que je n'y demeurai pas long-temps; j'ouïs la bonne femme qui +me parla bien de vous, qui me dit que vous faisiez figure. Elle vous aime autant +que les demoiselles; sûrement vous êtes aujourd'hui la coqueluche de tout le +monde; il est vrai que votre mérite n'est pas postiche. Les demoiselles en +rendent sûrement de bons témoignages. +PORTRAIT +DE +LA MARQUISE DE SÉVIGNÉ, +PAR MADAME +LA COMTESSE DE LA FAYETTE, +SOUS LE NOM D'UN INCONNU. +Tous ceux qui se mêlent de peindre des belles, se tuent de les embellir pour leur +plaire, et n'oseraient leur dire un seul de leurs défauts; mais pour moi, +Madame, grâce au privilège d'inconnu que j'ai auprès de vous, je m'en vais vous +peindre bien hardiment, et vous dire toutes vos vérités tout à mon aise, sans +craindre de m'attirer votre colère; je suis au désespoir de n'en avoir que +d'agréables à vous conter; car ce me serait un grand déplaisir si, après vous +avoir reproché mille défauts, je voyais cet inconnu aussi bien reçu de vous, que +mille gens qui n'ont fait toute leur vie que de vous louer. Je ne veux point +vous accabler de louanges, et m'amuser à vous dire que votre taille est +admirable, que votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous +n'avez que vingt ans, que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont +incomparables; je ne veux point vous dire toutes ces choses; votre miroir vous +les dit assez; mais comme vous ne vous amusez pas à lui parler, il ne peut vous +dire combien vous êtes aimable et charmante quand vous parlez; et c'est ce que +je veux vous apprendre. +Sachez donc, Madame, si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et +embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point au monde de si agréable. +Lorsque vous êtes animée dans une conversation dont la contrainte est bannie, +tout ce que vous dites a un tel charme, et vous sied si bien, que vos paroles +attirent les ris et les grâces autour de vous; et le brillant de votre esprit +donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que +l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre +éblouit les yeux, et que, lorsqu'on vous écoute, l'on ne voit plus qu'il manque +quelque chose à la régularité de vos traits, et l'on vous croit la beauté du +monde la plus achevée. Vous pouvez juger, par ce que je viens de vous dire, que, +Si je vous suis inconnu, vous ne m'êtes pas inconnue, et qu'il faut que j'aie eu +plus d'une fois l'honneur de vous voir et de vous entretenir, pour avoir démêlé +ce qui fait en vous cet agrément dont tout le monde est surpris; mais je veux +encore vous faire voir, Madame, que je ne connais pas moins les qualités solides +qui sont en vous, que je sais les agréables dont on est touché. Votre âme est +grande, noble, propre à dispenser des trésors, et incapable de s'abaisser au +Soin d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne +l'êtes pas moins au plaisir. Vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils +Saient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissement, et les +divertissement augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent; enfin la +joie est l'éaât véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire +qu'à personne du monde. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la +honte de notre sexe, cette tendresse nous a été inutile, et vous l'avez +renfermée dans le vôtre, en la donnant à madame de la +Fayette . Ah! Madame, s'il y avait quelqu'un au monde assez heureux pour +que vous ne l'eussiez pas trouvé indigne de ce trésor dont elle jouit, et qu'il +n'eût pas tout mis en usage pour le posséder, il mériterait toutes les disgrâces +dont l'amour peut accabler ceux qui vivent sous son empire. Quel bonheur d'être +le maître d'un cœur comme le vôtre, dont les sentiment fussent expliqués par cet +esprit galant et agréable que les dieux vous ont donné! et votre cœur, Madame, +est sans doute un bien qui ne se peut mériter; jamais il n'y en eut un si +généreux, si bien fait et si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne +le montrer pas toujours tel qu'il est; mais, au contraire, vous êtes si +accoutumée à n'y rien sentir qu'il ne vous soit honorable de montrer, que même +vous y laissez voir quelquefois ce que la prudence du siècle vous obligeroit de +cacher. Vous êtes née la plus civile et la plus obligeante personne qui ait +jamais été, et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les +plus simples compliment de bienséance paraissent, en votre bouche, des +protestations d'amitié, et tous ceux qui sortent d'auprès de vous s'en vont +persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu'ils se puissent +dire à eux-mêmes quelle marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre. +Enfin, vous avez reçu des grâces du ciel qui n'ont jamais été données qu'à vous; +et le monde vous est obligé de lui être venu montrer mille agréables qualités +qui, jusqu'ici, lui avaient été inconnues. Je ne veux point m'embarquer à vous +les dépeindre toutes; car je romprois le dessein que j'ai de ne vous pas +accabler de louanges, et, de plus, Madame, pour vous en donner qui fussent +Dignes de vous et de paraître, +Il faudrait être votre amant, +Et je n'ai pas l'honneur de l'être . +Fin des lettres de Madame de la Fayette. +LETTRES +DE +NINON DE L'ENCLOS. +NOTICE +SUR +NINON DE L'ENCLOS. +Anne de l'Enclos naquit à Paris le 15 mai 1616 de M. de +l'Enclos , gentilhomme de Touraine, et de mademoiselle de Raconis , son épouse, d'une famille noble de l'Orléanois. +Madame de l'Enclos voulait faire de Ninon une dévote; mais +M. de l'Enclos , homme d'esprit et de plaisir, se chargea +lui-même de l'éducation de sa fille, et donna une direction toute différente à +Ses inclinations. +Ninon perdit ses parents de bonne heure: dès l'âge de +quinze ans, elle se trouva maîtresse d'elle-même, et d'une fortune que les +dissipations de son père avaient considérablement réduite. Elle mit son bien à +fonds perdu, et se fit, par ce moyen, un revenu suffisant pour vivre dans +l'aisance, et même obliger ses amis au besoin. Elle sut économiser sans avarice, +et dépenser sans profusion. +Plusieurs fois elle fut recherchée en mariage; mais elle chérissait trop +l'indépendance pour contracter un pareil engagement. +Élevée dans les principes les moins sévères, et née avec des sens fort vifs, elle +Se livra toute entière aux plaisirs de l'amour. Nous n'entreprendrons point de +faire l'apologie d'une conduite aussi peu retenue; en renonçant à la principale +vertu de son sexe, Ninon a sans doute perdu une grande partie de ses droits à +l'estime; mais s'il n'est pas permis de chercher à excuser ses torts, il doit +l'être au moins de mettre sous les yeux du lecteur tout ce qui peut contribuer à +les faire juger moins rigoureusement. M. de l'Enclos , +professant ouvertement l'épicuréisme le plus relâché, avait donné à sa fille des +préceptes de volupté qu'il ne confirmait que trop par sa manière de vivre; et +l'on sait quelle influence exercent sur nos idées et nos actions de toute la +vie, les discours et l'exemple des personnes qui ont présidé à notre éducation, +Sur-tout lorsque ces personnes nous ont été chères, et que leur doctrine a +flatté nos goûts, au lieu de les contrarier. Abandonnée fort jeune à sa propre +volonté, entourée de mille adorateurs que lui attiraient ses charmes, flattée +d'inspirer de l'amour, ne pouvant s'empêcher d'en ressentir elle-même pour des +hommes qui réunissaient presque tous aux grâces de l'esprit et du corps l'éclat +d'une grande fortune ou d'un grand nom, comment Ninon se +Serait-elle défendue contre tant de séductions? Elle y céda sans résistance; +mais si elle fut faible, elle ne fut point vile. Quoiqu'elle eut le tort +très-grand de ne considérer l'amour que comme une sensation et non point comme +un sentiment, on ne voit pas que ce travers d'opinion, qui aurait pu l'entraîner +aux choix les plus honteux, lui en ait jamais fait faire un seul que la +délicatesse la plus platonique eût pu désavouer. La liste de ses amant est +nombreuse; mais il n'y figure aucun nom que, pour son honneur, on soit fâché d'y +trouver inscrit; ce sont les Condé , les la Rochefoucauld , les Longueville , les Coligni , les Villarceaux , les Sévigné , les d'Albret , les d'Estrées , les Gersey , les d'Effiat , les Clérembault , les la Châtre , les Bannier , les Gourville , etc. Mais ce qui établit sur-tout une +prodigieuse différence entre Ninon et les autres femmes +qui, comme elle, ont fait de l'amour une sorte de profession, c'est qu'elle ne +trafiqua point de ses faveurs. Par inclination, par caprice ou même par vanité, +elle les accordait en pur don à l'amabilité, au mérite, à la célébrité; mais +jamais elle ne les vendit à la richesse. Elle poussait, dit-on, les scrupules du +désintéressement jusque-là, que ceux dont elle avait satisfait les désirs, en +perdaient le droit de lui faire accepter les dons les plus légers. +Celle qui rejetoit les présent de l'amour comme un salaire offensant, n'était pas +faite pour retenir les dépôts de l'amitié. Gourville , +obligé de fuir du royaume, avait confié vingt mille écus en or à Ninon , dont il était alors l'amant, et remis pareille +Somme entre les mains d'un personnage fameux par l'austérité de ses mœurs. Gourville revint. L'ecclésiastique (c'en était un) nia le +dépôt. Gourville , à qui Ninon dans +l'intervalle avait donné un successeur, lui fit l'injure de la croire aussi peu +fidèle en affaires qu'en amour, et il doutait si peu de son malheur qu'il +S'épargnait jusqu'à la peine d'aller s'en assurer. Ninon +l'envoya chercher. «Mon cher Gourville , lui dit-elle, il +m'est arrivé un grand malheur pendant votre absence. J'ai perdu le goût que +j'avais pour vous; mais je n'ai pas perdu la mémoire. Voici les vingt mille écus +que vous m'avez confiés à votre départ de Paris. Ils sont encore dans la +cassette où vous les avez serrés vous-même.» +Ninon ne trahissait point ses amant; elle cessait de les +aimer et le leur disait. Ce ne fut que pour se soustraire aux fatigantes +importunités de la Châtre , qu'elle lui signa ce fameux +billet, où elle faisait de tous les serments celui qu'elle était le moins en état +de tenir, le serment de n'en aimer jamais d'autre de sa vie; et elle ne se crut +pas liée un seul instant par un engagement aussi téméraire. Au reste il est +certain, d'après son caractère, que si le porteur de cette risible cédule eût +été de retour auprès d'elle, quand il lui vint en fantaisie de manquer à la foi +jurée, elle lui aurait ingénument confié à lui-même que son billet ne valait +plus rien. +Volage en amour, mais non point perfide, Ninon était en +amitié d'une constance à toute épreuve. Ses amant, en cessant de l'être, +devenaient ses amis, et c'était pour toujours. L'amitié était le seul sentiment +respectable à ses yeux, et elle en remplissait religieusement tous les devoirs. +J. J. Rousseau a dit: «Je n'aurois pas plus voulu d'elle +pour mon ami que pour ma maîtresse.» On ne voit pas trop par quel motif il eût +répugné si fort à être l'ami de Ninon ; on expliquerait +plus facilement encore pourquoi il eût refusé d'être son amant, quoiqu'à dire +vrai, Rousseau lui-même eût peut-être eu bien de la peine +à se défendre de ses charmes, si elle se fût mis en tête de venir à bout de sa +philosophie. +Tous ses contemporains s'accordent à la peindre comme la plus séduisante des +femmes. Sa taille, disent-ils, était pleine de grâce et de noblesse; sa figure +n'était pas parfaitement régulière, et n'avait point ce grand éclat de beauté +qui frappe d'abord; mais l'examen y faisait découvrir une foule d'agrément et de +finesses qui la faisaient préférer aux figures les plus correctes et les plus +éblouissantes. Elle dédaignait le luxe des habits, ou plutôt, par une +coquetterie mieux entendue, elle le rejetoit comme contraire aux intérêts de sa +beauté. Une propreté recherchée, une simplicité élégante faisaient tous les +frais de sa parure. Les charmes de sa personne se conservèrent si long-temps, +ils diminuèrent d'une manière si lente et si peu sensible, qu'elle prolongea le +don de plaire et d'exciter le désir, jusqu'à un âge où toutes les autres femmes +Sont trop heureuses de ne pas exciter le dégoût. On prétend qu'à quatre-vingts +ans elle inspira une vive passion à l'abbé Gedoyn . Voltaire ne rejette point entièrement cette anecdote, +comme quelques autres ont fait; mais à l'abbé Gedoyn il +Substitue l'abbé de Château-Neuf , et il rabat dix années +de l'âge attribué à Ninon quand elle fit sa dernière +folie. Au compte même de Voltaire , c'est encore avoir +poussé bien loin sa carrière amoureuse. L'abbé Fraguier , +qui n'avait connu Ninon que dans un âge déjà très-avancé, +disait que quiconque voulait faire attention à ses yeux, +pouvait y lire encore toute son histoire . Chaulieu exprimait autrement la même idée: L'amour , disait-il, s'était retiré jusque dans les +rides de son front. +L'esprit de Ninon n'était pas moins célèbre que ses +charmes. Elle l'avait tout à la fois agréable et solide. Elle se l'était formé +de bonne heure par la lecture de nos meilleurs écrivains. A l'âge de dix ans, +Montaigne et Charron étaient +Ses livres favoris. Elle parlait avec facilité l'italien et l'espagnol. Elle +évitait avec un soin extrême le ridicule si commun parmi les femmes qui se +craient ou sont en effet plus instruites que les autres, celui de faire parade +de leur savoir. Mignard se plaignait de ce que sa fille, +depuis madame la comtesse de Feuquières , manquait de +mémoire: Vous êtes trop heureux, Monsieur , lui dit Ninon , elle ne citera point . «Son +entretien était doux et léger, dit l'abbé Fraguier : le +contraire la blessait, mais il n'y paraissait point.» Elle n'avait pas négligé +les arts agréables; elle dansait avec grâce, chantait avec goût, et jouait +très-bien du clavecin, du luth, du tuorbe et de la guitare. +Tant d'agrément réunis ne pouvaient manquer d'attirer chez elle l'élite de la +cour et de la ville. Les hommes les plus distingués par la naissance, l'esprit +et les talents, lui faisaient une cour assidue. Les mères ambitionnoient pour +leurs fils l'avantage d'être admis chez Ninon , auprès de +qui ils se formaient aux manières et au ton de la bonne compagnie. Cette faveur +n'était point accordée indistinctement à tous ceux qui la sollicitoient. Un +mérite reconnu, ou d'heureuses dispositions pour en acquérir, étaient, avec la +probité, les seuls titres qui pussent la faire obtenir. Ninon n'y fut trompée qu'une fois. A la sollicitation d'un de ses +meilleurs amis, elle avait consenti à recevoir chez elle un M. Rémond , dont l'éducation ne lui fit point d'honneur. Il se signala +bientôt dans le monde par toutes sortes de ridicules. On apprit à Ninon qu'il allait se vantant partout d'avoir été formé +par elle. Je suis comme Dieu, dit-elle, qui s'est repenti +d'avoir formé l'homme. +Chapelle fut exclus de sa maison, à cause de son +ivrognerie, quoique ce défaut, qui est devenu le partage de la dernière classe +du peuple, fût encore de mode alors parmi les plus honnêtes gens. Chapelle , offensé, jura que pendant un mois il ne se +coucheroit pas sans être ivre, et sans avoir fait une chanson contre Ninon . Il tint parole, dit Voltaire . +On conçoit sans peine que les hommes, moins scrupuleux dans leurs liaisons de +tout genre, aient recherché avec empressement la société d'une femme, disons le +mot, d'une courtisane charmante, et se saient, en quelque sorte, fait un honneur +d'y être admis; mais que des femmes, à qui le soin de leur réputation commandait +à cet égard la plus grande réserve, n'aient point rougi d'être ouvertement les +amies de Ninon , voilà ce qui étonne avec raison, voilà ce +qu'on ne peut expliquer que par un mérite vraiment extraordinaire dans la +personne qui les faisait ainsi passer par-dessus les conseils du plus sage +préjugé. Cela fait supposer aussi, que Ninon mettait dans +Sa conduite autant de décence extérieure qu'il en fallait, pour que des femmes +honnêtes ne fussent point embarrassées chez elle de leur contenance. Mesdames +de la Suze , de Castelnau , de la Ferté , de Sulli , de Fiesque , de la Fayette , de Choisi , de Lambert , de Bouillon-Mancini , de Sandwich , +etc., furent liées avec elle d'une amitié très-étroite. Elle en avait contracté +une plus intime encore avec madame de Maintenon , lorsque +celle-ci n'était que mademoiselle d'Aubigné ou madame Scarron ; elles couchèrent plusieurs mois ensemble dans le +même lit, et l'on assure que mademoiselle d'Aubigné +enleva à Ninon , Villarceaux , son +amant, sans que Ninon en sût plus mauvais gré à l'un et à +l'autre. Madame de Maintenon , parvenue au comble de la +faveur, fit proposer à son ancienne amie de se faire dévote, et de venir auprès +d'elle à la cour. Ninon refusa. Ce ne fut pas la seule +fois qu'elle sacrifia la fortune et la faveur à son amour pour le repos et la +liberté. La reine Christine fit en vain mille efforts +pour l'emmener avec elle à Rome. Christine dit en partant +qu'elle n'avait trouvé aucune femme en France qui lui plût autant que l'illustre Ninon . C'est dans une conversation avec cette +reine que Ninon qualifia les précieuses de jansénistes de l'amour . Madame de +Sévigné n'aimait point Ninon . Dans plusieurs de +Ses lettres, elle parle d'elle avec très-peu de considération. Sa prévention est +excusable; le marquis de Sévigné s'occupait peu de son +avancement, mais en revanche il travaillait assez efficacement à déranger une +fortune que sa mère mettait tous ses soins à conserver. Madame de Sévigné crut voir dans l'amour de son fils pour Ninon la cause de son indolence et de ses dissipations. La Champmêlé , qui succéda à Ninon +dans le cœur du marquis de Sévigné , eut aussi sa part de +la mauvaise humeur et des ressentiment de cette mère tendre et inquiète. En +général, elle ne ménageait aucun de ceux qu'elle croyait pouvoir accuser du +dérangement de son fils. Pour un ou deux soupers que celui-ci fit accepter à Racine et à Boileau , elle parle +quelque part d'eux, comme de poète(s) faméliques, pour qui un repas pris en ville +est une bonne fortune. Or, on sait que Boileau recevait +chez lui les plus grands seigneurs, et que Racine +refusait de dîner avec M. le duc de Bourbon , pour manger +une carpe en famille. +Revenons à Ninon . Plusieurs beaux esprits du temps, +plusieurs écrivains assez distingués la célébrèrent en prose et en vers. De ce +nombre furent Scarron , Regnier-Desmarais , l'abbé de Châteauneuf et Saint-Evremont . Ce dernier partageait ses adorations +entre elle et la fameuse duchesse de Mazarin . Tout le +monde connaît le joli quatrain qu'il fit pour Ninon : +L'indulgente et sage nature +A formé l'âme de Ninon , +De la volupté d'Épicure, +Et de la vertu de Caton. +Un hommage plus flatteur encore pour elle, c'est le cas que Molière faisait de son goût et de son esprit; il la consultait, +dit-on, sur tous ses ouvrages. Comme il lui avait lu un jour son Tartuffe , elle lui fit le récit d'une aventure qui lui +était arrivée avec un scélérat à peu près de la même espèce. Molière rapporta qu'elle lui en avait fait le portrait avec des +couleurs si vives et si naturelles, que, si sa pièce n'eût pas été faite, il ne +l'aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur +le théâtre d'aussi parfait que le Tartuffe de +mademoiselle de l'Enclos . Voltaire +trouve l'anecdote peu vraisemblable, quoiqu'on en ait pour garant l'abbé de Châteauneuf , qui disait la tenir de Molière lui-même. On peut l'adopter, en admettant que Molière a parlé avec un peu trop de modestie sur son +propre compte, et d'exagération sur celui de Ninon , qui +l'avait frappé d'admiration par son talent pour saisir et peindre le +ridicule. +Ses contes et ses bons mots lui avaient fait de bonne heure une réputation. On +cite d'elle une foule de réflexions profondes ou ingénieuses. Nous n'en +rapporterons que quelques-unes. Elle eut, à l'âge de vingt-deux ans, une maladie +qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploroient sa destinée qui l'enlevait à +la fleur de son âge. Ah! dit-elle, je +ne laisse au monde que des mourant. Ce mot est bien philosophique. La beauté sans les grâces , disait-elle souvent, est un hameçon sans appât . Elle disait un jour à Saint-Evremont qu' elle rendait grâces à +Dieu tous les soirs de son esprit, et qu'elle le priait tous les matins de +la préserver des sottises de son cœur. Elle prétendait qu' une femme sensée ne devrait jamais prendre d'amant sans l'aveu +de son cœur, ni de mari sans le consentement de sa raison. +Ninon avait le talent des vers; mais elle en faisait +rarement usage. Le Grand-Prieur de Vendôme avait essayé +inutilement de se faire aimer d'elle; indigné de ses refus, il mit un jour sur +Sa toilette ce quatrain: +Indigne de mes feux, indigne de mes larmes, +Je renonce sans peine à tes faibles appas: +Mon amour te prêtait des charmes, +Ingrate, que tu n'avais pas. +Elle y répondit par cette plaisante parodie: +Insensible à tes feux, insensible à tes larmes, +Je te vois renoncer à mes faibles appas; +Mais si l'amour prête des charmes, +Pourquoi n'en empruntois-tu pas? +Le bonheur dont jouissait Ninon ne fut troublé qu'une +fois, mais ce fut par l'accident le plus affreux. L'un des deux fils qu'elle +avait eus de Villarceaux , ignorant qu'elle était sa mère, +devint éperdument amoureux d'elle, et lorsque voulant mettre fin à cette fatale +passion, elle lui eût révélé le secret de sa naissance, l'infortuné jeune homme +alla se poignarder de désespoir. Son autre fils, nommé la +Boissière , fit une espèce de fortune; il devint capitaine de vaisseau, +et mourut à Toulon, en 1732, âgé de 75 ans. +Tout le monde sait que Voltaire fut présenté à Ninon au sortir du collège par l'abbé de Châteauneuf , et qu'elle lui laissa par son testament deux +mille francs pour acheter des livres. +Ninon mourut à Paris dans sa maison de la rue des +Tournelles, au Marais, le 17 octobre 1706, sur les cinq heures du soir, à l'âge +de quatre-vingt-dix ans et cinq mois. +On a écrit plusieurs fois sa vie. Voltaire impatienté de +voir paraître tant de mémoires sur elle, disait: Si cette mode continue, il y aura bientôt autant d'histoires +de Ninon que de Louis XIV. +LETTRES +DE +MLLE. DE L'ENCLOS; +A M. DE St.-EVREMONT, +ET +DE M. DE St.-EVREMONT +A MLLE. DE L'ENCLOS. +LETTRE PREMIÈRE. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +Votre vie, ma très-chère, a été trop illustre pour n'être pas continuée de la +même manière jusqu'à la fin. Que l' enfer de M. de la Rochefoucauld +ne vous épouvante pas; c'était un enfer médité, dont il voulait faire une maxime. Prononcez donc le mot +d'amour hardiment, et que celui de vieille ne sorte jamais de votre bouche. Il y +a tant d'esprit dans votre lettre, que vous ne laissez pas même imaginer le +commencement du retour. Quelle ingratitude d'avoir honte de nommer l'amour à qui +vous devez votre mérite et vos plaisirs! Car enfin, ma belle gardeuse de +cassette, la réputation de votre probité est particulièrement établie sur ce que +vous avez résisté à des amant qui se fussent accommodés volontiers de l'argent +de vos amis. Avouez toutes vos passions pour faire valoir toutes vos vertus. +Cependant, vous n'avez exprimé que la moitié du caractère. Il n'y a rien de +mieux que la part qui regarde vos amis; rien de plus sec que ce qui regarde vos +amant. En peu de vers, je veux faire le caractère entier; et le voici formé de +toutes les qualités que vous avez, ou que vous avez eues. +Dans vos amours on vous trouvait légère, +En amitié toujours sûre et sincère; +Pour vos amant les humeurs de Vénus, +Pour vos amis les solides vertus. +Quand les premiers vous nommaient infidèle, +Et qu'asservis encore à votre loi, +Ils reprochoient une flamme nouvelle, +Les autres se louaient de votre bonne foi. +Tantôt c'était le naturel d'Hélène, +Ses appétits, comme tous ses appas; +Tantôt c'était la probité romaine, +C'était d'honneur la règle et le compas. +Dans un couvent, en sœur dépositaire, +Vous auriez bien ménagé quelqu'affaire; +Et dans le monde, à garder les dépôts, +On vous eût justement préférée aux dévots. +Que cette diversité ne vous surprenne point. +L'indulgente et sage nature, +A formé l'âme de Ninon , +De la volupté d'Épicure, +Et de la vertu de Caton. +LETTRE II. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +J'étais dans ma chambre, toute seule, et très-lasse de lecture, lorsque l'on me +dit: voilà un homme de la part de M. de Saint-Evremont . +Jugez si tout mon ennui ne s'est pas dissipé dans le moment. J'ai eu le plaisir +de parler de vous, et j'en ai appris des choses que les lettres ne disent point: +votre santé parfaite et vos occupations. La joie de l'esprit en marque la force; +et votre lettre, comme du temps que M. d'Olonne vous +faisait suivre, m'assure que l'Angleterre vous promet encore quarante ans de +vie; car il me semble que ce n'est qu'en Angleterre que l'on parle de ceux qui +ont vécu au delà de l'âge de l'homme. J'aurois souhaité de passer ce qui me +reste de vie avec vous: si vous aviez pensé comme moi, vous seriez ici. Il est +pourtant assez beau de se souvenir toujours des personnes que l'on a aimées; et +c'est peut-être pour embellir mon épitaphe que cette séparation du corps s'est +faite. Je souhaiterois que le jeune prédicateur m'eût +trouvée dans la gloire de Niquée , où l'on ne change +point; car il me paraît que vous m'y croyez des premières enchantées. Ne changez +point vos idées sur cela; elles m'ont toujours été favorables, et que cette +communication, que quelques philosophes croyaient au-dessus de la présence, dure +toujours. +J'ai témoigné à M. Turretin la joie que j'aurois de lui +être bonne à quelque chose. Il a trouvé ici de mes amis qui l'ont jugé digne des +louanges que vous lui donnez. S'il veut profiter de ce qui nous reste d'honnêtes +abbés en l'absence de la cour, il sera traité comme un homme que vous estimez. +J'ai lu devant lui votre lettre avec des lunettes, mais elles ne me siéent pas +mal; j'ai toujours eu la mine grave. S'il est amoureux du mérite que l'on +appelle ici distingué , peut-être que votre souhait sera +accompli; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau +mot. +J'ai su que vous souhaitiez la Fontaine en Angleterre. On +n'en jouit guère à Paris. Sa tête est bien affaiblie: c'est le destin des +poète(s); le Tasse et Lucrèce l'ont éprouvé. Je doute qu'il y ait eu du philtre +amoureux pour la Fontaine . Il n'a guère aimé de femmes +qui en eussent pu faire la dépense. +LETTRE III. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +M Turretin m'a une grande obligation de lui avoir donné +votre connaissance. Je ne lui en ai pas une médiocre d'avoir servi de sujet à la +belle lettre que je viens de recevoir. Je ne doute point qu'il ne vous ait +trouvée avec les mêmes yeux que je vous ai vue: ces yeux, par qui je connaissais +toujours la nouvelle conquête d'un amant, quand ils brillaient un peu plus que +de coutume, et qui nous faisaient dire: +Telle n'est point la Cythérée , +Quand d'un nouveau feu s'allumant, +Elle soit pompeuse et parée +Pour la conquête d'un amant; +Telle ne luit en sa carrière +Des mois l'inégale courrière; +Et telle dessus l'horizon, +L'Aurore au matin ne s'étale, +Quand les yeux même de Céphalo +En feraient la comparaison. +Vous êtes encore la même pour moi; et quand la nature, qui n'a jamais pardonné à +personne, aurait épuisé son pouvoir à produire une petite altération aux traits +de votre visage, mon imagination sera toujours pour vous cette gloire de Niquée , où vous savez qu'on ne changeait point. Vous n'en +avez pas affaire pour vos yeux et pour vos dents, j'en suis assuré. Le plus +grand besoin que vous ayez, c'est de mon jugement, pour bien connaître les +avantages de votre esprit, qui se perfectionne tous les jours. Vous êtes plus +Spirituelle que n'était la jeune et vive Ninon . +Telle n'était point Ninon , +Quand le gagneur de batailles, +Après l'expédition +Opposée aux funérailles, +Attendoit avec vous en conversation +Le mérite nouveau d'une autre impulsion. +Votre esprit, à son courage +Qui paraissait abattu, +Faisait retrouver l'usage +De sa première vertu. +Le charme de vos paroles +Passait ceux des Espagnoles, +A ranimer tous les sens +Des amoureux languissant. +Tant qu'on vit à votre service +Un jeune, un aimable garçon , +A qui Vénus fut rarement propice, +Bussi n'en fit point de chanson. +Vous étiez même regardée +Comme une nouvelle Médée; +Qui pourrait en amour rajeunir un Éson. +Que votre art serait beau, qu'il serait admirable, +S'il me rendait un Jason, +Un Argonaute capable +De conquérir la toison! +LETTRE IV. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +1696 +J'ai reçu la seconde lettre que vous m'avez écrite, obligeante, agréable, +Spirituelle, où je reconnais les enjouemens de Ninon et +le bon sens de mademoiselle de Lenclos . Je savais comment +la première a vécu; vous m'apprenez de quelle manière vit l'autre. Tout +contribue à me faire regretter le temps heureux que j'ai passé dans votre +commerce, et à désirer inutilement de vous voir encore. Je n'ai pas la force de +me transporter en France, et vous y avez des agrément qui ne vous laisseront pas +venir en Angleterre. Madame de Bouillon vous peut dire +que l'Angleterre a ses charmes; et je serais un ingrat, si je n'avouois moi-même +que j'y ai trouvé des douceurs. J'ai appris avec beaucoup de plaisir que M. le +comte de Grammont a recouvré sa première santé, et acquis +une nouvelle dévotion. Jusqu'ici je me suis contenté grossièrement d'être homme +de bien. Il faut faire quelque chose de plus, et je n'attends que votre exemple +pour être dévôt. Vous vivez dans un pays où l'on a de merveilleux avantages pour +Se sauver. Le vice n'y est guère moins opposé à la mode qu'à la vertu. Pécher, +c'est ne savoir pas vivre, et choquer la bienséance autant que la religion. Il +ne fallait autrefois qu'être méchant; il faut être de plus malhonnête homme pour +Se damner en France présentement. Ceux qui n'ont pas assez de considération pour +l'autre vie, sont conduits au salut par les égards et les devoirs de celle-ci. +C'en est assez sur une matière où la conversion de M. le comte de Grammont m'a engagé. Je la crois sincère et honnête. Il sied bien à +un homme qui n'est pas jeune, d'oublier qu'il l'a été. Je ne l'ai pu faire +jusqu'ici. Au contraire, du souvenir de mes jeunes ans, de la mémoire de ma +vivacité passée, je tâche d'animer la langueur de mes vieux jours. Ce que je +trouve de plus fâcheux à mon âge, c'est que l'espérance est perdue: l'espérance, +qui est la plus douce des passions, et celle qui contribue davantage à nous +faire vivre agréablement. Désespérer de vous voir jamais, est ce qui me fait le +plus de peine. Il faut se contenter de vous écrire quelquefois, pour entretenir +une amitié qui résiste à la longueur du temps, à l'éloignement des lieux, et à +la froideur ordinaire de la vieillesse . Ce dernier mot me +regarde. La nature commencera par vous, à faire voir qu'il est possible de ne +vieillir pas. Je vous prie de faire assurer M. le duc de +Lauzun , de mes très-humbles services, et de savoir si madame la +maréchale de Créqui lui a fait payer cinq cents écus +qu'il m'avait prêtés. On me l'a écrit, il y a long-temps; mais je n'en suis pas +trop assuré. +LETTRE V. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +Il y a plus d'un an que je demande de vos nouvelles à tout le monde, et personne +ne m'en apprend. +M. de la Bastide m'a dit que vous vous portiez fort bien; +mais il ajoute, que si vous n'avez plus tant d'amant, vous êtes contente d'avoir +beaucoup d'amis. La fausseté de la dernière nouvelle me fait douter de la vérité +de la première. Vous êtes née pour aimer toute votre vie. Les amant et les +joueurs ont quelque chose de semblable. Qui a aimé, aimera. Si l'on m'avait dit +que vous étiez dévote, je l'aurois pu croire. C'est passer d'une passion humaine +à l'amour de Dieu, et donner à son âme de l'occupation; mais ne pas aimer est +une espèce de néant qui ne peut convenir à votre cœur. +Ce repos languissant ne fut jamais un bien, +C'est trouver, sans mourir, l'état où l'on n'est rien. +Je vous demande des nouvelles de votre santé, de vos occupations, de votre +humeur, et que ce soit dans une assez longue lettre, où il y ait peu de morale, +et beaucoup d'affection pour votre ancien ami. L'on dit ici que le comte de Grammont est mort, ce qui me donne un déplaisir fort +Sensible. Si vous connaissez Barbin , faites-lui demander +pourquoi il imprime tant de choses sous mon nom, qui ne sont point de moi. J'ai +assez de mes sottises, sans me charger de celles des autres. On me donne une +pièce contre le père Bouhours , où je ne pensai jamais. Il +n'y a pas d'écrivain que j'estime plus que lui. Notre langue lui doit plus qu'à +aucun auteur, sans excepter Vaugelas . Dieu veuille que la +nouvelle de la mort du comte de Grammont soit fausse , et celle de votre santé véritable! +La gazette de Hollande dit que M. le comte de Lauzun se +marie ; si cela était vrai, on l'aurait mandé de Paris: outre cela, M. +de Lauzun est duc , et le nom +de comte ne lui convient point. Si vous avez la bonté de +m'en écrire quelque chose, vous m'obligerez, et de faire bien des compliment à +M. de Gourville de ma part, en cas que vous le voyiez +toujours. Pour des nouvelles de paix et de guerre, je ne vous en demande pas. Je +n'en écris point, et je n'en reçois pas davantage. Adieu. C'est le plus +véritable de vos serviteurs qui gagnerait beaucoup si vous n'aviez point +d'amant; car il serait le premier de vos amis, malgré une absence qu'on peut +nommer éternelle. +LETTRE VI. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +Je défie Dulcinée de sentir avec plus de joie le souvenir de son chevalier. Votre +lettre a été reçue comme elle le mérite, et la triste +figure n'a point diminué le mérite des sentiment. Je suis touchée de +leur force et de leur persévérance. Conservez-les à la honte de ceux qui se +mêlent d'en juger. Je crois, comme vous, que les rides sont les marques de la +Sagesse. Je suis ravie que vos vertus extérieures ne vous attristent point. Je +tâche d'en user de même. Vous avez un ami , gouverneur de +province, qui doit sa fortune à ses agrément. C'est le seul vieillard qui ne +Soit pas ridicule à la cour. M. de Turenne ne voulait +vivre que pour le voir vieux. Il le verrait père de famille, riche et plaisant. +Il a plus dit de plaisanteries sur sa nouvelle dignité, que les autres n'en ont +pensé. M. d'Elbene , que vous appeliez le Cunctator , est mort à l'hôpital. Qu'est-ce que les jugement des +hommes! Si M. d'Olonne vivait, et qu'il eût lu la lettre +que vous m'écrivez, il vous aurait continué votre qualité de son philosophe . M. de Lauzun est mon voisin. Il +recevra vos compliment. Je vous rends très-tendrement ceux de M. de Charleval . Je vous demande instamment de faire +Souvenir M. de Ruvigny de son amie de la rue des +Tournelles. +LETTRE VII. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +1693 +M de Charleval vient de mourir, et j'en suis si affligée, +que je cherche à me consoler par la part que je sais que vous y prendrez. Je le +voyais tous les jours. Son esprit avait tous les charmes de la jeunesse, et son +cœur toute la bonté et la tendresse désirable dans les véritables amis. Nous +parlions souvent de vous, et de tous les originaux de notre temps. Sa vie et +celle que je mène présentement avaient beaucoup de rapport. Enfin, c'est plus +que de mourir soi-même qu'une pareille perte. Mandez-moi de vos nouvelles. Je +m'intéresse à votre vie à Londres, comme si vous étiez ici, et les anciens amis +ont des charmes que l'on ne connaît jamais si bien que lorsqu'on en est +privé. +LETTRE VIII. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +J'apprends avec plaisir que mon âme vous est plus chère que mon corps, et que +votre bon sens vous conduit toujours au meilleur. Le corps, à la vérité, n'est +plus digne d'attention, et l'âme a encore quelque lueur qui la soutient, et qui +la rend sensible au souvenir d'un ami dont l'absence n'a point effacé les +traits. Je fais souvent de vieux contes où M. d'Elbene , +M. de Charleval et le chevalier de la +Rivière réjouissent les modernes. Vous avez part aux beaux endroits. +Mais comme vous êtes moderne aussi, j'observe de ne vous pas louer devant les +académiciens qui se sont déclarés pour les anciens. Il m'est revenu un prologue +en musique que je voudrais bien voir sur le théâtre de Paris. La beauté, qui en +fait le sujet, donnerait de l'envie à toutes celles qui l'entendraient. Toutes +nos Hélènes n'ont pas le droit de trouver un Homère, et d'être toujours les +Déesses de la beauté. Me voici bien haut; comment en descendre? Mon très-cher +ami, ne fallait-il pas mettre le cœur à son langage? Je vous assure que je vous +aime toujours plus tendrement que ne le permet la philosophie. Madame la +duchesse de Bouillon est comme à dix-huit ans. La source +des charmes est dans le sang Mazarin. A cette heure que nos rois sont amis, ne +devriez-vous pas venir faire un tour ici? ce serait pour moi le plus grand +Succès de la paix. +LETTRE IX. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +Je prends un plaisir sensible à voir de jeunes personnes, belles, fleuries, +capables de plaire, propres à toucher sincèrement un vieux cœur comme le mien. +Comme il y a toujours eu beaucoup de rapport entre votre goût, entre votre +humeur, entre vos sentiment et les miens, je crois que vous ne serez pas fâchée +de voir un jeune cavalier qui sait plaire à toutes nos dames. C'est M. le duc +de Saint-Albans , que j'ai prié, autant pour son +intérêt que pour le vôtre, de vous visiter. S'il y a quelqu'un de vos amis avec +M. de Tallard , du mérite de notre temps, à qui je puisse +rendre quelque service, ordonnez. Faites-moi savoir comment se porte notre +ancien ami M. de Gourville . Je ne doute point qu'il ne +Soit bien dans ses affaires. S'il est mal dans sa santé, je le plains. +Le docteur Morelli , mon ami particulier, accompagne madame +la comtesse de Sandwich , qui va en France pour sa santé. +Feu M. le comte de Rochester , père de madame Sandwich , avait plus d'esprit qu'homme d'Angleterre. +Madame Sandwich en a plus que n'avait M. Son père. Aussi +généreuse que spirituelle, aussi aimable que spirituelle et généreuse: voilà une +partie de ses qualités. Je m'étendrai plus sur le médecin que sur la malade. +Sept villes, comme vous savez, se disputèrent la naissance d'Homère. Sept grandes +nations se disputent celle du Morelli . L'Inde, l'Égypte, +l'Arabie, la Perse, la Turquie, l'Italie, l'Espagne; les pays froids, les pays +tempérés même, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, n'y ont aucune prétention. +Il sait toutes les langues, il en parle la plupart. Son style haut, grand, +figuré, me fait croire qu'il est né chez les Orientaux, et qu'il a pris ce qu'il +y a de bon chez les Européens. Il aime la musique passionnément. Il est fou de +la poésie. Curieux en peinture, pour le moins; connoisseur, je ne le sais pas. +Sur l'architecture, il a des amis qui la savent. Célèbre, sérieusement, dans sa +profession; capable d'exercer celle des autres. Je vous prie de lui faciliter la +connaissance de tous vos illustres. S'il a bien la vôtre, je le tiens assez +heureux. Vous ne lui sauriez faire connaître personne qui ait un mérite si +Singulier que vous. Il me semble qu'Épicure faisait une partie de son souverain +bien, du souvenir des choses passées. Il n'y a plus de souverain bien pour un +homme de cent ans comme moi; mais il est encore des consolations. Celle de me +Souvenir de vous, et de tout ce que je vous ai ouï dire, est une des plus +grandes. Je vous écris bien des choses dont vous ne vous souciez guère; je ne +Songe pas qu'elle vous ennuieront: il me suffit qu'elles me plaisent. Il ne faut +pas, à mon âge, croire qu'on puisse plaire aux autres. Mon mérite est de me +contenter. Trop heureux de le pouvoir faire en vous écrivant! Songez à me +ménager du vin avec M. de Gourville . Je suis logé avec M. +de l'Hermitage , un de ses parents, fort honnête homme, +réfugié en Angleterre pour sa religion. Je suis fâché que la conscience des +catholiques français ne l'ait pu souffrir à Paris, ou que la délicatesse de la +Sienne l'en ait fait sortir. Il mérite l'approbation de son cousin, +assurément. +LETTRE X. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +A quoi songez-vous de croire que la vue d'un jeune homme soit un plaisir pour +moi? Vos sens vous trompent sur ceux des autres. J'ai tout oublié hors mes amis. +Si le nom de docteur ne m'avait rassurée, je vous aurois +fait réponse par l'abbé de Hautefeuille , et vos Anglois +n'auraient pas entendu parler de moi. On leur a dit à ma porte que je n'y étais +pas, et on y reçut votre lettre qui m'a autant réjouie qu'aucune que j'aie +jamais reçue de vous. Quelle envie d'avoir de bon vin! et que je suis +malheureuse de ne pouvoir vous répondre du succès! M. de +l'Hermitage vous dirait aussi bien que moi que M. de +Gourville ne sort plus de sa chambre. Assez indifférent pour toutes +Sortes de goûts, bon ami toujours, mais que ses amis ne songent pas d'employer, +de peur de lui donner des soins. Après cela, si par quelque insinuation que je +ne prévois pas encore, je puis employer mon savoir-faire pour le vin, ne doutez +pas que je ne le fasse. M. de Tallard a été de mes amis +autrefois, mais les grandes affaires détournent les grands hommes des +inutilités. On m'a dit que M. l'abbé Dubois +irait avec lui. C'est un petit homme délié, qui vous +plaira, je crois. Il y a vingt de vos lettres entre mes mains: on les lit ici +avec admiration; vous voyez que le bon goût n'est pas fini en France. J'ai été +charmée de l'endroit où vous ne craignez pas d'ennuyer; et que vous êtes sage, +Si vous ne vous souciez plus que de vous! non pas que le principe ne soit faux +pour vous, de ne pouvoir plus plaire aux autres. J'ai écrit à M. Morelli ; si je trouve en lui toutes les sciences dont +vous me parlez, je le regarderai comme un vrai docteur . +LETTRE XI. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +J'ai envoyé une réponse à votre dernière lettre, Monsieur, au correspondant de M. +l'abbé Dubois ; et je crains, comme il était à Versailles, +qu'elle ne lui ait pas été rendue. Je serais fort en peine de votre santé, sans +la visite du bon petit bibliothécaire de madame de +Bouillon +, qui me combla de joie, en me montrant une lettre d'une +personne qui songe à moi à cause de vous. Quelque sujet que j'aie eu dans ma +maladie de me louer du monde et de mes amis, je n'ai rien ressenti de plus vif +que cette marque de bonté. Faites sur cela tout ce que vous êtes obligé de +faire, puisque c'est vous qui me l'avez attirée. Je vous prie que je sache, par +vous-même, si vous avez rattrapé ce bonheur dont on jouit si peu en de certains +temps. La source ne saurait tarir tant que vous aurez l'amitié de l'aimable +personne qui soutient votre vie . Que j'envie ceux qui +passent en Angleterre! et que j'aurois de plaisir de dîner encore une fois avec +vous! n'est-ce point une grossièreté que le souhait d'un dîner? L'esprit a de +grands avantages sur le corps: cependant ce corps fournit souvent de petits +goûts qui se réitèrent, et qui soulagent l'âme de ses tristes réflexions. Vous +vous êtes souvent moqué de celles que je faisais: je les ai toutes bannies. Il +n'est plus temps quand on est arrivé au dernier période de la vie: il faut se +contenter du jour où l'on vit. Les espérances prochaines, quoique vous en +disiez, valent bien autant que celles qu'on étend plus loin: elles sont plus +Sûres. Voici une belle morale. Portez-vous bien, voilà à quoi tout doit +aboutir. +LETTRE XII. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +Avril 1698 +M l'abbé Dubois m'a rendu votre lettre, Monsieur, et m'a +dit autant de bien de votre estomac que de votre esprit. Il vient des temps où +l'on fait bien plus de cas de l'estomac que de l'esprit; et j'avoue à ma honte +que je vous trouve plus heureux de jouir de l'un que de l'autre. J'ai toujours +cru que votre esprit durerait autant que vous. On n'est pas si sûr de la santé +du corps, sans quoi il ne reste que de tristes réflexions. Insensiblement je +m'embarquerois à en faire: voici un autre chapitre; il regarde un joli garçon +qu'un désir de voir les honnêtes gens de toute sorte de pays a fait quitter une +maison opulente, sans congé. Peut-être blâmerez-vous sa curiosité; mais +l'affaire est faite. Il sait beaucoup de choses; il en ignore d'autres qu'il +faut ignorer à son âge. Je l'ai cru digne de vous voir, pour lui faire commencer +à sentir qu'il n'a pas perdu son temps d'aller en Angleterre. Traitez-le bien +pour l'amour de moi. Je l'ai fait prier par son frère aîné, qui est +particulièrement mon ami, d'aller savoir des nouvelles de madame la duchesse Mazarin et de madame Hervey , +puisqu'elles ont bien voulu se souvenir de moi. +LETTRE XIII. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +Mai 1698 +Je n'ai jamais vu de lettre où il y eût tant de bon sens que dans la vôtre. Vous +faites l'éloge de l'estomac si avantageusement qu'il y aura de la honte à avoir +bon esprit, à moins que d'avoir bon estomac. Je suis obligé à M. l'abbé Dubois de m'avoir fait valoir auprès de vous par ce bel +endroit. A quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins, je dîne +bien, je ne soupe pas mal; on fait des héros pour un moindre mérite que le +mien. +Qu'on ait plus de bien, de crédit, +Plus de vertu, plus de conduite, +Je n'en aurai point de dépit; +Qu'un autre me passe en mérite +Sur le goût et sur l'appétit, +C'est l'avantage qui m'irrite. +L'estomac est le plus grand bien, +Sans lui les autres ne sont rien. +Un grand cœur veut tout entreprendre, +Un grand esprit veut tout comprendre: +Les droits de l'estomac sont de bien digérer: +Et dans les sentiment que me donne mon âge, +La beauté de l'esprit, la grandeur du courage, +N'ont rien qu'à sa vertu l'on puisse comparer. +Étant jeune, je n'admirois que l'esprit, moins attaché aux intérêts du corps que +je ne devais l'être. Aujourd'hui je répare autant qu'il m'est possible le tort +que j'ai eu, ou par l'usage que j'en fais, ou par l'estime et l'amitié que j'ai +pour lui. Vous en avez usé autrement. Le corps vous a été quelque chose dans +votre jeunesse; présentement vous n'êtes occupée que de ce qui regarde l'esprit. +Je ne sais pas si vous avez raison de l'estimer tant. On ne lit presque rien qui +vaille la peine d'être retenu. On ne dit presque rien qui mérite d'être écouté. +Quelque misérables que saient les sens à l'âge où je suis, les impressions que +font sur eux les objets qui plaisent, me trouvent bien plus sensible, et nous +avons grand tort de les vouloir mortifier. C'est peut-être une jalousie de +l'esprit, qui trouve leur partage meilleur que le sien. M. Bernier , le plus joli philosophe que j'aie connu. (Joli philosophe ne +Se dit guère; mais sa figure, sa taille, sa manière, sa conversation, l'ont +rendu digne de cette épithète-là.) M. Bernier , en parlant +de la mortification des sens, me dit un jour: «Je vais vous faire une confidence +que je ne ferais pas à madame de la Sablière , à +mademoiselle de l'Enclos même, que je tiens d'un ordre +Supérieur; je vous dirai en confidence que l'abstinence des plaisirs me paraît +un grand péché». Je fus surpris de la nouveauté du système. Il ne laissa pas de +faire quelqu'impression sur moi. S'il eût continué son discours, peut-être +m'aurait-il fait goûter sa doctrine. Continuez-moi votre amitié, qui n'a jamais +été altérée; ce qui est rare dans un aussi long commerce que le nôtre. +LETTRE XIV. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +Août 1698 +M de Clérembault m'a fait un sensible plaisir en me disant +que vous songiez à moi: j'en suis digne par l'attachement que je conserve pour +vous. Nous allons mériter des louanges de la postérité par la durée de notre +vie, et par celle de notre amitié. Je crois que je vivrai autant que vous. Je +Suis lasse quelquefois de faire toujours la même chose; et je loue le Suisse qui +Se jeta dans la rivière par cette raison. Mes amis me reprennent souvent sur +cela, et m'assurent que la vie est bonne, tant que l'on est tranquille et que +l'esprit est sain. La force du corps donne d'autres pensées. L'on préférerait sa +force à celle de l'esprit; mais tout est inutile quand on ne saurait rien +changer. Il vaut autant s'éloigner des réflexions, que d'en faire qui ne servent +à rien. Madame Sandwich m'a donné mille plaisirs, par le +bonheur que j'ai eu de lui plaire. Je ne croyais pas sur mon déclin pouvoir être +propre à une femme de son âge. Elle a plus d'esprit que toutes les femmes de +France, et plus de véritable mérite. Elle nous quitte; c'est un regret pour tout +ce qui la connaît, et pour moi particulièrement. Si vous aviez été ici, nous +aurions fait des repas dignes du temps passé. Aimez-moi toujours. Madame de Coulanges a pris la commission de faire vos compliment +à M. le comte de Grammont par madame la comtesse de Grammont . Il est si jeune, que je le crois aussi +léger, que du temps qu'il haïssait les malades, et qu'il les aimait dès qu'ils +étaient revenus en santé. Tout ce qui revient d'Angleterre parle de la beauté de +madame la duchesse Mazarin , comme on parle ici de celle +de mademoiselle de Bellefond qui commence. Vous m'avez +attachée à madame Mazarin , et je n'en entends point dire +de bien sans plaisir. Adieu, Monsieur; pourquoi n'est-ce pas un bon jour? Il ne +faudrait pas mourir sans se voir. +LETTRE XV. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont . +Le 3 juillet 1699 +Quelle perte pour vous, Monsieur! Si on n'avait pas à se perdre soi-même, on ne +Se consolerait jamais. Je vous plains sensiblement; vous venez de perdre un +commerce aimable, qui vous a soutenu dans un pays étranger. Que peut-on faire +pour remplacer un tel malheur? Ceux qui vivent long-temps, sont sujets à voir +mourir leurs amis. Après cela votre esprit, votre philosophie vous servira à +vous soutenir. J'ai senti cette mort comme si j'avais eu l'honneur de connaître +madame Mazarin . Elle a songé à moi dans mes maux: j'ai +été touchée de cette bonté; et ce qu'elle était pour vous m'avait attachée à +elle. Il n'y a plus de remède, et il n'y en a nul à ce qui arrive à nos pauvres +corps. Conservez le vôtre. Vos amis aiment à vous voir si sain et si sage; car +je tiens pour sages ceux qui savent se rendre heureux. Je vous rends mille +grâces du thé que vous m'avez envoyé. La gaîté de votre lettre m'a autant plu +que votre présent. Vous allez ravoir madame Sandwich , que +nous voyons partir avec beaucoup de regret. Je voudrais que la situation de sa +vie vous pût servir de quelque consolation. J'ignore les manières angloises: +cette dame a été très-françoise ici. Adieu mille fois, Monsieur. Si l'on pouvait +penser comme madame de Chevreuse , qui croyait en mourant +qu'elle allait causer avec tous ses amis en l'autre monde, il serait doux de le +penser. +LETTRE XVI. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +1699 +Votre lettre m'a remplie de désirs inutiles dont je ne me croyais plus capable. +Les jours se passent, comme disait le bon homme des +Yveteaux , dans l'ignorance et la paresse; et ces jours nous détruisent, +et nous font perdre les choses à quoi nous sommes attachés. Vous l'éprouverez +cruellement. Vous disiez autrefois que je ne mourrais que de réflexion: je tâche +à n'en plus faire et à oublier le lendemain le jour que je vis aujourd'hui. Tout +le monde me dit que j'ai moins à me plaindre du temps qu'un autre. De quelque +Sorte que cela soit, qui m'aurait proposé une telle vie, je me serais pendue. +Cependant on tient à un vilain corps comme à un corps agréable. On aime à sentir +l'aise et le repos. L'appétit est quelque chose dont je jouis encore. Plût à +Dieu de pouvoir éprouver mon estomac avec le vôtre, et parler de tous les +originaux que nous avons connus, dont le souvenir me réjouit plus que la +présence de beaucoup de gens que je vois, quoiqu'il y ait du bon dans tout cela, +mais, à dire le vrai, nul rapport! M. de Clérembault me +demande souvent, s'il ressemble par l'esprit à son père: non, lui dis-je; mais +j'espère de sa présomption qu'il croit ce non avantageux, +et peut-être qu'il y a des gens qui le trouveraient. Quelle comparaison du +Siècle présent avec celui que nous avons vu! Vous allez voir madame Sandwich ; mais je crains qu'elle n'aille à la campagne. +Elle sait tout ce que vous pensez d'elle. Madame Sandwich +vous dira plus de nouvelles de ce pays-ci que moi. Elle a tout approfondi et +tout pénétré. Elle connaît parfaitement tout ce que je hante, et a trouvé le +moyen de n'être point étrangère ici. +LETTRE XVII. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +1699 +La dernière lettre que je reçois de mademoiselle de +l'Enclos me semble toujours la meilleure; et ce n'est point que le +Sentiment du plaisir présent l'emporte sur le souvenir du passé: la véritable +raison est que votre esprit se fortifie tous les jours. S'il en est du corps +comme de l'esprit, je soutiendrois mal ce combat d'estomac dont vous me parlez. +J'ai voulu faire un essai du mien contre celui de madame Sandwich , à un grand repas, chez milord Jersey ; +je ne fus pas vaincu. Tout le monde connaît l'esprit de madame Sandwich : je vois son bon goût par l'estime extraordinaire qu'elle a +pour vous. Je ne fus pas vaincu sur les louanges qu'elle vous donna, non plus +que sur l'appétit. Vous êtes de tous les pays; aussi estimée à Londres qu'à +Paris. Vous êtes de tous les temps; et quand je vous allègue pour faire honneur +au mien, les jeunes gens vous nomment aussitôt pour donner l'avantage au leur. +Vous voilà maîtresse du présent et du passé; puissiez-vous avoir des droits +considérables sur l'avenir! je n'ai pas en vue la réputation; elle vous est +assurée dans tous les temps. Je regarde une chose plus essentielle; c'est la +vie, dont huit jours valent mieux que huit siècles de gloire après la mort. Qui vous aurait proposé autrefois de vivre comme vous vivez, +vous vous seriez pendue ; l'expression me charme; cependant vous vous +contentez de l'aise, et du repos, après avoir senti ce qu'il y a de plus +vif. +L'esprit vous satisfait, ou du moins vous console; +Mais on préférerait de vivre jeune et folle, +Et laisser aux vieillards, exempts de passions, +La triste gravité de leurs réflexions. +Il n'y a personne qui fasse plus de cas de la jeunesse que moi. Comme je n'y +tiens que par le souvenir, je suis votre exemple, et m'accommode du présent le +mieux qu'il m'est possible. Plût à Dieu que madame Mazarin eût été de notre sentiment! elle vivrait encore; mais elle a +voulu mourir la plus belle du monde. Madame Sandwich va à +la campagne. Elle part d'ici admirée à Londres comme elle l'a été à Paris. +Vivez; la vie est bonne quand elle est sans douleur. Je vous prie de faire tenir +ce billet à M. l'abbé de Hautefeuille , chez madame la +duchesse de Bouillon . Je vois quelquefois les amis de M. +l'abbé Dubois , qui se plaignent d'être oubliés. +Assurez-le de mes très-humbles respects. +LETTRE XVIII. +Mademoiselle de l'Enclos à M. de +Saint-Evremont. +14 octobre, 1700 +Le bel esprit est bien dangereux dans l'amitié! Votre lettre en aurait gâté une +autre que moi. Je connais votre imagination vive et étonnante, et j'ai même eu +besoin de me souvenir que Lucien a écrit à la louange de +la Mouche, pour m'accoutumer à votre style. Plût à Dieu que vous pussiez penser +de moi ce que vous en dites! je me passerais de toutes les nations. Aussi est-ce +à vous que la gloire en demeure. C'est un chef-d'œuvre que votre dernière +lettre. Elle a fait le sujet de toutes les conversations que l'on a eues dans ma +chambre depuis un mois. Vous retournez à la jeunesse: vous faites bien de +l'aimer. La philosophie sied bien avec les agrément de l'esprit. Ce n'est pas +assez d'être sage, il faut plaire; et je vois bien que vous plairez toujours +tant que vous penserez comme vous pensez. Peu de gens résistent aux années. Je +crois ne m'en être pas encore laissé accabler. Je souhaiterois, comme vous, que +madame Mazarin eût regardé la vie en elle-même sans +Songer à son visage, qui eût toujours été aimable, quand le bon sens aurait tenu +la place de quelque éclat de moins. Madame Sandwich +conservera la force de l'esprit en perdant la jeunesse, au moins le pense-je +ainsi. Adieu, Monsieur, quand vous verrez madame la comtesse de Sandwich , faites-la souvenir de moi; je serais +très-fâchée d'en être oubliée. +LETTRE XIX. +M. de Saint-Evremont à mademoiselle +de l'Enclos. +Le premier janvier 1701 +On m'a rendu dans le mois de décembre la lettre que vous m'avez écrite le 14 +octobre 1700. Elle est un peu vieille; mais les bonnes choses sont agréablement +reçues, quelque tard qu'elles arrivent. Vous êtes sérieuse, et vous plaisez. +Vous donnez de l'agrément à Sénèque , qui n'est pas +accoutumé d'en avoir. Vous vous dites vieille avec toutes les grâces de l'humeur +et de l'esprit des jeunes gens. J'ai une curiosité que vous pouvez satisfaire: +quand il vous souvient de votre jeunesse, le souvenir du passé ne vous +donne-t-il point de certaines idées aussi éloignées de la langueur de +l'indolence que du trouble de la passion? Ne sentez-vous point dans votre cœur +une opposition secrète à la tranquillité que vous pensez avoir donnée à votre +esprit? +Mais aimer et vous voir aimée, +Est une douce illusion, +Qui dans votre cœur s'est formée +De concert avec la raison. +D'une amoureuse sympathie +Il faut pour arrêter le cours, +Arrêter celui de nos jours; +Sa fin est celle de la vie. +Puissent les destins complaisant +Vous donner encore trente ans +D'amour et de philosophie! +C'est ce que je vous souhaite le premier jour de l'année 1701, jour où ceux qui +n'ont rien à donner, donnent pour étrennes des souhaits. +Fin des lettres de mademoiselle de l'Enclos et de M. de +Saint-Evremont. +LA COQUETTE VENGÉE; +PAR MLLE. DE L'ENCLOS. +Ma nièce, disait Éléonore à Philimène , quand vous serez à Paris, ne faites point amitié ni +conversation avec toute sorte d'hommes; il y a bien du choix à faire parmi eux; +mais sur-tout évitez les philosophes. Voilà un mot que vous n'entendez pas, je +le vois bien; un peu de patience, vous allez bientôt savoir ce que c'est. Quand +Dorilas , votre frère, allait au collège, vous avez vu +Souvent dîner chez vous un certain homme qui faisait tant de révérences et tant +de gestes en entrant, qui riait au nez à tout le monde, qui parlait toute sorte +de langues hormis la nôtre, qui avait toujours les cheveux mal peignés, la barbe +Sale, et le collet entre'ouvert, toujours crotté, toujours la soutane grasse et +le long manteau déchiré. Ne vous souvient-il pas d'un éclat de rire qui vous +prit à table un jour, quand il disait au laquais qui lui donnait à boire qu'il +Se couvrit, autrement qu'il n'accepteroit jamais le verre de sa main, avec des +compliment si longs et si opiniâtres, qu'il fût mort de soif, si votre père +n'eût eu pitié de lui? Vous le connaissez; c'était le maître qui enseignait la +philosophie à Dorilas , c'était un philosophe; mais il +n'était pas de ceux dont je vous veux parler. +Vous avez encore ouï parler cent fois d'un certain abbé qui est dans notre +voisinage, dont la vie est toute retirée, qui ne songe qu'à lui, qui ne veut +point faire d'amis de peur de s'engager à être le leur, qui se cache au grand +monde pour en éviter l'embarras, qui fuit les compagnies comme autant +d'occasions d'intrigues et de soucis, qui n'aime que ses livres et ses chiens, +et encore plus ses chiens que ses livres; et autant de fois que nous en avons +parlé, vous nous avez toujours ouï dire que c'était un philosophe; ce n'est +point encore là ce que j'entends. +Il y a d'autres philosophes qui aiment la compagnie, mais celle de leurs +Semblables, où ils ont leurs coudées franches et la liberté entière de tout dire +et de tout faire, des philosophes goinfres qui courent le cabaret, qui ivrognent +Sans cesse, parce qu'ils disent qu'ils n'ont jamais tant de plaisir que quand +ils ont noyé ou endormi leur raison, qui leur joue cent mauvais tours quand elle +veille, qui les contraint de faire cent réflexions fâcheuses, et qu'ils +appellent l'ennemie capitale de leur repos. Ces philosophes-là portent leur +reproche avec eux. +Quand je dis donc que vous devez éviter les philosophes, je n'entends point +parler, ni d'un docteur, ni d'un solitaire, ni d'un libertin dont la profession +est ouverte et déclarée. J'entends certains pédant déguisés, pédant de robe +courte, des philosophes de chambre qui ont le teint un peu plus frais que les +autres, parce qu'ils se nourrissent à l'ombre, et qu'ils ne s'exposent jamais à +la poussière et au soleil; des philosophes de ruelles qui dogmatisent dans des +fauteuils; des philosophes galants qui raisonnent sans cesse sur l'amour, et qui +n'ont rien de raisonnable pour se faire aimer. Vous ne sauriez croire combien +ces gens-là sont incommodes. +Au commencement que j'étais à Paris, encore toute pleine de l'air de nos +provinces, lorsque le premier venu m'était bon, pourvu qu'il me dît quelque +chose, je fis connaissance avec un de ces gens-là. Il vint par hasard dans une +maison où j'étais en visite avec une de mes cousines; il était habillé fort +uniment, il n'avait ni ruban, ni dentelle, il ne me souvient pas même s'il avait +des glands; son chapeau était un peu lustré avec un petit crêpe, son bas de soie +ne faisait pas le moindre pli, le manteau sur ses deux épaules, le pourpoint +fermé, la petite manchette au bout, le gand de Grenoble à la main, il n'y avait +rien de superflu; un clin-d'œil, un souris, un petit mouvement de tête +Suppléeoient à toutes ces révérences étudiées qui ne sont bonnes à rien. Le fils +de la maison lui fit grand accueil. Voilà mon fils qui est ravi de vous voir, +lui dit sa mère; c'est Monsieur tel, dit-elle à toute la compagnie; et dans la +compagnie il y avait force dames. Je ne vis pas qu'elles s'en émurent beaucoup. +Je crus que le sujet de l'entretien qu'il avait interrompu par son arrivée, les +attachait si fort qu'elles ne pensèrent point à lui faire compliment. Son nom ne +m'était pas inconnu; des jeunes gens qui revenaient de Paris m'en avaient parlé +dans la province. Il prit un siège auprès de moi. On continua l'entretien d'un +certain mariage qui s'était fait à la cour. Ni lui, ni moi ne disions pas un +mot; moi, parce que je ne savais rien; lui, parce que le sujet ne lui plaisait +pas. Il s'imagina que la même raison nous faisait taire tous deux. Après avoir +attendu quelque temps: nous ne sommes, ni vous, ni moi, me dit-il tout bas, du +grand entretien; nous en pouvons faire un second entre nous sans troubler le +leur: aussi bien elles parlent si haut qu'elles s'étourdissent elles-mêmes, et +par conséquent, il est impossible, dans le bruit qu'elles font, qu'elles nous +entendent. Je lui répondis; il me dit encore quelqu'autre chose; je lui fis +aussi quelque autre réponse, mais j'affectois toujours de mettre dans ce que je +disais quelque pointe et quelque mot extraordinaire. Il me reconnut provinciale; +il me fit alors cent questions sur mon pays, sur ma naissance, sur mon nom, sur +ma demeure, sur les livres que je lisais. Que ne dit-il point contre Balzac , Voiture et tous les +faiseurs de lettres, de comédies et de romans! On abandonne lâchement la +connaissance des choses solides pour s'attacher aux mots. Il me tint un grand +discours là-dessus avec tant de chaleur, que souvent il en roidissoit le bras et +fermait le poing. Trouvez bon, me dit-il à la fin, que j'aie l'honneur de vous +aller voir, et vous en saurez plus en un mois que tous ces conteurs de +bagatelles ne pourraient vous en apprendre en toute votre vie. Il n'y aura point +de grand sujet, dont vous ne puissiez parler sur-le-champ; d'une ligne que je +vous dirai, vous pourrez tirer mille conclusions et former mille discours. +Il me vint voir quelque temps après, comme il m'avait promis. J'achetai certains +livres qu'on appelle des tables. Il me les expliquait toutes les fois qu'il +venait au logis. C'était toute mon occupation; je négligeois toute autre chose. +Ses visites et mon étude durèrent un an et quelques mois: j'avais du loisir, je +ne connaissais pas encore le grand monde; mais enfin je fus obligée de recevoir +tant de visites tous les jours et à tous moment, que je ne pouvais plus le voir +qu'en compagnie. +Il entra dans ma chambre, un jour que Polixène y était +avec Philidor , son frère, qui est un gentilhomme aussi +adroit et aussi spirituel que j'en connaisse. Monsieur, lui dit Philidor , vous êtes venu bien à propos; vous avez appris +tant de philosophie à Éléonore qu'elle nous fait enrager; +je lui disais qu'un amour constant était la plus belle de toutes les vertus. +Elle m'a répondu fièrement que je confondois les vertus avec les passions, que +l'amour était une passion et non pas une vertu, et qu'une passion ne devient pas +vertu par sa durée, mais seulement une plus longue passion. Elle m'a dit cent +choses de la même force; je suis à bout, je vous demande secours. Comment vous +pourrais-je secourir répondit-il à Philidor , Éléonore a toutes mes forces de son côté. Elle vous a +découvert la source d'une erreur, qui est commune parmi les hommes, de prendre +pour une passion ce qui est souvent ou une vertu, ou un vice, faute de savoir la +nature et le nombre des passions. Tout cela, ajouta-t-il, est expliqué en deux +tables. Il prit le livre qui était sur un guéridon, et ayant cherché la table +des passions, il la donna à lire à Philidor . Comment! dit +Philidor , est-ce là tout ce qu'on peut dire des +passions, de tous ces mouvement impétueux qui nous agitent dans la vie? +Certainement voilà une grande mer renfermée dans un espace bien étroit. Vous +travaillez admirablement en petit. Quoi! il n'y a qu'une ligne pour l'amour! +voilà une divinité bien serrée. Si c'est assez d'une ligne pour fournir à tous +les amant, il faut qu'elle soit bien longue. Qui veut devenir savant avec cela a +besoin d'un grand naturel. L'amour est une inclination de +l'appétit au bien sensible considéré absolument. J'en serai bien plus +galant quand je saurai cela! j'aurai bien plus de quoi me faire aimer! j'en +aurai de bien plus belles idées pour remplir la conversation! Il n'y a rien de +Si beau, ni de si plein que l'amour, et cependant ce livre nous en fait un +Squelette tout sec, sans embonpoint et sans couleur. Si toute la philosophie de +cet homme-là est de même, savez-vous ce que j'en pense? c'est une reine bien +pauvre et bien maigre, dont les tables sont bien mal servies. +Mon philosophe voulait s'échauffer contre Philidor ; mais +pour finir le sujet d'un entretien qui allait s'aigrir, je pris mon luth, je +touchai quelques sarabandes. Philidor , avec son +dégagement ordinaire, les dansa toutes. Nous parlâmes ensuite de la danse. Je +croyais avoir ôté par ce moyen toute occasion de dispute, quand Polixène , par une belle malice, s'avisa de me demander si +dans mon livre il n'y avait pas une table de la danse, Monsieur, dit Polixène au philosophe, il faut que vous en fassiez une +pour l'amour de moi. Cela est fort aisé, dit Philidor , je +lui en sauverai la peine. Je mettrai premièrement quelques propositions +générales pour montrer la nécessité ou utilité de la danse. J'en ferai après la +définition. La danse est un mouvement mesuré du corps au son +de la voix ou de l'instrument. Elle est ou simple, ou figurée, ou par bas, +ou par haut. Ensuite, j'en remarquerai la différence; les sarabandes, +les branles, les courantes, les ballets; j'en distinguerai les pas; le pas +coulé, le gravé, le coupé, l'entrechat. Adieu, les maîtres à danser; quand ma +table sera faite, quiconque la lira sera un habile sauteur. +Polixène se mit à rire de tout son cœur. Mon philosophe +Sortit de dépit. Je courus après lui; je lui fis des excuses dans mon +antichambre le mieux que je pus. Il me dit que tout cela ne le choquait point; +que Philidor était un jeune homme sorti fraîchement de +l'académie, qui voulait s'égayer; qu'il était bien trompé si sa sœur n'était une +franche coquette; qu'il voyait bien qu'il ne pourrait plus me gouverner à +l'avenir; qu'il me suppliait de l'en dispenser; qu'il m'enverrait à sa place un +de ses anciens écoliers, qui savait sa méthode aussi bien que lui. Je lui fis +mille remercîmens des bontés qu'il avait pour moi. Nous nous séparâmes. Voici le +commencement d'une histoire bien plus plaisante. +Mon philosophe, encore qu'il ne parlât que par tables, par définitions et +divisions, était pourtant commode en ce point, qu'il était content pourvu qu'on +l'écoutât, et n'exigeait rien autre chose ni de moi, ni des femmes qu'il voyait, +qu'un peu d'attention qui était bien dû à ses discours. +Ce n'était point là l'humeur de son ami, que Philidor +appelait son prévôt de salle. Il faisait le galant; il voulait persuader l'amour +dont il parlait; il soupirait quelquefois; il chantait même des airs dont il se +disait l'auteur, aussi bien que des paroles. Il était jaloux généralement de +tous les hommes; il censuroit tout ce qu'ils disaient; il n'en trouvait pas un +qui raisonnât à son gré; ils étaient tous ou des ignorant on des étourdis. Notre +Sexe même, qui est sacré et inviolable parmi les honnêtes gens, n'était point +pour lui plus privilégié que tout le reste; il s'érigeoit en censeur de toutes +les beautés; il se mêlait de juger du caractère et du tour d'esprit que chacune +avait, avec une présomption si grande, qu'il semblait, à l'entendre, que nous +n'eussions de grâce que ce qu'il lui plaisait de nous en distribuer. +Cela attira sur lui une conjuration universelle de toutes les femmes et de tous +les hommes qui venaient chez moi. On ne m'en dit rien, parce qu'on savait bien +que j'eusse eu pitié de lui, et que j'eusse rendu le complot inutile en le +découvrant. +Comme ils épioient sans cesse quand il me viendrait voir, il leur fut aisé de le +Surprendre dans ma chambre. Ils y arrivèrent tous en un moment. Jamais assemblée +ne fut plus grande. Tout le monde lui fit d'abord cent civilités. J'en étais +étonnée. L'incomparable, l'inimitable, le plus galant, le plus spirituel, le +plus propre à tout, le plus poli de tous les hommes, lui disait-on. Il ne se +reconnaissait pas. On le pria de faire un petit discours; il expliqua les huit +béatitudes. On s'écriait de temps en temps: sans mentir cela est admirable! On +le pria de chanter, et bien qu'il le fît avec des efforts effroyables, des +convulsions et des contorsions de possédé; bien que sa voix fût aussi pitoyable +et lugubre, que son visage est basané et mélancolique, on disait tout haut qu'on +n'avait plus besoin de Lambert ni de sa sœur. C'étaient +des applaudissements perpétuels. Polixène lui montra un +billet doux qu'elle avait reçu; il ne voulut pas seulement le lire. C'étaient +des bagatelles qui ne pouvaient amuser que des esprits mal faits; chacun lui dit +qu'il avait bien raison, et que l'homme était né pour des choses plus grandes. +Jamais homme ne fut plus satisfait, ni plus content de lui-même; et parce que +c'était Polixène qui le caressait le plus, cela lui donna +la hardiesse de venir auprès d'elle, et de lui dire quelques douceurs. Elle les +recevait avec un tel tempérament, qu'elle l'embarquait toujours de plus en plus; +il lui prenait même la main, lui touchait le bras, et feignant de lui vouloir +dire un mot à l'oreille, il la baisa. Alors Polixène lui appuya un grand +Soufflet. +C'était le signal des conjurés. Chacun se rua sur lui; l'un lui donnait une +nasarde: voilà pour le philosophe amoureux. L'autre, de grands coups d'épingle: +voilà pour le musicien amoureux. L'autre, de grands coups de busc sur les +oreilles: voilà pour le poète amoureux. Je fis ce que je pus pour secourir sa +philosophie, sa musique et sa poésie attaquées de toutes parts; et tout ce que +je pus, fut de le tirer de la presse, et de lui ouvrir la porte pour +S'enfuir. +Il criait de toute sa force, en s'en allant: coquettes , +coquettes , je saurai bien me venger; et on m'a dit +qu'étant mort, ou de ses blessures, ou de désespoir, on a trouvé parmi ses +papiers, une grande invective contre les femmes, sous le nom d' Aristandre , que ses héritiers ont fait imprimer à leurs dépens. +J'étais assez fâchée que ce malheur lui fût arrivé chez moi; mais je m'en dois +accuser moi-même pour avoir été si facile que de donner accès chez moi à des +philosophes, c'est-à-dire, à des gens qui portent la censure, la médisance et le +désordre dans les plus belles, les plus douces et les plus agréables compagnies. +Ma nièce, soyez sage par mon exemple, et donnez-vous-en de garde. +Ainsi parlait Éléonore à Philimène , +qui en entendait une partie et devinait le reste. +LETTRES +DE +MADEMOISELLE AÏSSÉ. +NOTICE +SUR +MADEMOISELLE AÏSSÉ. +M de Ferriol , ambassadeur de France à Constantinople, +acheta d'un marchand d'esclaves, en 1698, une petite fille âgée d'environ quatre +ans. Elle avait été enlevée avec beaucoup d'autres enfants dans une ville de +Circassie que les Turcs avaient pillée. Ses grâces enfantines lui attirèrent la +préférence de l'ambassadeur, et la lui firent choisir parmi ses compagnes +d'infortune. Le marchand, peut-être pour accroître l'intérêt qu'elle inspirait +et obtenir de M. de Ferriol un prix plus considérable, +assura qu'elle avait été trouvée dans un palais, et qu'elle était fille d'un +prince circassien. L'ambassadeur, touché de commisération, acheta 1,500 livres +la petite Aïssé . Il était garçon et ne pouvait donner à +Sa jeune orpheline une éducation proportionnée à l'intérêt qu'elle lui avait +inspiré, intérêt que la pitié sans doute avait d'abord excité, et auquel se +mêlèrent bientôt des vues et des espérances moins pures. Il confia mademoiselle +Aïssé à sa belle-sœur, madame de +Ferriol , sœur de madame de Tencin : l'éducation +de la jeune fille fut très-soignée; elle acquit des talents agréables et de +l'instruction. M. d'Argental et M. de +Pont-de-Vesle , fils de madame de Ferriol , qui +tous deux eurent dès leur jeune âge le goût des plaisirs de l'esprit, se lièrent +d'une tendre amitié avec la pupille de leur mère; et cette liaison eut sans +doute les plus heureux effets sur son esprit. Elle eut le bonheur plus grand +encore, au milieu de cette immoralité qui accompagna les dernières années de +Louis XIV et la régence de Louis XV, d'acquérir et de conserver un cœur honnête, +et une âme délicate et sensible, qui devaient la rendre plus estimable et plus +malheureuse dans la situation dépendante et presque subalterne où le sort +l'avait placée. +Son dégoût pour les vices qui l'entouraient fut bientôt mis à de rudes épreuves. +Au sortir de l'enfance, elle entra dans la maison de M. de +Ferriol . C'était un vieux libertin qui, après s'être livré dans sa +jeunesse à tous ses goûts, avait fortifié ses habitudes de dépravation par un +long séjour en Turquie, où il avait vécu tout à fait à la manière du pays. Ses +désirs se portèrent bientôt sur sa jeune protégée, et l'attachement qu'il avait +pour elle, ne fut pas assez fort pour les vaincre. Les personnes qui ont vécu +avec l'un et avec l'autre, ont douté long-temps qu'il eût triomphé de la vertu, +et sans doute de la répugnance de mademoiselle Aïssé . En +effet, l'esprit repousse cette image d'une vertueuse, belle et intéressante +personne, flétrie par un vieux débauché, qui détruisait en elle le sentiment de +la réconnaissance, en en exigeant un autre. Des lettres trouvées dans les +papiers de M. d'Argental constatent malheureusement cette +circonstance pénible et humiliante de la vie de mademoiselle Aïssé . +«Quand je vous achetai, lui écrit M. de Ferriol , je vous +destinai à être ou ma fille ou ma maîtresse: vous avez été l'une et l'autre.» Si +quelque chose peut inspirer plus de dégoût pour la conduite de M. de Ferriol , c'est sans doute une semblable manière de +S'exprimer: en associant ainsi la tendresse paternelle avec les désirs d'un +libertin, il semble vouloir rappeler que rien ne ressemble plus à l'inceste +qu'une affection de cette nature. Mais tel est le cœur humain, que l'on conçoit +comment ces deux sentiment étaient également vrais dans la même personne. Quant +à mademoiselle Aïssé , il est douteux que sa +réconnaissance pour M. de Ferriol ait survécu à la +crainte et au dégoût que dut inspirer à son âme délicate un prétendu bienfaiteur +qui ne l'avait achetée d'un marchand d'esclaves que pour la rendre à sa première +destination, après lui avoir donné une éducation qui devait lui faire regarder +cet abaissement comme le plus grand des malheurs. Cependant M. de Ferriol étant tombé dangereusement malade, elle le soigna avec tout +le dévouement d'une fille. Il mourut en lui laissant une rente de 4,000 liv., et +un capital assez considérable qu'il chargeait ses héritiers de lui payer. +Après sa mort, mademoiselle Aïssé rentra chez madame de Ferriol , à qui l'ambassadeur l'avait recommandée +Spécialement. Madame de Ferriol , quoiqu'au fond du cœur +elle aimât assez son ancienne pupille, manqua toujours pour elle de cette +délicatesse de sentiment, si nécessaire pour le bonheur de ceux qui passent leur +vie ensemble, et que les supérieurs ont si peu avec leurs inférieurs, quoique +jamais de semblables ménagement ne saient plus nécessaires, que lorsqu'ils +doivent déguiser des rapports de dépendance. C'est cette absence d'attentions, +de soin à ne jamais blesser une âme fière et délicate, que mademoiselle Aïssé reproche souvent à madame de +Ferriol , dans les lettres que nous publions. Elle ne méconnoît point +les grandes obligations qu'elle a à madame de Ferriol , et +elle montre pourtant comment, dans le détail de la vie, sa bienfaitrice la +rendait fort malheureuse. +Elle commença par lui faire sentir que les dons de son beau-frère lui +paraissaient trop considérables. Mademoiselle Aïssé , trop +fière pour se laisser reprocher des bienfaits, jeta au feu, devant madame de Ferriol , le billet que lui avait laissé M. de Ferriol . Un pareil désintéressement n'inspira point à +madame de Ferriol plus de délicatesse, et elle ne laissa +pas de profiter du sacrifice. +Cependant mademoiselle Aïssé jeune, aimable et répandue, +avait d'assez grands succès dans le monde; et au milieu de la galanterie et de +la corruption qui signalèrent la régence et le système, elle ne céda jamais ni à +la vanité, ni à l'intérêt qui faisaient alors oublier à tant de femmes des +devoirs que mademoiselle Aïssé n'avait point à remplir. +Elle eut l'honneur bien extraordinaire de donner quelqu'idée de la vertu et de +la pudeur au régent, qui fit gloire toute sa vie de douter de leur existence; +opinion qui, chez un prince, est presque toujours fondée, puisqu'il fait +disparaitre les vertus d'autour de lui, dès qu'il ne les respecte pas. Ce fut +chez madame de Parabère que le duc d'Orléans vit mademoiselle Aïssé et lui fit des +propositions qu'il ne s'attendait pas à voir refuser, sur-tout en pareil lieu. +Il ne perdit point l'espoir de réussir, et chargea madame de +Ferriol de ses intérêts. Madame de Ferriol +accepta sans répugnance des fonctions moins honorables encore que celles que le +Régent destinait à mademoiselle Aïssé . Ses efforts furent +vains. Comme elle revenait sans cesse à la charge et développait à mademoiselle +Aïssé tous les avantages d'une semblable conquête, +mademoiselle Aïssé se jeta à ses pieds pour la conjurer +de ne plus lui en parler, assurant qu'elle se jeteroit dans un couvent si l'on +continuait à la persécuter. Madame de Ferriol , qui ne +cherchait qu'à obtenir du crédit et de la faveur, craignit de perdre tout moyen +d'y parvenir en se séparant de mademoiselle Aïssé , et +cessa ses exhortations. +Mademoiselle Aïssé , qui avait résisté à l'appât de la +faveur et de la fortune, ne trouva pas les mêmes forces quand il lui fallut +défendre sa vertu contre l'amour et l'estime. Elle vit chez madame du Deffant le chevalier d'Aydie ; +il conçut pour elle la plus vive passion; il se fit présenter chez madame de Ferriol , et bientôt abandonnant presque'entièrement le +monde, il ne quitta plus cette maison. Le chevalier d'Aydie joignait à la plus noble figure et au caractère le plus +aimable, une âme fort tendre. Jusqu'alors son cœur n'avait point éprouvé de +Sentiment profonds; il avait eu plusieurs intrigues, mais aucun attachement +durable. Rioms , son oncle, l'avait présenté chez la +duchesse de Berri , qui prit du goût pour lui, et cette +princesse ne différoit guère d'ordinaire à satisfaire ses goûts et même ses +fantaisies. +Voir à ses pieds un homme brillant et spirituel, que les femmes de la cour +S'étaient disputé, que les princesses avaient honoré de leurs faveurs, et le +voir animé par un amour tendre, délicat et timide, quelle séduction pour +l'amour-propre et pour le cœur de mademoiselle Aïssé ! Ce +qui rendait le chevalier plus dangereux pour elle, c'est qu'il n'avait que des +vues honorables. Il voulait épouser celle qu'il aimait, et cherchait à se faire +relever des vœux qui l'engageaient dans l'ordre de Malte. Mademoiselle Aïssé se sentait bien assez de vertu pour ne point se +prêter à un projet dont l'exécution eût dégradé son amant aux yeux du monde; +mais elle ne se croyait pas assez de force pour résister à des désirs dont la +Satisfaction ne pouvait nuire qu'à sa propre gloire. Dans la défiance qu'elle +avait d'elle-même, elle eut recours à madame de Ferriol , +qui comprit encore moins ses scrupules que la première fois, et qui travailla à +les détruire. Ne pouvant trouver aucun secours extérieur, voyant tous les jours +le chevalier qu'on ne lui permettait pas de fuir comme elle l'aurait voulu, elle +finit par lui avouer qu'elle partageait ses sentiment, et, en s'abandonnant à +lui, elle eut la satisfaction de voir qu'elle en était aimée encore davantage. +Il redoubla ses instances pour l'épouser; elle n'y voulut jamais consentir; et +même, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle allait devenir mère, l'intérêt de son enfant +et la perte de sa réputation ne la rendirent pas moins inflexible. +Ce ne fut point à madame de Ferriol qu'elle confia sa +Situation; elle lui connaissait trop peu de discrétion et de délicatesse. Elle +avoua tout à lady Bolingbrocke , avec qui elle était +très-liée. C'était une femme sensible et estimable. On sait qu'elle était nièce +de madame de Maintenon , et que son premier mari avait été +M. de Villette . Elle pria madame de +Ferriol de lui confier pour quelque temps mademoiselle Aïssé pour la mener en Angleterre. Madame de Ferriol consentit à ce voyage. Lady Bolingbrocke et le chevalier d'Aydie logèrent +mademoiselle Aïssé dans un quartier retiré de Paris. Elle +y accoucha d'une fille, et y reçut tous les soins d'une amie tendre et d'un +amant passionné. L'enfant fut conduit en Angleterre par lady Bolingbrocke , et, après sa première éducation, elle fut ramenée en +France, et placée dans un couvent à Sens, sous le nom de miss Black , nièce de lord Bolingbrocke . +C'est d'une époque un peu postérieure que sont datées les lettres que nous +publions, et qui se continuant presque jusqu'aux derniers jours de la vie de +mademoiselle Aïssé , nous dispensent de prolonger cette +notice . Elles sont adressées à madame Saladin qui pendant qu'elle habitait Paris où son mari était résident +de la république de Genève, s'était liée d'une tendre amitié avec mademoiselle +Aïssé . Il paraît que cette dame dont les principes +étaient plus sévères que ceux des femmes qui entouraient sa jeune amie, sans que +Son cœur fût moins sensible, contribua par ses conseils et son exemple à lui +donner assez de force pour ne plus s'écarter de ses devoirs. Du moins +voyons-nous qu'à l'époque où commença cette correspondance, mademoiselle Aïssé , quoique le chevalier d'Aydie qui fût plus cher que jamais, quoique lui-même l'aimât +toujours davantage, avait rendu cette passion plus pure. Ce combat continuel +contre un amour qui acquérait tous les jours plus de force, le manque absolu +d'espérance, le repentir de sa faiblesse, le chagrin de ne pouvoir se livrer +Sans rougir à la tendresse maternelle, donnent à ses lettres un caractère de +mélancolie tout-à-fait touchant. Ce triste sentiment, auquel venait peut-être se +mêler le souvenir de fautes plus anciennes et plus humiliantes, prend plus de +force à mesure que la santé de mademoiselle Aïssé +S'affaiblit: les consolations de la religion, refuge des âmes tendres et +malheureuses, donnent sur la fin un caractère plus résigné et moins amer à sa +douleur, mais la rendent plus intéressante encore. Mademoiselle Aïssé mourut en 1733. Sa mort qui termina une vie +malheureuse, le désespoir où fut d'abord plongé le chevalier d'Aydie , la tristesse profonde où il vécut encore pendant quinze ans, +donnent à ceux qui lisent leur histoire, la tentation de reprocher à +mademoiselle Aïssé une délicatesse scrupuleuse qui priva +Son amant et elle d'un bonheur dont ils étaient dignes de jouir. +Les scrupules peut-être exagérés qui s'opposèrent à ce bonheur, peuvent bien +avoir rendu mademoiselle Aïssé plus malheureuse; mais ils +donnent une sorte d'admiration pour une vertu si désintéressée. Le chevalier d'Aydie eut toujours pour sa fille une tendresse et des +Soins auxquels ses regrets donnaient plus de force encore. +Il la maria à un gentilhomme de sa province, et lui laissa sa fortune. Il existe +des lettres qu'il écrivit à M. de Pont-de-Vesle , +relativement à ce mariage. Elles sont pleines de la douleur la plus vive, +quoique l'époque de la mort de mademoiselle Aïssé fût +déjà assez éloignée. Elles paraîtront bientôt dans un recueil de lettres +trouvées chez M. d'Argental , qui est maintenant sous +presse. L'éditeur a bien voulu nous les communiquer, ainsi que celle de M. de Ferriol à mademoiselle Aïssé , +dont nous avons cité un passage. +Les lettres de mademoiselle Aïssé à madame Saladin , ont été recueillies et publiées par mademoiselle +Rieu , petite-fille de madame Saladin . Elle les avait, long-temps avant, communiquées à Voltaire , qui y avait mis de sa main quelques notes que +nous avons conservées. Il paraît que la notice que mademoiselle Rieu a mise à la tête de son édition, existait déjà quand +le manuscrit des lettres fut montré à Voltaire ; car il +atteste dans une note placée au bas de cette notice, que le chevalier d'Aydie avait offert plusieurs fois à mademoiselle Aïssé de l'épouser. Les détails que nous avons ajoutés à +ceux que contient la notice de mademoiselle Rieu , nous +ont été fournis par des personnes qui ont beaucoup vu d'anciens amis de +mademoiselle Aïssé et du chevalier d'Aydie . +LETTRE PREMIÈRE. +1726 +Je n'ai pu me résoudre à vous écrire plutôt: j'ai envisagé avec chagrin que l'on +ne vous laisserat pas lire mes lettres; ainsi j'ai mieux aimé laisser passer +les premiers empressement. Mandez-moi, Madame, de vos nouvelles. Êtes-vous +remise de la fatigue du voyage? J'ai plus fait de vœux pour que vous eussiez le +beau temps, qu'un amant n'en aurait fait; il ne serait assurément pas plus +occupé et affligé que moi, de votre départ. Le soleil, la pluie, les vents, me +paraissent des embrâsemens, des inondations, des ouragans: enfin, j'ai respiré, +quand j'ai vu arriver le jour bienheureux pour vos parents et vos amis, où ils +vous ont enfin revue. Vous me manderez, s'il vous plaît, quelques détails de +votre réception. Je partage toutes les amitiés que vous recevez. Hélas! je ne +puis passer dans la rue où vous avez demeuré, sans avoir le cœur serré et les +larmes aux yeux. Je reviens d'Ablons , où j'ai passé +quelques jours tête à tête avec madame de Ferriol ; j'y ai +toujours pensé à vous, et je dis à ma compagne le regret que j'avais que vous +n'eussiez pas vu cette guinguette. Dans l'instant, je vois entrer dans le salon +madame votre fille; jugez de ma joie: elle passa ici pour aller à la Jaquinière; +elle venait de je ne sais où, aux environs. Notre dame prenait du café; elle +voulait se lever; madame votre fille se précipita pour l'en empêcher. Le chien +noir, qui est mal morigéné, saute sur la tasse de café pour japper, la renverse +Sur sa maîtresse: le désespoir s'empare de ladite dame; fichu sali, robe unie +tachée. Vous jugez de l'embarras de madame Rieu , qui +aurait voulu être à cent lieues de là. Pour moi je vous l'avoue, j'eus tant +envie de rire, que madame votre fille se remit. Cependant, passé ces premiers +moment, on lui fit toutes sortes de politesses. Elle la trouva très-belle; en +effet, elle l'était aussi, quoique dans un grand négligé. +Je parle toujours du voyage de Pont-de-Vesle , qui me +procurera le bonheur d'aller vous voir. J'espère qu'à force d'en parler, je +forcerai d'y aller. Je suis occupée de ce projet: les hommes ne peuvent être +Sans quelques désirs; je me flattais d'être une petite philosophe; mais je ne le +Serai, jamais sur ce qui touche le sentiment. +Pont-de-Vesle se porte un peu mieux, il vous assure de ses +respects. D'Argental +est dans l'île enchantée, chez son amie, qui a hérité +considérablement; il revient à la St.-Martin. Le Grand +donna, l'autre jour, une comédie qui tomba de la plus belle chute que j'aie +jamais vue; il n'en a pas été de même d'un opéra que deux violons ont donné: le +Sujet est Pyrame et Thisbé; il y eut une très-jolie décoration; ils reçurent +bien des applaudissements. +Je passe mes jours à chasser aux petits oiseaux; cela me fait grand bien. +L'exercice et la dissipation sont de très-bons remèdes pour les vapeurs et les +chagrins; je reviens de mes courses avec appétit et sommeil. L'ardeur de la +chasse me fait marcher, quoique j'aie les pieds moulus: la transpiration que cet +exercice m'occasionne, me convient. Je suis hâlée comme un corbeau; je vous +ferais peur, si vous me voyiez. Je voudrais bien en être à la peine. Que je +Serais heureuse si j'étais encore avec vous, Madame! Avouez que vous ne seriez +point fâchée d'être encore à Paris. Pour moi, je donnerais bien une pinte de mon +Sang pour que nous fussions ensemble actuellement; je vous rendrais compte de +mille choses, je goûterois le plaisir de vous revoir; au lieu de ce bien, j'ai +des regrets; que cela est différent! Le chevalier est en Périgord, où je crois +qu'il s'ennuie: sa santé est toujours délicate, son cœur toujours plus tendre. +Je vous enverrois avec plaisir des copies de ses lettres; mais non: il y a des +choses qui vous déplairoient, et j'aurois honte que vous les vissiez. L'abbé, +frère du chevalier, vit l'autre jour madame Rieu chez +moi; ce fut un coup de foudre. Il revint le lendemain à Ablons, il me dit qu'il +n'avait jamais rien vu de si beau à son gré: les lis et les roses ne sont pas si +fraîches qu'elle était ce jour-là; son air de modestie et de douceur plut si +fort à ce pauvre abbé, qu'il m'en parle toutes les fois qu'il me voit: cependant +il avait été prévenu; on l'avait annoncée, et je lui dis: vous allez voir une +des belles femmes de Paris: malgré cela, il fut surpris. M. Bertie vous aime toujours de même, quoiqu'il ait changé son goût pour +moi en amitié. On vous aime pour vous, et non pas pour les autres. Vous le savez +bien; et quand vous dites le contraire, vous parlez contre votre pensée. En +bonne foi, peut-on vous connaître sans vous aimer? J'en laisse juge votre cœur. +Adieu, Madame, aimez-moi, et soyez assurée que personne dans le monde ne vous +aime, ne vous estime, et ne vous respecte autant qu' Aïssé . +LETTRE II. +Paris, 1726 +J'ai reçu la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire de votre campagne: je +ne doute point que vous n'ayez eu un plaisir bien vif de vous être vu recevoir +avec tant d'amitié: les démonstrations de joie que l'on a eues de votre retour +ne peuvent être feintes. Ainsi, Madame, vous avez joui d'un bonheur que les rois +mêmes ne goûtent pas. Vous me direz qu'il n'était point nécessaire que vous +fussiez malheureuse pour être aimée; que vous le seriez tout autant, et même +davantage, si vous étiez dans une fortune riante. L'expérience, il est vrai, +fait voir que l'adversité et la mauvaise fortune déplaisent aux hommes; et que +le plus-souvent les bonnes qualités, le mérite, sont les zéro, et le bien, le +chiffre qui les fait valoir; mais cependant on se rend toujours à la vertu; je +conviens qu'il faut en avoir beaucoup pour qu'elle supplée au manque de +richesses: ainsi, Madame, rien n'est plus flatteur que l'accueil obligeant que +vous avez reçu. Vous êtes amplement dédommagée des injustices du sort. Je suis +charmée que vous vous portiez mieux; rien ne contribue à la santé, comme d'avoir +Sujet d'être content de soi. Je fais tous mes efforts pour déterminer M. et +madame de Ferriol à aller à Pont-de-Vesle; ils disent que +c'est bien leur dessein, mais je ne le croirai que lorsque nous partirons: il +n'y a pas de jour que je ne leur fasse sentir le besoin de leur présence dans +leurs terres, et celui de quitter quelque temps Paris. M. de +Bonac va à Soleure; je lui ai parlé de madame votre sœur; madame de Bonac espère la voir souvent pendant son séjour dans +ce pays-là. Comme il n'y a pas loin de Genève, nous irons, vous et moi, les +voir; me dédirez-vous? M. et madame de Ferriol et Pont-de-Vesle vous font mille tendres compliment et +respects. Pour d'Argental , il est dans l'île enchantée; +on ne sait plus quand il en sortira. J'occupe sa chambre, parce que je fais +raccommoder la mienne, qui sera charmante; je suis bien fâchée que vous ne la +voyiez pas; mes réparations me reviendront à cent pistoles. J'ai vu M. Saladin le cadet; je me suis senti une tendresse pour +lui, dont je ne me serais pas doutée, il y a six mois; et je crois que je +l'aurois eue pour M. Buisson , s'il avait vécu. Les gens +que j'ai connus chez vous, me sont chers. Il y a long-temps que je n'ai vu +madame votre fille; elle a été à la campagne, et moi, de mon côté; nous sommes +allés passer les fêtes à Ablons, mademoiselle de +Villefranche , madame de Servigni , M. et madame +de Ferriol , MM. de Fontenai , +La Mésangères , le chevalier et Clémence : nous avons fait grand feu et bonne chère: vous en êtes +étonnée; mais c'est pour long-temps; la maîtresse de la maison craignait La Mésangères . Elle n'a jamais osé appeler Clément , son chien noir, ni Champagne ; elle a été de très-bonne humeur, malgré sa contrainte, et +la partie s'est très-bien passée. La Mésangères fut +charmant. M. de Fontenai m'a chargée de vous assurer de +Ses respects. +Il faut un peu vous parler des spectacles. Les deux petits violons Francœur et Rebel ont fait un +opéra; le sujet est Pyrame et Thisbé; il est fort joli, quant à la musique; car +pour le poème, il est mauvais: il y a une décoration nouvelle. Le premier acte +représente une place publique, avec des arcades et des colonnes, ce qui est +admirable: la perspective est parfaitement bien suivie et les proportions bien +gardées. Le pauvre Thevenard tombe si fort, que je ne +doute pas qu'il ne soit sifflé dans six mois. Pour Chassé , c'est son triomphe; il est acteur dans cet opéra; son rôle est +très-beau, il fait deux octaves pleins. La Entie en est +folle. Mademoiselle Le Maure est rentrée; et Murer , qui a été très-mal, se porte bien; le bruit avait +couru qu'il se faisait moine, mais le métier est trop bon, et il ne quitte point +l'opéra. Il y a une nouvelle actrice nommée Pellissier , +qui partage l'approbation du public avec la Le Maure : +pour moi, je suis pour la Le Maure ; sa voix, son jeu me +plaisent plus que celui de mademoiselle Pellissier . Cette +dernière a la voix très-petite, et elle l'a toujours forcée sur le théâtre; elle +est très-bonne pantomime; tous ses gestes sont justes et nobles; mais elle en a +tant, que mademoiselle Entie paraît tout d'une pièce +auprès d'elle. Il me semble que dans le rôle d'amoureuse, quelque violente que +Soit la situation, la modestie et la retenue sont choses nécessaires; toute +passion doit être dans les inflexions de la voix et dans les accent. Il faut +laisser aux hommes et aux magiciens les gestes violence et hors de mesure; une +jeune princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions. En êtes-vous +contente? Le public rend justice à mademoiselle Le Maure ; +et quand on l'a revue sur le théâtre, elle parut premièrement à l'amphithéâtre, +tout le parterre se retourna, et battit des mains pendant un quart-d'heure; elle +reçut ses applaudissements avec une grande joie, et fit des révérences pour +remercier le parterre. Madame la duchesse de Duras , qui +protège la Pellissier , était furieuse, et me fit signe +que c'était moi et madame de Parabère qui avions payé des +gens pour battre des mains. Le lendemain, la même chose arriva, et mademoiselle +Pellissier en pensa crever de dépit. La comédie est +de retour de Fontainebleau où il y a jubilé: nous ne l'avons pas ici, à cause de +M. le cardinal de Noailles . On est affamé de tragédies, +parce que depuis Fontainebleau on ne joue que des farces. Pour la comédie +italienne, on y joue la critique de l'opéra qui, à ce qu'on dit, est fort jolie. +La pauvre Silvia +a pensé mourir: on prétend qu'elle a un petit amant +qu'elle aime beaucoup; que son mari, de jalousie, l'a battue outrément, et +qu'elle a fait une fausse couche de deux enfants, à trois mois; elle a été +très-mal, elle est mieux à présent. Mademoiselle Flaminia +avait eu la méchanceté d'instruire le mari des galanteries de sa femme. Vous +jugez bien, à l'amour que le parterre avait pour Flaminia , combien il l'a maltraitée. Les bals vont commencer; mais ils +Seront sûrement aussi déserts que l'année passée. +Permettez que je fasse ici quelques petites coquetteries à M. votre mari. Je suis +extrêmement touchée du petit mot qu'il a mis dans votre lettre; et dussiez-vous +le battre de jalousie, je lui dirai que je l'aime beaucoup. +A mademoiselle votre fille. +Je suis persuadée, Mademoiselle, que vous avez un peu d'amitié pour moi: votre +extrême vérité m'en assure; le retour est naturel à tous les cœurs bien faits, +d'aimer qui nous aime. Continuez, je vous prie, de parler un peu de moi à madame +votre mère: choisissez, s'il vous plaît, le moment où vous vous mettez à table, +pour que je puisse avoir part à votre conversation; plût à Dieu que j'en fusse +témoin! Adieu, Mesdames, recevez mes tendres embrassades. Voici une lettre d'un +officier des Invalides à M. du Voisin , pour obtenir la +permission de se marier. +Monseigneur, +«J'aurois cru que le précepte de Saint Paul était bon à suivre, sur-tout quand il +dit, qu' il vaut mieux se marier que brûler . C'est ce qui +m'a fait prendre la liberté de demander à votre Grandeur la permission d'épouser +mademoiselle d'Auval , fille d'un mérite et d'une sagesse +consommée. C'est ce que tous ceux qui la connaissent certifieront à votre +Grandeur. Cependant M. notre gouverneur m'a défendu de voir cette demoiselle, si +je ne voulais être démis de mon emploi. J'ai obéi à cette défense; et si votre +Grandeur ne trouve pas à propos ce mariage, je la supplie très-instamment, pour +le salut de mon âme, de m'en présenter une autre, ou bien d'envoyer ordre au +père Pascal , mon confesseur, de m'absoudre quand je vais +à confesse, ce qu'il m'a refusé: je fais tous mes efforts pour contenter ce bon +père, mais en vain, Dieu ne m'ayant point donné à trente-huit ans le don de +continence. Enfin, Monseigneur, si vous me procurez le paradis sans femmes, et +que je vienne à mourir plutôt que votre Grandeur, je ne laisserai point Dieu en +repos, qu'il ne vous ait marqué une place digne de votre mérite, dans son +paradis». +»Je suis, etc.» +LETTRE III. +Paris, 1726 +Je n'ai pas de plus grand plaisir que de causer avec vous; et, comme je voudrais +rendre mes lettres un peu moins sèches et plus intéressantes, j'écris les +nouvelles que je sais bien: je n'aimerais pas à vous mander tout ce qui se dit à +Paris. Vous savez, Madame, que je hais les faussetés et les exagérations: ainsi +tout ce que j'écrirai, sera sûrement vrai. J'ai reçu hier des lettres +d'Angleterre où on m'apprend le mariage de mademoiselle de +St.-Jean avec M. Knight , fils du trésorier de la compagnie des Indes: on prétend qu'il a des biens +immenses. Argent, argent, que de vanités vous étouffez! que d'orgueils vous +Soumettez! que de pensées honnêtes vous faites évanouir! Auriez-vous jamais cru +que milord, entêté de sa noblesse, comme il l'est, fort riche, et ayant une +Seule fille, la mariât à un gentillâtre, elle qui devait être mariée à un pair +? Elle va venir à Paris voir la famille de son mari, +qui sont de bonnes gens, mais sur un ton bien différent du sien: elle verra tous +les petits Anglichons qui sont en France. Je crois qu'elle s'ennuiera et +S'impatientera souvent. +Le chevalier est beaucoup mieux, il revient ici. Voici une petite histoire assez +plaisante . Un chanoine de Notre-Dame, fameux janséniste, +homme de beaucoup d'esprit, et de réputation pour ses mœurs, qui a professé dans +plusieurs universités, fort craint des molinistes, et très-aimé de M. +l'archevêque de Paris, âgé de soixante-dix ans, a succombé à l'envie de voir la +comédie. Il avait souvent dit à ses amis, qu'il ne mourait pas avant d'y aller, +ayant une très-grande passion de voir une chose dont il entendait parler sans +cesse. On prenait ce discours pour une plaisanterie. Son laquais lui avait +demandé plusieurs fois ce qu'il voulait faire des vieilles nippes de sa +grand'mère qu'il gardait depuis long-temps. Il lui avait répondu qu'elles +pouvaient lui être nécessaires. Enfin, ne pouvant résister davantage, il +communiqua son dessein à son laquais, qui était un vieux domestique dans lequel +il avait beaucoup de confiance, et lui dit, qu'il voulait s'habiller en femme +avec les hardes de sa grand'mère. Le laquais fut très-surpris; il chercha à +dissuader son maître d'exécuter cet insensé déguisement, en l'assurant que les +nippes étaient si antiques, qu'il serait sûrement remarqué, au lieu que restant +avec son habit, on pourrait très-bien n'y pas faire attention, le spectacle +étant rempli d'abbés. Le chanoine ne se rendit point à ses raisons; il craignait +d'être reconnu par ses écoliers: il lui dit que comme il était vieux, on ne +Serait point surpris de le voir avec des hardes à la vieille mode. Il s'ajuste +avec la cornette haute, l'habit troussé, et tous les falbalas imaginés en ce +temps-là, pour suppléer aux paniers. Il arrive à la comédie et se place à +l'amphithéâtre. Cette figure étonna, comme vous pouvez bien le penser. Les +voisins commencèrent à en parler; le murmure augmenta. Armand , acteur qui faisait le rôle d'arlequin, aperçut le chanoine, +alla dans l'amphithéâtre, et examina le personnage; il s'en approcha, et lui +dit: Monsieur, je vous conseille de décamper: vous êtes reconnu, et votre habit +grotesque fait rire le parterre, au point que je crains quelque scandale. Le +pauvre homme bien troublé, remercie le comédien, et le prie de l'aider à sortir. +Armand lui dit de le suivre, et pressé par la scène +qu'il fallait jouer, il va très-vite, le chanoine le perd de vue au sortir de +l'amphithéâtre. Il entend les huées du parterre; il trouve l'escalier qui se +partage en deux, dont l'un conduit à la rue, et l'autre dans la salle des +comptes. Comme il ne connaissait point les lieux, son malheur voulut qu'il se +méprît; il descend dans cette salle où l'exempt se tient ordinairement. Il y +était alors. Il fut frappé de cette figure de femme singulière, qui avait l'air +troublée et interdite; il l'arrêta, ne doutant point que ce ne fût +quelqu'aventurier déguisé, et conduisit à M. Hérault , +lieutenant de police, notre pauvre docteur qui fondait en larmes, et qui offrit +cent louis à l'exempt pour le laisser aller. Il lui conta son histoire, lui dit +Son nom; mais ce coquin fut inexorable; c'est la première fois qu'il a refusé de +l'argent pour faire un scandale affreux. Le lieutenant de police vit avec +plaisir notre chanoine; et, comme il était courtisan moliniste, il lui fit une +très-grande réprimande, et le nomma devant beaucoup de monde. Le janséniste +pleura: on lui a envoyé une lettre de cachet pour aller à 60 lieues d'ici, je ne +Sais pas bien où. +M. de Prie +était l'autre jour dans la chambre du roi, appuyé sur une +table; la bougie alluma sa perruque; il fit ce que bien d'autres auraient fait +en pareil cas, il l'éteignit avec les pieds: l'incendie fini, il la remit sur sa +tête. Cela répandit une odeur très-forte. Le roi entra dans ce moment; il fut +frappé du parfum, et, ignorant ce que c'était, il dit sans aucune malice: il +Sent bien mauvais ici; je crois qu'il sent la corne brûlée. A ce discours, vous +comprenez bien que l'on rit; le roi et la noble assemblée firent des éclats de +rire désordonnés. Le pauvre cocu n'eut point d'autre ressource que ses jambes, +et il s'enfuit bien vite. +Voici une épigramme de Rousseau contre Fontenelle . +Depuis trente ans, un vieux berger normand +Aux beaux esprits s'est donné pour modèle; +Il leur apprend à traiter galamment +Les grands sujets en style de ruelle. +Ce n'est le tout; chez l'espèce femelle, +Il brille encor, malgré son poil grison; +Et n'est caillette, en honnête maison, +Qui ne se pâme à sa douce faconde. +En vérité, caillettes ont raison, +C'est le pédant le plus joli du monde. +Madame de Parabère a quitté M. le premier, et M. d'Alincourt ne la quitte pas, quoique je sois persuadée +qu'il ne sera jamais son amant. Elle a des façons charmantes avec moi; elle sait +bien que je crains d'avoir l'air d'être sa complaisante, et comme elle n'ignore +point que tous les yeux sont sur elle, elle ne me propose plus de parties; elle +m'a dit cent fois qu'elle ne pouvait avoir de plus grand plaisir que de me voir; +que toutes les fois que je voudrais, elle en serait charmée. Son carrosse est +toujours à mon service. Ne croyez-vous pas qu'il serait ridicule de ne la point +voir du tout? d'ailleurs, je n'ai aucune raison de m'en plaindre, bien au +contraire; n'ai-je pas reçu de sa part mille amitiés dans toutes les occasions. +On ne me peut soupçonner d'être sa confidente, ne la voyant que de temps en +temps: enfin, je me conduirai de mon mieux. Mais, en vérité, Madame, je n'ai +rien vu qui me confirme les bruits qui courent sur son nouvel engagement; elle +est avec lui très-polie, très-modeste, a l'air indifférente: la seule chose qui +donnerait des soupçons, c'est que sachant les discours du public, elle aurait dû +peut-être ne pas le recevoir chez elle; mais elle dit qu'elle n'a pas le dessein +de s'enterrer; que si elle refuse sa porte à M. d'Alincourt , le lendemain il faudra qu'elle la refuse à un autre, et +que tour à tour elle chasseroit tout le monde, et qu'elle n'en serait pas quitte +encore pour être dans la solitude; que l'on dirait qu'elle ne les congédie que +pour que le public en soit instruit: elle aime mieux, ajoute-t-elle, attendre du +temps pour être justifiée. Adieu, ma chère dame, c'est toujours avec un regret +infini que je vous quitte; mais la poste va partir. +LETTRE IV. +Paris, 1726 +Vous êtes surprise que j'aie resté si long-temps sans vous écrire; mais, Madame, +je vous suis trop attachée, pour ne pas me flatter que vous ne doutez point que, +malgré mon silence, j'aie pensé très-souvent à vous, et qu'il a fallu que je +n'eusse pas un moment pour vous le dire, puisque je ne l'ai pas fait: mon cœur +est sans cesse occupé de vous, et mes regrets sont aussi vifs que le jour où +vous quittâtes Paris; tous les instants, je sens tout ce que j'ai perdu; rien +n'est plus douloureux que d'avoir une amie de votre caractère, et d'en être +Séparée. Ces idées sont trop cruelles, parlons d'autre chose. +Le prince de Bournonville est mort hier, il ne pouvait +vivre: il est mort bien jeune, et bien vieux; on le regrette, sans être affligé; +car il était dans une si triste situation, qu'il valait mieux pour lui de finir, +que de continuer à vivre pour souffrir; il ne pouvait presque ni parler, ni +respirer. Je crois que son âme a bien eu de la peine à quitter son corps; elle y +était toute entière. Il avait fait un testament, il y a quatre ans, où il me +donnait deux mille écus; je suis enchantée qu'il n'ait pas subsisté. Le public +qui ignorait l'amitié qu'il avait eue pour moi, dans le temps qu'il venait +Souvent chez M. de Ferriol , aurait soupçonné mille +choses. Il a nommé pour héritière madame la duchesse de +Duras ; il a donné très-amplement à tous ses domestiques, sans en +oublier un. Ce qui vous surprendra, Madame, c'est qu'un quart-d'heure après sa +mort, le mariage de sa femme avec le duc de Rouvroi a été +arrêté et publié; et, ce qui vous étonnera le plus, c'est que ce manque de +bienséance part du cardinal de Noailles et de la +maréchale de Grammont qui est Noailles, et mère de madame +de Bournonville . M. le duc de +Rouvroi est fils de M. de St.-Simon , âgé de 25 +ans. Il n'a actuellement que 25,000 livres de rente, et vous voyez bien que sa +naissance n'est pas bien merveilleuse; et madame de Bournonville jouit de 33,000 livres de rente. Elle est jeune et belle, +d'une grande maison par elle et son mari. Madame de +St.-Simon est amie du cardinal de Noailles . Elle +parlait souvent du prince de Bournonville , comme d'un +homme confisqué, et qu'elle se trouverait bien heureuse, si sa veuve voulait +épouser son fils. Au moment que ce prince expiroit, elle va chez le cardinal, ne +le laisse pas achever de dîner, pour qu'il allât demander madame de Bournonville . La maréchale de +Grammont accepta la proposition, et dit au cardinal qu'elle en était +charmée, mais qu'il fallait cacher pour quelque temps ce mariage. Le cardinal +dit qu'il ne pouvait se taire, et qu'il le dirait à tout ce qui se +rencontreroit, de manière qu'avant que M. de Bournonville +fût enterré, tout Paris a su ce mariage. Il est mort le 5; et le 9, on a été +faire part du mariage à tous les parents et amis. Tout le monde est révolté. Au +bout de quarante jours, la cérémonie se fera. Madame la duchesse de Duras et madame de Maillé , +Sœurs du défunt, sont allées rendre visite le surlendemain à la veuve; elle +avait un pied de rouge dans l'habillement de veuve, et son prétendu était à côté +d'elle, qui venait de se présenter comme futur époux. Ce n'est point un mariage +d'inclination; il n'y a aucun amour: cela fait tenir bien des discours. +Les partis sur mademoiselle Le Maure et mademoiselle Pellissier deviennent tous les jours plus vifs. +L'émulation entre ces deux actrices est extrême, et a rendu la Le Maure très-bonne actrice. Il y a des disputes dans le parterre, si +vives, que l'on a vu le moment où l'on en viendrait à tirer l'épée. Elles se +haïssent toutes deux comme des crapauds, et les propos de l'une et de l'autre +Sont charmant. Mademoiselle Pellissier est +très-impertinente et très-étourdie. L'autre jour, à l'hôtel de Bouillon, à +table, devant des personnes très-suspectes, elle dit que M. Pellissier , son cher mari, pouvait compter d'être le seul à Paris, qui +ne fût pas cocu. Pour la Le Maure , elle est bête comme un +pot; mais elle a la plus belle et la plus surprenante voix qu'il y ait dans le +monde; elle a beaucoup d'entrailles, et la Pellissier , +beaucoup d'art. On fit l'anagramme du nom de cette dernière, qui était Pilleresse . Murer a quitté tout de +bon la fièvre depuis trois mois, et la dévotion s'est emparée de lui. On joue +Proserpine le 14 de ce mois. La Entie fait Cérès ; la Le +Maure , Proserpine ; la Pellissier , Aréthuse ; Thevenard , Pluton ; Chassé , Ascalaphe . Voilà la distribution qu'on +dit être à merveille. Je doute pourtant que cet opéra réussisse: toute +l'intrigue est une vieille maîtresse qui raconte ses vieilles amours, une petite +fille qui cueille des fleurs et qui fait des guirlandes, un vieux cocher +amoureux et brutal. Il n'y a donc qu'un épisode, Alphée et +Aréthuse , qui fasse une scène assez touchante: tout le reste est froid, +languissant et insipide. M. de Nocé me soutint, l'autre +jour, que c'était le plus bel opéra du monde, et qu'il y avait une allégorie qui +le rendait charmant. Je l'assurai qu'il pouvait être agréable pour le personnage +pour lequel il avait été fait: mais que pour moi, qui méprisais souverainement +madame de Montespan , et qui ne l'avais jamais connue, sa +rupture avec le roi, ses regrets, tout cela ne pouvait m'émouvoir. La comédie +tombe, tous les bons acteurs vont quitter; les mauvais sont détestables, et ne +donnent aucune espérance. +Le roi est à Marli, où il tient table le soir, la reine le matin. C'est une chose +nouvelle; cela n'était pas encore arrivé, que la reine eût mangé en public avec +les dames. On parle de guerre; nos cavaliers la souhaitent beaucoup, et nos +dames s'en affligent médiocrement: il y a long-temps qu'elles n'ont goûté +l'assaisonnement des craintes et des plaisirs des campagnes; elles désirent de +voir comme elles seront affligées de l'absence de leurs amant. M. de Nesle a fait des plaisanteries très-fortes à M. le +prince de Carignan , sur ce qu'il parlait mal français . Le +prince, impatienté, lui dit qu'il serait forcé de lui donner des coups de bâton, +parce qu'on ne savait pas en Suède qu'il était un grand poltron. M. de Nesle a fait mille excuses et mille bassesses: choses +qui lui arrivent trop souvent pour sa réputation. +J'apprends, dans l'instant, qu'on va retrancher les rentes perpétuelles. Comme +nous n'en avons ni l'une ni l'autre, je m'en console. Ma santé est mauvaise +depuis quelque temps. Je me fis saigner hier; je prends de la limaille, je suis +maigre; je me flatte que cela n'aura pas de suite. Adieu, Madame; honorez-moi +toujours un peu de vos bontés: c'est une consolation à tous mes maux, tant du +corps que de l'esprit. A propos, il y a une vilaine affaire qui fait dresser les +cheveux à la tête: elle est trop infâme pour l'écrire; mais tout ce qui arrive +dans cette monarchie, annonce bien sa destruction. Que vous êtes sages, vous +autres, de maintenir les lois et d'être sévères! Il s'ensuit de là l'innocence. +Je suis tous les jours surprise de mille méchancetés qui se font, et dont je +n'ai pu croire le cœur humain capable. Je m'imagine quelquefois que la dernière +Surprise m'empêchera d'en avoir à l'avenir; mais j'y suis toujours trompée. +LETTRE V. +D'Ablons, 1726 +Comment vous portez-vous, Madame? ne me donnerez-vous point de vos nouvelles? +voulez-vous me punir de mon silence? La punition est trop forte, et, pour une +personne aussi juste que vous, elle n'est pas proportionnée à l'offense. Jamais +vous ne pouvez soupçonner mon cœur; vous le connaissez trop. Votre silence +ressemble à l'oubli et à l'ingratitude. Au nom de Dieu! souvenez-vous que vous +êtes la personne du monde que j'aime et que j'estime davantage. Vous êtes +obligée de m'aimer, à cause de mon discernement, si ce n'est pas par goût. +Madame votre fille m'a fait l'honneur de me venir voir plusieurs fois: si je +n'étais pas extrêmement occupée, j'aurois le plaisir de la voir souvent; je l'ai +toujours beaucoup aimée; mais j'avoue que je l'aime encore davantage. Des +esprits mal faits pourraient vous soupçonner sur cette phrase d'être +tracassière, et d'avoir voulu me donner de l'éloignement pour elle; mais les +bons esprits, et qui connaissent les entrailles, imagineront aisément que tout +ce qui appartient à ce qu'on aime, devient plus cher, lorsque l'on en est +éloigné. +Je me suis flattée, jusqu'à présent, que je ferais le voyage de Pont-de-Vesle, +qui me procurerait le plaisir de vous aller voir; mais je vois avec douleur que +le temps en est bien éloigné. On me flatte, et je crois deviner qu'il y a une +résolution marquée de ne point faire ce voyage; j'en suis très-piquée; on se +plaît à me donner des espérances, et ensuite à les détruire, je prends souvent +la résolution de paraître indifférente sur l'événement; mais, malgré moi, le +chagrin et la joie se manifestent tour à tour. +On parle plus de guerre que jamais: nos guerriers craignent fort de camper. Ils +voudraient se battre, prendre à la hâte quelques villes, et revenir, au bout de +huit jours, à Paris. M. le prince de Conti est mort, hier +matin, d'une fluxion de poitrine; il a dit les choses du monde les plus tendres +et les plus obligeantes à sa femme; il lui a demandé pardon des soupçons mal +fondés qu'il avait eus sur sa conduite, lui a nommé son valet de chambre qui +était son espion et son calomniateur, et l'a assurée qu'il était bien éloigné +d'ajouter aucune foi à tout ce qu'il avait rapporté. Il a fait ordonner à madame +La Roche , sa maîtresse, qui, en partie, était la +cause du peu d'union qu'il avait avec sa femme, de sortir au moment même de sa +maison, où elle demeurait. Il a donné 2,000 livres de pension à quatre +personnes: je ne m'en ressouviens que de deux, MM. de +Montmorenci et du Bellai ; à M. Maton , qu'il a toujours aimé, un diamant de 10,000 livres; au +président de Lubère , son portrait en grand; à ses deux +filles, chacune une tabatière d'or avec son portrait. A l'égard de ses +domestiques, il laisse madame la princesse de Conti +maîtresse de les récompenser comme elle le jugera à propos. La princesse a +beaucoup pleuré, quand il est tombé malade, quoiqu'ils fussent brouillés, et +même sur le point de se séparer. Il a donné tant de marques de tendresse et de +repentir, qu'elle a oublié, pour le présent, tous les chagrins qu'il lui a +causés. Je crois cependant que, passé les premiers jours, elle s'en consolera +bien aisément. M. le duc a eu une attaque d'apoplexie dont il réchappe. A la +halle, les harangères disent que le borgne n'avait garde de mourir, parce qu'il +est trop méchant, et que le prince est mort, parce qu'il était bon. Ces pauvres +gens décident de sa bonté, sans savoir pourquoi, si ce n'est qu'il n'avait +jamais été à portée de leur faire ni mal ni bien. +Je vous enverrai, par la première occasion, un livre fort à la mode ici, le Voyage de Gulliver ; il est traduit de l'anglais ; l'auteur +est le docteur Swift ; il est fort amusant; il y a +beaucoup d'esprit, d'imagination et une fine plaisanterie. Destouches a donné le Philosophe marié ; c'est +une très-jolie comédie: il y a du sentiment, de là délicatesse; mais ce n'est +pas le génie de Molière : il y a la Critique qui est du même auteur, c'est le panégyrique du Philosophe marié ; on la trouve assez mauvaise. Votre +commission sera faite au plutôt. Vous me faites tort, quand vous croyez que je +peux m'impatienter en la faisant. Non, Madame, soyez persuadée, à moins que vous +ne vouliez m'affliger mortellement, que si vous m'ordonniez de marcher sur la +tête pour l'amour de vous, j'irais avec joie. L'article de votre lettre où vous +me dites que vous ne me verrez plus, m'a serré le cœur à en pleurer. Pourquoi +voulez-vous m'affliger? Oui, je vous verrai, quelque chose qu'il arrive, à moins +que je ne meure bientôt: ma santé est assez bonne; ainsi laissez-moi l'espérance +de vous embrasser encore souvent, avant que je meure. Vous me demandez des +nouvelles du chevalier; il est en Périgord, où sa santé est toujours assez +mauvaise. Cependant il m'assure qu'il n'y a nul danger; il est plus tendre que +jamais: ses lettres sont toutes comme celles que je vous montrois dans le +carrosse, quelque temps avant votre départ: si j'osais, je vous en enverrois des +copies; elles sont trop pleines de louanges; mais elles sont si bien écrites, +que, si l'on ne connaissait pas l'objet, on les trouverait charmantes. Je ne +Sais aucune nouvelle de Paris; je suis ici comme au bout du monde; je vendange, +je file beaucoup pour me faire des chemises, et je tire aux oiseaux. J'ai reçu +des lettres de madame Knight ; elle me dit qu'elle est +mariée et heureuse; elle est à Bettersea depuis son mariage; M. de Bolingbrocke ne paraît pas trop content. La tête a +tourné apparemment à milord, de marier sa fille de cette façon. Vous auriez +mieux fait; il fallait vous laisser faire, sans vous contraindre. Adieu, Madame, +continuez-moi vos bontés. +LETTRE VI. +Paris, 1726 +Vous avez tort, Madame, de m'accuser d'oubli à votre égard; ayez meilleure +opinion de vos amis, et sur-tout de moi qui sens bien tout le prix de votre +amitié: je puis jurer qu'il n'y a pas de jour que je ne pense à vous, que je ne +vous regrette, et que je ne fasse des projets pour aller vous voir; je mettrai +tout en usage pour exécuter ce que je souhaite si vivement: je quitte tout sans +regret pour vous; je suis accablée de chagrin, mon corps s'en ressent; je suis +maigrie à en être alarmée. J'ai eu tout à la fois la mort de mon bienfaiteur M. +de Ferriol , l'asthme du chevalier qui dure depuis +trois mois, et la réduction des rentes viagères. Voici une lettre qu'il m'a +faite pour le cardinal de Fleuri ; je ne doute point que +vous ne la trouviez bien. +Monseigneur, +«Je n'oserais me flatter que votre Éminence se ressouvînt que j'ai eu l'honneur +de la voir; mais je crois pouvoir espérer que la singularité de mon état +excitera sa compassion, et qu'elle me pardonnera la liberté que je prends de lui +en exposer les circonstances. M. de Ferriol m'a amenée de +Turquie en ce pays-ci, à 4 ans; et après m'avoir élevée comme sa fille, il a +voulu, pour comble de générosité, me laisser une fortune qui soutînt l'éducation +qu'il m'avait donnée. Toute la famille de Ferriol +concourant à ses desseins, il m'avait donné 4,000 liv. de rentes viagères. +Aujourd'hui, Monseigneur, on m'en ôte plus de la moitié; et par là je perds ce +qui faisait ma tranquillité, l'indépendance que l'on a voulu m'assurer. J'ose +Supplier votre Éminence, que l'on ne me traite point à la rigueur; ne souffrez +pas que l'on détruise une fortune qui est un témoignage de la générosité des +François. Si vous vous informez de moi, on vous dira que je n'ai ni goût, ni +talent pour acquérir. Ordonnez donc qu'on me laisse ce que je possédais par des +voies si légitimes. Vous aurez part à la réconnaissance que j'ai pour ceux à qui +je dois tout ce que je possède, et je ne cesserai jamais d'être avec le plus +profond respect, etc.» +Lettre de madame de Ferriol. +Aïssé ne cesserait de vous écrire, si je la laissais +faire; je n'en ai pas la patience, et je l'interromps pour vous parler aussi à +mon tour. Gardez-vous bien de m'oublier; je ne cesse point de me ressouvenir de +vous, et de vous regretter. Les courses que j'ai faites, et les maladies que +j'ai essuyées, ne m'ont pas distraite un moment de ce souvenir; j'espère que +tous mes voyages ne sont pas faits, et que j'en ferai un à Pont-de-Vesle, qui me +procurera le bonheur de vous voir. J'ai besoin de cette espérance pour adoucir +la peine que me cause votre absence. J'espère qu'en attendant, vous voudrez bien +me donner de vos nouvelles, et que vous ne doutez pas de la très-tendre amitié +que je conserverai toute ma vie pour vous. +Suite de la Lettre de mademoiselle Aïssé. +On me rend la plume, je vais en profiter pour conter quelques ravauderies. Madame +de Tencin est toujours malade: les savant et les +prêtres sont, presque les seules personnes qui lui fassent leur cour. D'Argental n'est plus amoureux; ses assiduités sont +réfléchies actuellement. Il y a eu des tracasseries à la cour; les dames du +palais ont voulu jouer des comédies pour amuser la reine. MM. de Nesle , de la Trimouille , Graisi , Gontault , Tallard , Villars , Matignon étaient les acteurs. Il manquait une actrice pour de certains +rôles, et il était nécessaire d'avoir quelqu'un qui pût former les autres: on +proposa la Desmarest , qui ne monte plus sur le théâtre; +madame de Tallard s'y opposa, et assura qu'elle ne +jouerait pas avec une comédienne, à moins que la reine ne fût une des actrices. +La petite marquise de Villars dit que madame de Tallard avait raison, et qu'elle ne voulait point +jouer aussi, à moins que l'Empereur ne fît Crispin. Cette grande affaire finit +par des éclats de rire. Madame de Tallard a été si +piquée, qu'elle a quitté la troupe, La Desmarest a joué, +et les comédies ont très-bien réussi. +Milord Bolingbrocke nie hautement les lettres que l'on +prétend qu'il a écrites à M. Walpole . Je ne doute pas que +vous n'en ayez ouï parler: il dit qu'on peut l'attaquer, mais qu'il ne répondra +jamais; que ce sont des lettres supposées; qu'il est résolu de demeurer en +repos, malgré toute la malice du public. Madame sa femme est toujours malade. +L'air de Londres l'incommode: on avait fait courir le bruit que le mari et la +femme étaient mal ensemble; rien n'est plus faux: je reçois des lettres, presque +tous les ordinaires, de l'un et de l'autre; ils me paraissent dans une grande +union: les inquiétudes qu'il a de la santé de sa femme, et celles qu'elle a de +la sienne, ne ressemblent point à des gens mécontent. Adieu, Madame. La +certitude que j'ai de vos bontés, me fait trop de plaisir pour vouloir en +douter. +LETTRE VII. +Paris, 1727 +J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; je ne puis vous +dire assez tout le plaisir qu'elle m'a fait. Je les montre à une seule personne, +qui est très-curieuse de les voir, et qui partage le plaisir que j'ai de les +lire: les bontés d'une personne comme vous la flattent comme moi-même, et elle +partage mes inquiétudes sur ce qui vous regarde. Vous êtes la première qu'elle a +plainte dans ce maudit arrangement du retranchement des rentes viagères. Je n'ai +point été consolée de n'être pas la seule misérable dans cette occasion; il est +toujours fort douloureux de voir ses amis malheureux. J'aurois, je vous jure, +pris mon parti plus aisément, si vous aviez été privilégiée. Mon voyage de +Pont-de-Vesle se confirme, et sera beaucoup plus long; mais dans quelque +pauvreté que je sois, je vous promets d'aller vous voir; ce sera un des bonheurs +les plus vifs de ma vie; et si jamais je me marie, je mettrai dans le contrat, +que je veux être libre d'aller à Genève, quand il me plaira, et le temps que je +voudrai. Madame de Tencin est toujours malade; mais j'ai +grand'peur que madame sa sœur ne parte avant elle; sa cupidité augmente tous les +jours. Ma santé est médiocre, et je maigris beaucoup; c'est pourtant le premier +bien; elle nous fait supporter toutes nos peines; les chagrins l'altérent, comme +vous le prouvez, et ne font pas changer la fortune. D'ailleurs, il n'y a point +de honte d'être pauvre, quand c'est la faute du destin et de la vertu. Je vois +tous les jours qu'il n'y a que la vertu qui soit bonne en ce monde et en +l'autre. Pour moi qui n'ai pas le bonheur de m'être bien conduite, mais qui +respecte et admire les gens vertueux, la simple envie d'être du nombre m'attire +toutes sortes de choses flatteuses: la pitié que tout le monde a de moi, fait +que je ne me trouve presque pas malheureuse; il me reste deux mille francs de +rente, tout au plus; j'envisage sans peine de me retrancher les choses qui me +faisaient le plus de plaisir. Mes bijoux et mes diamants sont vendus; pour vous, +Madame, il y a long-temps que vous vous êtes détachée de tout cela. Si vous avez +plus de chagrins, et que vous soyez plus à plaindre que bien d'autres, vous en +êtes bien dédommagée par la satisfaction de n'avoir rien à vous reprocher: vous +avez de la vertu, vous êtes aimée et estimée, et, par conséquent, vous avez plus +d'amis. Conservez-les, Madame, et votre santé; ce sont là les véritables +trésors. +Madame de Parabère ayant quitté son amant, a donné cette +charge à d'Alincourt . M. de Nesle +a plaisanté M. le prince de Conti assez mal à propos; et, +quoique le prince l'eût fait prier de se taire, il a continué; ce qui a mis en +colère son altesse, qui a voulu lui jeter une assiette à la tête. M. de Nesle a fait des excuses, qui ont été assez mal +reçues, puisqu'on lui a répondu que l'on avait eu tort de se mettre en colère +contre un poltron; que l'on devait en agir avec lui comme avec un chien qui +importunait, et à qui l'on donnait des coups de pied; que s'il n'était pas +content, il était partout, et le trouverait. Madame de +Nesle avait pour amant M. de Montmorenci : +c'était Riom qui avait fait cette liaison; il a jugé à +propos de la rompre, et a donné à son ami madame de +Boufflers ; madame de Nesle , pour se venger, a +donné le ridicule à Riom , de lorgner la reine; ce dernier +a été si piqué, qu'il est allé au cardinal pour se justifier. Vous voyez à quoi +nos belles dames et nos agréables s'amusent. M. le duc se divertit comme un +ange, à son tour, à Chantilli. Madame de Prie est +reléguée dans ses terres, où elle perd les yeux; elle se console en lisant le +bel édit des rentes. Notre roi est toujours constant pour la chasse. La reine +est grosse. Voilà les nouvelles de ce monde. Quelle différence de votre ville à +Paris! L'innocence des mœurs, le bon esprit y règnent: ici on ne les connaît +pas. Il est arrivé, depuis quelque temps, une petite aventure qui a fait beaucoup +de bruit; je veux vous la mander. Il y a six semaines, qu' Isessé , le chirurgien, reçut un billet, par lequel on le priait de se +rendre l'après-midi, à six heures, dans la rue Pot-de-fer , près du Luxembourg. Il n'y manqua pas; il trouva un homme qui +l'attendait, et le conduisit à quelques pas de là, le fit entrer dans une +maison, ferma la porte sur le chirurgien, et resta dans la rue. Isessé fut surpris que cet homme ne l'emmenât pas tout de +Suite où on le souhaitait. Mais le portier de la maison parût, qui lui dit qu'on +l'attendait au premier étage et qu'il montât; ce qu'il fit: il ouvrit une +antichambre toute tendue de blanc; un laquais fait à peindre, vêtu de blanc, +bien frisé, bien poudré, et avec une bourse de cheveux blanche, et deux torchons +à la main, vint au-devant de lui, et lui dit qu'il fallait qu'il lui essuyât ses +Souliers. Isessé lui dit que cela n'était pas nécessaire, +qu'il sortait de sa chaise, et n'était point crotté. Malgré cela, le laquais lui +répondit que l'on était trop propre dans cette maison, pour ne pas user de +précaution. Après cette cérémonie, on le conduisit dans une chambre tendue aussi +de blanc. Un autre laquais, vêtu de même que le premier, refit la même cérémonie +des souliers: on le mena ensuite dans une chambre toute blanche, lit, +tapisseries, fauteuils, chaises, tables et plancher. Une grande figure en bonnet +de nuit et en robe de chambre toute blanche, et un masque blanc, était assise +auprès du feu. Quand cette espèce de fantôme aperçut Isessé , il lui dit: j'ai le diable dans le +corps , et ne parla plus; il ne fit pendant trois quarts d'heure que +mettre et ôter six paires de gants blancs, qu'il avait sur une table, à côté de +lui. Isessé fut effrayé; mais il le fut encore davantage, +quand parcourant des yeux la chambre, il aperçut plusieurs armes à feu; il lui +prit un si grand tremblement, qu'il fut obligé de s'asseoir, de peur de tomber. +Enfin craignant ce silence, il dit à la figure blanche, ce que l'on voulait +faire de lui, qu'il le priait de lui donner ses ordres, parce qu'il était +attendu, et que son temps était au public: la figure blanche répondit sèchement: +que vous importe, si vous êtes bien payé? et ne dit +plus mot. Un quart d'heure s'écoula encore dans le silence: le fantôme enfin +tire un cordon blanc de sonnettes. Les deux laquais blancs arrivent; il leur +demande des bandes, et dit à Isessé de le saigner et de +lui tirer cinq livres de sang. Le chirurgien, étonné de la quantité, lui demanda +quel médecin lui avait ordonné une pareille saignée? Moi , +répondit la figure blanche, Isessé se sentant trop ému +pour ne pas craindre d'estropier, préféra de saigner au pied, où il y a moins de +risque qu'au bras. On apporta de l'eau chaude; le fantôme blanc ôte une paire de +bas de fil blanc d'une grande beauté, puis une autre, encore une autre; enfin +jusqu'à six paires, et un chausson de castor doublé de blanc; alors Isessé vit la plus jolie jambe et le plus joli pied du +monde; il n'est point éloigné de croire que ce soit celui d'une femme: il +Saigne; à la seconde palette le saigné se trouve mal. Isessé voulut lui ôter son masque pour lui donner de l'air, les +laquais s'y opposèrent: on l'étendit à terre; le chirurgien banda le pied +pendant l'évanouissement. La figure blanche, en reprenant ses esprits, ordonna +que l'on chauffât son lit; ce que l'on fit, et ensuite il s'y mit. Isessé lui tâta le pouls, et les domestiques sortirent; +il alla près de la cheminée pour nettoyer sa lancette, faisant bien des +réflexions sur la singularité de cette aventure: tout à coup il entend quelque +chose derrière lui, il tourne la tête, et voit dans le miroir de la cheminée, la +figure blanche qui vient à cloche-pied, et qui ne fait presque qu'un saut pour +venir à lui; il fut saisi de frayeur; elle prit sur la cheminée cinq écus, les +lui donna, et lui demanda s'il était content. Isessé , +tout tremblant, répondit que oui.— Eh bien! allez-vous-en. +Le chirurgien ne se le fit pas dire deux fois; il prit ses jambes à son cou, et +S'en alla bien vite; il trouva les laquais qui l'éclairèrent, et qui de fois à +autre se tournaient et riaient. Isessé , impatienté, leur +demanda ce que c'était que cette plaisanterie. Monsieur , +lui répondirent-ils, avez-vous à vous plaindre? Ne vous a-t-on +pas bien payé? Vous a-t-on fait quelque mal? Ils le reconduisirent à sa +chaise, et il fut transporté de joie d'être sorti de là. Il prit la résolution +de ne point raconter ce qui lui venait d'arriver; mais, le lendemain, on vint +S'informer comment il se portait de la saignée qu'il avait faite à un homme +blanc; alors il raconta son aventure, et n'en fit plus mystère: elle a fait +beaucoup de bruit; le roi l'a sue, et le cardinal se l'est fait raconter par Isessé . On a fait mille conjectures qui ne signifient +rien: je crois que c'est quelque badinage de jeunes gens qui se sont amusés à +faire peur au chirurgien. Je suis bien sincèrement, ma chère madame, toute à +vous. +LETTRE VIII. +Paris, 1727 +J'ai reçu avant-hier la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire; vous +trouverez dans celle-ci tout ce que vous me demandez. Je vais commencer par les +nouvelles de Paris. La reine est accouchée de deux princesses: il est bien +fâcheux, Madame, que dans le nombre il n'y ait pas un garçon. Tout Paris était +dans une grande joie, quand on sut qu'elle était en travail; la joie fut bien +modérée, quand on apprit la naissance de deux filles: on s'était trompé de six +Semaines. Le chancelier arrive de son exil; il n'a pas encore les sceaux. M. le +prince de Carignan est toujours amoureux de la Entie , danseuse à l'opéra; cette créature s'est engouée +de M. de la Poplinière , fermier général, homme d'esprit, +faiseur de chansons, et d'ailleurs assez laid. M. de +Carignan s'était lié d'amitié avec lui, comme les maris font avec les +amant de leurs femmes; mais le prince est italien, par conséquent clairvoyant, +et jaloux outre mesure. Il y a quelques jours qu'il alla prier la Entie de venir à une petite maison qu'il a au bois de +Boulogne; elle y consentit, mais elle voulut que M. de la +Poplinière fût de la partie; ce dernier ne voulait point; il se fit +long-temps prier par le prince, qui le persuada enfin d'y venir; il y eut +pendant le souper plusieurs lorgneries qui furent aperçues du prince, et qui le +mirent de très-mauvaise humeur. On alla bientôt après se coucher; et comme la +maison est très-petite, et qu'il n'y avait que deux lits, la Entie coucha avec le prince, et la Poplinière +dans une chambre à côté. La demoiselle voulut bien faire les honneurs de chez +elle, et alla trouver son voisin, quand le prince fut endormi. M. de Carignan s'étant réveillé, et voyant que sa +tourterelle s'était envolée, ne fit pas grand chemin pour la retrouver; il eut +la constance de s'entendre dire les choses du monde les plus outrageantes; on le +traita de sot. Bien des gens prétendent que le greluchon la +Poplinière était muni de deux pistolets dont il se servait pour tenir +en respect le pauvre abandonné, qui, furieux, désespéré, retourna à Paris, et +débarqua chez sa femme; et comme il avait le cœur très-ulcéré, il lui raconta ce +qui venait de lui arriver. Elle lui dit qu'il y avait long-temps que cette +créature le rendait malheureux, et qu'il fallait faire un exemple pour châtier +de pareilles gens, qu'elle lui demandait la permission d'en faire des plaintes, +et d'avoir une lettre de cachet pour la faire enfermer dans une maison de force. +Le prince était trop en colère pour n'y pas consentir. La princesse ne perdit +point de temps; elle partit pour Versailles, et obtint du cardinal la lettre de +cachet, envoya là-dessus arrêter la donzelle, qui fut dans un désespoir +inconcevable. Elle avait 40,000 livres en or chez elle, qu'elle voulait +emporter; mais on ne lui laissa prendre que 300 livres, et on la mena à +Sainte-Pélagie, maison de force, où elle est actuellement. Le prince est +désespéré de ne la plus voir; il a fait tout au monde pour la faire sortir de +là, et pour se venger de la Poplinière et le faire mettre +à la Bastille; mais il n'en a pas eu le crédit: on l'a seulement engagé à aller +faire un petit tour dans son département, qui est la Provence. +Voici encore une aventure, mais qui est plus tragique. Un gentilhomme, du côté de +Villers-Coterets, allant d'un endroit à un autre à cheval avec son valet, fut +attaqué dans un bois, par un jeune homme qui lui demanda sa bourse où il y avait +cinquante louis, sa montre, avec un cachet d'or, lui prit ses deux chevaux, et +le laissa aller à pied, assez embarassé de ce qu'il ferait. En marchant, il +aperçut une maison qui avait une belle apparence; il envoya son laquais pour +S'informer qui l'habitait; il apprit avec joie que c'était un officier avec +lequel il avait long-temps servi, et qui était son bon ami; il se trouva heureux +dans sa disgrâce, de rencontrer justement son camarade qu'il connaissait pour un +parfait honnête homme; il en fut très-bien reçu: ils parlèrent de la malheureuse +aventure qui leur avait procuré le plaisir de se revoir; le maître de la maison +offrit sa bourse et sa personne à son ami. Quelques moment avant le souper, un +jeune homme entra, que le gentilhomme reconnut pour être celui qui l'avait +dévalisé, et il fut bien surpris, quand l'officier le lui présenta comme son +fils; il ne dit mot, et se retira d'abord après souper dans sa chambre. Son +laquais très-effrayé, lui dit: Monsieur, nous sommes dans un +coupe-gorge; le fils de la maison est notre voleur, et nos chevaux sont dans +l'écurie. Le gentilhomme lui défendit de parler, et avant que personne +fût levé dans la maison, il alla à la chambre de son ami, et le réveilla, en lui +disant que c'était avec une grande douleur qu'il se trouvait obligé de lui +apprendre que son fils était le même homme qui l'avait dévalisé la veille; qu'il +avait cru, après s'être consulté, qu'il valait mieux lui apprendre le détestable +métier de son fils, que s'il venait à en être informé par la justice: ce qui ne +pouvait manquer tôt ou tard d'arriver. Le désespoir du père fut inconcevable; la +Surprise, la douleur, lui donnèrent un si violent saisissement, qu'il +S'évanouit; ensuite l'emportement, la fureur succédant, il monte à la chambre de +Son fils, qui dormait, ou feignait de dormir; il trouve sur sa table la montre +et le cachet où étaient les armes de son ami: le fils entend le bruit; effrayé, +il se lève, veut s'enfuir. Des pistolets se trouvent sur la table; le père, +troublé par la colère, en prend un, tire, et tue son malheureux fils. Il est +venu tout de suite demander sa grâce: tout le monde a été d'avis qu'on la lui +donnât. Le cas est excusable dans le premier mouvement d'une colère aussi +légitime. Un honnête homme trouvant dans son fils un voleur de grand chemin, +éprouve un chagrin si vif, que la tête lui en peut bien tourner. +Madame de Ferriol compte toujours aller à Pont-de-Vesle; +mais, comme elle ne veut y rester que six semaines, je ne l'accompagnerai pas; +cela n'en vaut pas la peine. Il y a cinq ou six mariages pour notre ami ; mais l'on voudrait fort avoir la dot, et point avoir de +femme. Je ne vois plus Bertie ; l'ambition le poignarde; +il poursuit l'ambassade de Constantinople; les Turcs sont trop simples, pour +goûter l'air empesé de notre ami. +Le chevalier est parti pour le Périgord, où il compte être cinq mois. Vous serez +bien étonnée, Madame, quand je vous dirai, qu'il m'a offert de m'épouser. Il +S'expliqua hier très-clairement devant une dame de mes amies; c'est la passion +la plus singulière du monde; cet homme ne me voit qu'une fois tous les trois +mois; je ne fais rien pour lui plaire; j'ai trop de délicatesse pour me +prévaloir de l'ascendant que j'ai sur son cœur; et, quelque bonheur que ce fût +pour moi de l'épouser, je dois aimer le chevalier pour lui-même. Jugez, Madame, +comme sa démarche serait regardée dans le monde, s'il épousait une inconnue, et +qui n'a de ressource que la famille de M. de Ferriol . +Non, j'aime trop sa gloire, et j'ai en même temps trop de hauteur pour lui +laisser faire cette sottise. Quelle confusion pour moi d'apercevoir tous les +discours que l'on tiendrait! Pourrois-je me flatter que le chevalier pensât +toujours de même à mon égard? Il se repentiroit assurément d'avoir suivi sa +folle passion; et moi je ne pourrais survivre à la douleur d'avoir fait son +malheur, et de n'en être plus aimée. Il me tint les propos du monde les plus +tendres, les plus passionnés et les plus extravagant; il finit par me dire qu'il +avait dans la tête, que d'une façon ou d'une autre, nous vécussions ensemble. Je +parus étonnée de ce propos, et lui en dis mon sentiment; il se fâcha, et +m'assura que, quand il disait cela, il ne prétendait pas m'offenser, ni avoir +des desseins malhonnêtes sur moi; qu'il voulait dire, que si je voulais +l'épouser, j'en étais la maîtresse; mais qu'autrement, il croyait que nous +pouvions bien, quand nous serions sans conséquence l'un et l'autre, passer le +reste de nos jours ensemble; qu'il m'assurerait une grande partie de son bien; +qu'il était mécontent de ses parents, à l'exception de son frère, à qui il +donnerait honnêtement, pour qu'il fût content; et pour me faciliter d'accepter +Sa proposition, il me dit que nous ferions cession au dernier vivant de nos +biens. Je badinai beaucoup sur mes vieux cotillons qui sont tout l'héritage que +je pouvais assurer. Notre conversation finit par des plaisanteries. Adieu, +Madame, je suis lasse d'écrire; je vous suis dévouée bien tendrement. +LETTRE IX. +1727 +Je ne vous ai point justifié le silence de M. d'Argental , +à cause de vos craintes; à présent qu'il est guéri, je vous dirai qu'il vient +d'avoir la petite vérole le plus heureusement du monde: c'est un grand plaisir +pour lui et ses amis, qu'il se soit débarrassé de cette vilaine maladie. Je vis +hier madame votre fille qui est, comme vous l'avez laissée, belle comme un ange, +mais d'une vertu à battre; elle est bien votre digne fille. Madame Knight est grosse, elle retourne à Londres pour +accoucher. Miladi Bolingbrocke a été très-mal; elle s'est +mise au lit tout-à-fait; elle se trouve mieux de ce régime. Le public, qui veut +toujours parler, assure que son mari en agit mal avec elle; je vous assure que +rien n'est plus faux. M. le duc de Bouillon a été à +l'extrémité. Il a envoyé au roi la démission de sa charge de grand chambellan; +il l'a fait supplier de la donner à son fils, ce qui lui a été accordé: il est +mieux; mais il n'y a aucune espérance que ce mieux continue. Pour parler de la +vie que je mène, et dont vous avez la bonté de me demander les détails, je vous +dirai que la maîtresse de cette maison est bien plus difficile à vivre, que le +pauvre ambassadeur. Je ne sais jamais sur quel pied danser. Si je reste, on me +fait la mine de ce que l'on croit que l'on me contraint: si je sors, on me fait +des sorties affreuses: on me contrarie sans fin, on me caresse après, jusqu'à +impatienter un ange. Une certaine demoiselle qui vient dans la maison, m'a fait +l'honneur d'être jalouse de moi; elle travaille à me détruire dans l'esprit de +madame de Ferriol qui avale le poison, sans qu'elle s'en +aperçoive: je m'en suis doutée, et j'y ai mis bon ordre. J'ai parlé à madame +avec beaucoup de force, de franchise et de respect. La tracassière ignore que je +la connaisse, et je ne veux aucun éclaircissement avec des gens faux et méchant; +je les laisse dans leur crasse. Je m'appuie sur la netteté de ma conduite, qui +est de faire mon devoir de bon cœur, et ne point faire de tort aux autres: elle +a déjà le fruit que recueillent les mauvais esprits, madame ne la peut plus +Souffrir. Pour la Tencin , je continue à ne la point voir: +elle a plus de manège que jamais. L'archevêque de Tencin +a été très-mal: nous avons été bien en peine. Il était cruel de mourir à la +veille d'avoir le chapeau; il est mieux, et nous le verrons, j'espère, +cardinal. +Nous avons une nouvelle princesse, la femme de M. le Duc, qui est très-jolie, +mais fort petite: elle n'a que quatorze ans. Sa taille est charmante; elle a +bonne grâce; elle a dit des ingénuités plaisantes sur son mariage. On lui +présenta ses deux beaux-frères, et on lui demanda lequel des trois frères elle +préférait. Elle répondit que ses deux beaux-frères avaient de très-beaux +visages, mais que M. le Duc avait l'air d'un prince. On la mena à Versailles, où +elle réussit très-bien. Le roi ne causa point avec elle; mais, quand elle fut +partie, il dit qu'il la trouvait bien. Tous les gens de la cour lui firent la +révérence; elle reçut leurs compliment sans aucun embarras. M. le duc d'Orléans est d'une dévotion aussi outrée que son père +était pervers. Madame de Parabère a été, comme je vous +l'ai déjà dit, quittée par monsieur le premier, qui est amoureux de madame d'Épernon , qui n'a point encore fait parler d'elle. Cela +cause bien du chagrin à madame de Parabère . Elle me fait +toujours beaucoup d'amitiés. Voilà ce que c'est que de ne point se mêler des +intrigues. Notre reine vint, le dix septembre, à Sainte-Geneviève, pour demander +à Dieu un dauphin. Le roi a reçu les petites princesses galamment et avec +courage. Ne vous chagrinez point, ma femme , dit-il à la +reine, dans dix mois, nous aurons un garçon. +Nous avons à l'Opéra-comique une pièce qui dure depuis six semaines, qui est +assez jolie. Je reviens de la comédie; on jouait Régulus , +où j'ai fondu en larmes. Baron a joué dans une perfection +admirable. Je ne l'ai jamais vu mieux jouer; j'envisage avec douleur sa +vieillesse. Il fit, l'autre jour, le rôle de Burrhus dans +La mort de Britannicus , où il excella. Il est +impossible que l'on ne le croie pas le personnage qu'il représente. M. le comte +de Grancey , et M. le marquis son frère, sont morts à +quinze jours l'un de l'autre. Ils sont si ruinés, que leurs veuves ne trouveront +pas leur douaire: ils jouissaient de beaucoup de bienfaits du roi, et mangeaient +plus que leur revenu. M. de la Chesnelaye vient d'épouser +mademoiselle des Mares , sœur du grand fauconnier; elle +est belle et bien faite, et voilà tout. Il a marié sa fille, qui a seulement +quatorze ans, à M. de Pont-St.-Pierre , homme de +condition, riche, mais assez débauché. M. de Maisons a +épousé mademoiselle d'Angerviller . M. de Charolois vit toujours avec la de l'Isle , +dont il n'est plus amoureux, ni jaloux. Il a une autre maîtresse, qui a été +très-secrète, et qui n'a paru que par un éclat violent. Elle s'est jetée dans un +couvent, prétendant que son mari avait voulu l'empoisonner; elle se nomme madame +de Courchamp ; elle est sœur de cette madame Dupuis , qui a été si belle. M. de +Clermont est amoureux fou de madame la duchesse de +Bouillon . La marquise de Villars et madame d'Alincourt sont dans la plus grande dévotion: elles ne +mettent plus de rouge: ce qui leur sied assez mal. M. l'Avalle et sa femme donnent des fêtes à madame Benard , qui loge où vous logiez. Je ne puis endurer que cette guenon +et cette bête habite votre chambre. Elle est encore belle, et si belle, que, si +elle se dépaysoit, on ne lui donnerait que trente ans. Les filles de l'opéra, et +les filles de joie inondent Paris: on ne saurait faire un pas qu'on n'en soit +entouré. On rejoue à l'opéra Bellérophon . L'autre jour, +quand le dragon parut sur le théâtre, il y eut quelque chose qui se dérangea à +la machine; l'estomac de l'animal s'ouvrit, et le petit polisson parut aux yeux +de l'assemblée, tout nu, ce qui fit rire le parterre. La Pellissier diminue de vogue imperceptiblement; on commence à regretter +la Le Maure , qui attend qu'on la prie de revenir. Destouches et elle se tiennent sur la réserve; mais ils +meurent d'envie tous deux d'être bien ensemble. Vous savez que Destouches a eu la place de Francine . Nous +regrettons toujours Murer et le pauvre Thevenard ; il baisse beaucoup. Chassé ne le +remplacera pas, il ne devient pas meilleur. +Je me suis fait peindre en pastel, ou, pour mieux dire, M. de +Ferriol , qui a un appartement charmant, a fait peindre six belles +dames, dont je suis, non comme belle assurément, mais comme amie: madame de Noailles , de Parabère , madame +la duchesse de Lesdiguières , madame de +Montbrun , et une copie d'un portrait de mademoiselle de Villefranche , à l'âge de quinze ans. Ils sont tous de la même +grandeur; le mien est parfaitement ressemblant: j'ai résolu d'en demander la +copie; et, si le peintre croit qu'il vaut mieux le faire d'après moi, je le +ferai venir; c'est l'affaire de trois heures. Si vous étiez ici, Madame, je vous +aurois demandé à genoux la complaisance de vous laisser peindre pour moi. On +S'appuie sur une table où le peintre travaille; cela fait qu'on s'amuse à voir +dessiner, et que l'on n'a point d'attitude gênante. Aussitôt que j'aurai cette +copie, ou l'original, je vous l'enverrai. En le voyant, je vous prie de croire +qu'il fait des vœux au ciel pour vous; car on a voulu que les yeux fussent en +l'air avec un voile bleu, comme une vestale, ou une novice. +Il y a ici un nouveau livre, intitulé, Mémoires d'un Homme de +qualité, retiré du monde. Il ne vaut pas grand'chose; cependant on en +lit 190 pages, en fondant en larmes. A peine le chevalier a été arrivé à +Périgueux, où il comptait passer quelques mois, qu'il a été obligé de repartir, +et de revenir ici. J'avoue que je fus surprise bien agréablement, quand je le +vis hier entrer dans ma chambre; j'ignorais son retour. Quel bonheur, si je +pouvais l'aimer, sans me le reprocher! Mais, hélas! je ne serai jamais assez +heureuse pour cela. Je finis cette longue épître, qui pourrait à la fin vous +fatiguer. Adieu, Madame; excusez et plaignez votre pauvre Aïssé . +LETTRE X. +Paris, 1727 +Monsieur d'Argental est arrivé, il y a deux jours; il est +extrêmement marqué de la petite vérole, sur-tout le nez qui, à force d'être +couturé, est devenu petit, échancré et façonné. Ses yeux, ses sourcils, ses +paupières n'ont point été gâtés; par conséquent, sa physionomie est toujours la +même; il est fort engraissé et fort rouge. Nous avons été si aises de le voir, +que nous l'avons reçu comme si c'était l'amour. On peut dire de lui que ce n'est +pas un beau garçon, mais c'est assurément un aimable caractère: il est +généralement aimé et estimé; tous ceux qui le connaissent en font des éloges +bien flatteurs pour lui, et pour ceux qui s'y intéressent. Vous savez, Madame, +que cette réussite n'est pas capable de le gâter. Je voudrais que M. de Caze le connût; sûrement il l'aimerait: on nous a bien +alarmés sur la santé de ce dernier. M. de Saint-Pierre +nous avait mandé qu'il était très-mal; Dieu merci, ce n'est qu'une fausse +alarme, il se porte bien. Le pathétique M. Jean-Louis Favre m'avait fait pleurer, en faisant l'énumération des qualités de +M. de Caze , la perte que faisaient ses parents et ses +amis; en un mot, s'il avait été romain, il l'aurait mis parmi les dieux. +Dites-lui, je vous prie, quand il voudra prendre place parmi eux, que ce soit le +plus tard qu'il pourra, et même qu'il fasse quelques mauvaises actions, pour +qu'on ne le regrette pas. +Notre voyage de Pont-de-Vesle est toujours très-incertain; cela est +insupportable. Madame de Ferriol continue à être d'une +pesanteur à alarmer; il faudrait qu'elle prît les eaux de Bourbon. Son fils et +moi, nous le lui avons représenté avec un ton d'attachement et d'amitié qui +méritait, de sa part, un peu de complaisance; elle est d'une opiniâtreté et +d'une dureté à mettre en fureur. N'en parlons plus. Je suis actuellement, que je +vous écris, sur votre fauteuil; il n'y a que mes favoris à qui je permette de +S'y asseoir. M. Bertie quelquefois usurpe cette place; +mais je ne le trouve pas bon. +Madame la duchesse de Fitz-james épouse M. le duc d'Aumont ; il a dix-huit ans, elle vingt; ce mariage est +très-convenable et fort approuvé. Elle a eu toutes les peines du monde à +renoncer à la liberté dont elle jouissait; mais il a 50,000 écus de rente, elle +25,000 livres; la médiocrité de son revenu et sa jeunesse l'ont déterminée; elle +m'a fait l'honneur de me demander mon avis, ne voulant pas se décider, avant que +je lui disse ce que je pensais: la noce se fera incessamment. Quand on le dit à +Sa sœur, qui a quatorze ans, elle répondit qu'elle aurait mieux aimé que ce fût +elle qui se mariât, mais que, dès que les choses étaient arrangées, elle n'était +point fâchée que ce fût sa sœur. La reine est grosse. On ne parle que de guerre; +les officiers partent, dont ils sont bien fâchés. Monsieur et mademoiselle d'Uxelles ont fait avoir un guidon de gendarmerie à M. +Clémence , frère de M. de La +Marche . Je veux parler politique. On dit ici que les Espagnols +prendront Gibraltar, que l'Empereur offre de suspendre, pour deux ans, la +compagnie d'Ostende, et que les Anglois veulent que ce soit trois ans. On est en +négociation pour cela; je juge que nous sommes les médiateurs. Les Anglois ont +une grande animosité contre l'Empereur et les Espagnols. On prétend que la +maréchale d'Uxelles est cause que nous ne faisons pas la +guerre. L'indécision où l'on est, ruine; les avis étant si partagés dans les +conseils, qu'on a été obligé de tenir tout prêt, pour n'être pas pris au +dépourvu; les officiers en sont ruinés, et nos rentes retranchées: nous pouvons +dire comme à l'opéra: l'incertitude est un rigoureux +tourment . D'Argental vous assure de ses +respects, et vous envoie cette lettre du marquis de +Saint-Aulaire , au cardinal. Elle nous a paru belle. +Lettre du marquis de Saint-Aulaire, au +cardinal de Fleury. +«Voici la conjoncture la plus digne d'occuper une intelligence du premier ordre; +il n'est point de puissance en Europe, qui ne désire le secours de votre +Éminence, pour la conservation de ses droits, ou l'établissement de ses +prétentions Le beau rôle que vous allez faire jouer à notre aimable monarque! +Qu'il est heureux d'avoir un aussi bon guide dans le chemin de la vraie gloire! +Celle de conquérir le monde ne vaut pas celle de le pacifier. Celle-là peut se +faire craindre de quelques-uns, celle-ci est sûre de se faire aimer de tous: son +ambition ne sera pas bornée à subjuguer quelques nouveaux sujets aux dépens des +anciens; ses plus ardet désirs seront de contribuer au repos de ses amis; c'est +dans le repos général qu'il cherche le bien. On va voir si l'amour de la +justice, la candeur, la modération, la fidélité à sa parole, n'ont pas un succès +aussi heureux, que les ruses et les artifices de l'ancienne politique. Mais en +instruisant le roi de ses intérêts, n'oubliez pas le plus important, c'est de +vous conserver. Je tremble, quand je songe au chaos que vous avez à débrouiller, +à la quantité d'intérêts que vous avez à concilier. Il est d'autres craintes que +les plus heureux succès ne feraient qu'augmenter. Puis-je espérer de retrouver +en vous cette douce urbanité qui nous enchante? Quelle modestie pourrait tenir +contre la gloire qui vous menace?» +On a fait une promotion d'officiers de marine, qui a été peu nombreuse; elle a +fait une quantité de mécontent. M. le chevalier de +Caylus , qui était colonel réformé, a été fait, de plein saut, capitaine de +vaisseau; il passe sur le ventre de mille officiers, qui ont cinquante années de +Service, qui ont la plupart une grande naissance, et de fort belles actions; et +les officiers réformés, pour lesquels on a beaucoup de dureté, demandent ce qu'a +fait le chevalier de Caylus pour être si favorisé. Tous +les marins se plaignent, et le public trouve fort étrange que le fils de madame +la comtesse de Toulouse soit garde-marine, pendant que M. +de Caylus est capitaine de vaisseau. Madame de Montmartel est accouchée à Brisach, d'un garçon: son +père et son mari sont toujours en exil, et du Verney à la +Bastille; on ne trouve rien pour le retenir, ainsi il sortira bientôt. +Le beau de la Mothe-Houdancourt , recherché des plus belles +et des plus riches dames de la cour, a donné congé à madame la duchesse de Duras , pour la Entie , actrice +de l'opéra, dont il est fou; il ne la quitte point, et on les prie à souper +comme mari et femme. On dit que c'est charmant de voir l'étonnement de la Entie , l'enthousiasme de la Mothe ; +il n'y a jamais eu une passion aussi violente et aussi réciproque: le rôle de +Cérès a fait naître cette passion. Les spectacles +Sont cessés, et les concerts spirituels sont fort courus. La Entie et la Le Maure , y chantent à enlever. +Il n'y a plus moyen d'excuser madame de Parabère ; M. d'Alincourt est établi chez elle. Elle a toujours +beaucoup d'empressement pour moi. J'ai du goût, je l'avoue, pour elle: elle est +aimable; mais je la vois beaucoup moins, et sur-tout en public. Soyez persuadée +de ce que je vous dis, Madame; elle n'est assurément pas excusable d'avoir +repris un autre amant, mais bien d'avoir quitté celui qu'elle avait. Il lui a +mangé plus d'un million, et, dans sa rupture, tous les vilains procédés; et de +Sa part tous les plus nobles et les plus généreux. M. et madame de Ferriol entrent, dans ce moment, dans ma chambre, et +me chargent de mille compliment pour vous. Le premier a pris un très-grand +intérêt au retranchement de vos rentes viagères. C'est beaucoup pour lui; car il +n'a pas le cœur bien tendre. Pour M. de Pont-de-Vesle , +vous savez l'estime et l'attachement qu'il a pour vous. Nous parlons cent fois +de vous ensemble. +Je pars pour la chasse dans ce moment. Vous me demandez des nouvelles de mon +cœur: il est parfaitement content, Madame, à une chose près que des difficultés +qui me paraissent insurmontables, empêchent. Mais Dieu est le maître de tout: +j'espère en lui; l'attachement, la considération et la tendresse sont plus forts +que jamais; et l'estime et la réconnaissance de ma part; quelque chose de plus, +Si j'ose le dire. Hélas! je suis telle que vous m'ayez laissée, bourrelée de +cette idée que vous savez, que vous avez développée chez moi. Je n'ai pas le +courage d'en avoir: ma raison, vos conseils, la grâce, sont bien moins agissans +que ma passion. Le bruit a couru que je sortais de cette maison, et que je +cherchais un appartement. Le chevalier en fut chagrin, mais sans humiliation. Ce +qui donna lieu à ce bruit, c'est que j'étais allée voir plusieurs maisons pour +madame du Deffant . La petite personne serait bien heureuse, si elle savait les bontés que vous avez pour elle. On +dit qu'elle continue à être aimable pour le caractère et la figure. Je ne sais +Si j'oserai y aller cette année; ma bourse me prive de tout. Si j'avais +Seulement cent pistoles, j'irais l'embrasser, et vous baiser les mains à Genève. +Que ma joie serait grande! Mais, mon Dieu, je ne serai pas assez heureuse! +Adieu, Madame: que n'êtes-vous à Paris! +LETTRE XI. +Paris, 1727 +J'ai vu, ce matin, M. Tronchin +, Madame, qui m'a appris le testament de ce pauvre de Martine +. Vous jugez avec quelle joie j'ai su qu'il vous laissait +une marque de souvenir, aussi bien qu'à mademoiselle votre fille; il est mort +comme il a vécu, avec amitié et générosité pour ses amis. Son ami en a usé en +honnête homme avec les parents du défunt. Je ne sais pas s'ils seront content; +mais ce qu'il y a de très-sûr, c'est que c'est à lui qu'ils doivent ce que M. +de Martine leur donne. Il n'était point content +d'eux; il ne leur devait rien, puisqu'il n'avait rien eu de patrimoine, et que +c'était à sa bonne conduite et à ses talents qu'il devait sa fortune. M. Tencin lui avait rendu des services; il était son ami. +Est-il rien de plus juste que de faire du bien à ce que l'on aime, quand on est +en état de le pouvoir faire? J'ai vu beaucoup de gens qui disent que M. Tronchin était un sot, de ne pas profiter entièrement de +la bonne volonté de son ami. Mais il pensait avec plus de délicatesse; il a +engagé M. de Martine à donner à sa famille: ce qu'il +n'aurait sûrement pas fait, je le répète, sans lui. Il est mort âgé de 78 ans; +je le croyais plus vieux. Il a traité très-bien ses cousines; il a donné une +année de gages à ses domestiques: il me semble que ce n'est pas assez. +Nous reparlons de Pont-de-Vesle plus que jamais, et même l'on assure que l'on y +passera l'hiver. Si cela était, quelqu'ennui que j'aurois d'être si long-temps +absente, si je vous voyais, je serais contente, et prendrais mes peines avec +joie. Je n'assure rien; car la volonté de madame de +Ferriol est comme une mer agitée. Je voudrais bien être à cette +campagne où vous vivez avec tant d'innocence, de pureté et de contentement: je +n'ai cru y être que pour me désespérer de n'y être pas. Je voudrais que vous +eussiez une petite ménagerie. Quand j'y serai, sûrement je vous en ferai faire +une; rien n'est plus amusant. Ne jouez-vous plus au quadrille? Pour moi, je l'ai +absolument abandonné. J'ai passé quatre jours à la campagne; je m'y suis +baignée; c'était justement les jours les plus chauds. Avez-vous une rivière près +de votre campagne? +Nous n'avons point de nouvelles, sinon la grossesse de madame de Toulouse , et le bon mot du roi sur l'histoire d'Henri IV, qu'il +vient de lire. On lui a demandé son sentiment là-dessus; il a répondu que ce qui +lui avait plu davantage dans la vie d'Henri, c'était son amour pour son peuple. +Dieu veuille qu'il le pense et qu'il le suive! L'argent est encore bien rare; +mais une chose qui l'est furieusement, et que vous n'avez jamais vue, c'est que +le premier ministre est fort approuvé. C'est le plus honnête homme du monde, qui +est certainement occupé du bien de l'état. Enfin, nous avons un premier ministre +estimable, désintéressé, et dont l'ambition n'est que de remettre les affaires +en ordre. Les premiers moyens ont été durs; mais la suite fait bien voir qu'il +n'a pas pu faire autrement. Il a vaqué un gouvernement: la ville payait 6,000 +livres d'augmentation, qu'il a retranchées; et, à l'avenir, il n'y en aura plus +de nouvelles, il remettra les choses sur l'ancien pied. Il a ôté le +cinquantième, et a remis deux millions cent mille livres sur les tailles. Tout +cela prouve un ministre qui veut rendre les peuples heureux. Dieu veuille qu'il +vive assez long-temps pour mettre à exécution ses bonnes intentions! Je ne lui +trouve qu'un défaut, c'est de vous avoir retranché vos rentes viagères. Vous +n'avez partagé que le mal qu'il a fait, et vous ne pouvez jouir du bien; mais +c'est votre malheureuse destinée: ne cessera-t-elle jamais de vous +persécuter? +Proserpine ne réussit pas: on trouve cet opéra beau, mais +trop triste; on ne le jouera pas long-temps. On joue deux fois la semaine les +Élémens , et deux fois Proserpine . La Pellissier est guérie; elle +était devenue folle, les uns disent de sa prodigieuse réussite, les autres de ce +qu'on l'avait soupçonnée de galanterie, faisant profession d'être sage. Nous +avons une pièce à la Comédie françoise, intitulée le Philosophe marié , qui est très-jolie, et qui a eu une réussite +prodigieuse: toutes les loges sont louées pour la onzième représentation. +L'auteur est Destouches . On dit que c'est sa propre +histoire: aussitôt qu'on l'imprimera, je vous l'enverrai. On trouve que Quinault joue bien: pour moi je ne suis pas de cet avis. +Imaginez voir M. Bertie , conseiller au parlement; même +attitude, mêmes gestes; en un mot, il n'y a de différence que la voix qui est +plus forte. Mademoiselle votre fille se serait prise d'aversion pour le Philosophe marié . On est ici dans la fureur de la mode +pour découper des estampes enluminées, tout comme vous avez vu que l'on a été +pour le bilboquet. Tous découpent, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. On +applique ces découpures sur des cartons, et puis on met un vernis là-dessus. On +fait des tapisseries, des paravents, des écrans. Il y a des livres d'estampes +qui coûtent jusqu'à 200 livres, et des femmes qui ont la folie de découper des +estampes de 100 livres pièce. Si cela continue, ils découperont des Raphaël . Je suis déjà vieille: les modes ne prennent plus +Subitement sur moi. Adieu, Madame, permettez que j'embrasse M. votre mari et +mademoiselle votre fille. Je suis lasse d'écrire tant de nouvelles qui sont +indifférentes à toutes deux. +Je vous envoie une lettre du marquis de la Rivière à +mademoiselle des Houlières , et la réponse. On a trouvé +l'une et l'autre très-jolies. +Lettre du marquis de la Rivière, à +mademoiselle des Houlières. +Fille d'une aigle, aigle vous-même, +Qui n'avez point dégénéré, +Dont partout le mérite extrême +Est si justement révéré, +Qu'on s'honore, quand on vous aime! +Aimable interprete des Dieux, +Qui parlez si bien leur langage, +Et qui portez dans vos beaux yeux +Et leur douceur et leur image, +Recevez ce petit hommage +Que je vous offre tous les ans; +C'est un tribut de sentiment +Qui ne convient pas à mon âge; +Les bienséances me l'ont dit, +Les amours et les vers sont faits pour la jeunesse; +Mais le feu de mon cœur qui soutient mon esprit, +Amuse et trompe ma vieillesse. +Faites-moi seulement crédit +D'agrément et de gentillesse; +Contentez-vous du fonds de ma tendresse; +Il en est de ce que je sens, +Comme des tableaux d'un grand maître, +Dont la beauté ne fait que croître, +Et redoubler de force à la longueur du temps. +Votre vertu n'est pas commune, +Vous aimez à faire du bien; +Donnez mes yeux à la fortune, +Il ne vous manquera plus rien. +Réponse de mademoiselle des Houlières. +Demeurez dans votre ermitage; +Je crains ce dangereux hommage; +Qu'avec soin vous m'offrez ici: +Pour la tendresse, il n'est point d'âge, +Vous le sentez, et je le sens, +Ceci n'est point un badinage: +Vous de retour, nos cœurs sympathisans, +L'homme prudent, la fille sage, +Tous peut-être feraient naufrage. +Demeurez dans votre ermitage. +Le traître amour qui vous engage, +Ne doit pas être méprisé; +Avec lui naturalisé, +Les belles de son apanage +Vous ont, dans tous les temps, si bien favorisé, +Que tout de vous me fait ombrage. +Demeurez dans votre ermitage. +Vous parlez un certain langage +Qui porte au cœur, qui fait penser, +Et qui semble être un sûr présage, +Que de ses traits, le dieu volage +Est prêt encore à me blesser. +Demeurez dans votre ermitage. +Ah! s'il avait eu l'avantage, +Du séjour de l'heureuse paix, +Que penserait dame dont les attraits +Auraient soumis le cœur le plus sauvage: +Dame dont les beaux vers ne périront jamais, +Et dont le nom est tout mon héritage? +Car vous savez que pas un de ses traits, +Ne gît en mes écrits, non plus qu'en mon visage, +Et que je n'ai, pour tout partage, +Que les yeux doux qu'elle m'a faits, +Pour ne les point mettre en usage. +Demeurez dans votre ermitage. +LETTRE XII. +Paris, 1726 +La fortune est aveugle, et n'aime que les vilains. Si elle m'avait donné les cent +mille écus qu'elle prodigue à madame votre cousine, j'aurois fait un meilleur +usage qu'elle de ce bien. Que de plaisirs je me procurerois! Vous seriez ici, +Madame, avec M. votre mari et mademoiselle votre fille; je vous verrais heureux, +et ce serait par mon moyen; et comme je sais les liens qui +vous retiennent à Genève, je ferais faire une litière bien fermée, bien étoffée, +bien commode; j'y mettrois qui vous savez. Je l'amenerois ici, je lui +procurerois des plaisirs qui lui feraient oublier le pays natal. Nous +rassemblerions les gens célèbres de toute espèce, de tous talents pour le +divertir: s'il fallait même quelques jolis visages, je ferais l'effort de lui en +chercher. Voilà un vilain métier; mais quand on obtient ce +qu'on aime, qu'importe à quel prix? Voilà ce que je ferais du bien de +madame votre cousine. Pour parler d'autre chose, M. le duc de +Gesvres est malade, il fait de très-grands remèdes. Il est à St.-Ouen, +où toute la France va le voir; il est dans son lit, garni de rubans et de +dentelles, les rideaux sont relevés, des fleurs répandues sur son lit, des +découpures d'un côté, des nœuds de l'autre; et dans cet équipage il reçoit tout +le monde. Vingt courtisans entourent son lit; et son père et son frère font les +honneurs à la grande compagnie. Il y a toujours deux tables de vingt couverts +chacune, et quelquefois trois: M. d'Épernon y est à +demeure. On a établi des habits verts pour les complaisant, c'est-à-dire, +qu'avec habit, bas, souliers, chapeaux verts, on peut avoir toujours les plus +familières entrées chez M. le duc: il y a une trentaine d'habits verts de +distribués. Le roi a dit sur cela, qu'il n'y avait qu'à changer les justaucorps +en robes de chambre, que l'habillement d'ailleurs serait plus commode, ne se +portant pas trop bien tous, et qu'ils seraient précisément comme à la Charité, +où ils sont habillés de vert. Il y a quelques jours qu'une personne de ma +connaissance y alla, et trouva le maître de la maison sur une duchesse d'étoffe +verte, la robe de chambre verte, un couvre-pied d'une broderie admirable en +vert, un chapeau gris bordé de vert, avec le plumet vert, et un gros bouquet de +rue sur lui, faisant des nœuds. Le duc d'Épernon s'est +pris de fantaisie pour la chirurgie, il saigne et trépane tout ce qu'il +rencontre. Un cocher l'autre jour se cassa la tête, il le trépana. Je ne sais +S'il aurait pu réchapper; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que le pauvre homme +fut bientôt expédié avec un pareil chirurgien. Ce n'est pas tout: ils ont voulu +Se procurer des fêtes champêtres; et M. le duc de Gesvres +a doté une fille. M. d'Épernon souhaita de saigner le +mari la nuit de ses noces: ce pauvre misérable ne le voulait point; et pour +obtenir de lui de se laisser saigner, M. le duc de +Gesvres lui donna cent écus. Voilà, Madame, ce qui se passe sous nos +yeux, à la face de tout l'univers, et sous un gouvernement très-sévère. +Cependant on ne peut pas dire que les deux chefs ne saient très-sages, et même +pieux. Il n'est pas possible que l'on ignore toujours ces vilenies; et tout ce +qu'il y a de plus grand, de plus raisonnable, fait la cour assidument à ce +monstre; et, pour excuser leurs bassesses, ils disent que cet homme est +officieux et pense noblement. Ceux qui sont bien instruits, savent qu'il dessert +bien mieux qu'il ne sert, et qu'il est généreux du bien de ses créanciers, et de +l'argent d'un jeu qui est une chose ridicule dans un royaume. Ma bile +S'échauffe; je vous en demande pardon. Pour la cour, elle est très-édifiante: on +ne donne point de scène au public. +Voulez-vous cependant que je vous parle des gens de votre connaissance? M. de Ferriol est toujours le meilleur homme du monde; sa +Santé est de même, ses affaires aussi: dans une indifférence parfaite; mais il +n'est point indifférent sur les Molinistes; il est d'un zèle outré pour eux. +C'est avec fureur qu'il est passionné sur ce sujet. Il se met dans de grands +emportement, quand il trouve quelqu'un qui ne pense pas comme lui. Il est occupé +de cela, au point de n'en pas dormir. Il sort à huit heures du matin, pour faire +part de ses réflexions, ou de quelques riens qu'il aura ramassés; c'est à faire +mourir de rire. Pour madame de Ferriol , sur cet article, +elle est très-raisonnable, elle n'en parle que très-convenablement; mais, +d'ailleurs, toujours les mêmes agitations. Elle est comme vous l'avez laissée, à +la pesanteur près, qui a beaucoup augmenté: les mêmes incertitudes, et ne +pouvant souffrir que les autres sachent se déterminer: le petit chien par-dessus +tout, qui s'enfuit, quand elle l'appelle, et son vieux laquais, qui est toujours +insolent et de mauvaise humeur, et qui la traite comme une misérable, jusqu'à +lui dire qu'elle ne sait ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait. Je suis prête à lui +jeter un chenet à la tête, et elle souffre ses impertinences avec une patience à +impatienter. Je crois, je vous jure, qu'il me battrait, s'il ne me craignait +pas. Pour les autres domestiques, ils sont très-mécontent d'être toujours +grondés; mais ils ont pour elle le respect qu'ils lui doivent, et c'est la +raison pourquoi elle est toujours après eux. Ils pleurent souvent, et je les +console de mon mieux. Pour ses enfants, c'est toujours de même. On ne se plaint +jamais de l'un ; il fait tout ce qu'il veut. Sa santé est +délicate. C'est un très-bon garçon, qui a de l'esprit et de la finesse dans +l'esprit, qui est aimé et qui mérite de l'être. D'Argental est fort occupé; il fait son métier avec application. Il +est, tout le matin, au palais; il travaille après dîner, jusqu'à cinq heures. +Les spectacles sont ses plus grands amusement. Il n'est pas, je crois, amoureux, +et pense plus en homme qui connaît le monde, qu'il ne le faisait. Il est +toujours poli avec les femmes, et point du tout gâté dans les propos. M. et +madame Knight ont la fièvre tour à tour. La femme, à ce +que je crois, aime mieux le mariage que son mari . Elle est +très-enfant gâté; elle n'aime pas à être contrariée. Tout ce mariage-là n'a pas +l'air de durer long-temps. Elle pleure souvent; et, comme son mari est encore +amoureux, elle a toujours raison. J'ai bien peur qu'elle ne lui donne du fil à +retordre. N'allez pas dire ce que je vous dis-là; mais madame votre sœur a eu +grand tort de gâter sa fille. Elle en aurait fait quelque chose de bon, si elle +lui avait donné une bonne éducation; mais elle l'a rendue insupportable; elle ne +connaît que sa volonté et ses goûts; et, quand quelque chose s'y oppose, le +mépris et la déraison s'emparent absolument d'elle. En vérité, c'est dommage; +car elle était faite pour être aimable. +Madame de Tencin a de temps en temps la fièvre. On dit +pourtant qu'elle est fort engraissée. Je continue à ne la point voir, et je +crois que ce sera pour la vie, à moins que l'archevêque , à +Son retour, ne le veuille. Je suis pourtant bien résolue à tenir bon. C'est une +grande satisfaction pour moi de n'avoir point ce devoir pénible à remplir, et +d'ailleurs plus de tracasseries; car il y en a toujours, quand on se voit et +qu'on se déteste. Je ne vois plus M. Bertie +. A la vérité, je suis rarement au logis: il s'est rebuté +d'y venir inutilement. Nous allons passer une partie de ce mois à Ablons. Je +Suis accablée de rhumatismes et de fluxions, et suis désespérée que vous ne +voyiez point ma chambre. Vous ne la reconnoîtriez pas; elle est si jolie, et de +plus ornée, pour ce que c'est, car il n'y a rien de magnifique que la jatte que +vous m'avez donnée. La Mésangères , qui vint l'autre jour, +me dit: Vous avez de bien belles porcelaines, et entre'autres cette jatte. Mes +meubles sont tous des plus simples, mais faits par les meilleurs ouvriers. On la +vient voir par curiosité. J'ai bien envie, à votre exemple, de gronder ceux qui +y crachent. Voilà une grande et ennuyeuse lettre. Recevez mes plus tendres +embrassement. +LETTRE XIII. +Paris, 13 août 1743 +Madame votre fille, Madame, m'a dit le risque que vous aviez couru, qui m'a +effrayée, comme si j'en avais été témoin. L'effroi ne vous a-t-il point fait de +mal? Comment vous portez-vous? Faites-moi la grâce de m'écrire. Madame votre +fille, madame Knight , et moi, nous parlons souvent de +vous; vous savez qu'elles me sont chères. J'avais pensé avec Cabanne +à trouver quelques moyens de rendre la situation de votre +fille plus aisée; mais je n'ai jamais vu plus de délicatesse, plus de +désintéressement, plus de douceur, plus d'opiniâtreté et plus de sentiment: elle +est d'une vertu si outrée, qu'elle est à impatienter: je la trouvai si +déraisonnable, en même temps si estimable, que l'admiration et la colère +S'emparèrent de moi, et que je ne pus ni gronder, ni louer. +J'aurois été bien surprise, si vous aviez été quelques mois sans nouveaux +chagrins. J'ai aussi été très-affligée de la mort de M. de +Villars +. M. Son fils fait une très-grande perte, d'autant plus +qu'il la sent: il est parti sans que je l'aie vu; je n'en suis point trop +fâchée; car je me serais sûrement beaucoup attendrie avec lui. Pouvez-vous dire, +Madame, que le détail de vos peines m'ennuie? Oubliez-vous le tendre intérêt que +je prends à tout ce qui vous regarde? vos malheurs me désespèrent, et ne +m'ennuient point: je suis persuadée que le récit que vous m'en faites, vous fait +du bien. Maintenant, il est temps que je vous parle du changement arrivé à ma +fortune. Je tremble de réveiller une chose qui renouvellera quelques-uns de vos +malheurs. Mes rentes viagères avaient été cruellement retranchées. Je vous ai +envoyé la lettre que j'écrivis au cardinal ; je ne me +flattais pas que l'on y eût égard, mais je ne voulais avoir rien à me reprocher. +Je promis à ma pauvre Sophie, à qui j'avais mis une rente viagère de 300 liv. +Sur la tête, et qui avait été réduite à 100 liv., que si on lui rendait quelque +chose, je lui remettrois son contrat, dont je devais, comme vous savez, avoir la +jouissance. On lui a rendu 150 liv.: elle ne voulait absolument point profiter +de ce que je lui ai dit, et par son accommodement, je ne lui donnerai son +contrat que dans deux ans; elle aime mieux que je paye mes dettes. Ce procédé +n'est-il pas généreux de sa part? Je ne joue pas un beau rôle dans cette pièce. +On m'a rendu 840 liv.: je jouis actuellement de 2,740 liv. Ma satisfaction sur +cet événement a été bien troublée, en voyant la famille de M. de Ferriol oubliée. On a rendu à madame de +Tencin 300 liv.; c'est très-peu de chose à proportion de ses rentes. +Elle est furieuse; cependant elle avait pris toutes les précautions imaginables; +elle voyait souvent M. de Machault ; elle a écrit +plusieurs fois au cardinal, et a fait agir ses amis, qui sont puissant; elle +comptait sur le rétablissement de tout, comme si elle le tenait: elle est de +bien mauvaise humeur; à ce qu'on dit, car je ne la vois point. Sa favorite, +madame Doigny , commence à être dans la disgrâce. +Je ne vous parle point des conciles, car quoique née sous les yeux du chef , je n'en ai jamais voulu entendre parler; cependant, si vous +êtes bien curieuse, je vous enverrai toutes les écritures: en vérité, je ne vous +conseille pas d'avoir cette curiosité, il vous en coûterait bien de l'ennui. A +l'exception d'une lettre de deux évêques qui est belle, tout le reste est +pitoyable. Je vous renvoie à ce que disait Madame Cornuel , qu' il n'y avait point de héros pour les valets +de chambre, et point de pères de l'église pour les contemporains. Ce +que je vois, me donne de furieux doutes du passé. Ne parlons plus sur cette +matière; j'ai déjà assez dit de sottises. +Les tracasseries de notre cour ne sont pas plus divertissantes. Les disputes sur +l'alignement du roi et des princes, et les ricochets des ducs, n'ont produit que +des mémoires détestables; et pour nous autres, parterre, nous voulons, pour +notre argent, qu'on nous divertisse. Les belles dames sont, ou se vantent d'être +dans la dévotion. Mesdames de Gontey , d'Alincourt , de Villars , mère et belle-fille, +la maréchale d'Estrées , tout cela grimace la prude. Le +roi est toujours sans maîtresse, M. le duc du Maine , fort +ami du cardinal; ce dernier se porte très-bien; il vivra assez long-temps pour +instruire notre jeune monarque: la reine est grosse de trois mois. Les +Spectacles vont très-mal. Thevenard et la Entie ont quitté l'opéra, parce qu'ils ont eu ordre de +laisser jouer Chassé et la Pellissier . Madame la duchesse de Duras à qui +on a attribué cet ordre, a été vilipendée sur l'escalier de l'opéra. Chassé avait très-mal débuté; mais il fait mieux. Pour la +Pellissier , elle fait horriblement mal dans ces +opéras. Francine a quitté, et Destouches , comme je vous l'ai mandé, aura la direction de l'opéra. +Nous reverrons alors la Le Maure . Francine a 15,000 liv. de pension, et, après sa mort, son fils en aura +8,000, et sa fille 6,000. Vous me demanderez pourquoi tant de libéralités? Je +vous répondrai d'abord que ces pensions sont prises sur l'opéra, et en second +lieu, que Francine a fait faire, à ses dépens, une partie +des belles décorations, et qu'il les laisse. On a établi un concert spirituel +deux fois la semaine. +Le frère de l'envoyé d'Alster s'est donné un coup de +pistolet dans la tête, après avoir mis le feu dans trois endroits de la maison. +Cette précaution était pour éviter que l'on sût que sa mort était +volontaire. +L'envieuse miladi Gersay est très-souvent chez madame Knight : elle mange comme quatre louves, joue avec +attention et avidité, ne dit pas quatre paroles, sans défaçonner sa bouche qui +est toujours petite et plate. L'air et les paroles ne vont point ensemble; il +Semble que le miel sort de sa bouche, quand elle parle; mais c'est bien le fiel +le plus croupi qu'il y ait au monde. Vous direz que je suis aussi médisante +qu'elle aujourd'hui. +Bertie me boude de ce que je ne suis pas ici quand il y +vient: quelqu'aimable qu'il soit, il y a apparence que j'aurai souvent ce tort +là avec lui. C'est un reste de ses chimères, prétentions d'amant; il voudrait +que je fusse comme Bérénice , à passer les jours à +l'attendre, et les nuits à pleurer. Je suis parvenue à lui faire faire +connaissance avec madame du Deffant ; elle est belle, elle +a beaucoup de grâces; il la trouve aimable. J'espère qu'il commencera un roman +avec elle, qui durera toute la vie. On a député vers moi, croyant que j'avais +encore quelque reste de crédit, pour obtenir de M. Bertie +de couper un pied de chaque côté de sa perruque. Je veux bien tenter cette +grande affaire, mais j'y échouerai; car, Madame, c'est dans ces magnifiques +nœuds que gît toute l'importance, la capacité et la grâce de notre cher homme. +Je ne me rebuterai pas, et lui en parlerai toutes les fois que je le verrai. A +propos, (ou sans à propos, car cela ne va point du tout à la perruque de M. Bertie ), madame votre cousine, à ce qu'on dit, ne peut +épouser ce Hollandois, sans perdre une partie du bien dont son mari lui donne la +jouissance. C'est une vilaine clause, et bien scandaleuse en vérité; le défunt +avait si bien fait les choses de son vivant, qu'il devait bien continuer. Pour +moi, si j'avais été de lui, pour me venger, je leur aurois donné mon bien aux +conditions qu'ils se mariassent, et les aurois déshérités, en cas qu'ils ne le +fissent pas. Le beau-frère tient des propos fort singuliers du défunt son +très-cher frère. D'Argental me prie de ne pas l'oublier +auprès de vous. Nous sommes très-amis; il est charmant, il est aimé de tout le +monde, et le mérite bien; il a tous les principes de droiture: l'âge confirme +Ses vertus. Adieu, Madame, je vais partir pour Ablons; ma santé se rétablit tout +doucement; j'ai vieilli de dix ans; si vous me voyiez, vous me trouveriez bien +changée; mais d'honneur, cela ne me chagrine point du tout. Si toutes les femmes +n'étaient pas plus affligées de voir partir leurs charmes, que moi d'avoir perdu +le peu que j'en avais, elles seraient bien heureuses. +LETTRE XIV. +Paris, juin 1727 +Je viens, Madame, de recevoir votre lettre du 22 de ce mois. C'est un jour +heureux pour moi, quand j'apprends par vous de vos nouvelles. Les assurances que +vous me donnez de votre bonté, me sont toujours et bien nouvelles et bien +chères; et je dis de vos lettres ce que M. de Fontenelle +disait d'une dame qui lui plaisait, que le moment où il la voyait, était le +moment présent pour lui. Cette façon de s'exprimer a été fort critiquée; mais +les gens grossiers ne connaissent qu'une jouissance dans ce monde; je les +plains. Est-il un moment plus doux que celui où l'on reçoit les assurances +d'amitié d'une personne que l'on aime et qu'on estime parfaitement? Il y a bien +des gens qui ignorent la satisfaction d'aimer avec assez de délicatesse, pour +préférer le bonheur de ce que nous aimons au nôtre propre. Remercions la +providence de nous avoir donné un bon cœur, et à vous, de la vertu dans les +malheurs que vous avez essuyés. Que seriez-vous devenue? Votre douceur, votre +humanité, votre justice auraient été changées en désespoir, en cruauté et en +injustice. Quelque grands que saient les malheurs du hasard, ceux qu'on s'attire +Sont cent fois plus cruels. Trouvez-vous qu'une religieuse défroquée, qu'un +cadet cardinal, saient heureux, comblés de richesses ? Ils +changeroient bien leur prétendu bonheur contre vos infortunes. +Vous me demandez si M. de Pont-de-Vesle est introducteur +des ambassadeurs? Vous le sauriez avant ceux qui font la gazette. Il a été +question de quelque chose; mais il fallait trouver à se défaire de sa charge +avantageusement, et d'ailleurs sa santé est toujours fort délicate; je crains +qu'à la fin nous ne le perdions. Je dis cela, le cœur serré; car c'est la plus +grande perte que je puisse faire. C'est un homme qui a toutes les qualités les +plus essentielles, beaucoup de mérite et d'esprit; ses procédés à mon égard sont +d'un ange. Vous allez être bien surprise. Depuis que M. d'Argental est au monde, voici la première fois que nous nous sommes +querellés, mais d'une façon si étrange, qu'il y a quatre jours que nous ne nous +parlons. Le sujet de la querelle vient de ce qu'il ne voulait pas souper avec +madame sa mère, qui revenait de la campagne, où elle avait été huit jours. Elle +lui avait fait dire par tout le monde qu'elle serait à Paris ce soir-là; et elle +Se plaignait de ce qu'il n'avait pas assez d'attentions pour elle. Je le lui +dis; et nous nous échauffâmes là-dessus. Je lui soutins que le devoir devait +l'emporter sur le plaisir. En un mot, je m'emportai, sans jamais oublier la +tendresse et l'amitié que j'avais pour lui; et c'est cette amitié qui m'engagea +à lui parler avec cette sincérité. Il me répondit avec une sécheresse et une +dureté qui m'assommèrent, comme si la foudre était tombée sur moi. La femme de +chambre de madame en fut témoin. Il sortit de ma chambre: je restai un quart +d'heure sans pouvoir parler, et je me mis à fondre en larmes. +M. de Pont-de-Vesle +entra, et me demanda de quoi je pleurais: je ne pus me +résoudre à le lui conter. La femme de chambre le fit: il fut bien surpris. +Madame ignore notre bouderie. Elle en serait charmée, parce qu'il y a quelques +jours que j'eus une scène affreuse, parce que je le soutins contre les plaintes +qu'elle m'en fit. Quand elle est arrivée, mon premier soin a été de lui faire +des excuses de la part de son fils, de ce qu'il ne se trouvait pas à la maison; +que j'en étais cause, lui ayant dit qu'elle n'arriverait que fort tard; et qu'il +ne pouvait se dispenser d'aller à un souper où il s'était engagé depuis huit +jours, sur-tout connaissant très-peu les gens qui composaient cette partie. La +femme de chambre se trouva derrière moi: je l'ignorais. Les larmes lui vinrent +aux yeux d'étonnement et de joie. Elle me dit que je justifiois M. d'Argental , lorsque j'avais sujet de m'en plaindre. +J'avais dit à Pont-de-Vesle que dorénavant je n'aimerais +plus que pour moi M. d'Argental , et qu'assurément je ne +l'aimerais plus pour lui-même. Concevez-vous, Madame, ma douleur? Au bout de +vingt-sept ans, perdre un ami! Je le crois honteux de ce qui s'est passé. Il +continue de me manquer, sûrement par cette raison. J'ai le cœur si gros, qu'il +m'est impossible d'achever ma lettre: je la reprendrai quand je serai plus +tranquille. +Du 28 août 1728 +La bouderie a duré huit jours, et selon la règle, celui qui a raison a fait les +avances. Je bus à sa santé, à table, et je l'embrassai le lendemain, sans +explication. Depuis ce temps-là, nous sommes fort bien ensemble. Vous direz +qu'il y a une furieuse distance d'une date à l'autre; mais j'ai eu des +occupations qui m'ont empêchée de vous écrire, mais non pas d'être fort occupée +de vous. Mademoiselle Bideau n'a pas fait tout ce qu'elle +m'avait promis. Je n'en suis pas trop fâchée: je crains les trop grandes +obligations. Cabanne compte vous aller voir. Plût à Dieu +que je fusse aussi libre que lui! je serais actuellement auprès de vous. Mais +quelque chose qui arrive, j'irai, quand même je serais réduite à demander +l'aumône, pour aller voir tout ce que j'aime le mieux en vérité, sans +exception. +LETTRE XV. +Paris, 10 juin 1723 +On dit enfin que nous irons à Pont-de-Vesle. Madame de +Ferriol a toutes les peines du monde à s'y déterminer: tous les projets +qu'elle avait faits sont rompus. Premièrement son mari avait un procès qui +devait se juger incessamment, et il a été remis à l'année prochaine; ensuite +elle a dit que jamais son mari ne voudrait venir avec elle, et que pendant son +absence, il dépenseroit beaucoup. Il l'a assurée qu'il l'accompagnerait, soit +dans la diligence, soit dans une chaise de poste, tout comme elle le +Souhaiterait. Ensuite elle a dit qu'elle ne voulait point partir, qu'elle ne sût +Si miladi Bolingbrocke ne viendrait point cet été. Madame +Bolingbrocke lui a mandé qu'elle ne comptait venir +qu'au commencement de l'hiver, et que si elle n'était pas à Paris, elle +remettrait son voyage à l'été prochain. Enfin, il a fallu chercher quelqu'autre +raison. Elle a dit qu'elle n'avait point d'argent. M. Son frère lui en a offert. +La voilà, comme vous voyez, à quia . Elle a paru se +rendre; mais elle veut, avant que de partir, prendre les eaux de Balaruc: elles +ne sont pas arrivées: ainsi cela renvoie. Je crois qu'il faudra qu'à la fin elle +Se décide. Tout le monde est excédé de ses incertitudes. Le vrai de ses +difficultés, c'est qu'elle ne voudrait point quitter le maréchal, qui ne s'en +Soucie point, et ne ferait pas un pas pour elle. Mais elle croit que cela lui +donne de la considération dans le monde. Personne ne s'adresse à elle pour +demander des grâces au vieux maréchal. Elle est très-souvent seule; ses affaires +Sont toujours très-délabrées, elle ne paie point, elle ne fait aucune dépense, +elle est d'une avarice et d'un dérangement inconcevables. Je suis obligée de me +rappeler cent fois le jour le respect que je lui dois. Rien n'est plus triste +que de n'avoir pour faire son devoir, que la raison du devoir. +Le chevalier est toujours malade; il m'a paru un peu moins oppressé: je tremble +de le quitter. Mais je dois accompagner madame de Ferriol +dans l'état où elle est. Il faut absolument la déterminer à prendre les eaux de +Bourbon; et elle ne les prendra jamais, si elle ne va pas à Pont-de-Vesle. Le +devoir, l'amour, l'inquiétude et l'amitié combattent sans cesse mon esprit et +mon cœur: je suis dans une cruelle agitation; mon corps succombe; car je suis +accablée de vapeurs et de tristesse; et s'il arrive malheur à cet homme-là; je +Sens que je ne pourrai supporter cet horrible chagrin. Il est plus attaché à moi +que jamais; il m'encourage à remplir mon devoir. Quelquefois je ne puis +m'empêcher de lui dire, que s'il était plus mal, il me serait impossible de le +quitter; il me gronde, et il ne veut absolument point que j'imagine rien qui +S'éloigne de ce devoir: il m'assure qu'il n'y a rien dans le monde qui +m'excusât; si je restais ici, quand madame de Ferriol va +à cent lieues: il ne l'aime point; mais il a ma réputation à cœur. Pardonnez +toutes ces faiblesses à votre pauvre amie. +J'avais laissé ma lettre; j'ai eu mille ennuis. Le chevalier est toujours +très-incommodé. Je vous avoue que je suis dans de furieuses transes pour lui. Je +crains qu'à la fin la suppuration des poumons ne se fasse; je n'ose faire des +réflexions sur cela, et je n'ose même en parler; mais mille idées funestes me +Suivent sans cesse malgré moi: rien ne me console. Je n'ai personne à qui je +puisse ouvrir mon cœur. Quel malheur pour moi que votre absence! Si je vous +avais, vous me soutiendriez; vous me donneriez des forces; et peut-être vos +conseils, mes remords, et l'amitié que j'ai pour vous, Madame, me donneraient +assez de courage pour surmonter une passion que ma raison n'a pu vaincre, mais +qu'elle condamne. +Madame de Tencin a toujours la fièvre; elle a été 15 jours +Sans en avoir; elle se croyait guérie, et avait pris le ton de se plaindre de +tout le monde, et sur-tout du chevalier, mais d'une façon si violente que madame +de Lambert , à qui elle en parla, le dit au chevalier, +qui la pria de dire à madame de Tencin que jamais il +n'avait parlé d'elle, que rien n'était plus faux, qu'il n'était point de ceux +qui accablent les malheureux, et que, comme il ne la connaissait point, il +aurait été dans le droit du public, pour causer sur l'aventure de La Fresnaye +, mais qu'il ne l'avait pas fait, en partie par égard pour +madame sa sœur et pour moi. Madame de Tencin dit à madame +de Ferriol qu'il était fort singulier qu'étant chez +elle, je ne vinsse pas savoir de ses nouvelles, et qu'elle ne m'avait vue qu'une +fois depuis six mois; qu'elle me dispensoit très-fort d'y venir; qu'elle ne me +laisserat entrer que quand je serais avec elle; mais que si je venais seule, +elle avait donné ses ordres, pour que l'on me refusât sa porte. Je me le suis +tenu pour dit, et je ne m'exposerai pas à m'entendre dire mille injures. Je m'en +Soucie si peu, que je bénis ce noble courroux contre moi. Je n'irai point à +Pont-de-Vesle: madame dit qu'elle veut y aller pour trois semaines seulement, +pour régler quelques affaires. J'en suis fâchée à cause de vous. J'aurois eu le +plaisir de vous embrasser, et j'aurois vendu jusqu'à ma dernière chemise pour +cela; sûrement je vous verrai tôt ou tard. Madame radote plus que jamais; elle +vient de prendre les eaux de Balaruc: on lui a fait une ample saignée. Je crains +infiniment pour elle. Ses radotages m'impatientent, car ils sont extrêmes; mais +quand je fais un moment de réflexion, ma réconnaissance se réveille bien +vivement. Je suis entourée de chagrins, et je ne vous ai plus pour me consoler. +Le chevalier est toujours très-incommodé, et il est d'un changement horrible. +Vous jugez de mon inquiétude: son attachement est toujours plus fort. A propos, +j'ai fait deux grandes pertes: une bague que je vous avais destinée, en cas de +mort: c'était un petit cachet avec un jonc de diamant que j'aime beaucoup; et +l'autre perte, c'est mon chien, ce pauvre Patie , à qui +vous aviez donné une loge. On me l'a volé; il était toujours à la porte pour +attendre les gens du chevalier qu'il aime passionnément. Je ne puis vous dire le +chagrin que j'ai eu de la perte de ce joli animal. Je souhaite bien me mettre +dans la suite hors de l'inquiétude de devoir qui me bourrelle sans cesse. J'ai +essuyé un petit malheur; j'avais vendu mes boucles de diamants 1,800 livres pour +acheter trois actions que je voulais garder pour qui vous savez. Je ne doute +point que le dividende ne fût fort; elles étaient à 650 livres. Comme j'étais +prête à les acheter, madame de Ferriol eut besoin de +mille francs. Je les lui prêtai, comptant, comme elle me le disait, qu'elle me +les rendrait deux jours après. Il y a six mois, et les actions ont monté à 1,150 +livres; elles sont actuellement à 1,000. Jugez, j'aurois gagné, en les vendant, +mille écus, et aurois payé quelques-unes de mes dettes. Ainsi ma destination est +à vau-l'eau. Je paie quelques bagatelles avec les 600 livres qui me restent. Il +faut se consoler des pertes de la fortune. Il y a des gens qui valent mieux que +moi, qui sont bien plus à plaindre. Cette consolation est cruelle, quand ces +gens-là sont nos amis. +M. Bertie vous aime beaucoup; mais il a été si occupé de +la perte de madame de M.... , qui était sa bonne amie, et +la plus impertinente de toutes les femmes, qu'il n'a pu se donner au reste de +Ses amis. Il est rempli de très-bons procédés à l'égard de madame de Ferriol ; il songeait à l'ambassade de Constantinople +depuis long-temps, il n'était point éloigné de l'avoir: quand il a su que M. de Pont-de-Vesle y songeait, sans le dire à aucun de +nous, il est allé chez MM. de Maurepas et de Morville , à qui il a dit qu'il ne pensait à +l'ambassade, qu'au cas que M. de Pont-de-Vesle n'y pensât +pas, et que comme il venait d'apprendre que son ami en avait envie, il y +renonçait, le croyant plus capable que lui; qu'il avait beaucoup d'esprit, et de +plus l'expérience de son oncle, dont la mémoire était chère dans ce pays-là. Il +est venu dîner chez nous, et il nous a laissé ignorer son bon procédé. M. de Pont-de-Vesle l'a su de M. de +Maurepas . Je partage bien la réconnaissance qu'on lui doit; mais cela +ne passera jamais l'estime. Dites-le bien à mademoiselle votre fille qui me +Soutenait une fois que je l'aimerais un jour. Parlons un peu de M. d'Argental ; c'est le plus joli garçon du monde; ses yeux +Sont bien ouverts; il remplit tous les devoirs du sentiment; il n'est plus +amoureux; il est tout à ses amis; il est toujours constant pour les petits +pâtés, et nous mourons de faim: la cuisine est si froide, que cela va de mal en +pire: il n'y a plus rien à retrancher de la première table: car nous n'avons +rien, non, rien du tout, on commence à retrancher de celle des domestiques, et +je ne doute pas que l'on ne vienne à faire comme cet homme qui prétendait que +Son cheval pouvait vivre sans manger, et qui commença par diminuer la moitié de +ce qu'il lui donnait; quelques jours après, la moitié de l'autre moitié; et +ainsi du reste: le pauvre animal creva; ainsi ferons-nous. Voilà une bien grande +lettre; vous aurez de la peine à la déchiffrer: la tête me tourne; car je crois +que sans cela, je remplirais encore bien des feuilles. Vous ne dites rien, +Madame, de Gulliver . Mes respects à vous, et à tout ce +qui vous appartient. +LETTRE XVI. +Paris, 1728 +Il y a un siècle que vous ne m'avez fait l'honneur de m'écrire. Êtes-vous si +exacte avec vos amis, que de ne point leur écrire qu'ils ne vous aient fait +réponse? Je devais, Madame, vous remercier de la lettre que j'ai reçue il y a un +mois: j'avais commencé ma réponse, j'y voulais mettre plusieurs petites +nouvelles; j'ai attendu des dénouemens, ils ont été si chargés d'evénemens que +je n'ai plus su où j'en étais. D'ailleurs, madame Bolingbrocke a été très-mal: ce qui m'a occupée bien tristement; et +puis la santé de madame de Ferriol , toujours mauvaise, et +Son humeur encore plus. Pont-de-Vesle me charge de ses +respects pour vous: il est toujours malingre; une mauvaise digestion. D'Argental n'est plus amoureux de mademoiselle de Tencin ; elle ne l'occupe plus que par devoir; il n'est +point aussi amoureux de la Couvreur , mais aussi prévenu +de son mérite que s'il l'était encore; elle est très-incommodée depuis quelque +temps: on craint qu'elle ne tombe en langueur. +Madame de Parabère a été quittée, il y a environ quatre ou +cinq mois, par M. d'Alincourt : ce dont elle a été au +désespoir; et pour s'en consoler, elle a pris, au bout de huit jours, M. de la Mothe-Houdancourt , qui est, à mon sens, le plus +vilain homme que je connaisse. Cette précipitation a paru étrange à tout le +monde, et sur-tout à moi, qui ne m'en serais pas doutée. Ledit M. de la Mothe ne la quitte pas d'un pas; il est jaloux +comme un tigre. Pour vous faire le portrait tant de sa figure que de son esprit +(je commencerai par la figure), il est grand, dégingandé, le visage long; il +ressemble beaucoup à un vilain cheval de l'âge de quarante-cinq ans; babillard, +ne sachant ce qu'il dit; se contredisant sans cesse, ne parlant jamais que de +lui; fat, comme s'il était un Adonis, et glorieux par fatuité; assez bon homme +dans le fond, mais ayant été gâté par les caillettes de la cour. Il me craint +prodigieusement, et ne peut pas s'empêcher de m'estimer: il a vu peu de femmes +qui se souciassent moins de se mêler d'intrigues: il m'a dit bien des fois qu'il +aimerait mieux que je fusse amie de sa femme, que de sa maîtresse. J'y vais +très-rarement; je crois qu'il ne serait pas bien de n'y point aller du tout; +elle a pour moi des façons touchantes: d'abord que j'ai le moindre mal, elle me +vient voir; elle m'accable de galanteries; elle dit à tous ceux qu'elle voit +qu'elle m'aime infiniment. Je dois être reconnoissante, Madame, de tant de +marques d'amitié. Il y avait, pendant les huit jours de vacance, plus de vingt +prétendans à qui je faisais une peur horrible, étant persuadés que je mettrois +tout en usage pour la retirer du désordre. Un des prétendans m'a conté tous +leurs manéges; ils s'étaient tous ligués de concert pour la retirer de Paris, et +qu'elle fût à la campagne, pour que je ne la visse pas. Celui qui m'a raconté +tout cela, est parent du chevalier; il espérait, par son canal, obtenir de moi +que je ne m'opposasse point au voyage de madame de +Parabère . Le chevalier lui répondit qu'il avait tort de me soupçonner, +que je ne me parois ni de conseiller les prudes, ni de condamner les autres; que +jamais je n'avais su ce que c'était que de me mêler de tracasseries; en quoi il +me loua beaucoup, connaissant assez bien la dame, pour être persuadé qu'elle ne +Serait pas susceptible de conseils. +Je veux vous parler de madame du Deffant : elle avait un +violent désir pendant long-temps de se racommoder avec son mari; comme elle a de +l'esprit, elle appuie de très-bonnes raisons cette envie; elle agissait dans +plusieurs occasions, de façon à rendre ce raccomodement durable et honnête; sa +grand'mère meurt, et lui laisse 4,000 liv. de rentes; sa fortune devenant +meilleure, c'était un moyen d'offrir à son mari un état plus heureux, que si +elle avait été pauvre; comme il n'était point riche, elle prétendait rendre +moins ridicule son mari de se raccommoder avec elle, devant désirer des +héritiers. Cela réussit, comme nous l'avions prévu; elle en reçut des compliment +de tout le monde. J'aurois voulu qu'elle ne se pressât pas autant; il fallait +encore un noviciat de six mois, son mari devant les passer naturellement chez +Son père. J'avais mes raisons pour lui conseiller cela; mais, comme cette bonne +dame mettait de l'esprit, ou pour mieux dire, de l'imagination, au lieu de +raison et de stabilité, elle emballa la chose, de manière que le mari amoureux +rompit son voyage, et se vint établir chez elle, c'est-à-dire, y dîner et +Souper; car pour habiter ensemble, elle ne voulut pas en entendre parler de +trois mois, pour éviter tout soupçon injurieux pour elle et son mari. C'était la +plus belle amitié du monde pendant six semaines; au bout de ce temps-là, elle +S'est ennuyée de cette vie, et a repris pour son mari une aversion outrée; et +Sans lui faire de brusqueries, elle avait un air si désespéré et si triste, +qu'il a pris le parti d'aller chez son père; elle prend toutes les mesures +imaginables pour qu'il ne revienne point. Je lui ai représenté durement toute +l'infamie de ses procédés. Elle a voulu par distances et par pitié, me toucher +et me faire revenir à ses raisons; j'ai tenu bon, j'ai resté trois semaines sans +la voir; elle est venue me chercher. Il n'y a sorte de bassesses qu'elle n'ait +mises en usage pour que je ne l'abandonnasse pas; je lui ai dit que le public +S'éloignait d'elle, comme je m'en éloignois; que je souhaiterois qu'elle prît +autant de peine à plaire à ce public qu'à moi; qu'à mon égard, je le respectois +trop, pour ne lui pas sacrifier mon goût pour elle. Elle pleura beaucoup; je +n'en fus point touchée. La fin de cette misérable conduite, c'est qu'elle ne +peut vivre avec personne. Un amant qu'elle avait avant son raccommodement avec +Son mari, excédé d'elle, l'avait quittée; et quand il a appris qu'elle était +bien avec M. du Deffant , il lui a écrit des lettres +pleines de reproches, et il est revenu. L'amour-propre ayant réveillé des feux +mal éteints, la bonne dame n'a suivi que son penchant; et sans réflexion, elle a +cru un amant meilleur qu'un mari; elle a obligé ce dernier à abandonner la +place; il n'a pas été parti, que l'amant l'a quittée. Elle reste la fable du +public, blâmée de tout le monde, méprisée de son amant, délaissée de ses amies; +elle ne sait plus comment débrouiller tout cela. Elle se jette à la tête des +gens, pour faire croire qu'elle n'est pas abandonnée. Cela ne réussit pas; l'air +délibéré et embarassé règnent tour à tour dans sa personne. Voilà où elle en +est, et où j'en suis avec elle. +Madame de Tencin est toujours si outrée contre moi, parce +que je n'ai fait aucune démarche pour remettre les pieds chez elle, qu'elle m'a +déclaré une guerre ouverte. Elle envoie savoir si je dîne ici pour ne pas y +venir, si j'y suis. Je ne suis pas plus alarmée de cette nouvelle disgrâce que +des autres. On me persécuta l'autre jour pour faire ma paix avec elle: je +répondis à cela, que je ne demandais pas mieux; que tout ce qui était de la +famille Ferriol , m'était respectable; qu'il n'y avait que +cette raison qui me fît désirer que madame de Tencin ne +fût pas fâchée contre moi; mais que je ne me sentais pas assez de religion pour +présenter ma seconde joue, et que je n'irais jamais demander pardon à madame de Tencin de ce qu'elle m'avait fait refuser sa porte; +que je ne connaissais que madame de Ferriol dans le +monde, pour qui je pusse faire cette démarche; que madame de +Tencin n'avait aucun droit sur moi, pour en agir aussi mal; que si elle +prétendait que j'avais tenu de mauvais discours sur elle, je répondrais comme +madame de Saint-Aulaire , qui répondit sur la même +accusation, que s'il était vrai qu'il fût revenu à madame de +Tencin qu'elle avait mal parlé d'elle, elle en était bien affligée, +parce que cela lui faisait voir qu'elle avait des amis perfides. Je suis dans ce +cas: j'ai pu dire à mes amis ce que je pensais; mais pour l'amour de moi et de +mes devoirs, je n'en ai point parlé ailleurs; et même dans l'accident de la Fresnaye , qui est ce qui l'aigrit contre tous les gens +dont elle n'a pas besoin, j'ai dit que c'était l'affaire du monde la plus +malheureuse, qu'il n'y avait personne qui fût à l'abri d'un fou qui venait se +tuer chez vous. +Ma vie est assez douce. Si je vous avais à Paris, le roi ne serait pas plus +heureux que moi. Les étrennes m'affligent un peu: tout le monde m'en donne, et +je ne puis en donner à personne. Je prends mon parti sur les gouttières de cette +maison; il y a des temps où les choses ne font pas autant d'impression. C'est, +Suivant l'état du cœur; quand il est satisfait, on glisse facilement sur les +épines qui se rencontrent toujours dans la vie; il n'y en a point d'exempte. On +radote toujours ici; on se plaint sans cesse: il y a quelques jours qu'elle +S'adressa à Fontenay , qui lui répondit très-fortement, et +l'assura qu'elle ne persuaderoit jamais le public, et qu'elle le révolteroit +contre elle-même; qu'il était témoin que la veille j'avais été pressée +extrêmement de rester à souper chez madame de Parabère +avec le chevalier; que j'avais refusé, et étais revenue à neuf heures à pied et +par la pluie. Cette justification m'a affligée les raisons ne font que l'aigrir. +J'ai lieu d'être très-contente du chevalier; il a la même tendresse et les mêmes +craintes de me perdre. Je ne mésuse point de son attachement. C'est un mouvement +naturel chez les hommes de se prévaloir de la faiblesse des autres: je ne +Saurais me servir de cette sorte d'art; je ne connais que celui de rendre la vie +Si douce à ce que j'aime, qu'il ne trouve rien de préférable: je veux le retenir +à moi, par la seule douceur de vivre avec moi. Ce projet le rend aimable; je le +vois si content, que toute son ambition est de passer sa vie de même. Peut-être +cela nous conduira à ce que nous désirons tant: la nature de son bien est un +furieux obstacle. Dieu nous regardera peut-être en pitié: j'ai des mouvement +quelquefois bien durs à combattre. Ce qu'il y a de surprenant, c'est que je les +ai eus toute ma vie: je me reproche... Hélas! que n'étiez-vous madame de Ferriol ? vous m'auriez appris à connaître la vertu. +Mais passons sur cela; cependant je suis, en fait d'amour, la plus heureuse +personne du monde. Matière à réflexions pour de jeunes cœurs! Pardonnez toutes +mes faiblesses à l'aveu sincère que je vous en fais; et permettez que je vous +parle de la petite. Elle est charmante: tout ce qui m'en revient, m'empêche de +me repentir de sa naissance; et je crains que la pauvre petite n'en pleure plus +que moi: sa figure embellit tous les jours; j'ai envoyé Sophie sous prétexte +d'aller voir sa tante; elle y a été quinze jours; elle en a été enchantée; elle +est adorée de tout le couvent; elle a de la raison, de la bonté et de la +fermeté: on lui fit arracher quatre dents, elle ne jeta aucun cri; on la loua; +elle répondit: à quoi m'aurait-il servi de crier? ne fallait-il pas les +arracher? Elle dit à Sophie qu'elle était bien fâchée que je n'allasse pas cette +année la voir; qu'elle me priait bien d'y venir l'autre; qu'elle me remerciait +de toutes mes bontés, qu'elle savait que l'on m'importunait souvent pour elle, +et qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait, pour bien apprendre, et être sage; +qu'elle ne voulait pas que je me rebutasse. Elle est très-caressante; la pauvre +petite sent déjà, je crois, le besoin qu'elle a de l'être. Son bon ami est au +désespoir de ne pouvoir pas la voir; il l'aime à la folie; il lui prend des +envies d'aller la voir, que j'ai bien de la peine à combattre. Nous travaillons +à lui faire une dot, en cas qu'elle ne voulût pas se faire religieuse: si Dieu +nous prête vie, elle pourra avoir 40,000 livres et 400 livres de rente. Elle +Serait très-bien mariée en province avec cela; mais gare au pot au lait! si elle +avait le malheur de nous perdre, elle serait bien à plaindre: je la +recommanderai à d'Argental . Le chevalier a déjà placé +2,000 écus pour elle seule. Adieu, Madame, voilà une lettre assez longue pour +être écrite de suite; mais je suis seule, et j'ai voulu en profiter pour causer +long-temps avec vous. Je vous envoie une petite boîte d'écaille, couleur de feu; +je n'ai pu me refuser la satisfaction d'y prendre du tabac un jour, pour que +vous disiez, quand vous en prendrez dedans, qu'elle a servi à la personne du +monde qui vous aime le plus. +LETTRE XVII. +Paris, 1726 +Je boude de votre dernière lettre. Vous m'accusez, avec la dernière injustice, de +ne pas vous aimer, et vous ajoutez, que lorsque l'on aime, l'on adopte les +Sentiment et la façon de penser de nos amis. Hélas! Madame, je vous ai vue +malheureusement beaucoup trop tard. Ce que je vous ai dit cent fois, je vous le +répéterai: dès le moment que je vous ai connue, j'ai senti pour vous la +confiance et l'amitié la plus forte. J'ai un sincère plaisir à vous ouvrir mon +cœur; je n'ai point rougi de vous confier toutes mes faiblesses; vous seule avez +développé mon âme; elle était née pour être vertueuse: sans pédanterie, +connaissant le monde, ne le haïssant point, et sachant pardonner suivant les +circonstances, vous sûtes mes fautes, sans me mésestimer. Je vous parus un objet +qui méritait de la compassion, et qui était coupable, sans trop le savoir. +Heureusement c'était aux délicatesses, même d'une passion, que je devais l'envie +de connaître la vertu. Je suis remplie de défauts; mais je respecte et j'aime la +vertu. Ne m'ôtez pas, par un soupçon, ce mérite-là. Que je vous suis obligée +d'aimer quelqu'un qui pratique si mal les conseils que vous lui avez donnés, et +qui suit encore moins de si bons exemples! mais ma passion est forte, tout me la +justifie. Il me semble que je serais ingrate, et que je dois conserver l'amitié +du chevalier pour cette chère petite. Elle est un nœud qui entretient notre +passion; souvent ce nœud me la fait envisager comme mon devoir. Si vous êtes +équitable, croyez qu'il ne m'est pas possible de vous aimer plus que je vous +aime. Non, vous n'en doutez point; j'ai pour vous l'amitié la plus tendre. Je +vous aime comme ma mère, ma sœur, ma fille, enfin, comme tout ce qu'on doit +aimer: mon attachement pour vous renferme tous les sentiment, l'estime, +l'admiration et la réconnaissance; et rien ne peut jamais effacer de mon cœur +une amie aussi estimable que vous. Ne me dites donc plus des choses qui +m'affligent. +J'ai retardé de vous écrire, vous l'avouerai-je? dans le dessein de vous punir; +mais je me suis assurément punie de ce sentiment de vengeance, en me privant de +mon unique plaisir qui est de m'entretenir avec vous. D'Argental vous assure de ses respects. La mort de la Le Couvreur l'a beaucoup occupé. Je vais vous conter +toute cette histoire un peu au long. Madame de Bouillon +est capricieuse, violente, emportée, excessivement galante: ses goûts s'étendent +depuis le prince jusqu'au comédien. Dans le mois dernier, elle se prit de +fantaisie pour le comte de Saxe , qui n'en eut aucune pour +elle. Ce n'est point qu'il se piquât de fidélité pour la Le +Couvreur , qui est depuis long-temps sa véritable inclination; car il +avait, avec cette passion, mille goûts passagers; mais il n'était ni flatté, ni +curieux de répondre aux emportement de madame de Bouillon +qui fut outrée de voir ses charmes méprisés, et qui ne mit pas en doute que la +Le Couvreur ne fût l'obstacle qui s'opposait à la +passion que le comte devait avoir naturellement pour elle. Pour détruire cet +obstacle, elle résolut de se défaire de la comédienne. Elle fit faire des +pastilles pour servir à cet horrible dessein, et elle choisit un jeune abbé +qu'elle ne connaissait point, pour être l'instrument de sa vengeance. Cet abbé a +le talent de peindre. Il fut abordé par deux hommes, aux Tuileries, qui lui +proposèrent, après une conversation assez longue, et qui roulait sur sa +pauvreté, de se tirer de sa misère, et de s'insinuer, à la faveur de son +habileté à peindre, chez la Le Couvreur , et de lui faire +manger des pastilles que l'on lui donnerait. Le pauvre abbé se défendit beaucoup +Sur la noirceur du crime. Les deux hommes lui répondirent qu'il ne dépendait +plus de lui de refuser; qu'il lui en coûterait la vie, s'il n'exécutait pas ce +qu'on lui demandait. L'abbé, effrayé, promit tout. On le conduisit chez madame +de Bouillon , qui lui confirma les promesses et les +menaces, et lui remit les pastilles. L'abbé demanda quelques jours pour +l'exécution de ses projets. Mademoiselle Le Couvreur +reçoit un jour, en rentrant chez elle avec un de nos amis, et une comédienne +nommée La Mothe , une lettre anonyme, par où on la prie +instamment de venir seule, ou avec quelqu'un de sûr, au jardin du Luxembourg, et +qu'au cinquième arbre d'une des grandes allées, elle trouvera un homme qui a des +choses de la dernière conséquence à lui apprendre. Comme c'était précisément +l'heure du rendez-vous, elle remonte en carrosse, et y va avec les deux +personnes qui étaient avec elle. Elle trouve l'abbé qui l'aborde, et lui raconte +l'odieuse commission dont il est chargé, et qu'il est incapable d'un crime comme +celui-là; mais qu'il est dans une grande perplexité, parce qu'il était sûr +d'être assassiné. La Le Couvreur lui dit qu'il fallait, +pour la sûreté de l'un et de l'autre, dénoncer toute cette affaire au lieutenant +de police. L'abbé répondit qu'il craignait en le faisant, de se faire des +ennemis qui étaient trop puissant, pour qu'il y pût résister; mais que du moment +qu'elle croyait cette précaution nécessaire pour sa vie, il ne balançait point à +Soutenir ce qu'il lui avait dit. La Le Couvreur le mena +dans son carrosse chez M. Hérault , lieutenant de police, +qui, sur l'exposition du fait, demanda à l'abbé les pastilles, et les jeta à un +chien qui creva un quart d'heure après. Il lui demanda ensuite laquelle des deux +Bouillon lui avait donné cette commission; et, quand +l'abbé lui répondit que c'était la duchesse, il n'en fut point surpris. M. Hérault continua à le questionner, et lui demanda s'il +oserait s'exposer à soutenir cette affaire. L'abbé lui répondit qu'il pouvait le +faire mettre en prison, et le confronter avec madame de +Bouillon . Le lieutenant de police les renvoya, et fut instruire le +cardinal de cette aventure: celui-ci fut très-irrité; il voulait, dans les +premiers moment, qu'on instruisît cette affaire avec beaucoup de sévérité; mais +les parents et les amis de la maison de Bouillon +persuadèrent au cardinal de ne point mettre au jour une chose aussi scandaleuse +que celle-là; et l'on parvint à l'assoupir. Au bout de quelques mois, on ne sait +ni par où, ni comment cette aventure fut publique. Elle fit un bruit horrible. +Le beau-frère de madame de Bouillon en parla à son frère, +et lui dit qu'il fallait absolument que sa femme se lavât d'un pareil soupçon, +et qu'il devait demander une lettre de cachet pour faire enfermer l'abbé; il ne +fut point difficile d'obtenir cette lettre de cachet: on arrêta le pauvre +malheureux, et on le mena à la Bastille. On le questionna; il soutint avec +fermeté ce qu'il avait dit. On lui fit beaucoup de menaces et bien des +promesses, s'il voulait se dédire. On lui proposa toutes sortes d'expédient, +comme de folie, ou de passion pour la Le Couvreur , qui +l'aurait engagé à faire cette fable pour s'en faire aimer. Rien ne l'ébranla, et +il ne varia jamais dans ses réponses. On le garda en prison. La Le Couvreur écrivit au père de l'abbé, qui demeurait en +province, et qui ignorait le malheur de son fils. Le pauvre homme vint tout de +Suite à Paris, sollicita et demanda que l'on fît le procès dans les formes à son +fils, ou qu'on lui rendît la liberté. Il s'adressa au cardinal, qui demanda à +madame de Bouillon si elle voulait que l'on instruisît +cette affaire, parce que l'on ne pouvait le retenir en prison sans cela. Madame +de Bouillon redoutait les éclaircissement; et, comme +elle ne pouvait le faire assassiner à la Bastille, elle consentit à son +élargissement. Pendant deux mois que le père est resté à Paris, on n'a rien dit +au fils. Le père étant retourné chez lui, l'abbé a eu l'imprudence de rester à +Paris. Il a disparu tout à coup: on ne sait s'il est mort; on n'en entend plus +parler. Depuis cela, la Le Couvreur a été sur ses gardes. +Un jour, à la comédie, après la grande pièce, madame de +Bouillon lui envoya dire de venir dans sa loge. La Le +Couvreur fut extrêmement surprise, et répondit qu'elle était dans un +déshabillé qui ne lui permettait pas de paraître devant elle. La duchesse envoya +une seconde fois. A cette seconde semonce, elle répondit que si elle lui +pardonnait de paraître, le public ne le lui pardonnerait pas; mais qu'elle se +tiendrait sur son passage, quand elle sortirait, pour lui obéir. Madame de Bouillon lui fit dire de n'y pas manquer, et en +Sortant, elle la trouva, lui fit toutes sortes de caresses, lui donna beaucoup +de louanges sur son jeu, et l'assura qu'elle avait eu un plaisir infini à lui +voir exécuter aussi bien le rôle qu'elle avait joué. Quelque temps après, la Le Couvreur se trouva mal, au milieu d'une pièce que l'on +ne put achever. Quand le comédien vint en faire compliment, tout le parterre +demanda de ses nouvelles avec empressement. Depuis ce jour, elle a dépéri et +maigri horriblement. Enfin, le dernier jour qu'elle a joué, elle faisait Jocaste dans l'OEdipe de Voltaire. Le rôle est assez fort. Avant de commencer, il +lui prit une dyssenterie si forte, que pendant la pièce, elle fut vingt fois à +la garde-robe, et rendait le sang pur. Elle faisait pitié, de l'abattement et de +la faiblesse dont elle était; et quoique j'ignorasse son incommodité, je dis +deux ou trois fois à madame de Parabère , qu'elle me +faisait grand'pitié. Entre les deux pièces, on nous dit son mal. Ce qui nous +Surprit, c'est qu'elle reparut à la petite pièce, et joua, dans le Florentin , un rôle très-long et très-difficile, et +dont elle s'acquitta à merveille, et où elle paraissait se divertir elle-même. +On lui sut un gré infini d'avoir continué, pour que l'on ne dît pas, comme on +l'avait fait autrefois, qu'elle avait été empoisonnée. La pauvre créature s'en +alla chez elle, et quatre jours après, à une heure après-midi, elle mourut, +lorsqu'on la croyait hors d'affaire: elle eut des convulsions: chose qui +n'arrive jamais dans les dyssenteries: elle finit comme une chandelle. On l'a +ouverte. On lui a trouvé les entrailles gangrenées. On prétend qu'elle a été +empoisonnée dans un lavement. Son testament a été fait quatre mois avant sa +mort. On ne doute point qu'elle n'eût quitté la comédie à la clôture. Tout le +public a une grande compassion de sa misérable fin. Si la dame soupçonnée fût +venue à la comédie, dans ces entrefaites, elle aurait été chassée du spectacle. +Elle a eu le front d'envoyer à la porte de la Le Couvreur +tous les jours, savoir de ses nouvelles. Elle a fait d'Argental exécuteur de son testament; il a eu assez d'esprit pour se +mettre au-dessus du ridicule, et il a été approuvé des gens sages. M. Bertie dit qu'il a très-bien fait; qu'un honnête homme ne +doit jamais refuser les occasions de faire du bien. Vous pouvez être assurée de +tout ce que je viens de vous conter, je le tiens d'un ami de la Le Couvreur +. Adieu, Madame, ne doutez plus, s'il vous plaît, de tout +mon attachement. +LETTRE XVIII. +J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en réponse à un +gros paquet que je craignais bien qui ne fût perdu. Le nouveau témoignage de +votre amitié me comble de joie, et je recevrai votre écran avec transport, +puisque c'est de l'ouvrage de ce que j'aime; cependant je me plains des +Souvenirs trop fréquent qu'il me donnera de vous. Je vous le dis avec vérité; +j'ai autant de douleur de vous avoir perdue, que de joie de vous avoir pour +amie: ces deux sentiment me combattent furieusement, et si je n'avais pas +l'espérance de vous revoir un jour, je ne sais en vérité si je voudrais vous +avoir connue. Vous m'avez rendue si difficile, que je suis toujours en colère. +Pourquoi tous les cœurs ne sont-ils pas faits comme le vôtre, ou du moins +pourquoi n'ont-ils pas une de vos bonnes qualités? Tout leur manque, probité +inébranlable, sagesse, douceur, justice; tout n'est qu'apparence chez les +hommes: le masque tombe à la plus petite occasion. La probité n'est qu'un nom +dont ils se parent; ils paraissent justes, et ce n'est que pour condamner la +conduite des autres; de la douceur qui n'est qu'aigreur, de la générosité qui +n'est que prodigalité, de la tendresse qui n'est que faiblesse: et toutes ces +choses-là me font répéter à tous les instants, que votre âme est capable de vertu +dans sa perfection. Je m'aperçois que je blesse votre modestie: mes mouvement du +cœur vous sont connus; vous savez que je dis toutes ces choses, parce que je les +pense, et que je n'ai jamais su flatter aux dépens de la vérité: pardonnez en +faveur de mon attachement, la petite honte que vous avez eue, en lisant vos +louanges. Vous m'avez rendue comme M. le duc d'Orléans , à +la différence près que je ne suis pas si perverse que lui, et que je crois qu'il +y a une personne dans le monde véritablement raisonnable. Il croyait tout le +monde malhonnêtes gens; je suis bien prête à penser comme lui; cela me met +très-souvent de mauvaise humeur, et je finis par vouloir devenir philosophe, +trouver tout indifférent, ne m'affliger de rien, et tâcher d'être raisonnable +pour ma propre satisfaction et pour la vôtre. Je travaille très-sérieusement à +me rendre heureuse, à ne plus me chagriner; je sens que j'ai plus de besoin que +jamais d'avoir du courage. La mauvaise humeur règne ici à un point insoutenable; +je me suis gendarmée: je vois que cela tourne contre moi. Le public est +très-sévère, parce qu'il ne juge que sur l'étiquette du sac, et mes peines lui +paraissent petites: il lui semble que ce n'est que des bagatelles; mais hélas! +rien n'est bagatelle, quand cela revient tous les jours. Je suis honteuse de me +plaindre, quand je vois tant de personnes qui valent bien mieux que moi, et qui +Sont bien autrement malheureuses. Il est temps de vous amuser un peu: il est +arrivé ici deux petites aventures que j'aurai du plaisir à vous conter, parce +que vous en aurez à les lire. +Un gentilhomme de Périgord, fort riche, se maria, il y a plusieurs années, avec +une demoiselle qui mourut, sans lui laisser d'enfants. Les parents de sa femme le +pensèrent ruiner pour la dot, et eurent des procédés si infâmes avec lui, qu'il +en eut beaucoup de chagrin, et en fut malade. Cet homme avait du goût pour le +Sacrement; mais ce qu'il avait essuyé le fit résoudre de prendre une femme sans +parents. Il écrivit à l'Hôtel-Dieu, et pria l'un des directeurs de lui chercher +une fille trouvée, de 17 à 22 ans, grande, bien faite, brune, les yeux noirs, +les dents belles, et qu'il l'épouserait. Le directeur montra cette lettre à M. +d'Argenson , lieutenant de police, qui lui dit de +faire sa commission. Il la fait: on dresse le contrat de mariage; le gentilhomme +l'épouse; il en a eu trois enfants. Au bout de quelques années, elle meurt. Son +deuil fini, il récrit à un autre des directeurs de l'Hôtel-Dieu, le précédent +étant mort. Il le prie de lui chercher une fille de 38 à 40 ans, blonde, grasse, +fraîche et d'un bon tempérament; qu'il avait passé les jours du monde les plus +heureux avec celle qu'on lui avait déjà choisie, et qu'il ne doutait pas qu'il +ne choisît aussi bien que l'ancien directeur, auquel il s'était adressé la +première fois. Celui-ci va chez M. Hérault , lieutenant de +police, et montre la lettre qu'il vient de recevoir. M. Hérault lui dit comme M. d'Argenson , de faire +Sa commission, qui était difficile, parce que toutes les filles sont établies à +cet âge-là. Il trouva enfin une sœur grise qui était telle qu'on la lui +demandait. Une des princesses de Conti a signé au contrat +de mariage, il y a un mois. Voici l'autre histoire. +Il y a un homme qui demeure aux environs des quais, qui, depuis sept à huit ans, +Se promène dès une heure jusqu'à six, sur un des quais, sans jamais y avoir +manqué d'un jour, quelque temps qu'il fît. M. Hérault en +ayant été averti, lui envoya dire qu'il vînt lui parler. Cet homme lui fit +répondre qu'il n'irait point, n'ayant rien à faire avec la police. M. Hérault s'y transporta, monta dans une chambre au +quatrième, y trouva cet homme assis contre une table, qui lisait, sa chambre +garnie de livres. Il lui demanda pourquoi il n'était pas venu chez lui, quand il +le lui avait fait dire. «Monsieur, lui répondit cet homme, je n'ai point +l'honneur d'être de vos amis; et, Dieu merci! je n'ai rien à démêler avec la +justice.—Il est vrai, lui répondit M. Hérault , qu'il ne +m'est point revenu que vous fissiez du mal; mais pourquoi vous promener +régulièrement, à la même heure, tous les jours, sur le quai?—Parce que cela me +fait du bien, lui repartit le promeneur. Pour vous éclaircir ma conduite, +ajouta-t-il, je vous dirai, Monsieur, que je suis très-bon gentilhomme (il lui +dit son nom); je jouissais de 25,000 livres de rente; le système est venu, et il +ne m'est resté que 500 livres de rente. J'ai pris un genre de vie proportionné à +mon revenu; j'ai gardé mes livres, l'air de la rivière me convient, et je suis +venu m'établir dans cette chambre. Un peu de vanité m'a engagé à changer de nom; +je dîne tous les jours à midi avec du bœuf à la mode, qui est excellent dans ce +quartier; je me lève de bonne heure; j'emploie ma matinée à lire; et, quand j'ai +dîné, je vais prendre l'air sur le quai. Je suis très-heureux, je ne dépends de +personne, et je ne dérange point ma santé par cet exact régime.» M. Hérault trouva cet homme de très-bon sens. Il conta un +jour cela au cardinal, qui lui dit: «Mais si cet homme tombait malade, il +n'aurait pas de quoi se faire soigner; dites-lui que le roi lui donne 300 livres +de pension.» M. Hérault lui envoya dire de venir chez +lui, se faisant beaucoup de plaisir de lui apprendre cette bonne nouvelle; mais +l'homme lui fit répondre qu'il ne pouvait y aller, demeurant trop loin de chez +lui. M. Hérault y retourna pour la seconde fois, et lui +dit que le roi lui donnait 300 livres. Il les refusa, disant qu'il s'était +arrangé avec 500 livres, et qu'il n'en voulait pas davantage. Malgré ce genre de +vie qui paraît triste, cet homme est fort gai. Il a deux amis, gens d'esprit, +qui vont sur le quai pour causer avec lui. Il a beaucoup de connaissance du +monde, du savoir, l'esprit simple et un talent singulier pour connaître, à la +physionomie, le métier des gens qui passent. Il dira, par exemple: «Voilà le +maître d'hôtel d'un évêque, en voilà un d'un financier; voici un chevalier +d'industrie; celui-là est Gascon, celui-ci est Breton,» ainsi des autres. Adieu, +ma chère madame; en voilà assez pour aujourd'hui. Je vous baise les mains mille +fois. +LETTRE XIX. +Paris, 1729 +Je viens d'apprendre, Madame, la perte que vous avez faite de M. de Cambiac . Sans savoir ses dispositions, je prends part +à votre affliction. Je connais la bonté de votre cœur; vous serez toujours +affligée, de quelque façon qu'il en agisse avec vous. J'espère que je n'aurai +rien à reprocher à sa mémoire, et qu'il vous aura rendu justice; j'en attends la +nouvelle avec impatience. J'ai couru risque de me trouver à sa mort. Si le +projet que l'on avait fait d'aller à Pont-de-Vesle n'avait pas été renvoyé, je +l'aurois vu mourir. J'attendais d'être sûre de mon voyage; c'est la raison qui +m'a empêchée de vous écrire. Je voulais vous le mander positivement; mais il y a +trois mois que l'on en parle, et il n'y a pas de jour depuis ce temps-là que le +projet ne change quatre ou cinq fois. Voilà où nous en sommes. Il est vrai que +le temps de notre départ a été fixé au dix du mois prochain; il serait temps de +Se préparer pour les paquets. Vous devez juger de l'empressement que j'ai que ce +projet s'exécute, puisque j'aurois le bonheur de vous voir, et de vous assurer +de mon respectueux attachement. Il n'y a rien de si joli que mon écran; je ne +permets pas à tout le monde de s'en servir. Je vis avec madame votre fille qui +est infiniment aimable; sa vertu, sa douceur, sa gaîté la rendent charmante; sa +figure est toujours très-belle, et, en vérité, vous la trouverez encore mieux. +Son teint est plus démêlé, et elle a des couleurs à croire qu'elle met du rouge; +et toute connoisseuse que je suis pour cet ornement, j'y ai été trompée au point +que je n'ai pu m'empêcher de lui frotter les joues, pour voir si elle n'en +mettait point. Elle a fait raccommoder son portrait qui est à merveille à +présent: elle est tentée d'en faire faire une copie pour vous la porter. Si je +ne vais pas à Genève cette année, je la prierai de se charger du mien que je +fais faire pour vous. Il sera en petit, c'est-à-dire, d'un pied-de-haut, sur +neuf pouces environ de large. Nous sommes en guerre ouverte, madame de Tencin et moi, c'est-à-dire, elle me l'a déclarée; +pour moi, je me tiens coite; et quand je suis forcée d'en parler, mes discours +Sont tranquilles et humbles; mais je tiens bon pour ne pas demander pardon, +parce que je suis offensée, et que j'ai assez de maîtres, sans m'en donner de +gaîté de cœur. Je la fais plus enrager par cette conduite, que si je me +déchaînois contre elle. M. Son frère a tenu bon à toutes les attaques qu'elle a +faites contre moi. Je ne lui en ai pas ouvert la bouche, excepté une fois qu'il +m'en parla devant madame de Ferriol . Je lui répondis avec +toute la modération imaginable, et je finis par lui dire que j'avais espéré que +toutes ces tracasseries n'iraient point jusqu'à ses oreilles; que j'étais +étonnée qu'on lui en eût parlé; qu'il pouvait bien me rendre la justice, que +jamais je ne m'étais plainte à lui de tout ce qu'on me faisait. Cette +conversation produisit une scène très-vive entre le frère et la sœur. Cette +dernière eut beau se plaindre, et tourner mes discours malignement, il la fit +taire. Madame votre fille vous contera tout cela qui serait trop long à écrire. +Je suis enfin contente de l'archevêque. Je connais bien son cœur; je l'aimerai +et l'estimerai toute ma vie. A propos, il y a long-temps que vous me demandez +des vers que vous m'aviez prêtés, relatifs à la mort de madame votre mère. Je +les trouvai l'autre jour dans ma cassette; je les joins à cette lettre. La poste +part; il ne me reste que le temps de vous assurer de mon très-humble +respect. +LETTRE XX. +Pont-de-Vesle, 1729 +Nous voilà enfin arrivés à Pont-de-Vesle. Jugez, Madame, de ma joie. J'aurai donc +le plaisir de vous voir et de vous embrasser bientôt: j'ignore encore le moment +où je jouirai de ce bonheur. J'attends que M. de +Pont-de-Vesle soit ici, et les lettres de l'archevêque, pour +m'arranger. D'ailleurs madame votre fille est actuellement avec vous: cela vous +partagerait trop; je veux la laisser établir. Nous avons tous eu bien du regret +de ne l'avoir pas eue ici quelques jours. Monsieur son mari me vint voir le +lendemain de son départ. Il m'attendrit beaucoup; je le trouvai si touché, et en +même temps si raisonnable, si rempli de considération et d'estime pour madame +votre fille, que me connaissant, vous devez juger si je fondis en larmes. Il +faut dédommager cette aimable femme de tous ses malheurs. Elle trouvera des +parents, des amies qui l'aiment bien tendrement. Mais, hélas! il en ferait plus +de cas, si elle revenait avec une fortune brillante. On pense de cette façon à +Paris; et je crois que les hommes sont partout les mêmes. Pour vous, Madame, +votre tendresse et votre bonté vous la feront recevoir avec bien de la joie. +C'est une grande douceur pour une mère de vivre avec une fille telle que la +vôtre. Je vous la recommande comme ma sœur bien aimée. Plaisante recommandation, +penserez-vous! en a-t-elle besoin? n'est-elle pas ma fille, et une fille que +j'aime tendrement? +J'avais laissé ma lettre pour recevoir M. de Pont-de-Vesle +qui vient d'arriver dans ce moment; il vous assure de ses respects. Je suis +libre, et je serai bientôt auprès de vous. Préparez-vous à me trouver changée; +je ne m'en soucie que pour vous que j'aime, et respecte de tout mon cœur. +LETTRE XXI. +Pont-de-Vesle, 1729 +Je ne puis vous dire, Madame, la douleur où je suis de vous avoir quittée. J'ai +le cœur si gros et si serré, que j'ai cru étouffer; la crainte de vous trop +attendrir, m'a fait me contraindre, en me séparant de vous; j'ai fait ce que +j'ai pu, pour que vous ne vissiez pas couler mes larmes; mais j'en ai gagné un +mal de tête affreux. Si je n'avais pas la certitude de vous revoir, je ne sais +pas, en vérité, de quoi je serais capable: les réflexions morales m'accablent. +La vie me paraît si courte, pour essuyer de si grandes peines, que je ne veux +plus faire de connaissances, dans la crainte de m'exposer à la peine où je suis; +mais tout cela se détruit à mesure que je le pense. Je me dis que je ne +trouverai jamais d'amie qui mérite d'être aimée sur tous les points, comme vous; +je ne pense plus à la retraite: mes idées là-dessus sont évanouies. Je me +priverois par là absolument de l'espérance de vous aller voir souvent: et +d'ailleurs, Madame, je sens trop les conséquences de ce parti-là. Depuis que +nous en avons parlé ensemble, je puis me conduire aussi bien dans le monde, et +même mieux. Plus ma tâche est difficile, plus il y a de mérite à la remplir, et +je dois, par réconnaissance, rester auprès de madame de +Ferriol , qui a besoin de moi. Hélas! Madame, je me rappelle sans cesse +notre conversation dans votre cabinet: je fais des efforts qui me tuent. Tout ce +que je puis vous promettre, c'est de ne rien épargner pour que l'une des choses +arrive; mais, Madame, il m'en coûtera peut-être la vie; car pour les espérances, +elles sont si éloignées, que je mourrai peut-être de vieillesse avant qu'elles +arrivent. On m'a chargée de cent mille jolies choses pour vous; il est juste que +je vous en fasse part. Voici deux articles de ses lettres. +«Mille respects à votre amie: assurez-la qu'il y a tant de sympathie entre votre +façon de penser et la mienne qu'il ne me serait pas possible de ne pas partager +avec vous les sentiment que vous avez pour elle.» +Dans une précédente, que je reçus à Lyon. +«Je vous félicite du plaisir que vous avez eu de voir et d'embrasser madame Saladin . Je connais votre cœur, et je ne suis pas surpris +des larmes que la joie vous a fait répandre. J'en ai répandu aussi, ma chère Aïssé , en lisant votre lettre, et je n'ai pas été plus +touché de la peinture que vous faites de vos transports, que de l'empressement +avec lequel madame Saladin vous a reçue. Dites-lui bien, +je vous prie, que j'ai une extrême réconnaissance des marques de son souvenir: +le goût que l'on a pour la vertu, doit être la mesure du respect que l'on a pour +elle. Je la crois trop juste, et je lui crois trop de sentiment, pour condamner +l'amitié que vous avez pour moi. Si vous pouviez lui peindre l'attachement que +j'ai pour vous, ma chère Silvie ! dites-lui bien qu'il n'y +a jamais eu, et qu'il n'y aura jamais un moment dans ma vie où je cesse de de +vous aimer. Demeurez à Genève tout le temps que vous pourrez; je regrette moins +votre absence; j'imagine que votre santé y est en sûreté. Je suis en peine des +fatigues du retour Conservez-vous, ma chère Aïssé . +Aimez-moi; c'est là le véritable fondement du bonheur de ma vie.» +Voilà, Madame, bien des choses qui blessent ma modestie; mais aussi je serai plus +excusable à combattre si lentement. Hélas! que l'on est heureuse, quand on a +assez de vertu pour surmonter de pareilles faiblesses; car, enfin, il en faut +infiniment pour résister à quelqu'un que l'on trouve aimable, et quand on a eu +le malheur de n'y pouvoir résister. Couper au vif une passion violente, une +amitié la plus tendre et la mieux fondée! Joignez à tout cela de la +réconnaissance, c'est effroyable! La mort n'est pas pire. Cependant vous voulez +que je fasse des efforts: je les ferai; mais je doute de m'en tirer avec +honneur, ou la vie sauve. Je crains de retourner à Paris. Je crains tout ce qui +m'approche du chevalier, et je me trouve malheureuse d'en être éloignée. Je ne +Sais ce que je veux. Pourquoi ma passion n'est-elle pas permise? pourquoi +n'est-elle pas innocente? +Mandez-moi au plutôt de vos nouvelles. Permettez que je vous embrasse mille fois, +et de tout mon cœur. Beaucoup d'amitiés à mesdames vos filles. Je les embrasse +toutes; souvenez-vous de votre Aïssé , et soyez persuadée +de tout son attachement, et de tout son respect pour vous; il est extrême. +LETTRE XXII. +Pont-de-Vesle, 1729 +J'ai retardé de vous écrire, parce que j'ai été assez incommodée; j'ai eu une +colique très-violente. Je n'ai pas manqué de dire que c'était vous qui m'aviez +préservée; car je n'ai eu aucun mal à Genève, mes maux ont respecté ma joie; ils +feraient bien mieux de ne pas se mêler à ma douleur. Je vous ai quittée, Madame, +avec un chagrin extrême. Vos lettres m'ont serré le cœur et ont renouvelé mes +larmes. A chaque instant, je me rappelle la douceur, la tranquillité, la candeur +avec laquelle j'ai passé ce peu de temps auprès de vous. J'ai trouvé les +personnes avec qui je vivais à Genève, selon les premières idées que j'avais des +hommes, et non pas selon mon expérience. Je me retrouve presque moi-même, comme +dans le moment que j'entrais dans le monde, sans humeur, sans peines, sans +chagrins. Combien tout a changé! que les habitants de ces lieux sont différents de +ceux des vôtres! je n'ai pas eu un moment de bonne humeur depuis notre +Séparation. J'ai retrouvé ici des coliques, le serein, les concerts, les puces, +les rats, et qui pis est, des hommes, non pas de l'ancienne roche, mais de la +nouvelle. Tenons-nous-en aux réflexions générales. Vous me pardonnerez bien de +ne pas entrer sur cette matière dans des détails. +Vous m'affligez beaucoup de m'apprendre que madame votre belle-sœur P.... est malade: je sais combien vous l'aimez, et je +l'estime et l'aime de tout mon cœur. J'ai fait vos compliment à l'archevêque +, et aux autres qui vous en remercient. Ce premier m'a +fait beaucoup de questions sur mon séjour auprès de vous, sur la douleur de nous +Séparer, et sur votre ville; il se flatte qu'on l'aime un peu dans ce pays. Je +n'ai pas manqué de lui dire que l'on m'avait demandé de ses nouvelles. J'ai +nommé les gens qu'il dit ses amis. Il m'a grondée de ne lui avoir pas emprunté +Sa litière pour vous aller voir, qu'il y serait allé lui-même très-volontiers, +vous aimant beaucoup. Il me fit faire la description de votre maison de +campagne, de la façon dont vous viviez en ville, en un mot, il s'informa de +tout, soit par amitié pour vous, soit pour me dire de choses obligeantes. Il y +réussit très-bien; car je lui sus le meilleur gré du monde de toutes ses +questions. Pour sa sœur, elle ne m'en fit que très-peu: elle cherchait des +discours pour elle, et rien autre chose. M. de +Pont-de-Vesle partage de tout son cœur mon enthousiasme. +Nous passons d'ailleurs notre temps ici assez tristement. Le matin, après la +messe, l'archevêque s'enferme avec un jésuite jusqu'à dîner. Après le dîner, une +partie de quadrille, pleine de rapine et d'aigreur: le tout pour cinq sous que +l'on ne paie point; toujours une compagnie de la ville peu divertissante, et à +qui il faut faire autant de cérémonies qu'à des intendans. Sur le soir, on va se +promener. La maîtresse du logis et moi, nous restons, l'une à lire, l'autre à +tricoter, ou à découper. Après la promenade, un concert qui arrache les +oreilles. On soupe très-mal; on n'a ni bons poissons, ni des amies. Songez-vous +bien à la différence de ce séjour à Genève pour moi, et combien j'ai de raisons +de vous regretter? +Vous pouvez m'écrire en toute sûreté: on me rend directement mes lettres. La +personne qui les retire a ordre de les remettre à moi seule, pas même à ma +fidèle Sophie . La peur que l'on a de payer les ports de +lettres, fait que l'on n'ose pas demander si j'en ai eu. L'archevêque paie mes +places, et celles de Sophie dans la diligence: c'est bien +honnête à lui assurément. Malgré toutes les avarices de madame de Ferriol , sa mauvaise humeur et ses discours, souvent désobligeans; +elle était dans une grande inquiétude de ma santé pendant mon séjour auprès de +vous. Elle disait: «elle est partie malade; elle a la fièvre ou la petite +vérole.» Elle paraissait aussi en peine de moi que de son fils. Sa femme de +chambre disait à Sophie que sa maîtresse ne pouvait +passer l'hiver auprès de son frère à Embrun, sans moi, et que la crainte que je +ne voulusse pas y aller, l'empêcherait d'y penser. Concevez-vous, Madame, à la +façon dont elle agit avec moi, qu'elle puisse regarder comme un malheur de ce +que je serais séparée d'elle? D'Argental m'a écrit: je +reçus sa lettre, en revenant de chez vous. Il y avait cent mille choses pour +vous; je vous les laisse imaginer. Ma lettre serait trop longue, si je vous les +répétois. Nous partons d'ici dans quinze jours, pour aller à Ablons. Madame de Ferriol y sera dix ou douze jours. Pour moi, j'irai à +Sens, voir qui vous savez . J'y resterai le plus que je +pourrai. Madame de Ferriol m'y viendra joindre. Vous +aurez des détails de mon entrevue: j'aurai vu cette année tout ce qui m'est +cher. Adieu, Madame, mes sentiment et mon âme vous sont dévoués. +LETTRE XXIII. +Pont-de-Vesle, 1729. +Voulà enfin le bienheureux jour arrivé! Je pars d'ici demain matin, et je n'ai +que la nuit à passer. Madame de Ferriol avait bien raison +de dire que je ne pouvais tenir ici. En revenant de chez vous, je suis morte +d'ennui; et ma santé, d'accord avec l'ennui, m'a très-mal traitée. Je me suis +fait saigner: cela ne m'a pas réussi; mes maux de tête et mes coliques sont +toujours aussi fréquent; peut-être est-ce l'air du pays et les eaux. +J'attendais une réponse de vous, avant de partir, mais j'espère que vous aurez la +bonté de m'écrire à Sens. J'y serai le 15 de ce mois. Mon adresse est chez +madame de V..... , abbesse de Notre-Dame. Madame de Bolingbrocke a pensé mourir à Reims d'une colique à +quoi elle est sujette. Elle a été à l'extrémité; elle est mieux, et je la +trouverai à Sens. Mandez-moi de vos nouvelles et de celles de madame P..... Sa sciatique m'inquiète. Vous êtes, je crois, de +retour en ville, assise sur ce bon canapé, avec vos aimables filles autour de +vous, et toute votre famille empressée à vous voir. Vous jouissez de l'estime et +de l'amitié de tout ce qui est auprès de vous, et vous n'avez aucun sentiment +pénible à combattre. Que je souhaiterois passer mes jours ainsi! Vous savez à +qui je dois des compliment. Voulez-vous bien les faire à votre choix? Pour M. +votre mari, je ne vous en charge pas; j'ai remarqué que vous aviez toujours un +peu de jalousie. Madame votre fille voudra bien lui faire quelques agaceries de +ma part, et me rendre ce petit service; en réconnaissance, je l'embrasse de tout +mon cœur. +Madame de Nesle est morte, dit-on, de la rougeole; mais +les amies particulières, et qui sont par conséquent au fait, disent qu'il y +avait complication de maux, et que de plus robustes qu'elle y auraient succombé. +M. de Richelieu est dans le même cas, excepté qu'il n'est +pas mort; mais on me mande qu'il se meurt. Madame d'Aumont et son mari, qui n'ont que la rougeole, s'en tirent +très-bien. Je ne sais si je vous ai mandé que M. de la +Ferrière marie sa fille à un homme qui a vingt mille livres de rente, +et qui demeure à Lyon. C'est une grande joie pour la mère d'avoir sa fille +auprès d'elle. Ils méritent bien tous deux de trouver ce beau parti; car ils +avaient refusé pour leur fille un homme fort riche, mais vieux, et qu'elle +n'aurait pu aimer. Ils lui donnent dix mille écus, et vingt mille francs après +leur mort. C'est une très-aimable fille. Adieu, Madame; j'ai bien de la peine à +vous quitter. Plût à Dieu que je fusse avec vous réellement! je ne pourrais plus +m'en séparer. Il m'en a trop coûté, et il m'en coûte trop tous les jours, en +m'en souvenant. Adieu, Madame, je vous aime de tout mon cœur. Je vais encore +m'éloigner de vous, et ce n'est pas sans regrets. Vous aurez de mes lettres, +quand je serai à Paris. Je serai trop occupée à Sens, pour avoir le temps de +vous écrire. +LETTRE XXIV. +Paris, 1729 +Vous m'avez demandé un compte exact de mon retour à Paris et de mon séjour à +Sens. J'ai trouvé la petite très-grande, mais fort pâle. Sa figure est noble. +Elle est bien faite; elle a les plus beaux yeux que vous ayez vus, l'air +délicat. Elle a de l'esprit, de la douceur, de la raison, mais d'une distraction +inouï(e), le caractère et le cœur à souhait. Je crois sans prévention que ce sera +un bon sujet. La pauvre petite m'aime à la folie: elle fut si saisie de joie de +me voir, qu'elle fut prête à se trouver mal. Vous devez juger de tout ce que je +Sentis en la voyant. Mon émotion était bien vive, d'autant plus qu'il fallait la +cacher. Elle me dit cent fois que c'était un bien heureux jour pour elle que +celui de mon arrivée. Elle ne pouvait me quitter; et cependant, dès que je la +renvoyois, elle s'en allait avec une douceur extrême; elle écoutait mes avis, et +paraissait appliquée à en profiter. Elle ne cherchait point à s'excuser de ses +fautes, comme les enfants. Hélas! la pauvre petite, quand je suis partie, était +Si pénétrée de douleur, que je n'osai la regarder, tant elle m'attendrissait; +elle ne pouvait parler. J'emmenai l'abbesse avec moi, pour voir madame de Bolingbrocke , qui était à Reims, où elle avait été +très-mal, et qui comptait de là aller à Paris. Tout le couvent était en pleurs +du départ de l'abbesse, et la pauvre petite disait: «Pour moi, Mesdames, je suis +aussi fâchée que les autres de vous voir partir; mais je crois que cela est +nécessaire, et que madame de Bolingbrocke sera bien aise +de vous voir, et que votre vue lui fera du bien; c'est ce qui me console un peu +de votre départ;» et puis la pauvre petite étouffait. Elle s'assit sur une +chaise, n'ayant pas la force de se soutenir, et elle m'embrassait et me disait: +«Voilà un furieux contre-temps, ma bonne amie; car vous seriez restée ici +davantage. Je n'ai ni père ni mère: soyez, je vous prie, ma mère; je vous aime +autant que si vous l'étiez». Vous jugez, ma chère madame, dans quel embarras ce +discours me mettait; mais je me suis très-bien conduite. J'y ai resté quinze +jours, et mon rhumatisme m'a prise là. Je fus perclue de tout mon corps. Pendant +deux jours, elle ne me quitta pas. Elle resta cinq heures d'horloge au chevet de +mon lit, sans qu'elle voulût me quitter; elle me lisait pour m'amuser et puis +elle m'entretenait, et je m'assoupissois un moment. Elle craignait de me +réveiller, et n'osait respirer. Une personne de trente ans n'aurait pas été plus +capable d'attentions. Mademoiselle de Noailles voulait +qu'elle vînt jouer avec elle. Elle la pria de l'en dispenser, ne voulant point +me quitter. Enfin, Madame, je suis persuadée que, si elle avait le bonheur +d'être connue de vous, vous l'aimeriez beaucoup. Madame de +Bolingbrocke la veut emmener avec elle; et avoir soin de sa fortune: ce +qui afflige terriblement qui vous savez; il en est fou. Je ne puis exprimer +toute la joie qu'il a eue de mon retour; tout ce que la vivacité d'une passion +violente peut faire faire et dire, il l'a fait et dit. Si c'est jeu, il est bien +joué. Il est revenu plusieurs fois, après de longues et pénibles chasses: enfin, +le roi lui dit la dernière fois, quand, il demanda congé (car il faut le +demander toujours au roi directement), ce qu'il avait tant à faire à Paris; il +fut déconcerté de la demande, et rougit; il ne put dire autre chose, sinon qu'il +avait des affaires. +Ce 2 décembre +Depuis seize jours que cette lettre est écrite, le chevalier est revenu de Marly +avec la fièvre, une attaque d'asthme et un rhumatisme sur les reins; il souffre +beaucoup. Je suis dans un état violent, il faut que je vous écrive pour me +distraire; je n'ai de consolation que celle de penser à vous. Si j'étais plus +raisonnable, j'oserais vous faire part de toutes mes réflexions. J'ai beaucoup +de chagrins; il n'y aurait que vous qui pourriez entrer dans mes peines: le +résultat de tous mes regrets, c'est que je vous aime tendrement, que vous +méritez de l'être, et qu'il n'y a que vous dans le monde qui en êtes digne. Vous +me répondrez à cela qu'il y a bien, de l'orgueil et de l'amour-propre dans ce +que je dis. Il peut y en avoir un peu; mais ce n'est point dans le sens que vous +l'entendez. Je suis très-imparfaite; mais j'exige des autres ce que je n'ai pas +moi-même. Toutes vos qualités me sont agréables, quoique je n'ait pas le bonheur +de les posséder. La vertu, l'esprit, la douceur, la délicatesse, l'honnête +Sensibilité, la pitié pour les malheureux et pour ceux qui ne sont pas dans le +bon chemin, sont des qualités utiles pour les autres, quoiqu'on ne les possède +pas soi-même. Encore une chose qui satisfait mon cœur, c'est que je sens que je +puis dire tout ce que je pense de vous, sans pouvoir être accusée de prévention, +ni de flatterie. Vous êtes enfin, selon mon cœur et mon âme. L'amour partage mon +cœur avec vous, Madame; mais si je ne trouvais pas dans l'objet ces vertus que +j'aime en vous, il ne subsisteroit pas. Vous m'avez rendue délicate sur cet +article. Je l'avoue à la honte de l'amour; il cesserait, s'il n'était pas fondé +Sur l'estime. Adieu, Madame. +LETTRE XXV. +Paris, 1728 +Vous êtes surprise, Madame, que j'aie été si long-temps sans avoir eu l'honneur +de vous écrire: ce n'est pas assurément que je n'en eusse une grande envie; mais +j'ai été assez incommodée d'un très-gros rhume qui m'a fait garder le lit. J'ai +voulu plusieurs fois me lever de bonne heure, pour me mettre à mon écritoire, +pour causer avec vous, et toutes les fois, j'ai été interrompue soit par des +visites, ou par des invitations. J'ai été premièrement nichée dans un galetas, +pendant quinze jours, que madame de V.... et sa compagnie +Se sont emparées de ma chambre et de tous mes ustensiles. Après cela, madame de Bolingbrocke est arrivée de Reims, malade, et dans un +grand besoin de nous tous, pour l'aider à se ranger dans sa maison, et à +recevoir ses visites; elle est un peu mieux. Toutes les personnes qui ont des +bontés pour moi, se relayent pour ne pas me laisser un instant tranquille; je ne +Suis pas rentrée pour me coucher, avant trois heures du matin. Je vis hier M. +votre neveu, que j'ai trouvé beau et bien fait. Je viens d'apprendre quelque +chose qui m'a surprise. M. de Bellegarde a dit à M. de Marcieux que madame votre cousine n'avait jamais voulu +l'écouter comme amant; qu'elle lui avait dit que ses discours ne lui convenaient +pas, et que, s'il continuait, elle ne le verrait plus; qu'un, homme de sa +naissance et de son âge devait mieux faire que l'amour; qu'il devait aller dans +les pays étrangers chercher du service; qu'elle lui prêteroit 10,000 écus, et +que s'il avait besoin de davantage, elle le lui ferait tenir; qu'elle ne +disconvenoit pas qu'elle n'eût beaucoup d'estime et d'amitié pour lui, mais +qu'elle ne voulait point d'amour. Il a assuré M. de +Marcieux , à qui il a raconté cette conversation telle qu'elle était, +qu'il partait tout de suite pour la Pologne, et que n'ayant aucun secours de sa +famille, il se trouvait dans le cas d'accepter les offres de madame V.... , et qu'il devait aux procédés généreux et +désintéressés de cette dame, la plus grande réconnaissance. Je ne puis +m'empêcher, je vous l'avoue, de trouver cela très-bien, si cela est . +Je suis si lasse des humeurs de mademoiselle Bideau , que +je suis résolue de me tirer de ses pattes, à quelque prix que ce soit. Je +vendrai ce qui me reste de pierreries, me défaisant, sans regret, de ces joyaux +qui me divertissent, mais qui me seraient insupportables, si je continuais +d'avoir un fardeau si pesant. Elle exige beaucoup de moi; elle trouve trop que +je lui ai des obligations, pour que ma réconnaissance soit bien grande. Elle +traite de manie et de sottise ce qu'elle a pratiqué toute sa vie. La dévotion, +qui est à présent sa seule ressource, sert encore à me tyranniser. Rien n'est si +difficile que de faire son devoir auprès de gens que l'on n'aime point, et que +l'on n'estime point. Madame de Ferriol est d'une avarice +Sordide; elle ne fait plus que végéter, mais d'une façon si triste, elle est si +aigre, que personne n'y peut tenir. Tout le monde l'abandonne. D'Argental m'a tant parlé de vous et des vôtres et avec tant +d'attachement, que je lui en sais un gré infini, et l'en aime davantage. +Le maréchal d'Uxelles a quitté la cour avec courage; mais +il est comme Charles-Quint ; il s'en repent. Il se flatte, +dit-on, que le roi lui ordonnera de revenir; mais il ne lui a rien dit: on +assure que c'est à l'occasion du traité, qu'il l'a quitté. Cela lui fait +honneur; car le public n'en a pas été content. +Le chevalier est mieux. Je voudrais bien qu'il n'y eût plus de combat entre ma +raison et mon cœur, et que je pusse goûter parfaitement le plaisir que j'ai de +le voir. Mais hélas! jamais. Mon corps succombe à l'agitation de mon esprit: +j'ai de grandes coliques d'estomac; ma santé est furieusement dérangée. Adieu, +Madame, je finis cette lettre qui n'est qu'une rapsodie; je ne sais comment vous +vous en tirerez. +LETTRE XXVI. +Paris, 1730 +Je vis hier M. de Villars +, qui me dit qu'il vous enverrait son portrait +incessamment. Il a été assez incommodé; je lui sus bien bon gré de ce qu'il +passa deux heures dans ma chambre; nous fûmes seuls, et nous parlâmes de Genève +tout à notre aise. Depuis trois mois, je suis garde-malade. Madame de Bolingbrocke a été très-mal. Je l'ai vue beaucoup +Souffrir; j'ai cru plusieurs fois qu'elle resterait dans mes bras; elle est +actuellement dans un état très-languissant. Elle ne mange presque point, et son +dégoût seul serait capable de mettre aux abois une personne en santé: elle a +toujours une fièvre lente. Il y a des moment où l'on craint qu'elle ne s'éteigne +comme une chandelle. Elle a bien du courage, et c'est ce qui la soutient. Vous +ne croiriez pas, en l'entendant causer quelquefois, qu'elle fût malade, à la +maigreur près, qui est extrême. La machine s'affaiblit tous les jours; elle a un +peu mieux mangé ces deux jours. Silva et Chirac , ses médecins, ne connaissent point son mal, et ne +travaillent pas avec connaissance de cause. Madame de +Ferriol refuse opiniâtrement de remédier à une bouffissure qui est +répandue sur son visage. Elle est d'un changement si grand, que, si vous la +rencontriez, vous ne la reconnoîtriez pas: elle est menacée d'appoplexie et +d'hydropisie. Elle est engourdie au point que, quand elle reste une demi-heure +assise, elle ne peut se relever; elle dort partout. La maladie de son maréchal +la tient un peu alerte; elle en est très-affligée. +Il faut vous parler de nouvelles. Vous savez apparemment la mort du pape. Le +cardinal Albéroni se flatte de l'être. Les Sauvages de la +Louisiane ont égorgé une colonie françoise. Une sauvagesse aimait un françoise, +et l'avertit de ce qu'on tramait contre sa nation. Celui-ci le dit au commandant +qui fit comme le maréchal de Villars , et crut que l'on +n'oserait point l'attaquer. Il a été puni comme son modèle; car il a été le +premier égorgé. La question est de savoir lequel a été le plus puni. L'exil pour +un homme ambitieux est pire que la mort. Le commandant aurait peut-être préféré +la vie. On prétend que les Anglois ont animé les Sauvages. On est +très-embarassé sur le parti à prendre avec eux. Cela a fait baisser les actions +et a causé bien des alarmes. Pour moi, j'en ai une très-petite, parce que j'y +Suis bien peu intéressée, n'ayant que la moitié d'une action; mais mes amis en +ayant, cela suffirait pour que j'en fusse inquiète. J'en ai parlé à une personne +assez au fait, qui m'a assurée que l'on ferait mal de les vendre. La vie est si +mêlée de chagrins, qu'il faut, Madame, n'être pas si sensible. Moi qui vous +parle, je me tue de sensibilité. M. Orry , intendant de +Quimper-Corentin , vient d'être fait contrôleur +général. On a remercié M. des Forts . On dit que le +nouveau ministre a de l'esprit et de la capacité. Cela a pourtant surpris tout +le monde. Mes chères sœurs, permettez-moi ce nom avec mesdames vos filles; j'ai +pour elles les sentiment que l'on a pour d'aimables sœurs. Embrassez-les, je +vous prie, pour moi, aussi bien que votre mari, pour qui j'aurai toute ma vie de +la coquetterie et de la réconnaissance. +Je suis très-incommodée depuis six semaines. J'ai de la diarrhée qui m'a +débarrassée de mon rhumatisme et de mes coliques; mais le remède pourrait être +plus dangereux que le mal. Je suis maigrie, et très-faible: je vais prendre de +l'émétique. Adieu, Madame; aimez-moi toujours un peu. Soyez persuadée que +personne ne vous aime plus tendrement, ne vous estime et ne vous honore plus +parfaitement. Vous feriez le bonheur de ma vie, si je pouvais vivre avec vous. +Notre séparation me paraît tous les jours plus cruelle et m'afflige +Sensiblement. Quelque malheur qu'il y ait à sentir, mes sentiment pour vous +Seront toujours de la dernière vivacité. +LETTRE XXVII +Décembre, 1730 +Il y a mille ans, Madame, que je ne vous ai fait ma cour; ce n'est pas assurément +que je ne pense bien à vous, et que je ne me rappelle tous les plaisirs que j'ai +goûtés à Genève. La mémoire, soutenue par le sentiment, me représente tout +jusqu'aux moindres choses bien vivement: mes idées font bien du chemin. Arrivée +chez vous, je vous vois, je vous embrasse, je pleure de joie; et mon cœur se +Serre, lorsque je vois que ce n'est qu'en idée. Permettez que j'embrasse mes +chères sœurs, mes chères bonnes amies; j'ai bien du plaisir à vous aimer, et +vous manquez ici à mon bonheur. Madame de Ferriol me +flatte encore, d'un voyage à Pont-de-Vesle; elle se porte mieux. Pour ma santé, +elle n'est pas bien merveilleuse. J'ai l'estomac fort dérangé, de grands maux de +tête, souvent des rhumes, et beaucoup de faiblesse. +Je veux vous rendre compte de l'état de mes finances. Vous savez qu'il y a +long-temps que je dois, et dépensois, sans trop savoir ce que je pouvais +dépenser. Enfin, lassée de ce désordre, j'ai emprunté 2,000 écus pour payer mes +dettes criardes, que je rendrai dans quatre ans, en donnant par année 1,800 +livres de mes rentes; je me réduis alors à 1,200 livres: je serai bien à +l'étroit, mais bien soulagée de ne devoir plus que 4,400 livres à M. Pâris de Montmartel , à qui je donnerai 1,000 livres par +année. J'aurai le bonheur de ne plus voir de créanciers; ils ne seront pas si +aises d'être débarrassés de moi, que je le serai de l'être d'eux; car ils sont +bonnes gens, et ne m'ont point tourmentée. J'ai eu le plaisir d'arranger les +affaires de Sophie , de façon qu'elle est à proportion +plus riche que moi. J'espère que nous mangerons notre revenu ensemble. Je ne +puis assez vous exprimer la joie que j'ai d'avoir pris mon parti de payer, pour +n'avoir obligation à personne. Madame P..... Se +ressouvient-elle de moi? Elle serait bien ingrate, si elle ne m'aimait pas un +peu; car je la respecte et l'honore infiniment. Ne m'oubliez point, s'il vous +plaît, auprès de M. de Caze . Madame la duchesse de Saint-Pierre m'a beaucoup demandé de ses nouvelles, et +m'a chargée de lui faire ses compliment. Elle l'aime bien, à ce qu'elle m'a dit. +Dites-lui que cette dame est toujours plus belle: elle a conservé un beau teint, +une belle gorge. Elle est comme à vingt ans; elle est très-aimable: elle a vu +bonne compagnie; et un mari sévère, et qui connaissait le monde, l'a rendue +d'une politesse charmante. Elle sait conserver l'air d'une grande dame, sans +humilier les autres. Elle n'a point du tout cette politesse haute qui protège; +elle a bien de l'esprit, elle sait dire des choses flatteuses, et sait mettre +les gens à leur aise. +Je fis, il y a quelques jours, vos compliment à madame de +Tencin moi-même. Vous êtes surprise; mais écoutez, et vous le serez +davantage. J'étais dans la chambre de madame sa sœur. Elle entra, je voulus m'en +aller. C'est ce que je faisais ordinairement, parce qu'elle me refusait le +Salut. Elle était d'un embarras horrible; elle m'attaqua de conversation, loua +d'abord la robe que je portais, me parla de la santé de madame sa sœur, et enfin +elle resta deux heures à toujours causer et de très-bonne humeur. Nous vînmes à +parler de notre voyage en Bourgogne, à Pont-de-Vesle, à Genève. Je pris cette +occasion, et lui dis que j'avais reçu dernièrement votre lettre où vous me +chargiez de lui faire des compliment. Elle me dit que cela la surprenait, qu'il +y avait des temps infinis qu'elle n'avait entendu parler de vous. Je l'assurai +que ce n'était pas votre faute; que, presque dans toutes vos lettres, vous +faisiez des compliment pour elle, et que, comme je n'avais pas l'honneur de la +voir, j'en avais chargé plusieurs personnes, entre'autres d'Argental ; que, sur-tout à mon départ de Genève, vous m'aviez +recommandé de lui faire bien des amitiés de votre part. Elle me dit que ce +ressouvenir lui faisait bien du plaisir, parce qu'elle vous aimait beaucoup. +Elle me fit bien des questions sur votre santé et sur vos affaires. Je lui +rendis compte de l'arrangement que vous aviez fait; elle dit à cela qu'elle vous +reconnaissait bien, et que personne n'était plus capable que vous, de bons et +nobles procédés. Depuis ce temps-là, nous nous sommes revues. Nous avons fait la +conversation comme si nous n'avions pas été mal ensemble et sans +éclaircissement. J'en veux rester à ce point. Je ne vais point chez elle. Il me +Sera difficile de l'éviter; mais si j'y vais, fiez-vous-en à moi, ce sera +Sobrement. +On ne parle ici que de l'abbé Pâris , des miracles et des +convulsions qui s'opèrent sur son tombeau. Les uns disent qu'il fait des +miracles; les autres, que ce sont des friponneries. Les partis s'exercent à +outrance. Les neutres et les bons catholiques, c'est-à-dire, les vrais, sont peu +édifiés. On n'entend que calomnie, fureur, emportement et friponnerie. Les mieux +Sont ceux qui ne sont que fanatiques, et ceux-là se craient tout permis. Voilà +ce qui fait le sujet de toutes les conversations, et messieurs de B..... les chansonnent. Il y a des couplets sur la duchesse +douairière; ils sont trop grossiers pour que je vous les envoie. On joue à +l'opéra Callirhoë , qui ne réussit pas, quoique cet opéra +Soit intéressant et joli; mais le grand air à présent est de n'aller que le +vendredi à l'opéra; et d'ailleurs, comme tout est esprit de parti, les partisans +de la Le Maure sont en plus grand nombre à présent que +ceux de la Pellissier . M. d'Argental est amoureux de cette dernière; il est aimé, et il s'en +cache beaucoup. Il croit que je l'ignore, et je n'ai garde de lui en parler. +Elle en est folle; elle est tout aussi impertinente que la Le +Couvreur ; mais elle est sotte, et ne lui fera point faire de folie. +C'est un furieux ridicule à un homme sage et en charge, que d'être toujours +attaché à une comédienne. Tous les partisans de la Le +Maure trouvent la Pellissier outrée et peu +naturelle. Ils disent que c'est M. d'Argental et ses amis +qui la gâtent. Cela m'afflige; mais, connaissant son abandon pour ce qu'il aime, +je me console de cela, parce qu'il s'en cache, et que par conséquent, il vit +plus avec le monde pour dépayser. Pour M. de +Pont-de-Vesle , il se porte à merveille; il est galant au possible; il +me demande souvent de vos nouvelles. M. de Ferriol est +assez bien, mais horriblement sourd et gourmand. Voilà un compte exact de toutes +les nouvelles, mais je ne vous ai pas encore rendu compte de mon cœur. Pour +vous, je vous aime parfaitement. Cette amitié fait le bonheur de ma vie, et +Souvent la peine; car j'ai le cœur serré, quand je pense qu'une personne que +j'aime si tendrement, je ne la vois point. Aimez-moi, Madame, comme je vous +aime. +LETTRE XXVIII. +Paris, 1731 +Ma santé, Madame, se rétablit tout doucement. Ma convalescence est longue; mais +ma maladie l'a été. Il n'est point surprenant que j'aie de la peine à réparer +mes forces. Vos bontés et vos vœux pour moi me font un bien infini: je vous en +remercie de tout mon cœur. Vos lettres m'ont fait un grand plaisir; mais le +chagrin de vous causer des inquiétudes diminue ma satisfaction d'être autant +aimée. En vérité, rattachement tendre que je vous ai voué, mérite les bontés que +vous avez pour moi. Je vous aime et vous estime comme vous le méritez; c'est +Sans bornes. Continuez, Madame, à me rendre heureuse; car je mourrais de +douleur, si vous cessiez d'avoir de l'amitié pour moi. +Madame de Tencin est, comme vous le savez, exilée à Ablons +depuis quatre mois. Elle a été très-malade. Astruc est +comme Roland . Je ne sais si c'est badinage, ou si c'est +tout de bon; mais, ce qu'il y a de certain, c'est que personne ne la plaint, et +bien des gens disent qu'elle n'a rien de mieux à faire qu'à mourir. Voilà de +bons propos. M. de Saint-Florentin est à l'extrémité: +S'il en revient, il deviendra sage, ou il sera incorrigible. M. de Gesvres et le duc d'Épernon +Sont toujours exilés. On appelle leur conjuration, la +conspiration des marmousets . Tout le monde se moque d'eux. M. de Bedevolle était un des conjurés; il laisse une +réputation qui ne flaire pas comme baume. On dit que c'est un esprit +très-dangereux, d'autant plus qu'il est fripon. Adieu, Madame, je ne puis écrire +plus long-temps, je suis trop faible. +LETTRE XXIX. +Histoire de mes Amours avec le duc de Gesvres. +1731 +Je conviens, Madame, malgré votre colère et le respect que je vous dois, que j'ai +eu un goût violent pour M. le duc de Gesvres , et que j'ai +même porté à confesse ce grand péché. Il est vrai que mon confesseur ne jugea +pas à propos de me donner de pénitence. J'avais huit ans, quand cette passion +commença, et à douze ans, je tournois en plaisanterie mon goût; non que je ne +trouvasse M. de Gesvres aimable, mais je trouvais +plaisant tous les empressement que j'avais eus d'aller causer et jouer dans les +jardins avec lui et ses frères: il a deux ou trois ans plus que moi, et nous +étions, à ce qui nous paraissait, beaucoup plus vieux que les autres. Cela +faisait que nous causions, lorsque les autres jouaient à la cligne-musette. Nous +faisions les personnes raisonnables; nous nous voyions régulièrement tous les +jours; nous n'avons jamais parlé d'amour, car en vérité, nous ne savions ce que +c'était ni l'un ni l'autre. La fenêtre du petit appartement donnait sur un +balcon où il venait souvent; nous nous faisions des mines; il nous menait à tous +les feux de la Saint-Jean, et souvent à Saint-Ouen. Comme on nous voyait +toujours ensemble, les gouverneurs et les gouvernantes en firent des +plaisanteries entre'eux, et cela vint aux oreilles de mon Aga qui, comme vous le jugez, fit un beau roman de tout cela. Je le sus: cela +m'affligea; je crus, comme une personne raisonnable, qu'il fallait m'observer, +et cette observation me fit croire que je pourrais bien aimer M. de Gesvres ; j'étais dévote, et j'allois à confesse; je +dis d'abord tous mes petits péchés: enfin il fallut dire le gros péché; j'eus de +la peine à m'y résoudre; mais en fille bien élevée, je ne voulus rien cacher. Je +dis que j'aimais un jeune homme. Mon directeur parut étonné, il me demanda quel +âge il avait. Je dis qu'il avait onze ans: il me demanda s'il m'aimait, et s'il +me l'avait dit; je dis que non; il continua ses questions. «Comment +l'aimez-vous, me dit-il? Comme moi-même, lui répondis-je. Mais me répliqua-t-il, +l'aimez-vous autant que Dieu?» Je me fâchai, et je trouvai fort mauvais qu'il +m'en soupçonnât. Il se mit à rire, et me dit qu'il n'y avait point de pénitence +pour un pareil péché; que je n'avais qu'à continuer d'être toujours bien sage, +et de n'être jamais seule avec un homme; que c'était tout ce qu'il avait à me +dire pour l'heure. Je conviendrai encore qu'un jour, j'avais alors douze ans, +lui de quatorze à quinze, il parlait avec transport qu'il ferait la campagne +prochaine; je me sentis choquée qu'il n'eût pas de regret de me quitter, et je +lui dis avec aigreur: «ce discours est bien désobligeant pour nous». Il m'en fit +des excuses, et nous disputâmes long-temps là-dessus. Voilà ce qu'il y a jamais +eu de plus fort entre nous. Je crois qu'il avait autant de goût pour moi, que +j'en avais pour lui. Nous étions tous deux très-innocent, moi dévote, lui autre +chose. Voilà la fin du roman. Depuis ce temps-là, nous nous sommes rappelé nos +jeunes ans, sans cependant nous trop étendre; la matière était délicate, soit +plaisanterie, soit sérieusement; le sujet et nos âges me justifieront-ils, +Madame? voilà la vérité pure. Pour celui qui l'a dit, c'est assurément Bedevolle ; il porte son esprit tracassier dans tous les +pays qu'il habite. Vous devriez toujours prendre ma défense, et me conserver +l'estime du public. Savez-vous bien que je suis réellement piquée et en colère +des soupçons que vous avez de moi? Il faut que vous ne m'aimiez pas autant que +je m'en étais flattée. Quoi! Madame, vous me croiriez capable de vous tromper! +Je vous ai fait l'aveu de toutes mes faiblesses; elles sont bien grandes; mais +jamais je n'ai pu aimer qui je ne pouvais estimer. Si ma raison n'a pu vaincre +ma passion, mon cœur ne pouvait être séduit que par la vertu, ou par tout ce qui +en avait l'apparence. Je conviens, avec douleur, que vous ne pouvez arracher de +mon cœur l'amour le plus violent; mais soyez assurée que je sens toutes les +obligations que je vous ai, et que je ne varierai jamais sur les sentiment +tendres que je vous ai voués. Ma réconnaissance égale mon amitié et mon estime +pour vous. Vous êtes la personne la plus respectable et la plus aimable que je +connaisse. Je vous proteste que l'on est bien éloigné de chercher à rompre cette +confiance que j'ai pour vous. Le chevalier vous aime et vous respecte +infiniment; il s'attendrit quand je parle du malheur que j'ai d'être séparée de +vous, et quelque crainte que l'on ait de me perdre, l'estime est plus forte. +Quand je lui ai raconté les conversations que j'avais eues avec vous, je l'ai +fait pleurer, et tout ce qu'il disait était: «hélas! j'ai couru de furieux +risques.» Il paraissait très-inquiet que cela n'eût diminué mon goût pour lui, +Sentant que cela en était bien capable; il me remercia après cela, de la façon +du monde la plus touchante, de l'aimer encore. Vous n'ignorez pas le fruit des +Soins que l'on avait pris pour nous désunir et pour me perdre. Le chevalier a +trop de délicatesse, pour que l'aversion et le mépris ne fussent pas la +récompense de ces âmes basses. Jugez ce que le contraire a dû faire. On a été +bien éloigné de vous attribuer le refroidissement de mes lettres, pendant mon +Séjour en Bourgogne: il tombait sur la gentille +Bourguignonne , et croyait que la maréchale me disait du mal de lui. Son +attachement devient tous les jours plus fort: ma maladie l'a mis dans des +inquiétudes si terribles, qu'il faisait pitié à tout le monde, et on venait me +rendre ses discours. En vérité, vous en auriez pleuré, Madame, aussi bien que +moi. Il était dans des frayeurs énormes que je ne mourusse. Il n'était pas +possible, disait-il, qu'il pût résister à ce malheur. Sa douleur et sa tristesse +étaient si grandes, que je le consolois, et je cachois mes maux, tant que je le +pouvais; il avait toujours les larmes aux yeux; je n'osais le regarder, il +m'attendrissait trop. Madame de Ferriol me demanda un +jour si je l'avais ensorcelé; je lui répondis: «le charme dont je me suis +Servie, est d'aimer malgré moi, et de lui rendre la vie du monde la plus douce». +L'envie lui fit faire la question, et la malice me fit répondre. Voilà, Madame, +ce que vous m'avez demandé; mon cœur est à découvert. Je passe sous silence mes +remords; ma raison m'en fait naître; lui et ma passion les étouffent. Quelques +rayons d'espérance d'une fin, d'une conclusion, aident bien à m'égarer; mais il +n'est pas à mon pouvoir de les abandonner. Adieu, Madame, je n'en puis plus. +Voilà une longue lettre, pour une personne aussi faible que moi. +LETTRE XXX. +Paris, 1727 +J'ai consulté M. Silva et M. Gervais pour vous, Madame; ils veulent que vous vous fassiez saigner +Souvent, et que vous alliez absolument à des bains chauds. Comme votre santé +m'est plus chère que ma propre vie, je n'ai pas oublié un mot de ce qu'ils m'ont +dit. Au nom de Dieu, faites ce qu'il faut pour vous procurer une bonne santé! +Dieu l'ordonne, vos parents le désirent ardemment, et vos amis, à la tête +desquels je veux être, se mettent à vos genoux. Ne me donnez point pour raison +celle de la dépense. Je connais la noblesse de votre cœur, et je sais les motifs +vertueux qui vous rendent si ménagère; mais les hommes, qui ne sont pas capables +de sentiment si délicats, qui rapportent tout à eux, vous accuseront d'un goût +pour l'épargne. Cela serait injuste, je l'avoue; mais il faut vivre avec ces +hommes. Laissez moins de bien à vos héritiers, et donnez-leur un bien plus +précieux, qui est votre santé, votre vie: l'argent que vous économiserez, pour +remédier à votre santé, n'est fait que pour s'en servir. Je connais votre +famille: ils donneraient tous une partie de leurs jours pour prolonger les +vôtres. Je vous dis tout cela avec une vivacité qui ne peut vous déplaire, +puisque c'est l'intérêt le plus vif et le plus tendre qui le dicte à ma plume; +et il est difficile de se modérer, quand on est occupé, comme je le suis, d'une +amie telle que vous, et dont la santé me tient au cœur. Promettez-moi donc que +vous ferez les remèdes nécessaires. Songez, et soyez bien convaincue que si vous +êtes mieux, je serai indubitablement soulagée. Je me chagrine et m'attendris +pour vous; je ne puis penser à vous que je n'aie le cœur gros. La crainte et la +douleur étouffent des souvenirs qui me plairoient. Laissez-moi penser à vous +doucement. Enfin, si vous m'aimez, faites votre possible pour guérir. +Il faut que je vous parle de mon faible corps; il est bien faible, je ne puis me +remettre de ma furieuse maladie, je ne reprends point le sommeil, j'ai été +trente-sept heures sans fermer les paupières, et très-souvent je ne m'endors +qu'à sept heures du matin. Vous jugez bien si je peux reprendre mes forces; j'ai +de la diarrhée depuis quelques jours. Les médecins ne comprennent pas trop mon +mal, ils disent que jamais on n'a eu une fluxion de poitrine sans cracher. Il +est vrai que j'ai eu de l'oppression, et que j'en ai encore beaucoup. Je suis +extrêmement maigrie; mon changement ne paraît pas autant quand je suis habillée. +Je ne suis pas jaune, mais fort pâle; je n'ai pas les yeux mauvais: avec une +coiffure avancée, je suis encore assez bien; mais le déshabillé n'est pas +tentant, et mes pauvres bras, qui, même dans leur embonpoint, ont toujours été +vilains et plais, sont comme deux cotterets. Vous auriez été flattée de l'amitié +que tout le monde a témoignée pour une personne que vous honorez de votre +tendresse, si vous aviez été témoin de tout ce qui s'est passé pendant que je +fus en danger: tous mes amis et les domestiques fondaient en larmes; et quand +j'ai été hors de danger (j'ignorais y avoir été), ils vinrent tous à la fois, +avec des larmes de joie, me féliciter. Je fus attendrie au point qu'ils +craignaient d'avoir commis une indiscrétion. Que seriez-vous devenue, vous, +Madame, qui avez, tant de bonté pour moi, si vous aviez été là? Il y a deux de +mes amies qui étaient dans la chambre, qui n'y purent tenir. Tout cela m'a été +conté depuis. La pauvre Sophie a souffert tout ce qu'il +est possible de souffrir; elle craignait de m'alarmer, elle voulait avoir l'air +assurée; elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour ne pas pleurer. Vous savez +combien elle est pieuse; elle était inquiète pour mon âme, d'autant que Silva était furieux que l'on ne m'eût pas confessée. Il +est vrai que sans avoir la certitude que j'étais en danger, je l'avais demandé à +madame de Ferriol , qui fit une autre scène. Elle radote; +elle ne fut occupée que du jansénisme. Dans ce moment, au lieu de chercher un +peu à me rassurer, elle saisit avec vivacité la première parole que je lui dis, +pour me donner son confesseur, et que je n'en prisse point d'autre; je lui +répondis d'une façon qui aurait fait rentrer une autre personne en elle-même. +J'avoue que dans ce moment je fus plus indignée qu'effrayée; mais je m'aperçus +que tout ce que je lui disais était inutile; c'était semer des marguerites +devant des pourceaux; elle ne sentait rien que le plaisir d'avoir escamoté ma +confession à un janséniste; elle trouva le triomphe si beau, qu'elle en devint +insolente, et dit à sa femme de chambre des choses si piquantes sur Sophie , parce qu'elle ne m'avait pas parlé de son +confesseur, que cette fille fondit en larmes, en lui disant qu'elle et Sophie étaient assez affligées, pour qu'elles méritassent +plus de consolations que de gronderies; que ma femme de chambre, il est vrai, +avait eu plus d'amour pour ma vie que pour mon âme; qu'elle se reprochait ces +Sentiment, et qu'elle était très-soulagée de voir que j'aurois les secours de +l'âme, sans qu'elle eût eu la douleur de me l'apprendre. Que dites-vous de cette +Scène et de la tendresse de cette bonne dame? Mais l'on conserve toujours son +caractère: s'il avait fallu aller quatre heures à pied, pour me chercher un +remède, elle y aurait été avec joie; mais les réflexions tendres et délicates, +les sentiment du cœur nuls; elle était fâchée, comme nous le sommes d'un +indifférent qui ne nous fait point oublier le reste; elle n'était occupée que de +la colère qu'elle prétendait que son frère aurait que je fusse morte entre les +mains d'un janséniste: chose dont je crois qu'il se serait peu soucié; mais elle +S'était figuré qu'il lui en aurait su mauvais gré, et l'en aurait déshéritée. +Vous direz peut-être que je m'imagine tout cela. Non, en vérité, j'ai trop vécu +avec elle, pour ne la pas connaître, et d'ailleurs, elle a trop peu de soin de +me cacher son âme. J'attribue tout ceci à une âme peu tendre et à un corps +apoplectique et qui radote. Cela ne me fera jamais oublier toutes les +obligations que je lui ai, et mon devoir; je lui rendrai tous les soins que je +lui dois, aux dépens même de mon sang. Mais, Madame, qu'il est différent d'agir +par devoir ou par tendresse. Cela a son bien: je serais trop malheureuse, si +j'avais pour elle la tendresse que j'ai pour vous. Dans l'état où elle est, il +faudrait m'enterrer avec elle. +Adieu, Madame, je finis cette longue épître, que je crois très-difficile à +déchiffrer. Madame de Tencin m'aime à la folie. Qu'en +croyez-vous? Je voudrais bien qu'elle ne s'aperçut pas de l'éloignement que j'ai +pour elle: je me crois fausse, et quand je suis avec elle, je suis dans une +continuelle contrainte. J'embrasse le mari, les femmes, les enfants. Permettez +cette familiarité à votre Aïssé . +P.S. J'apprends dans ce moment que le roi vient d'ordonner +que le cimetière de Saint-Médard serait fermé, avec défense de l'ouvrir que pour +enterrer. Comprenez-vous, Madame, qu'on ait permis, depuis près de cinq ans, +toutes les extravagances qui se sont faites et débitées sur le tombeau de l'abbé +Pâris? Fontenelle nous assurait l'autre jour, que +plus une opinion était ridicule, inconcevable, plus elle trouvait de sectateurs. +Les hommes aiment le merveilleux; notre ami, M. Carré de +Montgeron +, jure sur son salut, qu'il a vu des choses surnaturelles. +Le gros livre qu'il a présenté au roi, cite des guérisons miraculeuses; +aveugles-nés, boiteux, sourds, muets; appuyé de certificats authentiques, signés +par des gens de probité reconnue. La postérité aura de la peine à croire, que +plus de vingt mille âmes aient donné dans toutes ces extravagances. Le lendemain +de la clôture du cimetière, on trouva ces vers: +De par le roi, défense à Dieu +D'opérer miracle en ce lieu. +LETTRE XXXI. +Paris, 1732 +J'ai été encore très-incommodée; j'ai eu six jours la fièvre, des douleurs +effroyables dans tout le corps; je suis toujours fort oppressée et faible; les +genoux et les mains me font mal. Je me trouve mieux aujourd'hui seulement, et je +n'épargne pas les ports de lettres, étant persuadée comme je le suis, Madame, de +votre amitié et de votre bonté pour moi. J'envoyai, étant encore bien malade, +chez M. S.... le prier de venir me voir, voulant lui +demander de vos nouvelles, et qu'il vous donnât des miennes. On ne me permit pas +de lui parler, dont j'étais outrée. Il est venu aujourd'hui; il m'a appris le +mariage de mademoiselle Ducrest avec M. Pictet . Ah! le bon pays que vous habitez, où l'on se marie, quand on +S'est aimé, et quand on s'aime encore. Plût à Dieu qu'on en fît autant ici! +Faites-leur, s'il vous plaît, mes compliment de félicitation. M. S.... m'a dit que vous vous portiez assez bien, et que +vous étiez à votre campagne, où vous vous amusiez. Je me ressouviendrai toujours +de tous les plaisirs que j'y ai goûtés. Madame de Ferriol +revient de Sens, où elle a été très-malade, d'une indigestion des plus +dangereuses; elle est heureusement mieux; mais si j'avais le malheur de la +perdre, et que je lui survécusse, sûrement vous me verriez établie à +Pont-de-Vesle. Si je suis un peu mieux, j'irai à Ablons: le changement d'air +pourrait contribuer au rétablissement de ma santé. +J'ai une tabatière admirable, que madame de Parabère m'a +donnée, et que je voudrais bien vous faire voir; car quand j'ai quelque chose de +joli, je souhaiterois bien qu'il eût votre approbation; c'est une boîte de jaspe +Sanguin, d'une beauté parfaite, montée en or par tout ce qu'il y a de plus +habile; la forme en est charmante. Elle l'avait depuis cinq à six ans, et +l'autre jour, elle en parlait comme d'une boîte favorite. Je dis malheureusement +qu'elle était la mienne, que je n'avais jamais vu un bijou de meilleur goût. Sur +cela il n'y a ni prières, ni persécutions qu'elle ne m'ait faites pour me la +faire prendre; elle me menaça de la donner au premier venu, si je la refusois: +cette boîte vaut plus de cent pistoles. Elle m'entretient, il n'y a point de +Semaines qu'elle ne me fasse quelque présent, quelque soin que je prenne de +l'éviter: je file un meuble, elle m'envoie de la soie, afin que je n'en achète +pas; elle ne m'a vu cet été que de vieilles robes de taffetas de l'année +précédente, j'en ai trouvé une sur ma toilette, de taffetas broché, charmant; +une autre fois, c'est une toile peinte. En un mot, si cela est agréable d'un +côté, cela est à charge de l'autre. Elle a une amitié et une complaisance pour +moi, telle qu'on l'aurait pour une sœur chérie. Pendant ma maladie, elle +quittait tout, pour venir passer des journées auprès de moi; enfin, elle ne veut +pas que j'en puisse aimer d'autres plus qu'elle, hors le chevalier et vous: elle +dit qu'il est juste, de toute façon, que vous ayez la préférence, et nous +parlons souvent de vous. Je lui ai donné une grande idée de mon amie, et telle +qu'elle la mérite. Plût à Dieu qu'elle vous ressemblât, et qu'elle eût +quelques-unes de vos vertus! Elle est de ces personnes que le monde et l'exemple +ont gâtées, et qui n'ont point été assez heureuses pour s'arracher au désordre. +Elle est bonne, généreuse, a un très-bon cœur; mais elle a été abandonnée à +l'amour, et elle a eu de bien mauvais maîtres. Adieu, Madame; aimez-moi toujours +un peu, et croyez que personne ne vous est plus tendrement, ni plus +respectueusement attaché. +LETTRE XXXII. +Paris, novembre 1732 +Je ne vous écris que deux mots, Madame, parce que mes forces sont bien diminuées. +J'ai été obligée d'écrire une assez longue lettre d'affaires; mais je n'ai pas +voulu tarder à vous donner de mes nouvelles. Je ne doute point de vos bontés +pour moi, et que vous seriez en peine, si vous étiez plus long-temps sans en +recevoir; j'ai moins de fièvre depuis trois jours, et suis un peu moins faible. +Je suis presque toujours sur un lit, et quand je me lève, je me mets sur un +canapé. Je prends du lait qui passe assez bien. Si cela pouvait ne pas aller +plus mal pendant une quinzaine de jours, Silva aurait de +l'espérance; ma maladie me ruine, et l'avarice est devenue sordide. Si cela +continue, nous verrons le second volume de madame Tardieu , qui se faisait des jupons des thèses que l'on donnait à son mari. +Je vous parlerai dans quelque temps plus amplement sur l'état de mon âme. +J'espère que vous serez contente: il faut pourtant que je vous dise que rien +n'approche de l'état de douleur et de crainte où l'on est: cela vous ferait +pitié; tout le monde en est si touché, que l'on n'est occupé qu'à le rassurer. +Il croit qu'à force de libéralités, il rachètera ma vie; il en donne à toute la +maison, jusqu'à ma vache, à qui il a acheté du foin; il donne à l'un de quoi +faire apprendre un métier à son enfant; à l'autre, pour avoir des palatines et +des rubans; à tout ce qui se rencontre et se présente devant lui: cela vise +quasi à la folie. Quand je lui ai demandé à quoi tout cela était bon, il m'a +répondu «à obliger tout ce qui vous environne à avoir soin de vous.» Pour moi, +il n'y a sorte de tourment, de persécution qu'il ne me fasse éprouver pour me +faire accepter cent pistoles; il a eu recours à mes amis, pour me le persuader; +enfin, il me les a fallu prendre; mais je les ai remises à une personne qui les +lui rendra après ma mort. Assurément, je n'y toucherai point; je demanderai +plutôt l'aumône que de ne pas les rendre. Je vous ferais rire, si je vous +contois les frayeurs qu'il a que je ne parle; Silva me +l'a défendu sous peine de mort. Ma pauvre Sophie , comme +vous le jugez bien, ne me quitte ni jour, ni nuit. Cet homme-là la mettrait dans +Son cœur, s'il pouvait; il est outré de n'oser lui donner de l'argent; il tourne +autour du pot; il trouve cependant quelques expédient. Si vous le connaissiez, +vous en seriez étonnée; car il est naturellement distrait, et ne connaît point +les petits soins: pour la générosité, elle est au souverain degré; il se donne +la torture pour trouver des moyens de donner, et il finit toujours par vouloir +donner de l'argent; il frappe du pied, et se lamente de n'avoir point +d'invention; il envie l'imagination du tiers et du quart, qui savent imaginer +des galanteries; enfin, il retourne à son quartier, et j'aurai la liberté de +parler; les femmes ne peuvent s'en passer, et je l'éprouve. Adieu, Madame, votre +Aïssé vous aime au-delà de l'expression. Vous la +trouvez trop sensible et trop peu détachée; mais qu'il est difficile d'éteindre +une passion aussi violente, et qui est entretenue par le retour le plus tendre, +le plus vif et le plus flatteur! Mais, Madame, les efforts que je fais, aidés de +la grâce, me feront surmonter toutes mes faiblesses. +LETTRE XXXIII. +Paris, 1732 +On dit que je suis mieux: non que je trouve du soulagement; je crache des +horreurs, et je ne dors que par art; je suis tous les jours plus maigre et plus +faible. Le lait commence, non pas à me dégoûter, car je le prends toujours avec +plaisir, mais il me surcharge. Je ne puis dire que l'état de mon corps soit bien +douloureux; car je ne souffre presque pas: un peu d'oppression et des malaises. +D'ailleurs, je n'ai point de ces maladies aiguës. Je me trouve anéantie. Pour +les douleurs de l'âme, elles sont cruelles. Je ne puis vous dire combien me +coûte le sacrifice que je fais: il me tue; mais j'espère en la miséricorde de +Dieu; il me donnera des forces. On ne peut le tromper; ainsi, comme il sait ma +bonne volonté et tout ce que je sens, il me tirera d'embarras. Enfin, mon parti +est pris: aussitôt que je pourrai sortir, j'irai rendre compte de mes fautes. Je +ne veux aucune ostentation, et je ne changerai que très-peu de chose à ma +conduite extérieure. J'ai des raisons pour en agir avec tout le secret du monde: +premièrement pour madame de Ferriol , qui me ferait +tourner la tête pour un directeur moliniste; et madame de +Tencin , qui intrigueroit pour cela. D'ailleurs, madame irait de maison +en maison ramasser toutes les dévotes de profession qui m'accableroient; et, +outre tout cela, j'ai des ménagement à garder avec qui vous savez. Il m'a parlé +là-dessus avec toute la raison et l'amitié possibles. Tous ses bons procédés, sa +façon délicate de penser, m'aimant pour moi-même, l'intérêt de la pauvre petite, +à qui on ne pourrait donner un état: tout cela m'engage à beaucoup de ménagement +avec lui. Mes remords, depuis long-temps, me tourmentent; l'exécution me +Soutiendra. Si le chevalier ne me tient pas ce qu'il m'a promis, je ne le verrai +plus. Voilà, Madame, mes résolutions, que je tiendrai. Je ne doute pas qu'elles +n'abrègent ma vie, s'il en faut venir aux extrémités. Jamais passion n'a été si +violente, et je puis dire qu'elle est aussi forte de son côté. Ce sont des +inquiétudes et des agitations si vraies, si touchantes, que cela fait venir les +larmes aux yeux à tous ceux qui en sont témoins. Adieu, Madame, je me flatte, +comme vous voyez, en vous contant tout cela, de vos bontés et de votre +indulgence. Mais soyez persuadée que, si votre Aïssé vit, +elle se rendra digne d'une amitié dont elle sent bien tout le prix. +LETTRE XXXIV. +Paris, 1733 +Vous m'avez ordonné de vous donner souvent de mes nouvelles. J'obéis de bon cœur; +car il n'y a rien dans le monde que je révère, que j'estime et que j'honore +autant que vous. Rien ne m'empêche de me livrer à ce goût-là: il est innocent, +il est juste. Comment n'aimerais je pas quelqu'un qui m'a appris à connaître la +vertu, et qui a fait ses efforts pour me la faire pratiquer; qui a balancé en +moi la passion la plus forte? Enfin, Madame, soyez récompensée de vos bonnes +œuvres. Je me rends à mon créateur; je travaille de très-bonne foi à me défaire +de ma passion, et je suis très-résolue à abandonner mes erreurs. Si vous perdez +la personne du monde qui vous est le plus attachée, songez que vous avez +travaillé à la rendre heureuse dans l'autre vie. Après vous avoir parlé des +dispositions de mon âme, je vous rendrai compte de l'état de mon corps. Je +continue de cracher, de tousser et de maigrir. Le lait passe assez bien; mais il +ne fait pas les progrès que, depuis près de deux mois, il devait faire. Je viens +de me ressouvenir qu'une religieuse des Nouvelles-Catholiques de mon âge, et +pour laquelle j'avais beaucoup d'amitié, est morte de la même maladie. Cette +idée de la mort m'afflige moins que vous ne pensez. Je me trouve trop heureuse +que Dieu m'ait fait la grâce de me reconnaître, et je vais travailler à mettre à +profit le temps qui me reste. Après tout, ma chère amie, un peu plutôt, un peu +plus tard, qu'est-ce que la vie? Personne ne devait être plus heureuse que moi, +et je ne l'étais point. Ma mauvaise conduite m'avait rendue misérable: j'ai été +le jouet des passions, emportée et gouvernée par elles. Mes remords, les +chagrins de mes amies, leur éloignement, une santé presque toujours mauvaise; +enfin personne ne sait mieux que vous, Madame, combien une vie douloureuse est +pénible. Adieu, chère amie, aimez-moi, et priez pour le repos de mon âme, soit +en ce monde ou en l'autre. J'embrasse mesdames vos filles. +LETTRE XXXV. +Paris, 1733 +J'ai reçu cet après-midi votre lettre, Madame, qui m'a donné un vrai plaisir. Ma +Santé est toujours de même; et la saison est très-peu propre pour attendre des +Succès des remèdes. Vous me demandez si je suis changée; je le suis très-fort: +mes yeux sont d'un gris brun jaune, le tour de ma bouche maigri et marqué, pâle +et abattue. Pour le corps, je n'ai plus que la peau et les os; si je mettais du +rouge, cela me ranimeroit: la physionomie est moins changée qu'elle ne devrait +être; mes lèvres ne sont pas pâles: en un mot, c'est une vilaine chose qu'un +corps maigre. A l'égard de mon âme, j'espère que dimanche prochain, elle sera +délivrée de toutes ses impuretés; je m'accuserai de toutes mes fautes. J'ai eu +une scène bien touchante hier. Je vous envoie une copie d'une lettre que l'on +m'a rendue en réponse d'une que j'avais écrite, remplie de sentiment d'amitié, +de détachement et de ma résolution. Comme on me la rendit soi-même, je ne la lus +pas sur-le-champ. Nous parlâmes sur cette matière; vous auriez fondu en larmes +aussi bien que nous; mais cette scène ne dérange point mes projets, et on ne +cherche pas à les déranger. Vous serez étonnée, quand je vous dirai que mes +confidentes et les instrument de ma conversion sont mon amant, mesdames de Parabère et du Deffant , et que +celle dont je me cache le plus, c'est celle que je devrais regarder comme ma +mère. Enfin, madame de Parabère l'emmène dimanche, et +madame du Deffant est celle qui m'a indiqué le P. Bourceaux , dont je ne doute pas que vous n'ayez entendu +parler; il a beaucoup d'esprit, bien de la connaissance du monde et du cœur +humain; il est sage, et ne se pique point d'être un directeur à la mode. Vous +êtes surprise, je le vois, du choix de mes confidentes; elles sont mes gardes, +et sur-tout madame de Parabère qui ne me quitte presque +point, et a pour moi une amitié étonnante; elle m'accable de soins, de bontés et +de présent. Elle, ses gens, tout ce qu'elle possède, j'en dispose comme elle, et +plus qu'elle; elle se renferme chez moi toute seule et se prive de voir ses +amis; elle me sert sans m'approuver, ni me désapprouver, c'est-à-dire, elle m'a +écoutée avec amitié, m'a offert son carrosse pour envoyer chercher le P. Bourceaux , et comme je vous l'ai dit, elle emmène madame +de Ferriol , pour que je puisse être tranquille; +madame du Deffant , sans avoir ma façon de penser, m'a +proposé elle-même son confesseur; je ne doute point que ce qui se passe sous +leurs yeux ne jette quelqu'étincelle de conversion dans leur âme. Dieu le +veuille! Adieu, madame: j'ai tant de joie à causer avec vous, que je ne puis +vous quitter. Hélas! il faudra bien. +Lettre du Chevalier à mademoiselle Aïssé. +«Votre lettre, ma chère Aïssé , me touche bien plus qu'elle +ne me fâche; elle a un air de vérité, et une odeur de vertu à laquelle je ne +puis résister; je ne me plains de rien, puisque vous me promettez de m'aimer +toujours. J'avoue que je ne suis pas dans les principes où vous êtes; mais, Dieu +merci, je suis encore plus éloigné de l'esprit de prosélytisme, et je trouve +très-juste que chacun se conduise suivant les lumières de sa conscience. Soyez +tranquille, soyez heureuse, ma chère Aïssé , il ne +m'importe des moyens: ils me paraîtront tous supportables, pourvu qu'ils ne me +chassent pas de votre cœur. Vous verrez par ma conduite que je mérite vos +bontés. Eh! pourquoi ne m'aimeriez-vous plus, puisque c'est votre sincérité, +c'est la pureté de votre âme qui m'attache à vous? Je vous l'ai dit mille fois, +et vous verrez que je ne vous trompe pas; mais est-il juste que vous attendiez +que les effets vous aient prouvé ce que je dis, pour le croire? Ne me +connaissez-vous pas assez pour avoir en moi cette confiance qu'inspire toujours +la vérité aux gens qui sont capables de la sentir. Soyez, dès ce moment, +persuadée que je vous aime, ma chère Aïssé , aussi +tendrement qu'il est possible, aussi purement que vous pouvez le désirer; croyez +Sur-tout que je suis plus éloigné que vous-même, de prendre jamais d'autre +engagement. Je trouve qu'il ne doit rien manquer à mon bonheur, tant que vous me +permettrez de vous voir, et de me flatter que vous me regarderez comme l'homme +du monde qui vous est le plus attaché. Je vous verrai demain, et ce sera +moi-même qui vous rendrai cette lettre. J'ai mieux aimé vous écrire que de vous +parler, parce que je sens que je ne pourrais traiter avec vous la matière, sans +perdre contenance. Je suis encore trop sensible; mais je ne veux être que ce que +vous voulez que je sois; et dans le parti que vous avez pris, il suffit de vous +assurer de ma soumission et de la constance de mon attachement, dans tous les +termes où il vous plaira de le réduire, sans vous laisser voir des larmes que je +ne pourrais empêcher de couler, mais que je désavoue, puisque vous m'assurez que +vous aurez toujours pour moi de l'amitié. J'ose le croire, ma chère Aïssé , non-seulement parce que je sais que vous êtes +Sincère, mais encore parce que je suis persuadé qu'il est impossible qu'un +attachement aussi tendre, aussi fidèle, aussi délicat que le mien, ne fasse pas +l'impression qu'il doit faire sur un cœur comme le vôtre.» +LETTRE XXXVI. +Paris, 1733 +Je ne puis causer long-temps avec vous aujourd'hui; mais je vous dirai ce qui +mettra le comble à vos souhaits; j'ai, Dieu merci, exécuté ce que je vous avais +mandé, je suis comblée; ma tranquillité n'est plus que trop grande; car je ne me +Sens pas assez repentante de mes fautes; mais je suis dans la ferme résolution +de ne plus succomber, si Dieu ne me retire pas sitôt à lui. Je ne souhaite plus +la vie que pour remplir mes devoirs, et me conduire d'une façon qui puisse +mériter la miséricorde de ce bon père. Il y aura demain huit jours que le Père +Bourceaux a reçu ma confession. La démarche que j'ai +faite a donné à mon âme un calme que je n'aurois point, si j'étais restée dans +mes égarement; j'aurois avec l'objet d'une mort présente, les remords, qui +m'auraient rendue bien malheureuse dans ces derniers instants: je suis dans un +tel état de faiblesse, que je ne puis sortir de mon lit; je m'enrhume à tous les +moment. Mon médecin a pour moi des attentions étonnantes, il est mon ami, je +Suis bienheureuse en tout: tout ce qui est autour de moi, me sert avec +affection: la pauvre Sophie a des soins étonnant de mon +corps et de mon âme; elle m'a donné de si bons exemples, qu'elle m'a presque +forcée à devenir plus sage; elle ne m'a point prêchée; son exemple et son +Silence ont eu plus d'éloquence que tous les sermons du monde; elle est affligée +jusqu'au fond du cœur; elle ne manquera jamais de rien, quand elle m'aura perdue +. Tous mes amis l'aiment beaucoup, et en auront soin. +J'espère qu'elle n'en aura pas besoin. J'ai la consolation de lui laisser du +pain. Je ne vous parle point du chevalier; il est au désespoir de me voir aussi +mal; jamais on n'a vu une passion aussi violente, plus de délicatesse, plus de +Sentiment, plus de noblesse et de générosité. Je ne suis point inquiète de la +pauvre petite: elle a un ami et un protecteur, qui l'aime tendrement. Adieu, ma +chère Madame, je n'ai plus la force d'écrire. C'est encore pour moi une douceur +infinie de penser à vous; mais je ne puis m'occuper de cette joie, sans +m'attendrir, ma chère amie. La vie que j'ai menée, a été bien misérable: ai-je +jamais joui d'un instant de joie? je ne pouvais être avec moi-même, je craignais +de penser; mes remords ne m'ont jamais abandonnée depuis le moment où j'ai +commencé à ouvrir les yeux sur mes égarement. Pourquoi serais-je effrayée de la +Séparation de mon âme, puisque je suis persuadée que Dieu est tout bon, et que +le moment où je jouirai du bonheur, sera celui où je quitterai ce misérable +corps? +FIN. +ERRATUM IMPORTANT. +C'est d'après de faux renseignement que dans cette édition et dans la précédente, +nous avons avancé que les lettres de mademoiselle Aïssé +étaient adressées à madame Saladin , femme du résident de +Genève à Paris. Au moment où l'on achevait l'impression de ce recueil, nous +avons appris que la personne à qui mademoiselle Aïssé +écrivait, était madame Calendrini , de Genève, dont le +mari avait habité Paris pour ses affaires, et non pas pour celles de la +république. Ce fait est confirmé par le passage d'une lettre de Voltaire à M. d'Argental , (v. la +Correspondance générale de Voltaire , tome 6, page 96 de l'édition de Kelh, in-12.) Le lecteur +voudra donc bien substituer le nom de Calendrini ou Calendrin , comme l'écrit Voltaire , +au nom de Saladin , partout où ce dernier se trouve écrit, +Soit dans la notice qui précède les lettres de mademoiselle Aïssé , soit dans les lettres mêmes. diff --git a/plain/files/Souza_Adele.txt b/plain/files/Souza_Adele.txt new file mode 100644 index 00000000..60661c02 --- /dev/null +++ b/plain/files/Souza_Adele.txt @@ -0,0 +1,3918 @@ + +AVANT-PROPOS +Cet ouvrage n'a point pour objet de peindre des caractères qui sortent des routes +communes: mon ambition ne s'est pas élevée jusqu'à prétendre étonner par ses +Situations nouvelles. J'ai voulu seulement montrer, dans la vie, ce qu'on n'y +regarde pas, et décrire ces mouvement ordinaires du cœur qui composent +l'histoire de chaque jour. Si je réussis à faire arrêter un instant mes lecteurs +Sur eux-mêmes, et si, après avoir lu cet ouvrage, ils se disent: Il n'y a là rien de nouveau; ils en sauraient me flatter +davantage. +J'ai pensé que l'on pouvait se rapprocher assez de la nature, et inspirer encore +de l'intérêt, en se bornant à tracer ces détails fugitifs qui occupent l'espace +entre les événements de la vie. Des jours, des années, dont le souvenir est +effacé, ont été remplis d'émotions, de sentiment, de petits intérêts, de nuances +fines et délicates. Chaque moment a son occupation, et chaque occupation a son +ressort moral. Il est même bon de rapprocher sans cesse la vertu de ces +circonstances obscures et inaperçues, parce que c'est la suite de ces sentiment +journaliers qui forme essentiellement le fond de la vie. Ce sont ces ressorts +que j'ai tâché de démêler. +Cet essai a été commencé dans un temps qui semblait imposer à une femme, à une +mère, le besoin de s'éloigner de tout ce qui était réel, de ne guère réfléchir, +et même d'écarter la prévoyance; et il a été achevé dans les intervalles d'une +longue maladie: mais, tel qu'il est, je le présente à l'indulgence de mes +amis. +  …. A faint shadow of uncertain light, +  Such as a lamp whose life doth fade away, +  Doth lend to her who walks in fear and sad affright. +Seule dans une terre étrangère, avec un enfant qui a atteint l'âge où il n'est +plus permis de retarder l'éducation, j'ai éprouvé une sorte de douceur à penser +que ses premières études seraient le fruit de mon travail. +Mon cher enfant! si je succombe à la maladie qui me poursuit, qu'au moins mes +amis excitent votre application, en vous rappelant qu'elle eût fait mon bonheur! +et ils peuvent vous l'attester, eux qui savent avec quelle tendresse je vous ai +aimé; eux qui si souvent ont détourné mes douleurs en me parlant de vous. Avec +quelle ingénieuse bonté ils me faisaient raconter les petites joies de votre +enfance, vos petits bons-mots, les premiers mouvement de votre bon cœur! +Combien je leur répétais la même histoire, et avec quelle patience ils se +prêtaient à m'écouter! Souvent à la fin d'un de mes contes, je m'apercevais que +je l'avais dit bien des fois: alors, ils se moquaient doucement de moi, de ma +crédule confiance, de ma tendre affection, et me parlaient encore de vous!… Je +les remercie… Je leur ai dû le plus grand plaisir qu'une mère puisse avoir. +de F…… +Londres, 1793. +ADELE +DE SENANGE, +OU +LETTRES +DE LORD SYDENHAM. +LETTRE PREMIERE +Paris, ce 10 mai 17. +Je ne suis arrivé ici qu'avant-hier, mon cher Henri; et déjà notre ambassadeur +veut me mener passer quelques jours à la campagne, dans une maison où il prétend +qu'on ne pense qu'à s'amuser. J'y suis moins disposé que jamais: cependant, ne +trouvant point d'objection raisonnable à lui faire, je n'ai pu refuser de le +Suivre; mais j'y ai d'autant plus de regret, qu'indépendamment de cette +mélancolie qui me poursuit et me rend importuns les plaisirs de la société, j'ai +rencontré hier matin une jeune personne qui m'occupe beaucoup. Elle m'a inspiré +un intérêt que je n'avais pas encore ressenti; je voudrais la revoir, la +connaître…. Mais je vais livrer à votre esprit moqueur tous les détails de cette +aventure. +Je m'étais promené à cheval dans la campagne, et je revenais doucement par les +Champs-Elysées, lorsque je vis sortir de Chaillot une énorme berline qui prenait +le même chemin que moi. J'admirais presque également l'extrême antiquité de sa +forme, et l'éclat, la fraîcheur de l'or et des paysages qui la couvraient. De +grands chevaux bien engraissés, bien lourds, d'anciens valets, dont les habits, +d'une couleur sombre, étaient chargés de larges galons: tout était antique, rien +n'était vieux; et j'aimais assez qu'il y eût des gens qui conservassent avec +Soin des modes qui, peut-être, avaient fait le brillant et le succès de leur +jeunesse. Nous allions entrer dans la place, lorsqu'un charretier, conduisant +des pierres hors de Paris, appliqua un grand coup de fouet à ses pauvres chevaux +qui, voulant se hâter, accrochèrent la voiture, et la renversèrent. Je courus +offrir mes services aux femmes qui étaient dans ce carrosse, et dont une jetait +des cris effroyables. Elle saisit mon bras la première: l'ayant retirée de là +avec peine, je vis une grande et grosse créature, espèce de femme de chambre +renforcée, qui, dès qu'elle fut à terre, ne pensa qu'à crier après le +charretier, protester que madame la Comtesse le ferait mettre en prison, et +ordonner aux gens de le battre, quoique jusque-là ils se fussent contentés de +jurer sans trop s'échauffer. Je laissai cette furie pour secourir les dames à +qui je jugeai qu'elle appartenait, et dont, injustes que nous sommes, elle me +donnait assez mauvaise opinion. +La première qui s'offrit à moi était âgée, faible, tremblante, mais ne s'occupant +que d'une jeune personne à laquelle j'allais donner mes soins, lorsque je la vis +S'élancer de la voiture, se jeter dans les bras de son amie, l'embrasser, lui +demander si elle n'était pas blessée, s'en assurer encore en répétant la même +question, la pressant, l'embrassant plus tendrement à chaque réponse. Elle me +parut avoir seize ou dix-sept ans, et je crois n'avoir jamais rien vu d'aussi +beau. +Lorsqu'elles furent un peu calmées, je leur proposai d'aller dans une maison +voisine pour éviter la foule et se reposer. Elles prirent mon bras. Je fus +étonné de voir que la jeune personne pleurait. Attribuant ses larmes à la peur, +j'allais me moquer de sa faiblesse, quand ses sanglots, ses yeux rouges, +fatigués, me prouvèrent qu'une peine ancienne et profonde la suffoquait. J'en +fus si attendri, que je m'oubliai jusqu'à lui demander bien bas, et en +tremblant: "Si jeune! connaissez-vous déjà le malheur? Auriez-vous déjà besoin +de consolation?" Ses larmes redoublèrent sans me répondre: j'aurais dû m'y +attendre; mais avec un intérêt vif et des intentions pures, pense-t-on aux +convenances? Ah! n'y a-t-il pas des moment dans la vie où l'on se sent ami de +tout ce qui souffre? +En entrant dans cette maison, nous demandâmes une chambre pour nous retirer. +L'extrême douleur de cette jeune personne me touchait et m'étonnait également. +Je la regardais pour tâcher d'en pénétrer la cause, lorsque la dame plus âgée, +qui sentait peut-être que les pleurs de la jeunesse demandent encore plus +d'explications que ses étourderies, me dit: "Vous serez sans doute surpris +d'apprendre que la douleur de ma petite amie vient des regrets qu'elle donne à +Son couvent: mais elle y fut mise dès l'âge de deux ans: long-temps auparavant, +je m'y était retirée près de l'abbesse avec laquelle j'avais été élevée dans la +même maison. Nous fûmes séduites par les grâces et la faiblesse de cette petite +enfant: l'abbesse s'en chargea particulièrement ; et depuis, son éducation et +Ses plaisirs furent l'objet de tous nos soins. Sa mère l'avait laissée jusqu'à +ce jour, sans jamais la faire sortir de l'intérieur du monastère; et nous +pensions, qu'ayant deux garçons, elle désirait peut-être que sa fille se fît +religieuse: mais tout-à-coup, avant-hier, elle a fait dire qu'elle la +reprendrait aujourd'hui. Adèle se désolait en pensant qu'il fallait quitter ses +amies, et j'ose dire sa patrie; car, sentiment, habitudes, devoirs, rien ne lui +est connu au-delà de l'enceinte de cette maison. Aussi, lorsque la voiture de sa +mère est arrivée, et que cette femme que vous avez vue s'est présentée, comme la +personne de confiance à qui nous devions remettre notre chère enfant, nous avons +craint qu'il ne fallût employer la force pour la faire sortir, et l'arracher des +bras de l'abbesse. J'ai voulu adoucir sa douleur en la suivant, et la présentant +moi-même à une mère qui désire sans doute de la rendre heureuse, puisqu'elle la +rappelle auprès d'elle." +A ces mots, les pleurs de la petite redoublèrent, et sa vieille amie la supplia +de se calmer. "Par pitié pour moi, lui disait-elle, ne me montrez pas une +douleur si vive; pensez à celle que je ressens! Au nom de votre bonheur, ma +chère Adèle, faites un effort sur vous-même; si cette femme revenait, que ne +dirait-elle pas à votre mère? déjà elle a osé blâmer vos regrets." — La pauvre +petite sentait sûrement qu'elle ne pouvait pas lui obéir; car elle se précipita +aux pieds de son amie, et cacha sa tête sur ses genoux; nous n'entendîmes plus +que ses sanglots. +Presque aussi ému qu'elles-mêmes, je m'en étais rapproché; j'avais repris leurs +mains, je les plaignais, j'essayais de leur donner du courage, lorsque cette +espèce de gouvernante, qui, je crois, nous avait écoutés, rentra et dit en me +voyant si attendri, si près d'elles: "Comment donc, Monsieur! Mademoiselle doit +être fort sensible à votre intérêt! Je doute cependant que madame la Comtesse +fût satisfaite de voir Mademoiselle faire si facilement de nouvelles +connaissances." — Je me rappelai que sa mère l'avait toujours tenue loin d'elle, +qu'elles étaient parfaitement étrangères l'une à l'autre; et je repartis avec +mépris: "C'est une facilité dont madame sa mère jouira bientôt; elle sera, je +crois, fort utile à toutes deux. — Je n'entends pas ce que Monsieur veut dire. — +Eh bien! lui répondis-je, vous pourrez en demander l'explication à madame la +Comtesse. — Je n'y manquerai pas," dit-elle en ricanant; et, charmée de montrer +Son autorité, elle ajouta avec aigreur: "Mademoiselle, la voiture est prête; je +vous conseille d'essuyer vos yeux, afin que madame votre mère ne voie pas la +peine avec laquelle vous retournez vers elle." Nous nous levâmes sans lui +répondre, et nous la suivîmes dans un silence que personne n'avait envie de +rompre. +Avant de monter en voiture, Adèle me salua avec un air de reconnaissance et de +Sensibilité que rien ne peut exprimer. Sa vieille amie me remercia de mes soins, +de l'intérêt que je leur avais témoigné. Je lui demandai la permission d'aller +Savoir de leurs nouvelles: elle me l'accorda, en disant: "Je pensais avec peine +que peut-être nous ne nous reverrions plus." — Concevez-vous, Henri, que cette +petite aventure si simple, qui vous paraîtra si insignifiante, m'ait laissé un +Sentiment de tristesse qui me domine encore? +Que pensez-vous d'une mère qui peut ainsi négliger son enfant? oublier le plus +Sacré des devoirs, le premier de tous les plaisirs? — Ah! pauvre Adèle, pauvre +Adèle!…. En la voyant quitter sa retraite pour entrer dans un monde qu'elle ne +connaît pas; en voyant sa douleur, je sentais cette sorte de pitié que nous +inspire le premier cri d'une enfant. Hélas! le premier son de sa voix est une +plainte; sa première impression est de la souffrance! Que trouvera-t-il dans la +vie? +Je faisais des vœux pour le bonheur d'Adèle, et je me disais avec mélancolie +combien il était incertain qu'elle en connût jamais. Malgré moi, je regardais +Ses larmes comme de tristes pressentiment; et je me reproche de l'avoir laissée +Sans lui dire, au moins, que je ne l'oublierais pas, et qu'elle comptât sur moi, +Si jamais elle avait besoin d'un ami zélé ou compatissant. Mais, adieu, mon cher +Henri, je pars, et je pense avec plaisir que j'ai beaucoup de chemin à faire, +bien du temps à être seul. Il est pourtant assez ridicule de faire courir des +gens, des chevaux, pour arriver dans une maison dont je voudrais déjà être +parti. +LETTRE II. +Au château de Verneuil, ce 16 mai. +Me voilà arrivé, mon cher Henri, l'esprit toujours occupé de cette sensible +Adèle; j'y ai beaucoup réfléchi. Certes, si j'eusse pu deviner qu'il existait +parmi nous une jeune fille soustraite au monde depuis sa naissance, unissant à +l'éducation la plus soignée, l'ignorance et la franchise d'une sauvage, avec +quel empressement je l'eusse recherchée! que de soins pour lui plaire! quel +bonheur d'en être aimé! Je ne lui aurais demandé que d'être heureuse et de me le +dire. Quel plaisir de la guider, de lui montrer le monde peu à peu et comme par +tableaux, de lui donner ses idées, ses goûts, de la former pour soi! Avec quelle +Satisfaction je l'eusse fait sortir de sa retraite, pour lui offrir à la fois +toutes les jouissances, tous les plaisirs, tous les intérêts! Dans sa +Simplicité, peut-être aurait-elle cru que mes défauts appartenaient à tous les +hommes; tandis que son jeune cœur n'aurait attribué qu'à moi seul les biens +dont elle jouissait…. Mais il est trop tard, beaucoup trop tard; ces huit jours +passés dans le monde, ces huit jours la rendront semblable à toutes les femmes: +n'y pensons plus; n'en parlons jamais. +Avec le goût que je vous connais pour les portraits et pour le bruit, vous seriez +fort content ici. Quand j'y suis arrivé, madame de Verneuil et sa société +avaient l'air de m'attendre, de me désirer; et quoique j'entendisse plusieurs +personnes demander mon nom, toutes avaient un air de connaissance et même +d'amitié qui vous aurait charmé. Lord D…. a parlé de ma fortune, dont je ne +Savais pas jouir; de ma jeunesse, dont je n'usais pas; de ma raison, qui ne m'a +jamais fait faire que des folies: enfin, il a fait de moi un portrait tout +nouveau et si ridicule, qu'il paraissait divertir beaucoup madame de Verneuil. +Cette jeune femme riait, questionnait, plaisantait, comme si je n'eusse pas été +dans la chambre. Je désirais tant d'être distrait, que pour la première fois +j'enviai cette disposition à s'amuser; et souhaitant qu'elle me communiquât sa +gaieté, je ne m'occupai que d'elle. Véritablement, pendant une heure, je n'eus +d'idées que celles qu'elle me donnait. Lui demandais-je un nom? elle me peignait +la personne. Elle a un tel besoin de rire et de se moquer, qu'elle n'aime et ne +remarque que les choses ridicules; c'est un jeune chat qui égratigne, mais qui +joue toujours. Comme elle n'a jamais la prétention d'occuper tout un cercle, +qu'elle ne cherche même pas à attirer l'attention, elle parle toujours bas à la +personne qui est près d'elle; ce qui donne à sa malignité un air de confiance +qui fait qu'on la lui pardonne. +Elle m'a fait connaître cette société, comme si j'y eusse passé ma vie. "Voyez, +me disait-elle, ces deux personnes qui disputent avec tant d'aigreur: ce sont +deux hommes de lettres. Leur présence constitue beaux esprits les maîtres d'une +maison. L'un, plein d'orgueil, entendra volontiers du bien des autres, parce que +l'opinion qu'il a de sa supériorité empêche qu'il ne soit blessé par les éloges +qu'on donne à ses rivaux. L'autre, pensant et disant du mal de tout le monde, +permet aussi qu'on se moque de lui quelquefois. Tous deux pleins d'esprit, tous +deux méchant; avec cette nuance que, pour faire une épigramme, l'un a besoin +d'un ressentiment; et qu'il ne faut à l'autre qu'une idée. — Pour cet homme avec +des cheveux blancs et un visage encore jeune," me dit-elle, en me désignant un +homme entouré de jeunes gens qui l'écoutaient comme un oracle, "il a éprouvé des +malheurs sans être malheureux. Tour à tour riche et pauvre, personne ne se passe +mieux de fortune. Les femmes ont occupé une grande partie de sa vie; parfait +pour celle qui lui plaît, jusqu'au jour où il l'oublie pour une qui lui plaît +davantage: alors son oubli est entier; son temps, son cœur, son esprit sont +remplis lorsqu'il est amusé. A peine sait-il qu'il a donné des soins à d'autres +objets; et si jamais on veut le rappeler à d'anciennes liaisons, on pourra les +lui présenter comme de nouvelles connaissances. Il sera toujours aimable parce +qu'il est insouciant. Vous semblez étonné, ajouta-t-elle; c'est peut-être que +vous n'avez pas assez démêlé l'insouciance de la personnalité." — Je la priai de +vouloir bien m'expliquer la distinction qu'elle en faisait. — "L'homme +insouciant ne s'attache ni aux choses, ni aux personnes," me répondit-elle; +"mais il jouit de tout, prend le mieux de ce qui est à sa portée, sans envier un +état plus élevé, ni se tourmenter de positions plus fâcheuses. Lui plaire, c'est +lui rendre tous les moyens de plaire; et n'étant pas assez fort ni pour l'amitié +ni pour la haine, vous ne sauriez lui être qu'agréable ou indifférent. L'homme +personnel, au contraire, tient vivement aux choses et aux personnes; toutes lui +Sont précieuses; car dans le soin qu'il prend de lui, il prévoit la maladie, la +vieillesse, l'utile, l'agréable, le nécessaire: tout peut lui servir pour le +moment ou pour l'avenir. N'aimant rien, il n'est aucun sentiment, aucun +Sacrifice, qu'il n'attende et n'exige de ce qui a le malheur de lui appartenir. +— Mais vous ne me parlez point des femmes? — C'est, me répondit-elle en riant, +que j'y pense le moins possible; cependant j'ai fait un conte tout entier pour +elles. Je ne me suis occupée que des vieilles: je ne regarde point les jeunes; +j'ai toujours peur de les trouver trop bien ou trop mal." — Je dois entendre +demain ce petit ouvrage ; s'il en vaut la peine, je vous +l'enverrai. — Adieu, donnez-moi donc de vos nouvelles. +LETTRE III. +Paris, ce 24 mai. +Je me plaisais assez chez madame de Verneuil, mon cher Henri; son esprit me +paraissait toujours nouveau, suffisamment juste, un peu railleur par le besoin +de s'amuser, mais sa gaieté si vraie, que je la partageais sans le vouloir, +quelquefois même sans l'approuver. Enfin, près d'elle, j'étais occupé sans être +amoureux, et je l'amusais, disait-elle, sans l'intéresser. Un sage de +vingt-trois ans la faisait rire; et ma raison lui paraissait plus ridicule que +la folie des autres. Elle se serait moquée bien davantage, si elle avait su que +cet Anglais si sévère restait occupé malgré lui d'une jeune personne qu'il +n'avait vue qu'un instant. — Adèle avait fait sur moi une impression qui +m'étonnait, et que vainement je voulais détruire. Son souvenir venait se mêler à +toutes mes pensées, soit que je voulusse l'éloigner, en me représentant combien +l'amour serait dangereux pour une âme ardente comme la mienne; ou qu'entraîné, +Sans m'en apercevoir, j'osasse penser au bonheur d'un mariage formé par une +mutuelle affection. Adèle ne cessait de m'occuper. — J'avais beau le dire +qu'elle n'était plus à son couvent; que peut-être je ne la retrouverais jamais, +qu'il fallait l'oublier; +En songeant qu'il faut qu'on l'oublie, +On s'en souvient +et la raison même me parlait d'elle. Madame de Verneuil seule avait le pouvoir de +me distraire: je la cherchais avec soin; je me plaçais à ses côtés comme un +homme qui craint ou fuit un danger. Je commençais à espérer que si le hasard ne +me faisait pas rencontrer Adèle, je finirais sûrement par n'y plus penser; +lorsqu'hier, peut-être pour mon malheur, il s'éleva une dispute chez madame de +Verneuil, pour savoir s'il était plus heureux d'être aimé d'une très-jeune +personne, que de l'être par une femme qui eût déjà connu l'amour. Les vieillards +préféraient l'innocence; la jeunesse voulait des sacrifices, de grandes +passions: on dissertait lourdement, lorsque madame de Verneuil fit ces vers: +  Amans, amant, si vous voulez m'en croire, +  A des cœurs innocent consacrez vos désirs; +  Supplanter un amant peut donner plus de gloire , +  Soumettre un cœur tout neuf donne plus de plaisir. +Personne ne les sentit plus que moi, et seul je ne les louai point. J'osai même +contredire madame de Verneuil, plaisanter sur l'amour, douter de l'innocence: je +disputais pour le plaisir d'entendre des raisons que j'avais repoussées mille +fois. Ma tête était remplie d'Adèle, et je passai le reste du jour, la nuit +entière, à y penser. — Je me disais que la voir n'était pas m'engager…. que +peut-être je négligeais un bien que je ne retrouverais pas…. D'autres fois, +redoutant l'amour, je me promettais de la fuir. Mais bientôt, me moquant de +moi-même, je m'admirais de me créer ainsi des dangers et une perfection +imaginaire. Je pensai qu'elle avait sûrement des défauts que l'habitude de la +voir me ferait découvrir; et que pour cesser de la craindre, il ne fallait que +la braver. La pitié vint encore se mêler à toutes mes réflexions. Je me la +représentai malheureuse; car je ne doute point que sa mère, après l'avoir +abandonnée si long-temps, ne l'ait rapprochée d'elle pour la tourmenter. Une +voix secrète me reprochait le temps que j'avais perdu. Dans cette agitation je +me déterminai à partir, sachant bien que, même si je devenais amoureux, il +Serait impossible que je fusse assez insensé pour offrir mon cœur et ma main à +celle que je ne connaissais pas…. +Que de temps je vais passer à l'étudier, à l'éprouver! Mais si un jour je puis +acquérir la certitude qu'elle possède toutes les qualités qu'il faut pour me +rendre heureux; si je peux lui plaire, qui pourra s'opposer à mon bonheur? +N'ai-je pas tout ce qu'il faut en France pour décider un mariage? Un grand nom, +une fortune immense; sûrement sa mère n'en demandera pas davantage. Elle verra +un établissement convenable pour sa fille, et ne s'informera même pas si elle +pourra être heureuse; mais mon cœur le lui promet; et si jamais elle +m'appartient, puisse sa vie entière n'être troublée par aucun nuage! +Dès que je fus arrivé ici, j'allai au couvent d'Adèle; on me dit qu'il était trop +tard, que, passé huit heures, personne ne pouvait être admis à la grille. Ce ne +Sera donc que demain que je saurai à qui m'adresser pour avoir de ses nouvelles; +mais demain j'en aurai certainement, et je vous écrirai. Adieu, mon cher +Henri. +LETTRE IV. +Paris, ce 26 mai. +Vous devez être content: n'avez-vous pas quelque secret pressentiment qui vous +annonce une aventure ridicule? — J'allai hier au couvent d'Adèle, et je +m'abandonnais aux plus flatteuses espérances. En entrant dans la cour, je vis +beaucoup de voitures, de valets, de curieux qui attendaient; enfin l'appareil +d'une cérémonie, quoiqu'il y eût sur tous les visages une sorte de tristesse qui +ne me donnait point l'idée d'une fête. +Je demandai l'Abbesse: on me répondit qu'elle était à l'église; qu'on y célébrait +dans ce moment le mariage d'une jeune personne qui avait été élevée dans cette +maison, mais que dans quelques instants je serais admis à la grille. A peine ce +peu de mots avaient-ils été prononcés que je vis tous les cochers courir à leurs +chevaux, les valets entourer la porte de l'église, et le peuple se presser au +bas des degrés qui y conduisent. Bientôt les portes s'ouvrirent, et jugez de mon +trouble en voyant paraître Adèle, parée avec éclat, mais bien moins jolie que le +jour où je la rencontrai pour la première fois. Elle était couverte d'argent et +de diamants. Cette magnificence contrastait si fort avec son extrême pâleur, que +j'en fus attendri jusqu'aux larmes. Elle descendit l'escalier sans lever les +yeux, donnant la main à un jeune homme que je crois être le marié, car il était +paré aussi comme on l'est un jour de noces. Sa figure est belle, son maintien +modeste et doux. Il la regardait avec des yeux qui semblaient chercher à la +rassurer; cependant je ne lui trouvai point cet air heureux que l'on a lorsque +le cœur est assuré du cœur…. Adèle, oserait-il vous épouser sans amour? +Immédiatement après venait un vieillard goutteux, qui est sans doute le père du +jeune homme. Il se traînait, appuyé sur deux personnes qui avaient peine à le +Soutenir; et s'il n'avait pas eu l'air très-souffrant, son extrême parure +l'aurait rendu bien ridicule. La mère d'Adèle le suivait; je l'aurais devinée +partout où je l'aurais rencontrée. Ses traits ressemblent à ceux de sa fille; +mais qu'ils ont une expression différente! Adèle a l'air noble et sensible; sa +mère paraît fière et sévère. Dans quelqu'état qu'elles fussent nées, la beauté +de leur taille, la régularité de leurs traits les feraient distinguer parmi +toutes les femmes: mais Adèle a un charme irrésistible; son âme semble attirer +toutes les autres; elle vous plaît sans avoir envie de vous plaire, et vous +laisse persuadé que si elle eût parlé, si elle fût restée, elle vous aurait +attaché encore davantage. +Ils montèrent tous les quatre dans la même voiture; et, sans m'amuser à regarder +le reste de la noce, je sortis à pied du couvent, prenant le chemin que je leur +avais vu prendre. Je les regardai tant que je pus les voir, mais sans me hâter +de les suivre. Je marchais lentement, livré à mes réflexions: ma tristesse +augmentait, en me retrouvant sur cette même route où la première fois j'avais +rencontré Adèle. Aussi lorsque je fus arrivé à l'endroit où sa voiture s'était +cassée, je fus effrayé de ce danger comme s'il eût été présent. Je n'avais pas +encore pensé qu'elle aurait pu être blessée, et cette idée me fit frémir. Il me +fut impossible d'avancer davantage; j'allais, je revenais sous ces mêmes arbres, +parcourant le même espace où nous avions été ensemble. Enfin j'entrai dans la +maison où je l'avais conduite; je demandai cette chambre où ses larmes m'avaient +Si vivement attendri; et là j'interrogeai mon cœur, j'y trouvai ce regret qu'on +éprouve lorsqu'on perd un bonheur dont on s'était fait une vive idée…. Peut-être +ne m'aurait-elle jamais aimé; sûrement je ne l'aimais pas encore non plus; mais +elle avait réveillé en moi toutes ces espérances d'amour, de bonheur intérieur: +biens suprêmes!… Que de réflexions ne fis-je pas sur ces mariages d'intérêt, où +une malheureuse enfant est livrée par la vanité ou la cupidité de ses parents à +un homme dont elle ne connaît ni les qualités, ni les défauts. Alors il n'y a +point l'aveuglement de l'amour; il n'y a pas non plus l'indulgence d'un âge +avancé: la vie est un jugement continuel. Eh! quelles sont les unions qui +peuvent résister à une sévérité de tous les moment? Les enfants même n'empêchent +pas ces sortes de liens de se rompre. Ah! pourquoi toutes ces idées? pourquoi +m'occuper encore d'Adèle? Peut-être ne la reverrai-je jamais…. Cependant je ne +puis cesser d'y penser. Les larmes qu'elle répandait en quittant son couvent +étaient trop amères pour être toutes de regret; je crains bien que le peur de ce +mariage ne les fît aussi couler. +LETTRE V. +Paris, ce 16 juin. +Il y a déjà plus de quinze jours que je ne vous ai donné de mes nouvelles, mon +cher Henri. Pendant ce temps ma vie a été si insipide, si monotone, que j'aurais +craint de vous communiquer mon ennui en vous écrivant; je garderais encore le +même silence, si, hier, je n'avais pas été tout-à-coup réveillé de cette +léthargie par la vue d'Adèle, aujourd'hui madame la marquise de Sénange. +J'avais traîné mon oisiveté au spectacle. Le premier acte était déjà assez +avancé, sans que je susse quel opéra on représentait: et j'étais bien déterminé +à ne pas le demander; car étant venu pour me distraire, je prétendais qu'on +m'amusât, sans même être disposé à m'y prêter. J'étais assis au balcon, à moitié +couché sur deux banquettes, bâillant à me démettre la mâchoire, lorsqu'on +monsieur très-officieux et très-parlant me dit: "Voilà une actrice qui chante +avec bien de l'expression. — Elle me paraît crier beaucoup, lui répondis-je; +mais je n'entends pas un mot de ce qu'elle dit. — Ah! c'est que monsieur ne sait +peut-être pas qu'on vend ici des livres où sont les paroles de l'opéra; si +monsieur veut, je vais lui en faire avoir un. — Non, je ne suis pas venu ici +pour lire: on m'a dit que ce spectacle m'amuserait; c'est l'affaire de ces +messieurs qui chantent là-bas; je ne dois pas me mêler de cela." Alors il me +quitta pour aller déranger quelqu'un de plus sociable que moi. +Continuant à ne rien comprendre à la joie ou aux chagrins des acteurs, je tournai +le dos au théâtre, et me mis à examiner la salle, lorsqu'à quelque distance de +moi on ouvrit avec bruit une loge dans laquelle je vis paraître Adèle, parée +avec excès. Je n'ai jamais vu tant de diamants, de fleurs, de plumes, entassés +Sur la même personne: cependant, comme elle était encore belle! Je sentais +qu'elle pouvait être mieux, mais aucune femme n'était aussi bien. Sa mère et ce +beau jeune homme étaient avec elle. Je jugeai à son étonnement, aux questions +qu'elle parut leur faire, que c'était la première fois qu'elle venait à ce +Spectacle; et je ne sais pourquoi je fus bien aise que le hasard m'y eût conduit +aussi pour la première fois. +Adèle eut l'air de s'amuser beaucoup. Pendant l'entre'acte, elle promena ses +regards sur toute la salle; mais à peine m'eut-elle aperçu, que je la vis parler +à sa mère avec vivacité, me désigner, reparler encore, et toutes deux me +Saluèrent, en me faisant signe de venir dans leur loge. J'y allai; Adèle me +reçut avec un sourire et des yeux qui m'assurèrent qu'elle était bien aise de me +revoir. Sa mère m'accabla de remercîmens pour les soins que j'avais donnés à sa +fille. Ne sachant que répondre à tant d'exagérations, je m'adressai au jeune +homme, et lui fis une espèce de compliment sur mon bonheur d'avoir été utile à +Sa femme. "— Ma femme! reprit-il d'un air surpris; je n'ai jamais été marié. — +Comment, lui dis-je en montrant Adèle, vous n'êtes pas le mari de cette belle +personne? — Non, répondit-il, c'est ma sœur. — Votre sœur! Mais vous lui +donniez la main à l'église le jour son mariage?" Adèle se retourna avec vivacité +et me dit: "Est-ce que vous y étiez?…" — Un air d'innocence et de joie brillait +dans ses yeux et l'embellissait encore; il me semblait qu'un sentiment secret +nous éclairait, au même instant, sur l'intérêt qui m'avait porté à la chercher…. +Combien j'étais ému! Insensé que je suis…. Hélas! le jeune homme détruisit +bientôt une si douce illusion en me disant: "Qu'il avait donné le bras à sa +Sœur parce que le marié, ayant été pris le matin d'une attaque de goutte, avait +besoin d'être soutenu. — Quoi! m'écriai-je avec une vivacité, une indignation +dont je ne fus pas le maître, est-ce que ce serait ce vieillard qui marchait +après vous? — Oui," répondit-il d'un air si embarassé, que bientôt après il +nous quitta. Un regard sévère de sa mère m'apprit combien mon exclamation lui +avait déplu; et voulant peut-être éviter que je ne fisse encore quelques +réflexions aussi déplacées, elle m'accabla de questions sur ma famille, sur mon +pays, sur mon goût pour les voyages, sur les lieux que j'avais parcourus, sur +ceux où je comptais aller; enfin elle m'excéda. +Mais combien j'étais plus tourmenté de voir cette Adèle, il n'y a pas encore un +mois, si ingénue, si timide, maintenant occupée du spectacle comme si elle y eût +passé sa vie; riant, se moquant; enchantée de voir et d'être vue! Tout en elle +me blessa; paraissait-elle attentive? j'étais choqué qu'elle pût se distraire de +Sa nouvelle situation. Sa légèreté me révoltait plus encore. Peut-elle, me +disais-je, après avoir consenti à donner sa main à un homme que sûrement elle +déteste, peut-elle goûter aucun plaisir?… Je cherchais en vain quelques traces +de larmes sur ce visage dont la gaieté m'indignait. Si elle eût eu seulement +l'apparence de la tristesse, du regret, je me dévouais à elle pour la vie: la +pitié aurait achevé de décider un sentiment qu'une sorte d'attrait avait fait +naître; mais sa gaieté m'a rendu à moi-même. — Quelle honte que ces mariages! Il +y a mille femmes qu'on ne voudrait pas revoir, qu'on n'estimerait plus, si elles +Se donnaient volontairement à l'homme qu'elles se résignent à épouser. +Toute la magnificence qui entourait Adèle me semblait le prix de son +consentement. Je me rapprochai d'elle; et sans fixer un instant mes yeux sur les +Siens, j'examinais sa parure avec une attention si extraordinaire, qu'elle en +eut l'air embarrassée. Mon visage exprimait le plus froid dédain, et je ne +proférais que des éloges stupides. Voilà, disais-je, de bien belles plumes! — +Vos diamants sont d'une bien belle eau! — Votre collier est d'un goût parfait — +Elle ne répondait que par monosyllabes, et cherchait toujours à tourner la +conversation sur d'autres objets; mais je la ramenais avec soin à l'admiration +que semblait me causer sa parure. Ne paraissant frappé que de l'odieux éclat qui +l'environnait, ne louant que ce qui n'était pas à elle, je ne doutais pas +qu'elle ne devinât les sentiment que j'éprouvais. Je lui parlai de sa robe, de +Ses rubans! Mes regards tombèrent par hasard sur ses mains; elle craignit sans +doute que je ne louasse encore de fort beaux bracelets qu'elle portait, et remit +Ses gants avec tant d'humeur, qu'un des fils s'étant cassé, tout un rang de +perles s'échappa. Sa mère se récria sur la maladresse de sa fille, sur la valeur +de ces perles qui étaient uniques par leur grosseur et leur égalité. — Elles ont +coûté bien cher, dis-je en regardant Adèle, qui me répondit en prenant à son +tour l'air du dédain: elles sont sans prix ….. Je la +considérai avec étonnement: elle baissa les yeux et ne me parla plus. +Que veut-elle dire avec ces mots sans prix? … Sa mère +faisait un tel bruit, se donnait tant de mouvement, que nous nous mîmes aussi à +chercher. Ces perles étaient toutes tombées dans la loge; j'en retrouvai la plus +grande partie, et les rendis à Adèle, qui me dit avec assez d'aigreur, qu'elle +regrettait la peine que j'avais prise pour elle. — Sa mère s'émerveilla sur le +bonheur de m'avoir toujours de nouvelles obligations, et me pria d'aller leur +demander à dîner un des jours suivant. Je refusai; elle insista: mais sa fille +eut tellement l'air de le redouter, qu'aussitôt j'acceptai. Cependant ces mots +Sans prix me reviennent sans cesse…. Ah! si elle +avait été sacrifiée!… Que je la plaindrais!… Mais sa gaieté! cette gaieté vient +tout détruire. Que ne puis-je l'oublier! +LETTRE VI. +Paris, ce 20 juin. +J'ai été dîner chez Adèle aujourd'hui, mon cher Henri; et comme vous aimez les +portraits, les détails, je vais essayer de vous faire partager tout ce que j'ai +ressenti. — Je suis arrivé chez elle un peu avant l'heure où l'on se met à +table. Jugez si j'ai été étonné de la trouver habillée avec la plus grande +Simplicité: une robe de mousseline plus blanche que la neige, un grand chapeau +de paille sous lequel les plus beaux cheveux blonds retombaient en grosses +boucles; point de rouge, point de poudre; enfin, si jolie et si simple, que +j'aurais oublié son mariage, sa magnificence, sa gaieté, si son vieux mari ne me +les avait rappelés plus vivement que jamais. Cependant il m'a reçu avec assez de +bonhomie, m'a fait mettre à table près de lui, m'a appris qu'il avait été en +Angleterre, il y avait plus de cinquante ans; qu'il en avait alors vingt, et +qu'il y avait été bien heureux. Pendant tout le dîner, il n'a parlé des +Anglaises qu'il avait connues. Aucune d'elles ne vivait plus; et j'étais si +peiné de répondre à chaque personne qu'il me nommait, elle est +morte….. elle n'existe plus; — déjà!….. encore! disait-il tristement. +Les compagnons de sa jeunesse, qu'il avait vu mourir successivement, l'avaient +moins frappé. Ce n'avait jamais été que la maladie d'un seul, la perte d'un seul +qui l'avait affligé; mais là, il se rappelait à la fois un grand nombre de gens +qu'il n'avait pas vu vieillir, quoiqu'il se souvînt qu'ils fussent tous de son +âge. J'étais si fâché des retours qu'il devait faire sur lui-même, que, +lorsqu'il m'a nommé une de mes tantes, que nous avons perdue à vingt ans, j'ai +Senti une sorte de douceur à lui apprendre qu'elle était morte si jeune: et +lui-même, probablement sans s'en rendre raison, s'est arrêté avec elle, ne m'a +plus parlé que d'elle, et s'est beaucoup étendu sur le danger des maladies vives +dans la jeunesse. Je suis entré dans ses idées; je ne m'occupais plus que de +lui; et réellement j'étais si malheureux de l'avoir attristé, que j'aurais +consenti volontiers à passer le reste du jour à l'écouter ou à le distraire. +Après dîner, nous sommes retournés dans le salon. Monsieur de Sénange s'est +endormi dans son immense fauteuil; Adèle s'est mise à un grand métier de +tapisserie; et moi je me suis rapproché d'elle. Je la regardais travailler avec +plaisir. J'étais bien aise que le sommeil de son mari, la forçant à parler bas, +nous donnât un air de confiance et d'intimité, auquel je n'aurais pas osé +prétendre. Le respect qu'elle paraissait avoir pour son repos, sa douceur, tout +faisait renaître en moi le premier intérêt qu'elle m'avait inspiré. +En observant la simplicité de sa parure, j'ai osé lui dire que je la trouvais +presque aussi belle que le jour où elle était sortie du couvent; elle m'a +répondu assez sèchement, qu'elle ne faisait jamais sa toilette que le soir. J'ai +vu qu'elle aurait été bien fâchée que je crusse que c'était pour moi qu'elle +avait renoncé à tout son éclat; mais le craindre autant, n'était-ce pas me +prouver un peu qu'elle y avait pensé? Elle m'a fait beaucoup d'excuses de +m'avoir reçu en tiers avec eux, a dit que, sa mère étant malade, elle n'avait +pas osé inviter du monde sans elle…; que si elle avait su où je demeurais, elle +m'aurait fait prier de prendre un autre jour…. et, sans attendre ma réponse, +elle s'est levée, en me demandant la permission d'aller rejoindre sa mère. Elle +a fait venir quelqu'un pour rester auprès de son mari, et, marchant sur la +pointe des pieds, elle est sortie pour aller remplir d'autres devoirs. Je l'ai +conduite jusqu'à l'appartement de sa mère. Avant de me quitter, elle m'a +renouvelé encore toutes ses excuses… Dites-moi, Henri, pourquoi cet excès de +politesse m'affligeait? Pouvais-je attendre d'elle plus de bonté, plus de +confiance? — Lorsqu'à l'Opéra elle me reconnut, m'appela, me reçut avec l'air si +content de me revoir, n'ai-je pas cherché à lui déplaire, à l'offenser? Sans la +connaître, n'ai-je pas osé la juger, lui montrer que je la blâmais, et de quoi? +D'avoir, à seize ans, paru s'amuser d'un spectacle vraiment magique, et qu'elle +voyait pour la première fois. Si je la croyais malheureuse, n'était-il pas +affreux de lui faire un crime d'un moment de distraction, de chercher à lui +rappeler ses peines, à en augmenter le sentiment?… Ah! j'ai été insensé et +cruel: est-il donc écrit que je serai toujours mécontent de moi ou des +autres? +LETTRE VII. +Paris, ce 29 juin. +Je suis retourné chez Adèle; on m'a dit que sa mère étant très-mal, elle ne +recevait personne. Voilà donc encore un malheur qui la menace, et elle n'aura +pas près d'elle un ami qui la console, un cœur qui l'entende. Sans ma ridicule +Sévérité, peut-être ses yeux m'auraient-ils cherché: j'avais vu couler ses +larmes, elle m'avaient attendri; n'était-ce pas assez pour qu'elle crût à mon +intérêt? A son âge, l'âme s'ouvre si facilement à la confiance! la moindre +marque de compassion paraît de l'amitié; la plus légère promesse semble un +engagement sacré; le premier bonheur de la jeunesse est de tout embellir. Avant +de me revoir, je suis sûr que, dans ses peines, la pensée d'Adèle s'est toujours +reportée vers moi. Lorsque je l'ai retrouvée, ses brillaient de joie; son cœur +venait au-devant du mien; pourquoi l'ai-je repoussé! — Je crois bien qu'il +n'entrait dans ses sentiment, que le souvenir de ses religieuses, de son +couvent, du premier moment où elle en est sortie. Elle me voyait encore le +témoin, le consolateur de son premier chagrin. Enfin elle me recevait comme un +ami; et j'ai glacé, jusqu'au fond de son cœur, ces douces émotions qu'elle +ressentait avec tant d'innocence et de plaisir! — Cette idée me fait mal. — Si +je pouvais la voir, lui dire combien elle m'avait occupé; lui apprendre les +projets que j'avais formés, tout le bonheur qu'ils m'avaient fait entrevoir, je +crois que la paix renaîtrait dans mon âme, que le calme me reviendrait à mesure +que je lui parlerais. Il ne m'est plus permis de paraître indifférent: l'intérêt +vif qu'elle m'avait inspiré peut seul m'excuser et faire naître son +indulgence. +Lorsqu'elle m'aura pardonné, qu'elle ne me croira plus ni injuste, ni trop +Sévère, je serai tranquille; et alors je verrai si je dois continuer mes +voyages, ou céder au désir que j'ai d'aller vous retrouver. +LETTRE VIII. +Paris, ce 4 juillet. +Adèle ne reçoit encore personne, mais sa mère est mieux; ainsi je suis un peu +moins tourmenté. — Que je voudrais qu'elle fût heureuse! son bonheur m'est +devenu absolument nécessaire; ses peines ont le droit de m'affliger, et je sens +cependant que sa joie et ses plaisirs ne sauraient suspendre mes ennuis. — Mais +enfin, sa mère est mieux; jouissons au moins de ce moment de tranquillité. +Cette nouvelle ayant un peu dissipé ma sombre humeur, je me crus plus sociable, +et j'allai hier à une grande assemblée chez la duchesse de . +Il y avait beaucoup de monde, et surtout beaucoup de femmes. Ne connaissant +presque personne, je me mis dans un coin à examiner ce grand cercle. Vous +croyez bien que je n'ai pas perdu cette occasion d'essayer le beau système +que vous avez découvert. Je m'amusai donc à chercher, d'après l'extérieur et +la manière d'être de chacune de ces femmes, les défauts ou les qualités des +gens qu'elles ont l'habitude de voir; ce qui, à une première vue, est, comme +vous le prétendez, beaucoup plus aisé à deviner qu'il n'est facile de les +juger elles-mêmes. Il y en avait une d'environ trente ans, qui n'a pas dit +un mot, et qui était toujours dans l'attitude d'une personne qui écoute, +approuvant seulement par des signes de tête. Voilà qui est clair, me suis-je +dit; c'est une pauvre femme dont le mari est si bavard qu'il l'a rendue +muette: je suis sûr que depuis des années il lui a été impossible de placer +un mot dans leur conversation. Quoique je n'en doutasse pas, je voulus m'en +assurer; et me rapprochant d'un homme vêtu de noir, d'une figure assez +grave, et qui se tenait, comme moi, dans un coin, à observer tout le monde +Sans parler à personne: "Oserais-je vous demander, lui dis-je, si cette +dame, qui est là-bas en brun? — Où? — Celle qui est si bien mise, à laquelle +il ne manque pas une épingle? — Hé bien? — Si cette dame n'a pas un mari +fort bavard? — Je ne le connais pas: ils sont séparés depuis long-temps. — +Séparés!… mais au moins, ajoutai-je, son meilleur ami ne parle-t-il pas +beaucoup? — Affreusement: avec de l'esprit; il en est insupportable. — J'en +Suis charmé, m'écriai-je. — Et pourquoi donc cela vous fait-il tant de +plaisir?" Alors je lui expliquai votre système, qu'il saisit avidement; et +toujours jugeant, sur les personnes que nous voyions, le caractère de celles +qui étaient absentes, nous fîmes des découvertes qui auraient fort étonné +ces dames. Je me suis très-amusé: mais apparemment que je n'en avais pas +l'air, car nous entendîmes une jeune femme qui disait en me regardant: +Comme les Anglais sont tristes! Je devinai que cela +pouvait bien signifier, comme lord Sydenham est ennuyeux!* et mon +compagnon l'ayant pensé comme moi, je m'en allai très-satisfait de mes +observations, et regrettant seulement de ne vous avoir pas eu avec nous, pour +vous voir jouir de ce nouveau succès. +LETTRE IX. +Paris, ce 12 juillet. +Je passai hier à la porte d'Adèle; on me dit encore qu'elle ne recevait personne. +J'allais partir, lorsque mon bon génie m'inspira de demander des nouvelles de +monsieur de Sénange; On me répondit qu'il était chez lui, et tout de suite les +portes s'ouvrirent. Ma voiture entra dans la cour; je descendis, tout étourdi de +cette précipitation, et ne sachant pas trop si j'étais bien aise ou fâché de +faire cette visite. — Un valet de chambre me conduisit dans le jardin où il +était. Je l'aperçus de loin qui se promenait appuyé sur le bras d'Adèle. En la +voyant je m'arrêtai, indécis, et souhaitais de m'en aller; car, puisqu'elle +m'avait fait défendre sa porte, il m'était démontré qu'elle ne désirait pas de +me voir: mais le valet de chambre avançait toujours, et il fallut bien le +Suivre. +Lorsqu'il m'eut annoncé, le marquis et sa femme se retournèrent pour venir +au-devant de moi. Je les joignis avec un embarras que je ne saurais vous rendre. +Un trouble secret m'avertissait que j'étais désagréable à Adèle; que peut-être +Son vieux mari ne me reconnaîtrait plus. Je me sentis rougir; je baissais les +yeux; et je ne conçois pas encore comment je ne suis pas sorti, au lieu de leur +parler. Je les saluai, en leur faisant un compliment qu'ils n'entendirent +Sûrement pas, car je ne savais pas ce que je disais. +Monsieur de Sénange me reprocha d'avoir été si long-temps sans les voir. — Je lui +dis que j'étais venu bien des fois, et n'avais pas été assez heureux pour les +trouver. — Adèle, alors, crut devoir m'apprendre la maladie de sa mère, qui, +pendant long-temps, l'avait empêchée de recevoir du monde; et son départ pour +les eaux, qui, la laissant privée de toute surveillance maternelle, l'obligeait +à garder encore la même retraite. "Mais, ajouta-t-elle, toutes les fois que vous +viendrez voir monsieur de Sénange, je serai très-aise si je me trouve chez lui." +Sa voix était si douce, que j'osai lever les yeux et la regarder: la sérénité de +Son visage, son sourire, me rendirent le calme et l'assurance. Je marchai auprès +d'eux, mesurant mes pas sur la faiblesse de monsieur de Sénange. J'éprouvais une +Sorte de satisfaction à imiter ainsi la bonne, la complaisante Adèle. +Après quelques minutes de conversation, je me sentis si à mon aise; monsieur de +Sénange était de si bonne humeur, que je me crus presque de la famille: et sa +canne étant tombée, au lieu de la lui rendre, je pris doucement sa main, et la +passai sous mon bras, en le priant de s'appuyer aussi sur moi. Il me regarda en +Souriant, et nous marchâmes ainsi tous trois ensemble. Hélas! il fut bien +long-temps pour traverser une très-petite distance, un chemin qu'Adèle aurait +fait en un instant si elle eût été seule. Je l'admirais de ne pas témoigner la +moindre impatience, le plus léger mouvement de vivacité. Enfin nous arrivâmes +auprès d'une volière, devant laquelle il s'assit; je restai avec lui. Pour +Adèle, elle fut voir ses oiseaux, leur parler, regarder s'ils avaient à manger; +et continuellement, allant à eux, revenant à nous, ne se fixant jamais, elle +S'amusa sans cesser de s'occuper de son mari, et même de moi. Nous restâmes là +jusqu'au coucher du soleil. L'air était pur, le temps magnifique; Adèle était +aimable et gaie; les regards de monsieur de Sénange m'exprimaient une affection +qui m'étonnait. Dans un moment où elle était auprès de ses oiseaux, il me dit +avec attendrissement: "Je suis bien coupable de n'avoir pas d'abord reconnu +votre nom: je ne me le pardonnerais point, s'il n'avait été indignement +prononcé. Lorsque j'ai été en Angleterre, j'ai contracté envers votre famille +les plus grandes obligations. J'ai aimé votre mère comme ma fille; je veux vous +chérir comme mon enfant. Un jour je vous conterai des détails qui vous feront +bénir ceux à qui vous devez la vie." Adèle revint, et il changea aussitôt de +conversation. Je ne pus ni le remercier, ni l'interroger; mais s'il n'a besoin +que d'un cœur qui l'aime, il peut compter sur mon attachement. +Sans pouvoir définir cette sorte d'attrait, je me sentais content près d'eux. +Adèle voulut savoir si je trouvais sa volière jolie. Je lui répondis qu'elle +allait bien avec le reste du jardin. Ce n'était pas en faire un grand éloge, car +il est affreux: c'est l'ancien genre français dans toute son aridité; du bois, +du sable et des arbres taillés. La maison est superbe; mais on la voit tout +entière. Elle ressemble à un grand château renfermé entre quatre petites +murailles; et ce jardin, qui est immense pour Paris, paraissait horriblement +petit pour la maison. Cette volière toute dorée était du plus mauvais goût. +Adèle me demanda si j'avais de beaux jardins, et surtout des oiseaux? — Beaucoup +d'oiseaux, lui dis-je; mais les miens seraient malheureux s'ils n'étaient pas en +liberté. J'essayai de lui peindre ce parc si sauvage que j'ai dans le pays de +Galles: cela nous conduisait à parler de la composition des jardins. Elle +m'entendit, et pria son mari de tout changer ans le leur, et d'en planter un +autre sur mes dessins. Il s'y refusa avec le chagrin d'un vieillard qui regrette +d'anciennes habitudes; mais dès que je lui eus rappelé les campagnes qu'il avait +vues en Angleterre, il se radoucit. Les souvenirs de sa jeunesse ne l'eurent pas +plutôt frappé, qu'il me parla de situations, de lieux qu'il n'avait jamais +oubliés; et bientôt il finit par désirer aussi, que toutes ces allées sablées +fussent changées en gazons. Ils exigèrent donc que je vinsse aujourd'hui, dès le +matin, avec des dessins, avec un plan qui pût être exécuté très-promptement: +ainsi me voilà créé jardinier, architecte, et, comme ces messieurs, ne doutant +nullement de mes talents ni de mes succès. — Adieu, mon cher Henri; trouvez bon +que je vous quitte pour aller joindre mes nouveaux maîtres. +LETTRE X. +Paris, ce 15 juillet. +J'arrivai chez monsieur de Sénange avec mon porte-feuille et mes crayons; il +n'était que midi juste, et cependant Adèle avait l'air de m'attendre depuis +long-temps. Voyons, voyons , me cria-t-elle du plus loin +qu'elle m'aperçut. J'osai lui représenter en souriant, que les ayant quittés la +vielle à la fin du jour, et revenant d'aussi bonne heure le lendemain, il était +impossible que j'eusse eu le temps de travailler. Que ferons-nous donc? dit-elle +d'un air un peu boudeur. — Je lui proposai de dessiner. — Aussitôt elle donna +pour avoir une grande table, auprès de laquelle je m'établis. Monsieur de +Sénange fit apporter les plans de sa maison, et ceux du jardin. Je mesurai le +terrain, calculai les effets à ménager, les défauts à cacher, les différents +arbres qu'on emploierait, ceux qu'il fallait arracher, les sentiers, les gazons, +les touffes de fleurs, la volière surtout; je n'oubliai rien. Cependant Adèle +voulait une rivière, et comme il n'y avait pas une goutte d'eau dans la maison, +il s'éleva entre'eux un différend dont j'aurais bien voulu que vous fussiez +témoin. Elle mit tout son esprit à prouver la facilité d'en établir une. Son +mari l'écoutait avec bonté; s'en moquait doucement, louait avec admiration +l'adresse qu'elle employait à rendre vraisemblable une chose impossible: elle +riait, s'obstinait, mais ne montrait de volonté que ce qu'il en faut pour être +plus aimable en se soumettant. Enfin ils finirent par décider que ma peine +Serait perdue, et qu'on ne changerait rien au jardin; mais que monsieur de +Sénange ayant une fort belle maison à Neuilly, au bord de la Seine, ils iraient +S'y établir; "et là, dit-il à Adèle, il y a une île de quarante arpent; je vous +la donne. Vous y changerez, bâtirez, abattrez tant qu'il vous plaira; tandis que +moi je garderai cette maison-ci telle qu'elle est. Ces arbres, plus vieux que +moi encore, et qu'intérieurement je vous sacrifiais avec un peu de peine, l'été, +me garantiront du soleil, l'hiver, me préserveront du froid; car à mon âge tout +fait mal. Peut-être aussi la nature veut-elle que nos besoins et nos goûts nous +rapprochent toujours des objets avec lesquels nous avons vieilli. Ces arbres, +mes anciens amis, vous les couperiez! ils me sont nécessaires…." Adèle, +ajouta-t-il avec attendrissement, "puissiez-vous dans votre île, planter des +arbres qui vous protégent aussi dans un âge bien avancé!…" Elle prit sa main, la +pressa contre son cœur, et il ne plus question de rien changer. Elle déchira +mes plans, mes dessins, sans penser seulement à m'en demander la permission, ou +à m'en faire des excuses. Son cœur l'avertissait, j'espère, qu'elle pouvait +disposer de moi. +Le reste de la journée se passa en projets, en arrangement pour ce petit voyage. +Adèle sautait de joie en pensant à son île. Il y aura, disait-elle, des jardins +Superbes, des grottes fraîches, des arbres épais: rien n'était commencé, et déjà +elle voyait tout à son point de perfection!…. Heureux âge!… je vous remerciais +pour elle, avenir brillant, mais trompeur! ah! lorsque le temps lui apportera +des chagrins, au moins ne la laissez jamais sans beaucoup d'espérances!…. +Je ne pouvais m'empêcher de sourire, en l'entendant parler de la campagne, comme +Si j'avais toujours dû la suivre. Tous les moment du jour étaient déjà destinés: +" Nous déjeûnerons à dix heures, me disait-elle; +ensuite, nous irons dans l'île; à trois heures nous dînerons;" et toujours nous . +Je n'osais ni l'approuver, ni l'interrompre, lorsque monsieur de Sénange, averti +peut-être par ces nous continuels, pensa à me proposer +d'aller avec eux. La pauvre petite n'avait sûrement pas imaginé que cela pût +être autrement, car elle l'écouta avec un étonnement marqué, et attendit ma +réponse dans une inquiétude visible. Je l'avoue, Henri, je restai quelques +moment indécis, comme cherchant dans ma tête si je n'avais pas d'autres +engagements; mais c'était pour jouir de l'intérêt qu'elle paraissait y attacher: +et lorsque j'acceptai, tous ses projets et sa gaieté revinrent. Elle continua +jusqu'au soir, que je les quittai, promettant de venir aujourd'hui pour les +accompagner à Neuilly; cependant j'attendrai que j'y sois arrivé pour croire à +ce voyage. Il y a déjà trois jours de passés, et peut-être a-t-elle quitté, +repris et changé vingt fois de détermination. Elle a si vite renoncé à mon +jardin anglais, que cela m'inspire un peu de défiance. +LETTRE XI. +Neuilly, ce 16 juillet. +C'est de Neuilly que je vous écris, mon cher Henri; nous y sommes depuis hier, et +j'ai déjà trouvé le moyen d'être mécontent d'Adèle et de lui déplaire. Lorsque +j'arrivai chez monsieur de Sénange, elle était si pressée d'aller voir son île, +qu'à peine me donna-t-elle le temps de le saluer; il fallut partir tout de +Suite. "Allons, venez," lui dit-elle en prenant son bras pour l'emmener. — Il se +leva; mais au lieu d'aider sa marche affaiblie, elle l'entraînait plutôt qu'elle +ne le soutenait. Dans une grande maison, le moindre déplacement est une +véritable affaire. Tous les domestiques attendaient dans l'antichambre le +passage de leurs maîtres; les uns pour demander des ordres, les autres pour +rendre compte de ceux qu'ils avaient exécutés. Chacun d'eux avait quelque chose +à dire, et Adèle répondait à tous: oui, oui, oui , sans +même les avoir entendus. Son mari voulait-il leur parler? elle ne lui en +laissait pas le temps, et l'entraînait toujours vers la voiture. Cette +impatience me déplut; je pris l'autre bras de monsieur de Sénange, et lui +Servant de contrepoids, je m'arrêtais avec égard dès qu'il paraissait vouloir +écouter ou répondre. J'espérais que cette attention rappellerait le respect +d'Adèle; mais l'étourdie ne s'en aperçut même pas. — Elle répétait sans cesse: +dépêchons-nous donc; venez donc; allons-nous-en vite : +enfin son mari la suivit et nous montâmes en voiture. Ah! un vieillard qui +épouse une jeune personne, doit se résigner à finir sa vie avec un enfant ou +avec un maître; trop heureux encore quand elle n'est pas l'un et l'autre! +Cependant Adèle fut plus aimable pendant le chemin. Il est vrai qu'elle ne cessa +de parler des plaisirs dont elle allait jouir: mais au moins y joignait-elle un +Sentiment de reconnaissance, et elle lui disait je serai +heureuse , comme on dit je vous remercie . Je +commençais à lui pardonner, peut-être même à la trouver trop tendre, lorsque +nous arrivâmes à Neuilly. Imaginez, Henri, le plus beau lieu du monde, qu'elle +ne regarda même pas; une avenue magnifique, une maison qui partout serait un +château superbe; rien de tout cela ne la frappa. Elle traversa les cours, les +appartements sans s'arrêter, et comme elle aurait fait un grand chemin. Ce qui +était à eux deux ne lui paraissait plus suffisamment à elle. C'était à son île +qu'elle allait; c'était là seulement qu'elle se croirait arrivée; mais comme il +était trois heures, monsieur de Sénange voulut dîner avant d'entreprendre cette +promenade. Adèle fut très-contrariée, et le montra beaucoup trop; car elle alla +même jusqu'à dire que n'ayant pas faim, elle ne se mettrait pas à table, et +qu'ainsi, elle pourrait se promener toute seule, et tout de suite. — Monsieur de +Sénange prit un peu d'humeur. "Et vous, mylord, me dit-il, voudrez-vous bien me +tenir compagnie? — Oui, assurément, lui répondis-je, et j'espère que madame de +Sénange nous attendra, pour que nous soyons témoins de sa joie, à la vue d'une +première propriété. — Ah! reprit son mari, j'en aurais joui plus qu'elle!" — +Adèle sentit son tort, baissa les yeux, et alla se mettre à une fenêtre; elle y +resta jusqu'au moment où l'on vint avertir qu'on avait servi. J'offris mon bras +à monsieur de Sénange, car sa goutte l'oblige toujours à en prendre un. — Elle +nous suivit en silence, et notre dîner sa passa assez tristement. Adèle ne me +regarda, ni ne me parla. En sortant de table, monsieur de Sénange nous dit qu'il +était fatigué, et voulait se reposer; il nous pria d'aller sans lui à cette +fameuse île. "Adèle, ajouta-t-il avec bonté, nous avons eu un peu d'humeur; mais +vous êtes un enfant, et je dois encore vous remercier de me le faire oublier +quelquefois." — Elle avoua qu'elle avait été trop vive, lui en fit les plus +touchantes excuses, et parut désirer de bonne foi d'attendre son réveil pour se +promener. Il ne le voulut pas souffrir. Elle insista; mais il nous renvoya tous +deux, et nous partîmes ensemble. +Nous marchâmes long-temps, l'un auprès de l'autre, sans nous parler. Elle gagna +le bord de la rivière, et s'asseyant sur l'herbe, en face de son île, elle me +dit: "J'ai été bien maussade aujourd'hui; et vous m'avez paru un peu austère. Au +Surplus, continua-t-elle en riant, je dois vous en remercier: il est bien +Satisfaisant de trouver de la sévérité, lorsqu'on n'attendait que de la +politesse et de la complaisance." Cette plaisanterie me déconcerta, et je pensai +qu'effectivement elle avait dû me trouver un censeur fort ridicule. Elle ajouta: +"Je me punirai, car j'attendrai que monsieur de Sénange puisse venir avec nous +pour jouir de ses bienfaits. Je suis trop heureuse d'avoir un sacrifice à lui +faire." Cette dernière phrase fut dite de si bonne grâce, que je me reprochai +plus encore ma pédanterie. "Si vous saviez, lui dis-je, combien vous me +paraissez près de la perfection, vous excuseriez ma surprise, lorsque je vous ai +vu un mouvement d'impatience que, dans une autre, je n'eusse pas même remarqué. +— N'en parlons plus," me répondit-elle en se levant; elle regarda l'autre côte +du rivage, comme elle aurait fait un objet chéri, et le salua de la tête, en +disant: "A demain, aujourd'hui j'ai besoin d'une privation pour me raccommoder +avec moi-même." — Elle s'en revint gaiement: monsieur de Sénange venait de +S'éveiller lorsque nous rentrâmes. Adèle fit charmante le reste de la journée, +et lui montra une si grande envie de réparer son étourderie, que sûrement il +l'aime encore mieux qu'il ne l'aimait la veille. — Quant à moi, Henri, je +resterai ici, au moins jusqu'à ce que monsieur de Sénange m'ait appris les +raisons qui le portent à me témoigner un si touchant intérêt, et à me traiter +avec tant de bonté. +LETTRE XII. +Neuilly, ce 18 juillet. +Enfin, elle a pris possession de son île. Hier matin nous +nous réunîmes, à neuf heures, pour déjeuner. Monsieur de Sénange avait l'air +plus satisfait qu'il ne me l'avait encore paru. La joie brillait dans les yeux +d'Adèle; mais elle tâchait de ne montrer aucun empressement; seulement elle ne +mangea presque point. Pour moi, je pris une tasse de thé; et comme il faut, je +crois, que je sois toujours inconséquent, du moment qu'Adèle montra une +déférence respectueuse pour son mari, je commençai à le trouver d'une lenteur +insupportable. Sa main soulevait sa tasse avec tant de peine; il regardait si +attentivement chaque bouchée, la retournait de tant de manières avant de la +manger, faisait de si longues pauses entre un morceau et l'autre, que +j'éprouvais encore plus d'impatience qu'elle n'en avait eu la veille. Si elle +avait pu lire dans mon cœur, elle aurait été bien vengée de ma sévérité. Après +une mortelle heure, son déjeuner finit. Il s'assit dans un grand fauteuil +roulant, et ses gens le traînèrent jusqu'au bord de la rivière. Pour Adèle, elle +y alla toujours sautant, courant, car sa jeunesse et sa joie ne lui permettaient +pas de marcher. — Arrivés auprès du bateau, nous eûmes bien de la peine à y +faire entrer monsieur de Sénange; et c'est là que la vivacité d'Adèle disparut +tout-à-coup. Avec quelle attention elle le regarda monter! Que de prévoyance +pour éloigner tout ce qui pouvait le blesser! Quelles craintes que le bateau ne +fût pas assez bien attaché! Et moi, qui suis tous ses mouvement, qui voudrais +deviner toutes ses pensées, quel plaisir je ressentis lorsque approchés de +l'autre bord, le pied dans son île, je lui vis la même occupation, les mêmes +Soins, les mêmes inquiétudes, jusqu'à ce que monsieur de Sénange fût replacé +dans son fauteuil, et pût recommencer sa promenade. Alors elle nous quitta, et +Se mit à courir, sans que ni la voix de son mari, ni la mienne, pussent la faire +revenir. Je la voyais à travers les arbres, tantôt se rapprochant du rivage, +tantôt rentrant dans les jardins; mais en quelque lieu qu'elle s'arrêtât, +c'était toujours pour en chercher un plus éloigné. Quoique j'eusse bien envie de +la suivre, je ne quittai point monsieur de Sénange. Il fit avancer son fauteuil +Sous de très-beaux peupliers qui bordent la rivière, et renvoyant ses gens, il +me dit qu'il était temps que je susse les raisons qui lui donnaient de l'intérêt +pour moi. — "Mon jeune ami, il faut que vous me pardonniez de vous parler de mon +enfance, me dit-il; mais elle a tant influé sur le reste de ma vie, que je ne +puis m'empêcher de vous en dire quelques mots. Ne vous effrayez pas, si je +commence mon histoire de si loin; je tâcherai de vous ennuyer le moins +possible. +"Mon père n'estimait que la noblesse et l'argent; et peut-être ne me +pardonnait-il d'être l'héritier de sa fortune, que parce que j'étais en même +temps le représentant de ses titres. J'avais perdu ma mère en naissant; et toute +ma première enfance se passa avec des gouvernantes, sans jamais voir mon père. A +Sept ans il me mit au collège, dont je ne sortais que la veille de sa fête et le +premier jour de l'an, pour lui offrir mon respect. Les parents ne savent pas ce +qu'ils perdent de droits sur leurs enfants, en ne les élevant pas eux-mêmes. +L'habitude de leur devoir tous ses plaisirs, d'obéir aveuglément à toutes leurs +volontés, laisse un sentiment de déférence qui ne s'efface jamais, et que +j'étais bien éloigné d'éprouver. Je ne voyais dans mon père, qu'un homme que le +hasard avait rendu maître de ma destinée, et dont aucune des actions ne pouvait +me répondre que ce fût pour mon bonheur. Le jour même que je sortis du collège, +il me fit entrer au service, en me recommandant d'être sage, avec une sécheresse +qui approchait de la dureté; et sans y joindre le moindre encouragement, sans me +promettre la plus légère marque de tendresse, si je réussissais à lui plaire. +Aussi, à peine fus-je à mon régiment, que j'y fis des dettes, des sottises, et +que je me battis. Mon père me rappela près de lui; il me reçut avec une humeur, +une colère épouvantable. Loin de me corriger, il m'apprit seulement qu'il avait +aussi des défauts. Je me mis à les examiner avec soin; et chaque jour, au lieu +de l'écouter, je le jugeais avec une sévérité impardonnable. Il voulut me +marier, et, disait-il, m'apprendre l'économie: j'étais né le plus prodigue et le +plus indépendant des hommes. Mon père, qui ne s'était jamais occupé de mon +éducation, fut tout étonné de me trouver des goûts différents des siens, et une +résistance à ses ordres que rien ne put vaincre. Il se fâcha; je persistai dans +mes refus: ils le rendirent furieux; je me révoltai; et moi, que plus de bonté +aurait rendu son esclave, rien ne pouvait plus ni me toucher ni me contenir. +J'étais devenu inquiet, ombrageux. Revenait-il à la douceur? je craignais que ce +ne fût un moyen de me dominer. Sa sévérité me blessait plus encore. Toujours en +garde contre lui, contre moi, je le rendais fort malheureux, et je passais pour +un très-mauvais sujet. Je le serais devenu, si un de ses amis ne lui eût +conseillé d'éloigner ce monstre qui faisait le tourment de sa vie. On me proposa +de sa part, de voyager: j'acceptai avec joie, et je choisis l'Angleterre, parce +que le mer qu'il fallait traverser, semblait nous séparer davantage. La veille +de mon départ, je demandai la permission de lui dire adieu; il refusa de me +voir, et je m'en allai charmé de ce dernier procédé, car mes torts me faisaient +désirer d'avoir le droit de me plaindre. +"J'arrivai à Calais, irrité contre mon père et toute ma famille. On me dit qu'un +paquebot, loué par mylord B… votre grand-père, allait partir dans l'instant. Je +lui fis demander la permission de passer avec lui; il y consentit. En entrant +Sur le pont, je vis une femme de vingt-cinq ans, assise sur des matelas dont on +lui avait fait une espèce de lit. Elle nourrissait un enfant de sept à huit +mois, qu'elle caressait avec tant de plaisir, que je m'attendris sur moi-même, +et sur le malheureux sort qui m'avait empêché de recevoir jamais d'aussi tendres +Soins. Quatre autres enfants l'entouraient: son mari la regardait avec affection; +Ses gens s'empressaient de la servir; mais aucun ne parla français. Je tenais, +dans ma main, une montre à laquelle était attachée une fort belle chaîne d'or +avec beaucoup de cachets; elle frappa un de ces enfants qu'on promenait encore à +la lisière: il se traîna vers moi; et me tendant ses petites mains, il semblait +vouloir attraper ce qui lui paraissait si brillant. Je descendis la chaîne à sa +portée, et la faisant sauter devant lui, je l'élevais dès qu'il était près de la +Saisir. Sa mère nous regardait avec un sourire inquiet; je voyais bien qu'elle +craignait que je ne prolongeasse ce jeu jusqu'à la contrariété. Touché d'une si +tendre sollicitude, je pris cet enfant dans mes bras, je lui donnai ma montre +pour jouer; et croyant que, puisqu'on n'avait pas parlé français, on ne devait +pas l'entendre, je lui dis tout haut, en l'embrassant: Ah! que +tu es heureux d'avoir encore une mère! La sienne me regarda, et je vis +qu'elle m'avait compris. Son père, qui jusque-là ne m'avait pas remarqué, se +rapprocha de moi; ne me parla point du sentiment de tristesse qui m'était +échappé, mais me fit de ces questions qui ne signifient que le désir de +commencer à se connaître. — Je lui répondis avec politesse et réserve. Pendant +ce peu de mots, l'enfant que je tenais encore, jeta ma montre par terre de toute +Sa force, et se pencha aussitôt, pour la reprendre. Elle n'était pas cassée; je +la lui rendis avant que sa mère eût eu le temps de me faire aucune excuse. Je +vis que cette complaisance m'avait attiré toute son affection; et sûrement, nous +étions amis avant de nous être parlé. Elle me pria de lui rapporter son enfant. +— Hélas! cette petite enfant s'est mariée depuis à votre père, et est morte en +vous donnant le jour; je ne pensais pas alors que je lui survivrais si +long-temps. — J'entendis, au son de voix de lady B… qu'elle la grondait en +anglais, en lui ôtant ma montre. La petite fille se mit à pleurer; mais, sans +lui céder, sa mère essaya de la distraire; elle lui montra d'autres objets qui +fixèrent son attention, et l'enfant riait déjà, que ses yeux étaient encore +pleins de larmes. — Lady B… me pria de lui cacher ma montre; car, me dit-elle, +il est encore plus dangereux de leur donner des peines inutiles, que de les +gâter par trop d'indulgence. +"Je le remis à causer avec le mari. Cependant le vent devint si fort, que nous +fûmes obligés de descendre dans la chambre: il augmenta toujours, et bientôt +nous fûmes en danger…. Mais je finirai le reste une autre fois, car voici madame +de Sénange: elle va jeudi passer la journée à son couvent; si cela ne vous +ennuyait pas trop, nous dînerions ensemble." — Je n'eus que le temps de +l'assurer que je serais très-aise de rester avec lui. +Adèle nous rejoignit extrêmement fatiguée de sa promenade; elle était enchantée +de ce qu'elle avait vu, et cependant ne parlait que de tout changer. Monsieur de +Sénange avait du monde à dîner; nous rentrâmes bien vite pour nous habiller. +Je restai fort occupé de tout ce qu'il venait de me raconter. Je me demandais +comment tous les pères voulant conduire leurs enfants, il y en a si peu qui +imaginent d'être pour eux ce qu'on est pour ses amis, pour toutes les liaisons +auxquelles on attache du prix? L'enfance compare de si bonne heure, qu'il est +nécessaire d'être aimable pour elle. Il faut lui paraître le meilleur des pères, +pour pouvoir se faire craindre, sans risquer un moment d'être moins aimé. Alors +on n'a pas besoin de présenter toujours la reconnaissance comme un devoir; elle +devient un sentiment, et les obligations en sont mieux remplies. Adieu, mon cher +Henri; je vous écrirai aussitôt que monsieur de Sénange aura fini de m'apprendre +ce qui le concerne. +LETTRE XIII. +Neuilly, ce 21 juillet. +Adèle est partie ce matin, de fort bonne heure, pour son couvent; je suis resté +Seul avec monsieur de Sénange. Je sentais une sorte de plaisir à la remplacer +dans les soins qu'elle lui rend. Aussitôt après dîner, je l'ai conduit sur une +terrasse qui est au bord de la Seine; ses gens nous ont apporté des fauteuils, +et il a continué son histoire. +"Je ne vous ferai point, m'a-t-il dit, le détail des dangers que nous courûmes. +J'en fus peu effrayé; non qu'un excès de courage m'aveuglât sur notre situation, +ou m'y rendît insensible: mais j'étais si occupé de la terreur dont cette jeune +femme était saisie! Elle regardait ses enfants avec tant d'amour! elle les +prenait dans ses bras, et les pressait contre son cœur, comme si elle eût pu +les sauver ou les défendre. Je ne tremblais que pour elle, et je suis sûr qu'un +grand intérêt, non-seulement empêche la crainte, mais distrait de la douleur +même; car après que le premier danger fut passé, je m'aperçus que je m'étais +fait une forte contusion à la tête, sans que j'aie pu alors me rappeler ni où ni +comment. +"Quand nous fûmes un peu plus tranquilles, mylord B… vint à moi, et me jura une +amitié que rien, disait-il, de pouvait plus détruire. Effectivement, dans ces +moment de trouble, on se montre tel que l'on est; et peut-être me savait-il gré +de n'avoir pas un instant pensé à moi-même. Pour lui, toujours froid, toujours +raisonnable, il s'occupait de sa femme avec le regret de la voir souffrir, mais +Sans rien prévoir de ce qui pouvait la soulager, ou tromper son inquiétude. Nous +arrivâmes à Douvres le lendemain au soir. Lady B… avait à peine la force de +marcher: on la porta jusqu'à l'auberge, où elle se coucha; et je ne la revis +plus du reste de la journée. Son mari vint me retrouver; nous soupâmes ensemble. +Pendant le repas, m'ayant entendu dire qu'aucune affaire ne m'appelait +directement à Londres, et que la curiosité ne m'y attirait même pas, il me +proposa d'aller passer quelques semaines dans leur terre qui n'était qu'à une +petite distance de cette ville. J'y consentis avec un sentiment de répugnance +que je ne pouvais m'expliquer, et qui me tourmentait malgré moi; je crois que le +cœur pressent toujours les peines qu'il doit éprouver. Cependant aucune bonne +raison ne se présentant pour justifier mon refus, j'acceptai, par cette sorte +d'embarras, qui est une suite naturelle de la manière dont on m'avait élevé. Il +fut décidé que nous partirions le lendemain de bonne heure. Je me retirai dans +ma chambre, contrarié; je fus long-temps sans pouvoir m'endormir: je m'éveillai +de mauvaise humeur; j'étais fâché de les suivre, je l'aurais été encore plus de +rester. Lady B… m'attendait; elle me fit les plus touchant remercîmens pour les +Soins que je lui avais rendus; et me présentant ses enfants, elle leur dit de +m'aimer, parce que je serais toujours l'ami de leur père et le sien. Je les +embrassai tous, et après le déjeuner nous partîmes. Je montai dans sa voiture; +les enfants allèrent dans la mienne. Je ne vous ferai point la description de la +terre de lord B…; vous devez la connaître aussi bien que moi, mais pas mieux, +ajouta-t-il, car c'est le temps de ma vie, peut-être le seul, dont j'aie +parfaitement conservé le souvenir. Depuis le premier moment où j'aperçus lady B… +jusqu'au jour où je m'éloignai d'elle, il n'est pas un instant dont je ne me +Souvienne. Il semble que ce soit un temps séparé du reste de ma vie; avant, +après, j'ai beaucoup oublié; mais tout ce qui la regarde m'est présent et cher. +Ce que je ne saurais vous rendre, c'est l'espèce de charme qui régnait autour +d'elle, et qui faisait que tout ce qui l'approchait paraissait heureux: une +réunion de qualités telles que j'ai mille fois entendu faire son éloge, et +presque toujours d'une manière différente; mais tous la louaient, car il +Semblait qu'elle eût particulièrement ce qui plaisait à chacun. +"Cependant j'étais dans une si triste disposition d'esprit, que les premiers +jours je fus peu frappé de tout le mérite de lady B…. Insensiblement je me +Sentis attiré près d'elle; et je l'aimais déjà beaucoup, sans avoir pensé à +l'admirer. Les premiers jours que je fus chez elle je me promenais seul; et +lorsque le hasard me faisait trouver avec du monde, je restais dans le silence, +Sans chercher à plaire, ni souhaiter d'être remarqué. Le mari, les entours de +Lady…. devaient dire de moi, que j'étais ennuyeux et sauvage; elle seule devina +que j'avais des chagrins et une timidité excessive. Elle essaya de me rapprocher +d'elle, et de me faire parler, en me questionnant sur des objets qu'elle +connaissait sûrement; aussi ne lui répondis-je que des demi-mots, qui ne +faisaient que m'embarrasser davantage. Sa bonté lui fit sentir qu'il fallait +d'abord m'accoutumer à elle, avant d'obtenir ma confiance. Elle me proposa de +l'accompagner dans ses promenades: dès le lendemain je commençai à la suivre. +Elle me fit faire le tour de son parc; et passant devant un temple qu'elle avait +fait bâtir, elle en prit occasion de me parler de la complaisance de son mari +pour ses goûts, et de sa reconnaissance. De ce jour, sans me rien dire que ce +qu'elle aurait permis que tout le monde sût, elle me traita avec un air de +confiance et d'estime qui m'entraînait et me flattait. C'est toujours en me +parlant d'elle-même que, peu à peu, elle m'amena à oser lui confier mes peines. +Alors elle me donna toute son attention: elle m'écoutait avec intérêt, me +questionnait sans curiosité, et finit par m'inspirer le besoin d'être toujours +avec elle, et de lui tout dire. Je trouvai en elle les avis et les consolations +d'une amie éclairée; une politesse dans le langage, qui aurait rappelé le +respect du plus audacieux, et une bienveillance dans les manières qui attirait +toutes les affections. Je lui parlai de mon père avec amertume; elle me plaignit +d'abord: mais bientôt, reprenant sur moi l'ascendant qu'elle devait avoir; sans +Se donner la peine d'examiner si mon père avait usé de trop de rigueur, peu à +peu elle me conduisit à penser que les torts des autres deviennent un titre à +l'estime, lorsqu'ils n'influent point sur notre conduite, mais ne sont jamais +une excuse lorsqu'ils nous irritent au point de nous rendre répréhensibles. +Enfin elle sut prendre tant d'empire sur mon esprit, que je n'avais plus une +Seule idée qu'elle ne devinât. Elle lisait sur ma figure, rectifiait toutes mes +opinions, et fit de moi, l'homme bon et honnête qui n'a jamais pensé à elle sans +devenir meilleur; et qui, depuis qu'il l'a connue, peut se dire qu'il n'existe +pas une seule personne à qui il ait fait un moment de peine. +"Je commençais à me trouver parfaitement heureux; j'adorais lady B…. comme les +Sauvages adorent le soleil; je la cherchais sans cesse. Mon père ne m'avait +point appris à cacher mes sentiment sous ces formes qui donnent, aux hommes et +aux choses, un poli qui les rend tous semblables: je ne vivais que pour elle, je +n'aimais qu'elle, et il n'était que trop facile de s'en apercevoir. Mylord B… ne +paraissait plus chez sa femme qu'aux heures des repas; il parlait fort peu, et +moins à moi qu'à personne. Je le remarquai sans m'en embarrasser; mais je la +voyais souvent pensive, et cela m'inquiétait vivement. +"Un jour, après dîner, au lieu de rester dans le salon avec ses enfants, elle +Suivit son mari et ne reparut plus du reste de la journée. Le soir, à l'heure du +Souper, ils vinrent tous deux se mettre à table. Je la trouvai fort pâle, et je +vis qu'elle avait beaucoup pleuré: j'en fus si bouleversé, que je ne cessai de +la regarder, sans m'apercevoir combien cette attention était inconvenante. Je ne +pensai plus au souper, j'oubliai de déployer ma serviette: elle ne mangea pas +non plus. Lord B… ne soupait jamais; et au bout de dix minutes, je l'entendis +qui poussait sa chaise avec humeur, en disant, que puisque personne n'avait +appétit, il était inutile de rester à table plus long-temps. — Lady B… toujours +douce, toujours occupée des autres, vint me dire qu'une forte migraine la +forçait à se retirer de bonne heure; mais qu'elle me priait de la suivre le +lendemain à sa promenade du matin. Je la regardai sans lui répondre, car je ne +pensais qu'à deviner ce qui pouvait l'avoir affligée. Elle me quitta, et ils +S'en allèrent ensemble. Je regagnai ma chambre, où, pour la première fois, je +connus à quel point je l'aimais. Je passai toute la nuit sans me coucher. +J'avais beau chercher, me creuser la tête, je ne concevais rien à sa douleur: et +me perdant en conjectures, je ne sentais, bien clairement, que le chagrin de lui +Savoir des peines, et le désir de donner ma vie pour la voir heureuse. +"Dès que le jour parut, j'allai me promener, jusqu'à l'heure où elle descendait +ordinairement: alors, ne la trouvant point dans le salon, je montai la chercher +chez ses enfants. Leur chambre était ouverte; je m'arrêtai en voyant lady B… +assise, le dos tourné à la porte, ayant ses quatre enfants à genoux devant elle; +le cinquième, qu'elle nourrissait encore, était sur ses genoux. Ces enfants +faisaient leur prière du matin: lorsqu'ils eurent prié pour la santé de leur +père et de leur mère, elle leur dit: Demandez aussi à Dieu que +monsieur de Sénange, qui a eu tant de soin de vous pendant la tempête, +n'éprouve aucun accident pour son retour . — Elle prit les deux petites +mains de ce dernier enfant, les joignit dans les siennes, en levant les yeux au +ciel, et sembla s'unir à leur prière. Je n'avais pas encore pensé à mon départ; +jugez de ce que devins, lorsque je l'entendis parler de voyage. Elle me trouva +encore appuyé sur la porte; je ne pouvais revenir de mon saisissement; elle +devina que je l'avais entendue, et m'emmena dans les jardins. Je la suivis sans +lui parler; elle garda aussi quelque temps le même silence: puis, le rompit +tout-à-coup, et me pria de l'écouter avec attention et sans l'interrompre." Lorsque je vous rencontrai , me dit-elle, je fus sensible à l'intérêt que je vous vis témoigner à mes +enfants; et dès-lors vous m'en inspirâtes un réel. Le danger que nous +courûmes ensemble, et votre sensibilité l'augmentèrent encore, mais la +mélancolie qui vous dominait, lorsque vous vîntes ici, me toucha davantage. +La première peine, le premier revers influe si essentiellement sur le reste +de la vie! Je craignais que livré à vous-même, seul, dans une terre +étrangère, vous ne pussiez résister à cette grande épreuve; et je vous +voyais près de vous laisser abattre par le malheur, au lieu de chercher à le +Surmonter. Je ne connaissais pas la cause de vos chagrins; j'essayai de +pénétrer dans votre cœur, et vous me devîntes vraiment cher. Vous savez si +je ne vous ai pas toujours donné les conseils que je voudrais que mes fils +reçussent de vous. Quel plaisir je ressentais lorsque j'avais adouci votre +caractère, rendu vos idées plus justes, vos dispositions plus heureuses! +Mais ce bonheur si innocent a été mal interprété; on m'accuse d'avoir pour +vous des sentiment trop tendres… "Ah! que je serais heureux, +m'écriai-je! Ne m'interrompez pas , me dit-elle, +Sévèrement; et reprenant bientôt sa bonté, sa bienveillance ordinaire, elle +ajouta: Mon mari en a pris de l'ombrage, sans que je m'en sois +doutée: hier il m'a avoué le tourment qu'il éprouve, et je lui ai promis que +vous partiriez aujourd'hui …. "Non, par pitié, non, lui dis-je, en +prenant ses mains dans les miennes; que deviendrais-je! je suis tout seul au +monde!" — Si même je m'oubliais jusqu'à permettre que vous +restassiez près de moi, vous ne pouvez y demeurer toujours: rendons notre +Séparation utile à tous deux; car vous ne voudriez pas faire le malheur de +ma vie en troublant le repos de lord B…. Allons, mon jeune ami, du courage, +vos chevaux vous attendent …. "Comment, mes chevaux! et qui les a +demandés?…" — Moi; ma tendre amitié a voulu vous éviter les +préparatifs d'une séparation trop affligeante pour nous ……." et +détournant ses yeux pleins de larmes, elle se leva. J'étais si frappé, je +m'attendais si peu à ce prompt éloignement, qu'il ne me vint aucune objection; +d'ailleurs, je ne savais que lui obéir. +"Elle regagna le château le plus vite qu'il lui était possible; et montant +aussitôt avec moi dans la chambre de ses enfants, elle sembla devenir plus calme +dans cet asile de paix et d'innocence. Cependant elle paraissait respirer avec +peine; mais bientôt reprenant son empire sur elle-même, elle me dit: Je ne sais quel pressentiment m'a toujours persuadé que je +mourrais jeune. Assurez-moi que si mes fils se trouvaient jamais dans votre +pays, comme je vous ai rencontré dans le mien, seuls, sans conseil, sans +parents, dans la jeunesse ou le malheur, jurez-moi que, vous souvenant de +leur mère, vous seriez leur ami et leur guide …. "Ah! je jure qu'ils +Seront toujours ce que j'aurai de plus cher. — Je les embrassai tous en leur +donnant les noms les plus tendres, et promettant solennellement de ne jamais les +oublier. — Ce n'est pas tout encore , ajouta-t-elle; s'il est vrai que j'aie adouci vos chagrins, que vous +partagiez l'amitié que vous l'avez inspirée; récompensez mes soins, en +allant, tout de suite, retrouver votre père; promettez-moi de le rendre +heureux, et de vous y dévouer tout entier!… C'est encore m'occuper de +vous , continua-t-elle en soupirant, et vous prouver +que je crois à vos regrets; car il n'est de consolation, pour les cœurs +vraiment affligés, que de s'occuper du bonheur des autres ….. "Je tombai +à ses pieds, je baisai ses mains avec respect, avec amour; je pris tous les +engagements qu'elle me dicta, et je courus à ma voiture, sans regarder derrière +moi, ni penser à faire mes adieux à lord B… +"Je me hâtai de retourner à Paris; j'arrivai chez mon père, justement trois mois +après l'avoir quitté. Il ne m'attendait pas. Je me présentai devant lui, sans +permettre qu'on m'annonçât, et sans lui donner le temps de me témoigner son +étonnement ou sa colère. — Mon père , lui dis-je, j'ai été bien coupable envers vous; mais je reviens pour vous +consacrer ma vie. S'il est possible, oubliez le passé: daignez m'éprouver; +je défie votre rigueur de surpasser mon respect et ma soumission . +"Mon père, encore plus étonné de ce langage que de mon arrivée, me demanda à qui +il devait un changement si inattendu. Je lui racontai tout ce que je viens de +vous dire; il s'attendrit avec moi, et, pour la première fois, m'appela son cher +fils. — Je cherchai à lui plaire: souvent je trouvais qu'il me jugeait avec +d'anciennes et d'injustes préventions; car les torts de la jeunesse laissent des +impressions qu'on retrouve long-temps après être corrigé. Mais j'étais déterminé +à le rendre heureux, et je parvins à m'en faire aimer. Je m'apercevais du succès +de mes soins, à la tendre reconnaissance qu'il avait prise pour lady B… Je lui +écrivis plusieurs fois; elle me répondait toujours avec la même amitié, la même +raison, mais elle se plaignait souvent de sa santé. Ses lettres devinrent plus +rares: enfin je reçus de Londres un paquet d'une écriture que je ne connaissais +pas, et cacheté de noir. Ces marques de deuil me firent frémir; je n'osais ni +l'ouvrir, ni m'en éloigner. Il fallut bien cependant connaître mon malheur; et +j'appris que lady B… sentant sa fin approcher, avait chargé une femme de +confiance d'une boîte qu'elle m'envoyait. J'y trouvai un petite tableau, sur +lequel elle était peinte avec ses enfants: il était accompagné d'une dernière +lettre d'elle, plus touchante que toutes les autres, où, me rappelant mes +promesses, elle me bénissait avec sa famille. Je fus long-temps très-affligé; et +jamais je n'ai été consolé. Mon père me proposa différents mariages; toutes les +femmes me paraissaient si différentes de lady B… que cette proposition me +rendait malheureux. Il cessa de m'en parler, et vécut encore quelques années. +J'eus la consolation de l'entendre me remercier en mourant, et mêler le nom de +lady B… aux bénédictions qu'il me donnait. Je le regrettai du fond de mon âme. +Sa mort me rappela vivement les torts de ma jeunesse, et tout ce que je devais à +cette femme excellente. Je vous remettrai ces lettres et les portraits de votre +famille. J'avais quitté votre grand-père avec si peu d'égards, que je n'osai +jamais me rappeler à son souvenir; mais je ne perdis point de vue ses enfants. +J'appris avec intérêt leur mariage, celui de votre mère; et je vous assure que +vous rendrez mes derniers jours heureux, si votre affection me permet de remplir +mes engagements, et si vous comptez sur moi comme sur un second père." — Je +l'assurai de tout mon attachement. — Adieu. J'ai la main fatiguée d'avoir écrit +Si long-temps: en vérité, je commence à croire au bonheur, puisque le hasard m'a +fait rencontrer ce digne homme. +LETTRE XIV. +Neuilly, ce 25 juillet. +Montesquieu dit que, "comme notre esprit est une suite d'idées, notre cœur est +une suite de désirs." Je l'éprouve, Henri; car, depuis que je sais les liaisons +que monsieur de Sénange a eues avec ma famille, ma curiosité n'est pas +Satisfaite; et à présent, je voudrais apprendre ce qui a pu déterminer un homme +Si raisonnable à se marier, à son âge, avec un enfant de seize ans! car Adèle +n'est qu'une enfant dont les inconséquences m'impatientent souvent, moi qui, +plus rapproché d'elle, n'ai pas encore atteint ma vingt-troisième année. +Elle est revenue de son couvent, les yeux rouges, a été silencieuse et triste le +reste de la soirée: le lendemain elle a paru, au déjeuner, gaie, fraîche, +brillante de santé et de bonne humeur. Ce changement m'a tout dérangé: j'avais +passé la nuit à rêver aux chagrins qu'elle pouvait avoir; et je suis sûr que, +non-seulement elle a dormi tranquille, mais qu'oubliant sa peine, elle aurait +été fort étonnée que j'y pensasse encore. Cependant, Henri, elle est fort +aimable, oui, très-aimable: ses défauts même vous plairaient, à vous qui ne +cherchez dans la vie que des scènes nouvelles. +Adèle est douce, si l'on peut appeler douceur un esprit flexible qui ne dispute +ni ne cède jamais. Son humeur est égale, habituellement gaie; ses affections +Sont si vives, son caractère est si mobile, que je l'ai vue plusieurs fois +S'attendrir sur les malheurs des autres, jusqu'au point de ne garder aucune +mesure dans sa générosité ou dans ses promesses; mais, oubliant bientôt qu'il +est des infortunés, mettre le même excès à satisfaire des fantaisies; et, +passant ainsi de la sensibilité à la joie, vous surprendre et vous entraîner +toujours. Elle est d'un naturel et d'une sincérité qui enchantent. Ne +connaissant ni la vanité ni le mystère, elle fait simplement le bien, +franchement le mal, et ne s'étonne ni d'avoir raison ni d'avoir tort. Si elle +vous a blessé, elle s'en afflige, tant que vous en paraissez fâché; mais elle +l'oublie aussitôt que vous êtes adouci, et il est presque certain que, l'instant +d'après, elle vous offensera de même, s'en désolera de nouveau, et se fera +pardonner encore. Aucun intérêt ne la porterait à dire une chose qu'elle ne +pense pas, ni à supporter un moment d'ennui sans le témoigner. Aussi, +lorsqu'elle a l'air bien aise de vous voir, est-il impossible de ne pas croire +qu'elle vous reçoit avec plaisir; et si jamais elle paraissait aimer, il serait +bien difficile de lui résister. Ajoutez à cela, Henri, une figure charmante, +dont elle ne s'occupe presque pas; une grâce enchanteresse qui accompagne tous +Ses mouvement; un besoin de plaire et d'être aimable dont je n'ai jamais vu +d'exemple, et qui ferait le tourment de celui qui serait assez fou pour en être +amoureux, mais qui doit lui donner autant d'amis qu'elle a de connaissances; car +elle st aussi coquette par instinct, que toutes les femmes ensemble le seraient +par calcul. Adèle est aimable, toujours, avec tout le monde, involontairement. +Donne-t-elle à un pauvre? Ce n'est point de la simple compassion; son visage lui +peint le plaisir de l'avoir soulagé: le refuse-t-elle? ce n'est jamais sans lui +exprimer le regret ou l'impossibilité actuelle de le secourir. Attentive dans la +Société, se rappelant quelquefois vos goûts, une phrase, un mot qui vous est +échappé, vous êtes étonné de lui trouver des soins, des souvenirs, lorsqu'elle +n'avait pas paru vous entendre. D'autres fois, manquant sans scrupule aux choses +que vous désirez le plus, à celles même qu'elle vous avait promises, elle se +laisse entraîner par le premier objet qui se présente. Enfin, réunissant tous +les contrastes, ce n'est qu'en tremblant que vous admirez ses talents, ses +grâces, ses heureuses dispositions; un sentiment secret vous avertit qu'elle +vous échappera bientôt. Aussi, prêterai-je un beau champ à vos plaisanteries, +lorsque, entre un septuagénaire et une femme charmante, le vieillard obtiendra +toutes mes préférences et ma plus tendre amitié. Je vous laisse sur cette +pensée, mon cher Henri; car je suis sûr qu'elle vous paraîtra si ridicule, qu'il +vous serait impossible de m'accorder un instant d'intérêt après un pareil +aveu. +LETTRE XV. +Neuilly, ce 4 août. +Je suis toujours à Neuilly, mon cher Henri; je comptais n'y passer que peu de +jours, et les semaines se succèdent, sans que monsieur de Sénange me permette de +penser encore à mon départ. Adèle me témoigne aussi beaucoup d'amitié; cependant +je voudrais vous revoir. Je ne sais s'il tient à mon caractère inquiet de ne +jamais se trouver bien nulle part, mais je désire de m'éloigner. +La vie qu'on mène ici est douce, agréable, et me plairait assez si je pouvais m'y +livrer sans inquiétude. On se réunit, à dix heures du matin, chez monsieur de +Sénange. Après le déjeuner on fait une promenade, que chacun quitte ou prolonge +Suivant ses affaires ou sa fantaisie; on dîne à trois heures: deux fois par +Semaine il y a beaucoup de monde; les autres jours nous sommes absolument seuls, +et ce sont les moment qu'Adèle semble préférer. Après le dîner, monsieur de +Sénange dort environ une demi-heure: ensuite la promenade recommence ; ou s'il y +a quelque bon spectacle à Paris, Neuilly en est si près, qu'Adèle nous y +entraîne souvent. La journée se passe ainsi, sans projets, sans prévoyance, et +Surtout sans ennui. +Adèle a commencé ses travaux dans l'île; je les dirige, et cette occupation +Suffit à mon esprit. Monsieur de Sénange suit avec nous le travail des ouvriers: +il est toujours le juge et l'arbitre de nos différents. Il a l'air heureux: mais +c'est lorsqu'il paraît l'être davantage, qu'il lui échappe des mots d'une +tristesse profonde. +Hier nous avons été à la pointe de l'île; elle est terminée par une centaine de +peupliers, très-rapprochés les uns des autres, et si élevés, qu'ils semblent +toucher au ciel. Le jour y pénètre à peine; le gazon est d'un vert sombre; la +rivière ne s'aperçoit qu'à travers les arbres. Dans cet endroit sauvage on se +croit au bout du monde, et il inspire, malgré soi, une tristesse dont monsieur +de Sénange ne ressenti que trop l'effet, car il dit à Adèle: Vous devriez ériger ici un tombeau; bientôt il vous ferait souvenir de +moi . La pauvre petite fut effrayée de ces paroles comme si elle n'eût +jamais pensé à la mort. Elle rougit, pâlit, et nous quitta aussitôt. Il m'envoya +la chercher: je la trouvai qui pleurait, et j'eus bien de la peine à la ramener; +car elle craignait que la vue de ses larmes n'augmentât encore l'espèce de +pressentiment qui avait frappé monsieur de Sénange. Elle revint cependant; et +Sans chercher à le rassurer, sa délicatesse s'empressa de l'occuper, pour ne pas +laisser à de pareilles réflexions le temps de renaître. A peine fûmes-nous dans +le salon, qu'elle se mit au piano, répéta les airs qu'il préfère, chanta les +chansons qu'il aime, voulut qu'il jouât aux échecs avec moi. Il céda à tous ses +désirs, écouta la musique, joua aux échecs, mais fut pensif le reste de la +Soirée; et, pour la première fois, il se retira immédiatement après le +Souper. +Je restai seul avec Adèle; ses pleurs recommencèrent à couler. "Si vous saviez, +me disait-elle, combien il est bon; tout ce que je lui dois! et quel tourment +j'éprouve quand je considère son grand âge! Il est heureux: je donnerais de ma +vie pour le conserver; et dans quelque temps nous aurons peut-être à le +pleurer…." Que je lui sus gré de m'unir ainsi aux sentiment les plus chers, les +plus purs de son cœur! La pauvre petite était toute saisie: je voulus qu'elle +descendît dans les jardins, espérant qu'une légère promenade et la fraîcheur de +la nuit dissiperaient ces noires idées. Je lui donnai le bras; je la sentais +Soupirer. Elle marchait doucement, appuyée sur moi: pour la première fois, elle +avait besoin d'un soutien. Combien sa peine me touchait! Cependant, ne pouvant +point arrêter ses larmes, j'essayai de traiter sa tristesse de vapeurs, sans +vouloir l'écouter ni lui répondre plus long-temps; et doublant le pas, je la +traînai malgré elle, jusqu'à la faire courir. Ce moyen me réussit mieux que tous +mes discours; car moitié riant, moitié se fâchant, je lui fis faire le tour de +la terrasse. Dès qu'elle fut distraite, sa gaieté revint. Après j'appelai la +raison à mon secours; et quoique la nuit fût superbe, que j'eusse bien envie de +continuer cette promenade, de lui demander de qui avait pu occasionner un +mariage qui me paraissait heureux, mais bien disproportionné; je me hâtai de la +ramener, de crainte que ses gens ne trouvassent extraordinaire de nous voir +rentrer plus tard. — Pour regagner mon appartement, il faut passer devant celui +de monsieur de Sénange; je m'y arrêtai, en demandant au ciel que le sommeil de +cet excellent homme fût calmé par quelques songes heureux, et lui rendît assez +de force pour espérer un long avenir. +P.S . Ce matin monsieur de Sénange m'a fait dire qu'il +avait passé une mauvaise nuit, et qu'il avait la goutte très-fort. Sans doute, +hier il souffrait déjà: car je suis persuadé, Henri, que dans la vieillesse les +inquiétudes de l'esprit ne sont jamais qu'une suite des maux du corps, comme, +dans la jeunesse, les maladies sont presque toujours le résultat des peines de +l'âme; et celui qui, vraiment compatissant, voudrait soulager ses semblables, +risquerait peu de se tromper en disant au jeune homme qui souffre: Contez-moi vos chagrins? … Et au vieillard qui s'afflige: +Quel mal ressentez-vous? … +LETTRE XVI. +Neuilly, ce 20 août. +Monsieur de Sénange a la goutte depuis quinze jours, mon cher Henri; et, pendant +que je passais tout mon temps à le soigner, vous me grondiez avec une humeur +dont je vous remercie. Votre curiosité sur Adèle me plaît encore; je vous l'ai +fait aimer, me dites-vous, et en même temps vous me demandez si je l'aime +moi-même? Oui, assurément je l'aime, mais comme un frère, un ami, un guide +attentif. Ne la jugez pas sur le portrait que je vous en avais fait; elle est +bien plus aimable, bien autrement aimable que je ne le croyais. Si vous saviez +avec quelle attention elle soigne monsieur de Sénange! comme elle devine +toujours ce qui peut le soulager ou lui plaire! Elle est redevenue cette +Sensible Adèle, qui m'avait inspiré un intérêt si tendre. Ce n'est plus madame +de Sénange vive, étourdi, magnifique; c'est Adèle, jeune sans être enfant, naïve +Sans légèreté, généreuse sans ostentation: il ne lui a fallu qu'un moment +d'inquiétude pour faire ressortir toutes ces qualités. +Depuis que monsieur de Sénange est malade, il ne reçoit personne; aussi, la +préférence qu'il m'accorde m'ôte-t-elle le désir de m'absenter. Il supporte la +douleur avec courage, ou plutôt avec résignation. Il ne se plaint pas; +quelquefois seulement on aperçoit ses craintes, mais jamais il ne laisse voir ce +qu'il souffre. — Ces derniers jours, il nous parlait de la vie comme d'une chose +qui ne le regardait plus. Il est vrai que la goutte s'était montrée d'abord +d'une manière effrayante; mais depuis hier elle s'est heureusement fixée au +pied. — C'est depuis sa maladie, que j'ai véritablement commencé à connaître +Adèle. Pourquoi le hasard ne me l'a-t-il pas fait rencontrer plus tôt?… Vous +Savez que l'amitié de la jeunesse n'a jamais de réticence: Adèle me laisse lire +dans son cœur; ses pensées me sont toutes connues. Quelle simplicité! quelle +innocence! Elle fait disparaître toutes les préventions que l'égoïsme des hommes +et la perfidie des femmes m'avaient inspirées. Près d'elle, je cesse d'être +Sévère; je crois au bonheur, à la vérité, à la tendresse; je crois à toutes les +vertus. Ce visage calme, où le chagrin n'a pas encore laissé de traces, où le +repentir n'en gravera jamais, répand de la douceur sur tout ce qui l'environne. +— Cependant, n'allez pas imaginer que je sois amoureux; si je croyais le +devenir, je fuirais à l'instant. La bonté, la confiance de monsieur de Sénange +ne seront point trahies. Je ne troublerai point les derniers jours d'un homme +qui peut se dire: Il n'y a personne à qui j'aie fait un moment +de peine . Je ne me permettrais pas même les plus insignifiantes +attentions, si elle pouvaient lui donner de l'inquiétude. Je suis effrayé quand +je vois, dans le monde, avec quelle légèreté on risque d'affliger un vieillard +ou un malade: sait-on si l'on aura le temps de le consoler?… Ah! ce ne sera pas +moi qui l'empêcherai de bénir quelques années que le ciel semble lui avoir +accordées par prédilection. — Ainsi, mon cher Henri, aimez Adèle; mais aussi, +comme moi, chérissez-les, respectez-les tous deux. +LETTRE XVII. +Neuilly, ce 26 août. +Il n'y a pas un petit détail que ne me fasse aimer, chaque jour davantage, +l'intérieur de monsieur de Sénange. Tous les premiers mouvement d'Adèle, tous +les sentiment plus réfléchis de ce vieillard, sont également bons. Hier, pendant +le déjeuner, le garde-chasse apporta un héron à Adèle. Cet homme, en le +présentant, nous dit que ces oiseaux étaient fort attachés les uns aux autres: +" Ce matin , ajouta-t-il, ils étaient +deux; lorsque celui-ci est tombé, son compagnon a jeté plusieurs cris, et +est revenu, jusqu'à trois fois, planer au-dessus de lui, en criant +toujours . — Vous ne l'avez pas tué? dit vivement Adèle. — Non, Madame , répondit-il, prenant son effroi pour un +reproche; il est toujours resté trop haut pour que je pusse +l'atteindre ." A ces derniers mots, elle fut si indignée, qu'elle le +renvoya très-sèchement, en lui défendant d'en tuer jamais. — Monsieur de Sénange +Sourit; et, sans paraître avoir remarqué l'air mécontent d'Adèle, il parla de la +voracité des hérons!…. "Ces oiseaux, dit-il, mangent les poissons…. les plus +petits surtout…. Dès qu'il fait soleil, et qu'ils viennent, pour se réjouir, sur +la surface de l'eau, le héron les guette…. les saisit…. les porte à son nid…. +mais c'est pour nourrir sa famille…. et lui-même ne prend de nourriture que +lorsque ses petits sont rassasiés…." Je voyais qu'il s'amusait à varier toutes +les impressions d'Adèle; et je me plaisais aussi à la voir exprimer +Successivement ses regrets pour le héron, sa pitié pour les petits poissons, et +de l'intérêt pour ce nid, qu'il fallait bien nourrir…. La pauvre enfant ne +Savait où reposer sa compassion…. Monsieur de Sénange l'appela près de lui; il +lui expliqua, sans chercher à trop approfondir ce sujet, tous les maux que, dans +l'ordre de la nature, le besoin rendait nécessaires; mais ne voulant point la +fixer long-temps sur des idées qui l'attristaient, il dit qu'il se sentait +mieux, et qu'une promenade lui ferait plaisir. Adèle demanda une calèche, et +nous partîmes par le plus beau temps du monde. Le grand air ranimait monsieur de +Sénange, et nous pûmes aller très-loin dans la campagne. Dans un chemin de +traverse, bordé de fortes haies, nous trouvâmes une charrette qui portait la +récolte à une ferme voisine: en passant, la haie accrochait les épis, et en +gardait toujours quelques-uns; Adèle le remarqua, et s'étonnait qu'on eût +négligé de l'élaguer. "On ne la coupera que trop tôt, reprit monsieur de +Sénange; ce que cette haie dérobe au riche, elle le rendra aux pauvres: les +haies sont les amies des malheureux." Effectivement, à notre retour nous +trouvâmes dans ce même chemin des femmes, des enfants, qui recueillaient tous ces +épis avec soin, pour les porter dans leur ménage. — Monsieur de Sénange les +appela; sa bienfaisance les secourut tous; et je vis qu'après avoir osé faire +entrevoir à Adèle qu'il y a des maux inévitables, il prenait plaisir à la faire +arrêter sur des idées douces, que les moindres circonstances de la vie peuvent +fournir à une âme sensible. — La réflexion d'Adèle fut "qu'elle ne laisserait +jamais couper de haies;" et monsieur de Sénange sourit encore, en voyant comme +elle avait profité de la leçon du matin. +LETTRE XVIII. +Neuilly, ce 26 août. +Notre promenade n'a pas réussi à monsieur de Sénange: sa goutte est fort +augmentée, il souffre beaucoup: mais au milieu de ses douleurs, il s'est plu à +m'apprendre les raisons qui l'avaient déterminé à se marier. +Sa famille est alliée à celle de madame de Joyeuse, mère d'Adèle, chez laquelle +il allait fort rarement. Son caractère le lui convenant pas, il ne la voyait +qu'à un ou deux grands dîners de famille qu'il donnait tous les ans. Un jour +qu'il lui faisait une visite d'égard, pour la prier de venir chez lui avec +d'autres parents, il lui demanda des nouvelles de sa fille. Madame de Joyeuse, +d'un air bien froid, bien indifférent, lui répondit, qu'étant peu riche, elle la +destinait au cloître, et ne prit même pas la peine d'employer la petite fausseté +ordinaire en pareille circonstance: ma fille veut absolument +Se faire religieuse . "J'ai à la remercier, me dit-il, des expressions +qu'elle employa. Je leur dois, peut-être, mon bonheur; car je fus révolté de +voir une mère disposer aussi durement de sa fille, et la livrer au malheur pour +Sa vie, uniquement parce qu'elle était peu riche. Cette jeune victime, sacrifiée +ainsi par ses parents, ne me sortait pas de l'esprit. Après notre grand dîner, je +proposai à madame de Joyeuse de la conduire au couvent où était Adèle. J'étais +bien sûr qu'elle ne me refuserait pas; car c'est la première femme du monde pour +tirer parti de tout: et la seule pensée que mes chevaux feraient cette course, +au lieu ses siens, devait la déterminer bien plus que le plaisir de voir sa +fille. Nous arrivâmes au parloir à sept heures. C'était le moment de la +récréation: on nous dit que les pensionnaires étaient au jardin; cependant nous +attendîmes peu. Adèle arriva bientôt, rouge, animée, tout essoufflée, tant elle +avait couru. Sa mère, loin de lui savoir gré de cet empressement, ne le remarqua +même pas, la reçut d'un air froid, et parla long-temps bas à la religieuse qui +l'avait accompagnée. Pour moi, continua monsieur de Sénange, qui ai toujours +aimé la jeunesse, je me plus à lui demander quels jeux l'amusaient avec ses +compagnes, et de quelles occupations ils étaient suivis? — Elle me peignit le +colin-maillard, les quatre coins, avec un plaisir qui me rappela mon enfance; +mais passant à ses devoirs, aux heures du travail, elle m'en parla avec une +égale satisfaction. Cet heureux caractère m'intéressa; je demandai à sa mère la +permission de venir la revoir. Elle n'osa pas la refuser à mon âge, quoiqu'elle +n'eût encore permis à sa fille de recevoir personne. La semaine suivante je +retournai à ce couvent. Adèle me reçut avec plaisir: je l'interrogeai sur la vie +qu'elle avait menée jusqu'alors; elle m'en parut fort contente: mais, lui +demandai-je, si votre mère voulait vous faire religieuse? — J'en serais charmée , me dit-elle gaiement, car alors +je ne quitterais pas mes amies . — Et si elle vous mariait? — Il faudrait aussi lui obéir; mais je serais bien affligée, si +elle me donnait un mari qui, m'emmenant en province, m'éloignât de mes +compagnes et de mes religieuses . — Je ne pus m'empêcher de prendre en +pitié cette âme innocente, toujours prête à se soumettre à sa mère, sans même +considérer quels devoirs elle lui imposerait. Si elle se fût plainte, si elle +eût senti sa situation, j'aurais peut-être été moins touché: mais la trouver +douce, résignée, m'intéressa bine davantage. Je ne pouvais me résoudre à lui +laisser consommer ce sacrifice, sans l'avertir, au moins, des regrets dont il +Serai suivi. Je revins tourmenté de son souvenir et de son malheur; je voyais +toujours cette pauvre enfant prononçant ces vœux terribles. Cependant il +m'était bien difficile de la secourir ; car, dans le temps que mon père était +irrité contre moi, il avait fait un testament qu'après il a oublié de détruire. +Par cet acte, je ne jouissais que du revenu de sa fortune, et +il ne m'était permis de disposer du fonds, qu'au seul cas où je marierais; +alors j'en deviendrais le maître, la moitié seulement restant substituée à +mes enfants . — Peut-être mon père, qui désirait passionnément que sa +famille se perpétuât, avait-il pensé, qu'en me gênant ainsi jusqu'à l'époque de +mon mariage, je me résoudrais plus aisément à former ces liens qui m'avaient +toujours effrayé. Sa prévoyance n'a pas été vaine; car sans cette clause, je +n'eusse jamais imaginé d'épouser, à mon âge, une si jeune personne. Je l'aurais +dotée, mariée, en respectant son choix; mais je n'en avais pas la possibilité. +Je revis Adèle souvent, et chaque fois, elle m'intéressa davantage. M'étant bien +assuré que son cœur n'avait point d'inclination, qu'elle m'aimait comme un +père, je me déterminai à la demander en mariage. Je m'y décidai avec d'autant +moins de scrupule, que je n'avais que des parents éloignés, qui jouissaient tous +de fortunes considérables, et que j'étais résolu à la traiter comme ma fille. +D'ailleurs ma vieillesse, ma faible santé, me faisaient croire que je la +laisserais libre, avant que l'âge eût développé en elle aucune passion. +J'espérai qu'alors se trouvant riche, elle serait plus heureuse; car on dit +toujours, lorsqu'on est jeune, que la fortune ne fait pas les bonheur; mais à +mesure que l'on avance dans la vie, on apprend qu'elle y ajoute beaucoup. Madame +de Joyeuse fut charmée de me donner sa fille; je crois bien qu'on rit un peu du +vieillard qui épousait, avec tant de confiance une enfant de seize ans; mais le +bon caractère d'Adèle m'a justifié. Quant à moi, j'espère ne lui avoir causé +aucune peine. Cependant, si un jour je la voyais moins gaie, moins heureuse, je +me persuaderais encore qu'un lien qui, naturellement, ne doit pas être long, +vaut toujours mieux que le voile et les vœux éternels qui étaient son +partage." +Je remerciai monsieur de Sénange de sa confiance, en admirant sa bonté et sa +générosité. "Mon jeune ami, me dit-il, ne me louez pas tant, je suis assez +récompensé; n'ai-je pas obtenu l'amitié d'Adèle? Si j'avais prétendu à un +Sentiment plus vif, tout le monde se serait moqué de moi, et vous tout le +premier; au lieu que je puis me dire: Il n'est pas une de ses pensées, un de ses +Sentiment qui ne doive l'attacher à moi. Cela vaut mieux que les plaisirs de la +vanité; l'expérience m'a appris qu'on a beau la flatter, elle n'est jamais +complètement dupe; il y a toujours des moment où la vérité se fait sentir." Hé +bien, Henri, aimez-vous monsieur de Sénange? Exista-t-il jamais un meilleur +homme? et croyez-vous qu'Adèle eut raison de paraître satisfaite de se voir unie +à lui? Comme ma sévérité était injuste et ridicule! Ah! Adèle, n'était-ce pas +assez de vous connaître pour vous aimer; fallait-il encore avoir à l'accuser +auprès de vous? +LETTRE XIX. +Neuilly, ce 26 août. +Monsieur de Sénange est assez bien pour son état, mon cher Henri; mais quel état, +ou plutôt quel âge que celui où l'on compte à peine la souffrance, où l'on vous +trouve heureux, parce que vous ne mourez pas! Il est vrai qu'aucun danger +présent ne le menace; mais il a la goutte aux deux pieds, il ne saurait marcher, +il ne peut même se mouvoir sans éprouver des douleurs cruelles; et on lui dit +qu'il est bien, très-bien. Il ne paraît même pas trop loin de le penser; du +moins, reçoit-il ces consolations avec une douceur qui m'étonne. — Serait-il +possible qu'un jour j'aimasse assez la vie pour supporter une pareille +Situation?… peut-être… si j'ai fait quelques bonnes actions, et si, comme lui, +j'ai mérité d'être chéri de tout ce qui m'entoure. +Depuis qu'il est mieux, il ne veut plus que les promenades d'Adèle saient +interrompues, et il nous renvoie avec autorité, aux heures où nous sortions tous +trois avant sa maladie. Le croiriez-vous, Henri? elles me sont moins agréables +que lorsqu'il nous accompagnait. Je les commence en tremblant; et lorsqu'elles +Sont finies, je reste mécontent de moi, de mon esprit, de mes manières. Je suis +continuellement tourmenté par la crainte d'ennuyer, ou, ce que j'ose à peine +m'avouer, par celle de plaire. Monsieur de Sénange, avec toute sa bonté, est +aussi par trop confiant. Croit-il que j'aie un cœur inaccessible à l'amour? +Non: mais l'âge a tellement refroidi ses sentiment, qu'il est incapable +d'inquiétude; peut-être aussi, et je le redoute plus encore, son estime pour moi +est-elle plus forte que ses craintes? Les maris sont tous jaloux, ou imprudent à +l'excès. Cependant je suis encore libre, puisque je prévois le danger, et que je +pense à le fuir; mais le plaisir d'être auprès d'Adèle me retient, lors même que +je me crois maître de moi. +Avant-hier, après le dîner, monsieur de Sénange voulut se reposer: Adèle mit un +chapeau de paille, ses gants, et me fit signe de la suivre. En sortant de la +maison, elle prit mon bras: je ne le lui avais pas offert; je n'osai le lui +refuser, mais je frémis en la sentant si près de moi. Elle n'avait jamais été à +pied hors de l'enceinte des jardins ou de l'île, la faiblesse de monsieur de +Sénange l'obligeant à aller toujours en voiture: seule avec moi, elle voulut +entreprendre une longue course. Les champs lui paraissaient superbes. Elle ne +connaît rien encore; car à peine eut-elle quitté son couvent, que la maladie de +Sa mère la retint près d'elle. Tout la frappait agréablement; les bleuets, les +plus simples fleurs attiraient son attention. Cette ignorance ajoutait encore à +Ses charmes; l'ingénuité de l'esprit est une preuve si touchante de l'innocence +du cœur! J'aurais été très-content de cette journée, si, me redoutant moi-même, +je n'avais pas craint de l'aimer plus que je ne le devais. +Le lendemain elle me proposa d'aller encore dans la campagne; je la refusai sous +le prétexte d'affaire, de lettres indispensables. Son visage m'exprima un vif +regret, mais sa bouche ne prononça aucun reproche; elle me dit avec un triste +Sourire: " J'irai donc seule ." — Sa douceur faillit +détruire toutes mes résolutions. Heureusement qu'elle partit sans insister +davantage: si elle eût ajouté un mot, si elle m'eût regardé, je la suivais…. Je +Suis resté, Henri! mais je ne fus pas long-temps sans me le reprocher. A peine +fus-je remonté dans ma chambre, que je me la représentai se promenant, sans +avoir personne avec elle; un passant, le moindre bruit pouvait lui faire peur. +Je trouvai qu'il y avait de l'imprudence à la laisser ainsi: enfin, après y +avoir bien pensé, je pris mon chapeau, et, descendant bien vite par le petit +escalier de mon appartement, je courus la rejoindre. — Je la cherchai dans les +jardins; elle n'y était pas: le batelier me dit qu'elle n'avait point été dans +l'île. C'est alors que je m'inquiétai véritablement; je tremblai que seule, ne +connaissant pas le danger, elle n'eût eu la fantaisie de revoir ces champs qui +lui avaient paru si beaux la veille. Je n'en doutais plus, lorsque je trouvai la +porte du parc ouverte. Je sortis aussitôt, et parcourant à perte d'haleine tous +les endroits où nous avions été, je fis un chemin énorme; car je sais trop qu'à +Son âge, lorsqu'une promenade plaît, on va sans penser qu'il faut revenir. Mais +comme le jour tombait tout-à-fait, et que je voyais à peine à me conduire, il +fallut bien regagner la maison. — Quelquefois je m'arrêtais, prêtant l'oreille +au moindre bruit: peut-être, me disais-je, revient-elle aussi, bien loin +derrière moi. Souvent je retournais sur mes pas, écoutant sans rien entendre. Je +fus horriblement tourmenté, et je me promis bien, à l'avenir, de ne plus +consulter ma raison, et de tout abandonner au hasard. — En rentrant, je la +trouvai tranquillement assise, qui travaillait auprès de son mari. Je fus au +moment de la quereller, et lui demandai, avec humeur, où elle avait pu aller +tout le jour? Elle répondit doucement, qu'après avoir fait quelques pas sur la +terrasse, elle s'était ennuyée; et vous, me dit-elle, vos lettres sont-elles +écrites? — Je ne fis pas semblant de l'entendre, pour ne pas lui répondre. — +Henri, je l'aime!… mais ne puis-je l'aimer sans le lui dire? Je puis être son +ami; et si jamais elle était libre!… Ah! je m'arrête: l'amour n'est pas encore +mon maître, et déjà je pense sans regret au moment où ce bon, ce vertueux +monsieur de Sénange ne sera plus! encore un jour, et peut-être désirerais-je sa +mort!… Non, je fuirai Adèle, j'y suis résolu. Ces six semaines passées ainsi, +presque seul avec elle; ces six semaines m'ont rendu trop différent de moi-même. +Je n'éprouve plus ces mouvement d'indignation que les plus légères fautes +m'inspiraient: la vertu m'attire encore, mais je la trouve quelquefois d'un +accès bien difficile. Cependant, je m'en irai; oui je m'en irai: il m'en +coûtera, peut-être, hélas! bien plus que je ne crois…. Adieu; puisse l'amitié +consoler la vie et remplir mon cœur! +LETTRE XX. +Neuilly, ce 27 août. +Je me suis levé ce matin décidé à partir, à quitter Adèle. En descendant chez +monsieur de Sénange pour le déjeuner, je l'ai trouvé mieux qu'il n'avait été +depuis sa maladie. Adèle avait un air satisfait où je remarquais quelque chose +de particulier. Vingt fois j'ai été au moment de parler de mon prochain voyage, +de leur faire mes adieux, et vingt fois je me suis arrêté. Non que je me +flattasse qu'elle me regrettât long-temps: mais ils paraissaient heureux; et il +faut si peu de chose pour troubler le bonheur, que j'ai respecté leur +tranquillité. Si monsieur de Sénange eût souffert, s'il eût été triste, mon +départ eût sans doute ajouté bien peu à leur peine, et j'aurais osé l'annoncer. +Tantôt, ce soir, me disais-je, à leur premier chagrin, je m'éloignerai sans +qu'ils s'en aperçoivent. Combien je cherche à m'aveugler! Ah! s'ils étaient +Souffrans ou malheureux, pourrais-je les abandonner? Enfin je n'ai pas eu le +courage d'annoncer cette résolution qui m'avait coûté tant d'efforts. +Après le déjeuner, la pluie empêchant Adèle de se promener, elle est remontée +dans sa chambre; et, resté seul avec monsieur de Sénange, je lui ai proposé de +faire une lecture. Mais à peine l'avais-je commencée, qu'un de ses gens est venu +m'avertir tout bas qu'on me demandait. Je suis sorti, et j'ai été très-étonné de +voir une des femmes d'Adèle, qui m'a dit que sa maîtresse m'attendait dans son +appartement. Je n'y étais jamais entré; comme elle se rend chaque jour à dix +heures du matin chez son mari, et qu'elle ne le quitte qu'aux heures de la +promenade, c'est chez lui qu'elle passe sa vie, qu'elle lit, dessine, fait de la +musique. L'impossibilité où il est de s'occuper, le besoin qu'il a d'elle, lui +font un devoir de ne jamais le laisser seul; et pour moi, conservant nos usages, +même chez les étrangers, j'aurais craint d'être indiscret si je lui avais +demandé de voir sa chambre. +J'ai été surpris de l'air mystérieux de la femme qui me conduisait; cependant je +l'ai suivie. +Dès qu'Adèle m'a aperçu, elle s'est avancée vers moi avec joie, et sans me donner +le temps de lui parler, elle m'a dit: "Monsieur de Sénange étant mieux, je veux +célébrer sa convalescence; il faut que vous m'aidiez à le surprendre. Dans +quelques jours je donnerai une fête, un bal à toutes les pensionnaires de mon +couvent. Nous chanterons des chansons faites pour lui; il y aura un feu +d'artifice, des illuminations. Ses anciens amis, mes compagnes, les malheureux +dont il prend soin, tout ce qui l'intéresse sera invité; heureuse de lui +témoigner ainsi mon bonheur et ma reconnaissance! J'irai demain à mon couvent +pour arranger tout cela; voudrez-vous bien rester avec lui?" — Pouvais-je la +refuser? Ce n'est qu'un jour de plus, et un jour sans elle, c'est déjà commencer +l'absence. — Je le lui ai promis; alors elle s'est laissée aller à tout le +plaisir qu'elle attend de cette fête. Elle me racontait son plan, le répétait de +toutes manières; et, pendant qu'elle jouissait d'avance de la surprise qu'elle +voulait procurer à cet homme si digne d'être aimé, je pensais tristement que je +n'en serais pas témoin, que bientôt je ne la verrais plus. Malgré ces idées +pénibles, je me suis trouvé heureux que le hasard m'ait fait connaître son +appartement. C'est ajouter au souvenir de la personne, que de se rappeler aussi +les lieux où elle se trouve. J'ai examiné sa chambre avec soin; ses meubles, les +plus petits détails, rien ne m'a échappé, je m'en souviendrai toujours. — Je lui +ai demandé l'heure à laquelle elle se levait? — A huit heures, m'a-t-elle +répondu. — Tous les matins à huit heures, me suis-je dit intérieurement, je +ferai des vœux pour que rien ne trouble le bonheur de sa journée. J'ai voulu +voir sa bibliothèque; elle a résisté long-temps: mes instances en ont été plus +vives: enfin elle a cédé à ce désir; et jugez de mon étonnement, lorsqu'en y +entrant, le premier objet qui s'est offert à ma vue, a été un tableau fort peu +avancé, mais où la tête de monsieur de Sénange et la mienne étaient déjà +parfaitement ressemblantes? "J'aurai voulu, m'a-t-elle dit en riant, que vous ne +le vissiez que lorsqu'il aurait été fini; je copie un des portraits de monsieur +de Sénange, j'y ai moins de mérite; mais le vôtre, c'est de souvenir." — A ces +mots, la surprise, la joie ont troublé toute mon âme; "de souvenir," lui ai-je +dit en tremblant; car je rappelais ses paroles pour qu'elle les entendît +elle-même, et qu'elle les prononçât encore. — "Oui," a-t-elle repris avec une +douce confiance. — Ah! me suis-je écrié, vous ne m'oublierez donc point! — +"Jamais," a-t-elle répondu. — J'étais saisi, et sans oser la regarder, je lui ai +dit: "Croyez aussi que ma pensée vous suivra toujours!" +Je n'osai plus lever les yeux, ni dire un mot; je regardais alternativement mon +portrait, celui de monsieur de Sénange surtout…. Il m'a rappelé à moi-même, et a +empêché mon secret de m'échapper. Elle est si vive, qu'elle ne s'est pas aperçue +de mon émotion, et m'a proposé gaiement de voir ses autres ouvrages, ses +cartons, ses dessins. Elle m'a montré un petit portrait d'elle, à peine tracé, +et qui la représente dans son enfance: je le lui ai demandé vivement; elle me +l'a accordé sans difficulté, et même reconnaissante de mon intérêt. J'aurais +voulu qu'elle crût me faire un sacrifice; mais son innocence ne lui laissait pas +deviner le prix que j'y attachais. Je l'ai priée du moins de ne dire à personne +que je l'eusse obtenu. Pourquoi? m'a-t-elle demandé avec étonnement; n'êtes-vous +pas notre meilleur ami? — Ah! dites notre seul ami. — Non; monsieur de Sénange +en a beaucoup. — Et vous? — Pour moi, c'est bien vrai! — Eh bien, dites donc, +mon seul ami! — Mon seul ami , +a-t-elle répété en souriant! — Promettez-moi, ai-je ajouté, que lorsque je serai +absent, vous me manderez tout ce qui pourra vous intéresser… Vous me direz s'il +est quelqu'un que vous me préfériez? — Ne parlez pas d'absence, m'a-t-elle dit +doucement; vous gâtez toute ma joie. — J'ai cessé d'en parler; mais la douleur +et les regrets étaient dans mon cœur: elle m'a regardé avec inquiétude, et a +perdu cet air satisfait qui l'animait. Nous sommes descendus chez monsieur de +Sénange, presque aussi émus l'un que l'autre. +Souvent, dans le courant du jour, elle m'a considéré attentivement, comme si elle +eût cherché dans mes yeux, la cause ou la fin de sa peine. Après dîner, au lieu +de se promener elle s'est mise à son piano, mais n'a plus joué ni chanté les +airs brillant qui l'amusaient la veille. La journée a fini sans qu'elle ait +retrouvé sa gaieté; et le soir, en me quittant, la pauvre petite m'a dit, les +larmes aux yeux: Mon seul ami, est-ce que vous pensez à +partir? Ah! je crains bien de n'être pas seul malheureux! — Que +n'êtes-vous avec moi, Henri! peut-être que l'amitié, en partageant mon cœur, +rendrait moins vif le sentiment qu'Adèle m'inspire; mes peines en seraient moins +amères. Mais ces désirs sont vains! vous ne viendrez pas, et il faut que je +m'éloigne; il le faut absolument. +LETTRE XXI. +Neuilly, ce 28 août. +Adèle était allée dîner à son couvent. Quelle différence du jour où, pour la +première fois, je restai seul avec monsieur de Sénange! Je ne pensais qu'à +l'amuser; aujourd'hui, je me suis ennuyé à mourir. Je m'efforçais en vain de +l'occuper, de le distraire; le moindre soin me fatiguait; jamais le temps ne m'a +paru si long. Aussi, pour faire quelque chose, lui ai-je proposé de lire les +lettres de lady B…., trop heureux de trouver un objet qui pût l'intéresser! Il a +Saisi cette idée avec joie, m'a donné la clef d'un secrétaire qui est dans son +cabinet, et m'a prié d'aller les chercher. — En ouvrant le premier tiroir, j'y +ai trouvé un portrait d'Adèle en miniature, fait par le meilleur peintre, et +enrichi de diamants, comme s'il avait besoin de cet entourage pour paraître +précieux! Je l'ai regardé avec transport: sa beauté, sa douceur, la sérénité de +Son regard y sont peintes d'une manière ravissante. Il m'a été impossible de +m'en détacher, et, par un mouvement involontaire, je l'ai placé contre mon +cœur. Insensé! il me semblait qu'en le possédant ainsi, ne fût-ce qu'un moment, +j'en conserverais long-temps l'impression. Mais je me promettais bien de le +remettre lorsque je rapporterais ces lettres. Je suis rentré dans le salon, avec +le carton où elles étaient renfermées. Monsieur de Sénange les a prises, et a +voulu les lire lui-même. — Tranquille en le voyant satisfait, je me laissais +aller à mes propres pensées; je l'entendais sans l'écouter. Le son monotone de +Sa voix ne pouvant fixer mon attention, ajoutait encore à ma rêverie. Il était +heureux, le temps se passait, et c'est tout ce qu'il me fallait. A cinq heures, +nous avons entendu le bruit d'une voiture; c'était Adèle. Mon cœur a battu avec +violence, comme si elle n'avait pas dû venir, ou que je ne l'attendisse pas…. +Elle nous a raconté qu'elle avait trouvé ses religieuses encore fort affligées, +parce qu'il y a environ huit ou dix jours un pan de mur de leur jardin est +tombé. "Pour moi, m'a-t-elle dit, j'en ai été ravie; car lorsque la clôture est +interrompue comme cela, par une sorte de fatalité, il est permis aux hommes +d'entrer dans l'intérieur des couvens; et j'ai pensé que, ne connaissant pas ces +Sortes d'établissement, vous auriez peut-être la curiosité d'en voir un. La +Supérieure m'a permis de vous y conduire après-demain, si cela peut vous être +agréable." Je lui ai répondu courageusement que je craignais bien de ne pouvoir +pas profiter de cette permission; mais après ce grand effort, je n'ai plus senti +que le désir de voir cet asile de son enfance. Elle a paru le souhaiter +vivement, a insisté; et tout ce que ma raison a pu conserver d'empire, s'est +borné à lui répondre que je tâcherais de la suivre. Mais j'y étais résolu; ne +vous moquez pas de ma faiblesse, Henri; je partirai, soyez-en sûr: un jour de +plus n'est pas bien dangereux. Peut-être aussi, ces voiles, ces grilles, ces +mortifications de tout genre, que des femmes embrassent avec ardeur et +Supportent sans se plaindre, ces exemples de courage feront rougir celui qui +n'est pas assez fort, ni pour résister au danger, ni même pour le fuir. — +D'ailleurs, quelque envie que j'eusse de m'éloigner, il faut bien que je reste, +je ne sais combien d'heures, de jours, de temps encore; car imaginez que lorsque +Adèle est arrivée, monsieur de Sénange a resserré ces malheureuses lettres de +lady B…, et a remis le carton sur une table près de lui. Je lui ai offert de le +reporter dans son secrétaire; mais je ne sais quelle fantaisie lui a fait +préférer de le garder. Avant le souper, je lui ai proposé de nouveau d'aller le +Serrer; il s'y est encore refusé: et, au moment de nous retirer, lui ayant fait +entendre qu'il ne fallait pas le laisser traîner sur sa table, il s'est +impatienté tout-à-fait, a haussé les épaules, et a dit à Adèle de mettre ce +carton dans une bibliothèque qui est dans le salon; ce qu'elle a fait avec cet +empressement distrait qui la porte toujours à lui obéir, sans même prendre +intérêt aux choses qu'il lui demande. +Me voilà donc avec un portrait enrichi de diamants, ne prévoyant pas quand il me +Sera possible de le replacer sans qu'on s'en aperçoive; n'osant ni le garder, ni +le rendre, de peur de la compromettre; risquant de faire soupçonner la probité +d'anciens serviteurs, et probablement obligé à la fin de déclarer, devant toute +une maison, que c'est moi qui l'ai dérobé, parce que j'aime madame de Sénange! +Belle raison à donner à un mari, à des valets, à Adèle elle-même, qui me traite +assez bien pour qu'alors on pût la soupçonner de partager mes sentiment!…. En +vérité, Henri, je crois qu'il y a quelque démon qui s'amuse à me tourmenter. +LETTRE XXII. +Neuilly, ce 29 août. +Je ne vous écrirai que deux mots aujourd'hui, mon cher Henri, car l'heure de la +poste me presse. Il est certain qu'un mauvais génie se mêle de toutes mes +actions; je me croirais ensorcelé, si nous étions encore à ce bienheureux temps, +où l'on accusait quelque être imaginaire de ses chagrins et de ses fautes; où il +Suffisait d'un moment de bonheur pour se flatter qu'une divinité bienfaisante +vous conduisait, et se plairait à vous protéger toujours. +En m'éveillant ce matin, je me suis empressé de regarder le portrait d'Adèle. +Après m'être dit, répété, combien j'aime celle qu'il représente, je l'ai serré +dans mon écritoire, afin qu'aucun accident, aucun hasard ne fît qu'on le +découvrît si je le portais sur moi; et, satisfait de cette sage précaution, de +cette heureuse prévoyance, je suis descendu chez monsieur de Sénange pour le +déjeuner: il était encore seul. "Venez, m'a-t-il dit vivement; hier vous m'avez +impatienté, en me demandant ces lettres devant Adèle; allez les serrer bien vite +où elles étaient, et revenez aussitôt." Henri, me voyez-vous, enrageant de tenir +la clef du secrétaire, lorsque je n'avais plus le portrait, et sans qu'il me fût +possible d'aller le chercher? car ce cabinet n'a d'issue que par la porte qui +donne dans le salon où était monsieur de Sénange. J'ai donc remis ce maudit +carton; mais j'ai eu soin de ne faire que pousser le secrétaire au lieu de le +fermer, demeurant ainsi le maître de rendre ce trésor sans qu'on s'en aperçoive. +En rentrant dans le salon, monsieur de Sénange m'a redemandé sa clef: "Quoique +lady B…. m'a-t-il dit, fût la vertu même, je n'ai jamais voulu parler d'elle +devant Adèle; j'étais si jeune alors, si amoureux; je me trouve si différent +aujourd'hui! A mon âge, a-t-il ajouté en riant, les comparaisons sont +dangereuses! D'ailleurs, elle a été élevée dans un couvent, où, selon l'usage, +les romans sont sévèrement défendus, et où les chansons même qui renferment le +mot d'amour ne se font jamais entendre: aussi, son esprit est-il simple et pur +comme son cœur." Il aurait pu continuer long-temps son éloge, sans que je +trouvasse qu'il en dît assez; mais Adèle elle-même est venue l'interrompre. Son +regard timide me disait qu'elle ne se fiait plus à l'avenir: la tristesse de la +veille lui avait laissé une sorte d'abattement qui donnait à sa voix, à ses +mouvement, une mollesse, une douceur inexprimable. Il m'a été impossible d'y +résister; je me suis approché d'elle, et lui ai demandé à quelle heure il +fallait être prêt le lendemain pour la suivre au couvent. — Ce seul mot l'a +ranimée, lui a rendu sa vivacité, son sourire, et je n'ai jamais été si +heureux!…. Je sens près d'elle un charme qui m'était inconnu. Ah! jouissons au +moins de cette journée; oublions mes résolutions, et puissé-je ne penser à mon +départ qu'au moment où il faudra la quitter! +LETTRE XXIII. +Neuilly, 31 août, 2 heures du matin. +Immédiatement après le dîner, mon cher Henri, Adèle demanda ses chevaux pour se +rendre au couvent. Monsieur de Sénange lui dit d'emmener une de ses femmes, +étant trop jeune, pour aller seule avec moi. Son innocence n'en avait pas senti +la nécessité, et ne s'en trouva pas gênée; tandis que ma raison, en le jugeant +convenable, s'y soumettait avec peine. Elle partit gaiement, et je la suivis, +fort ennuyé d'avoir cette femme avec nous. Lorsque nous arrivâmes au couvent, +Adèle monta au parloir, et me présenta à la supérieure, qui me reçut avec une +bonté extrême. Elle me proposa d'aller, par les dehors de la maison, gagner le +mur du jardin, pendant qu'elle viendrait avec Adèle me joindre par l'intérieur. +— "Mais, lui dis-je, puisque je vais me trouver aussitôt que vous dans le +monastère, pourquoi ne me laisseriez-vous pas suivre tout simplement madame de +Sénange, sans m'ordonner de faire seul un chemin si inutile? — Non, me +répondit-elle en souriant; la même loi qui suppose que vous êtes les maîtres +d'entrer dans nos maisons, lorsque la clôture en est interrompue par le hasard, +nous défend de vous en ouvrir les portes. Les esprits forts peuvent se conduire +par leur jugement; mais nous, qui sommes des êtres imparfaits, nous suivons la +règle exacte sans oser en interpréter l'esprit, ni permettre à l'obéissance +d'établir des bornes que, tour à tour, la faiblesse ou l'exagération voudrait +changer." +Je conduisis donc Adèle à la porte de clôture. Dès qu'elle fut entrée, on la +referma sur elle, avec un si grand bruit de barres de fer et de verroux, que mon +cœur se serra comme si je n'avais pas dû la revoir dans l'instant même. Je me +hâtai de faire le tour de la maison, et j'arrivai à cette brèche presque'aussitôt +qu'elle. La supérieure me reçut accompagnée de deux religieuses qui la suivirent +le reste du jour. Peut-être m'accuserez-vous de folie; mais véritablement je +Sentis une émotion extraordinaire lorsque mon pied se posa sur cette terre +consacrée. Dès qu'Adèle me vit dans le jardin, elle me demanda tout bas si je +Serais bien contrarié qu'elle me laissât seul avec ces dames; l'amie qui était +avec elle le jour où je la rencontrai pour la première fois étant malade, elle +désirait d'aller la voir. — Il fallut bien y consentir. — Elle se rapprocha de +la supérieure, me recommanda à ses soins, à ses bontés, l'embrassa aussi +tendrement qu'une fille chérie embrasse sa mère, et me laissa avec cette digne +femme, qui voulut bien me conduire dans l'intérieur du couvent. +"Notre maison, me dit-elle, est, à elle seule, un petit monde séparé du grand. +Nous ne connaissons ici ni le besoin, ni la fortune: aucune religieuse ne se +croit pauvre, parce qu'aucune n'est riche. Tout est égal, tout est en commun; ce +qui nous est nécessaire se fait dans la maison. Les emplois sont distribués +Suivant les talents de chacune. Souvent nous cédons à leur goût; quelquefois nous +le contrarions; car si les âmes tendres ont besoin d'être conduites avec +douceur, même pour aimer Dieu, les cœurs ardet craient que pour gagner le ciel +il faut une vie pleine d'austérités. Je cherche à connaître leur caractère sans +paraître le deviner. Obligée de maintenir l'obéissance à la règle de ce +monastère, je désire que ce soit avec un peu d'effort, et qu'elles saient +heureuses autant qu'il est possible. Toutes le deviennent par la seule habitude +de les tenir continuellement occupées du bonheur des autres. Les anciennes sont +à la tête de chaque différent exercice: ne pouvant plus faire beaucoup de bien +par elles-mêmes, elles ont au moins la consolation de le conseiller, d'apprendre +aux jeunes à faire mieux; et ces dernières trouvent une sorte de plaisir dans la +déférence qu'elles ont pour celles d'un âge avancé. L'amour de la vertu a besoin +d'aliment; et je regarderais comme bien à plaindre celles qui n'auraient aucun +devoir à remplir." +Je voulus tout voir: elle me mena à la roberie ; quatre +religieuses étaient chargées de faire les vêtements de toute la maison. C'était +l'heur du silence: elles se levèrent sans nous regarder, et se remirent à leurs +ouvrages sans nous parler. — De là nous allâmes à la lingerie: toujours d'aussi +grands détails et aussi peu de monde pour y suffire. La supérieure m'en voyant +étonné, me demanda s'il ne fallait pas bien leur ménager de l'occupation pour +toute l'année? Nous parcourûmes ainsi toute la maison. Les religieuses me +reçurent toujours avec la même politesse et le même recueillement. Nous +arrivâmes jusqu'à l'infirmerie; là, le silence était interrompu; on ne parlait +pas assez haut pour faire du bruit aux malades, mais on s'occupait du soin de +les distraire, et même de les amuser. C'était la chambre des convalescentes, ou +de celles dont les maladies douloureuses, mais lentes et incurables, ne leur +permettaient plus de sortir. Il y avait dans cette salle immense des oiseaux, un +gros chien, deux chats; et, sur les fenêtres, entre des chassis, des fleurs, de +petits arbustes et des simples. La supérieure m'apprit que leur ordre leur +défendait ces amusement; "mais ici, ajouta-t-elle, tout ce qui divise +l'attention soulage et devient un de nos devoirs: lorsque l'esprit ne peut plus +être occupé long-temps, il a besoin d'être distrait." Il y avait dans cette +chambre, comme dans les autres, une vieille religieuse qui présidait au service, +et des jeunes qui lui obéissaient. +Nous arrivâmes aux classes; c'est là que le souvenir d'Adèle l'offrit à moi comme +Si elle eût été présente; j'aurais voulu voir la place qu'elle occupait, +retrouver quelques traces de son séjour dans cette maison. Avec quel intérêt je +regardais ces jeunes filles que l'affection et l'habitude rendent comme les +enfants d'une même famille! Je les considérais comme autant de sœurs d'Adèle, et +je me sentais pour chacune un attrait particulier. Je leur demandai quelle était +Sa meilleure amie: c'est moi, dirent-elles presque toutes à la fois. — "Et +quelle est celle que madame de Sénange préférait?" — Toutes regardèrent une +jeune personne belle et modeste, qui baissa les yeux en rougissant; elle +paraissait plus confuse d'être distinguée, qu'elle n'eût été sensible à l'oubli. +Je fis des vœux pour son bonheur, et pour qu'elle conservât toujours cette +heureuse simplicité. +Quel étonnant contraste de voir ces jeunes pensionnaires élevées, avec les talents +qui donnent des succès dans le monde, et les vertus qui peuvent les rendre +chères à leurs maris, par des femmes qui ont renoncé pour elles-mêmes au monde, +au mariage, et qui, cependant, n'oublient rien de ce qui peut les rendre plus +aimables! — On leur montre la musique, le dessin, divers instrument: leur +taille, leur figure, leur maintien sont soignés sans recherche, mais avec +l'attention que pourrait y donner la mère la plus vaine de la beauté de ses +filles. Une de ces petites se tenait mal; la maîtresse n'eut qu'à la nommer, +pour qu'elle se redressât bien vite; et il me parut que si c'était un défaut +dans lequel elle retombait souvent, la religieuse avait pris la même habitude de +la reprendre, sans humeur et sans négligence; ce qui doit finir par corriger. +Toutes travaillaient: une d'elles dévidait un écheveau de soie très-fine, et si +mêlée, qu'elle ne pouvait pas en venir à bout; enfin, après avoir essayé de +toutes les manières, elle y renonça, prit sa soie et la jeta dans la cheminée. +La supérieure fut la ramasser, ouvrit doucement la fenêtre, et la jeta dans la +rue: "Peut-être, lui dit-elle en souriant, quelqu'un plus patient et plus pauvre +que vous la ramassera…" La jeune fille rougit; et la supérieure, pour ne pas +augmenter son embarras, chercha à m'éloigner, en me proposant de me mener voir +le service des pauvres. "Cette institution, me dit-elle, vous prouvera, +j'espère, que rien n'échappe à une charité bien entendue. Il y a plus d'un +Siècle qu'un vieillard a attaché à notre maison un bâtiment et des fonds, pour +recevoir, tous les soirs, les gens de la campagne que leurs affaires forceraient +à passer par Paris, et qui, n'ayant point d'asile, seraient exposés à mille +dangers sans cette ressource. Ils n'ont besoin que d'un certificat de leurs +curés pour être admis; mais ils ne peuvent rester que trois jours; car on ne +Suppose point que leurs affaires doivent les retenir plus long-temps. Cependant +nous ne nous sommes jamais refusées à accorder un plus grand délai à ceux qui +annonçaient de vrais besoins." +Tout en marchant, je lui demandai pourquoi elle avait repris cette jeune +pensionnaire devant moi, et cependant sans la gronder? — "Il y a peu de jours, +me dit-elle, qu'elle est avec nous, et elle avait besoin d'une leçon. Pour rien +au monde, je ne l'aurais reprise devant personne, d'une faute réelle. Le mystère +avec lequel les instituteurs cachent les torts graves, augmente la honte et le +repentir des élèves; mais pour les étourderies de la jeunesse, les mauvaises +habitudes, les distractions, nous croyons que tout ce qui peut imprimer un plus +long souvenir doit être employé. Je ne l'ai pas grondée, parce qu'elle n'avait +rien fait de mal en soi, et qu'il faut garder la sévérité pour des choses +vraiment repréhensibles. Les enfants ont toutes les passions en miniature. Leur +vie est, comme celle des personnes faites, partagée entre le mal, le bien et le +mieux. Nous reprenons vigoureusement celles qui annoncent des dispositions +fâcheuses; nous montrons, nous conseillons doucement le bien. Ce n'est pas +l'obéissance, mais le goût qui doit y porter; et nous louons, nous chérissons +celles qui, plus avancées, craient à la perfection, et la cherchent." +Nous arrivâmes à l'hôpital: représentez-vous, Henri, une voûte immense, éclairée +par trois lampes placées à une si juste distance les unes des autres, qu'on y +voyait assez, quoique la lumière y fût sans éclat. Une table fort étroite, et +occupant toute la longueur de la salle, était couverte de nappes très-blanches. +Une centaine de pauvres y étaient assis, tous rangés sur la même ligne. On avait +écrit sur les murs des sentences des livres saints, qui invitaient à la charité, +et à ne jamais manquer l'occasion d'une bonne œuvre. Dans le milieu de cette +Salle était un prie-dieu; après, un socle sur lequel on avait posé un grand +bassin rempli d'une soupe assez épaisse pour les nourrir, et cependant fort +appétissante. La supérieure la servit; quatre jeunes religieuses lui apportaient +promptement, et successivement, de petites écuelles de terre qu'elle emplissait, +et qu'elles reportaient à chaque pauvre; ensuite on leur donna à chacun un petit +plat, dans lequel était un ragoût mêlé de viande et de légumes, avec deux livres +de pain bis-blanc. Pendant leur repas, une jeune pensionnaire fit tout haut une +lecture pieuse. Le grand silence qui régnait dans cette salle, prouvait +également la reconnaissance du pauvre, et le respect des religieuses pour le +malheur. Je m'informai avec soin des revenus et des dépenses de cet +établissement. Vous seriez étonné de peu qu'il en coûte pour faire autant de +bien. A ma prière, la supérieure entra dans les plus grands détails. Avec quelle +modestie elle passait sur les peines que devait lui donner une surveillance si +étendue! C'était toujours des usages qu'elle avait trouvés; +des exemples qu'elle avait reçus; des secours et des consolations que ses +religieuses lui donnaient . "Une des premières règles de cette maison, +me dit-elle, est de ne rien perdre, et de croire que tout peut servir. Par +exemple, après le dîner de nos pensionnaires, une religieuse a le soin de +ramasser dans une serviette tous les petits morceaux de pain que les enfants +laissent; car la gourmandise trouve à se placer, même en ne mangeant que du pain +Sec; et je suis toujours étonnée du choix et des différences qu'elles y +trouvent. On porte ces restes dans le bassin des pauvres; une pensionnaire suit +la religieuse, qui se garde bien de lui dire: regardez , +mais qui lui montre que tout est utile. Travaillent-elles? Le plus petit +chiffon, un bout de fil est serré, et finit toujours par être employé. En leur +faisant ainsi pratiquer ensemble la charité qui ne refuse aucun malheureux, et +l'économie qui seule nous met en état de les secourir tous, elles apprennent de +bonne heure qu'avec de l'ordre, la fortune la plus bornée peut encore faire du +bien; et qu'avec de l'attention, les riches en font chaque jour davantage?" +Après le souper, qui dura une demi-heure, tous les pauvres se mirent à genoux; et +la plus jeune des religieuses, se mettant aussi à genoux devant un prie-dieu, +fit tout haut la prière, à laquelle ils répondirent avec une dévotion que leur +gratitude augmentait sûrement. Je fus frappé de la voix douce et tendre de cette +religieuse. La pâleur de la mort était sur son visage; elle me parut si faible, +que je craignais qu'elle n'élevât la voix. Après la prière je lui demandai s'il +y avait long-temps qu'elle avait prononcé ses vœux. Il y a +Six mois , me répondit-elle…. après un long soupir, elle ajouta: j'étais bien jeune alors! … et elle s'éloigna. — "Ah! +m'écriai-je, en me rapprochant de la supérieure, y en aurait-il parmi vous qui +regrettassent leur liberté? — Ne m'interrogez pas sur ma plus grande peine, me +dit-elle en rougissant: veuillez croire seulement qu'alors ce ne serait pas ma +faute, et que je leur donnerais toutes les consolations qui seraient en ma +puissance. Leurs vertus, leur résignation peuvent les rendre heureuses sans moi; +mais elles ne sauraient avoir de peines que je ne les partage. Comme la plus +Simple religieuse, je n'ai que ma voix pour admettre, ou pour refuser celles qui +veulent prendre le voile. Lorsqu'une vraie dévotion les détermine, elles ne +regrettent rien sur la terre. Mais il est de jeunes novices qu'un excès de +ferveur trompe elles-mêmes; et d'autres qui, se fiant à leur courage, renoncent +au monde pour des intérêts de famille, et nous le cachent avec soin. Le sort des +religieuses qui se repentent est d'autant plus à plaindre, que notre état est le +Seul dans la vie où il n'y ait jamais de changement, ni aucune espérance." +Comme elle disait ces mots, Adèle revint avec deux ou trois de ses jeunes +compagnes. Ni son retour, ni leur gaieté ne purent dissiper la tristesse que +m'avaient inspirée les dernières paroles de la supérieure. J'en étais encore +affecté, lorsqu'elle nous avertit que, le souper des pauvres étant fini, il +fallait leur laisser prendre un repos dont ils avaient besoin; et après nous +avoir dit adieu, avoir encore embrassé Adèle, qu'elle appelait sa chère fille , elle regagna une grande porte de fer qui sépare +l'hôpital de l'intérieur du couvent. Elle y entra, et referma cette porte sur +elle, avec ce même bruit de verroux, de triple serrure, qui donnait trop l'idée +d'une prison. Je pensai à la douleur que devait éprouver cette jeune religieuse +quand, chaque jour, ce bruit lui renouvelait le sentiment de son esclavage. +Lorsque nous arrivâmes à Neuilly, monsieur de Sénange se fit traîner au-devant de +nous, et reçut Adèle avec un plaisir qui prouvait bien l'ennui que lui avait +causé son absence: "Bonjour, mes enfants," nous dit-il avec joie. Mon cœur +tressaillit en l'entendant nous réunir ainsi, quoique ce fût sûrement sans y +avoir pensé. Je lui rendis compte de ce que j'avais vu, des impressions que +j'avais ressenties. Mais quand j'en vins à cette jeune religieuse, j'osai le +remercier d'avoir sauvé Adèle d'un pareil sort. "Sans vous, lui dis-je vivement; +Sans vous, dans six mois, elle aurait été bien malheureuse! — Et malheureuse +pour toujours!" me répondit-il. — Il la regarda avec attendrissement; son visage +était serein, mais des larmes tombaient de ses yeux. Adèle, entraînée par tant +de bonté, se jeta à genoux devant lui, et baisa sa main avec une tendre +reconnaissance. "Ma chère enfant, lui dit-il en la pressant contre son cœur, +dites-moi que vous ne regrettez pas notre union; je ne veux que votre bonheur; +cherchez, demandez-moi tout ce qui pourra y ajouter!" — Tant d'émotions firent +mal à ce bon vieillard; il pleurait et tremblait, sans pouvoir parler davantage. +Je fis éloigner Adèle, et je donnai à monsieur de Sénange tous les soins que je +pus imaginer; mais il fallut le porter dans son lit. Lorsqu'il fut un peu clamé, +il s'endormit. Je revins dans ma chambre, où il me fut impossible de trouver le +repos. J'ai lu, je me suis promené; je vous écris depuis trois heures, il en est +cinq, et le sommeil est encore bien loin. Cependant, je suis tranquille, +Satisfait, sans remords. Je ne me crois plus obligé de fuir; j'avais trop peu de +confiance en moi-même. Serait-il possible que mon cœur éprouvât jamais un +Sentiment dont cet excellent homme eût à se plaindre? +LETTRE XXIV. +Neuilly, ce 1er septembre, 2 heures après-midi. +Vous, mon cher Henri, qui avez eu si souvent à supporter ma détestable humeur, +jouissez de la situation nouvelle dans laquelle je me trouve. Je suis content de +moi, content des autres: j'aime, j'estime tout ce qui m'environne; je reçois des +preuves continuelles que j'ai inspiré les mêmes sentiment. Que faut-il de plus +pour être heureux? +Ce matin, l'esprit encore fortement occupé de tout ce que j'avais vu dans le +couvent d'Adèle, j'ai écrit à la supérieure, pour lui demander la permission +d'augmenter la fondation de l'hôpital. On y garde, comme je vous l'ai dit, les +voyageurs pendant trois jours; et le quatrième, ils sont obligés de quitter +cette maison: c'est de ce quatrième jour que je me suis occupé. J'ai offert une +Somme assez considérable pour que l'on puisse leur donner de quoi faire deux +jours de route. A l'obligation qu'ils doivent avoir pour l'asile qui leur a été +accordé, ils ajouteront une reconnaissance, peut-être plus vive encore, pour le +Secours qu'ils recevront au moment de leur départ. Quand un homme se trouve +Seul, il est bien plus sensible aux services qu'on lui rend, et dont il jouit, +que lorsqu'il partage le même bienfait avec beaucoup d'autres; car alors, il +croit seulement que c'est un devoir qui a été rempli. +J'ai prié l'abbesse de donner cette aumône au nom d' Adèle de +Joyeuse , pour qu'on la bénît, et qu'on priât pour son bonheur. Quoique +j'aime monsieur de Sénange, j'ai eu plus de plaisir à employer le nom de famille +d'Adèle. — Adèle m'occupe uniquement: parle-t-on d'un malheur, d'une peine +vivement sentie? je tremble que le cours de sa vie n'en sot pas exempt; et je +voudrais qu'il me fût possible de supporter toutes celles qui lui sont +réservées. — S'attendrit-on sur la maladie, sur la mort d'une jeune personne +enlevée au monde avant le temps? je frémis pour Adèle: sa fraîcheur, sa jeunesse +ne me rassurent plus assez. Et si le mot de bonheur est +prononcé devant moi, mon cœur s'émeut; je forme le vœu sincère qu'elle jouisse +de tout celui qui m'est destiné! — Enfin, je l'aime jusqu'à sentir que je ne +puis plus souffrir que de ses peines, ni être heureux que par elle. +Après avoir fait partir ma lettre pour le couvent, je suis descendu chez monsieur +de Sénange. J'avais sans doute cet air satisfait qui suit toujours les bonnes +actions; car il a été le premier à le remarquer, et à m'en faire compliment. +Pour Adèle, elle m'en a tout simplement demandé la raison: sans vouloir la +donner, je suis convenu qu'il y en avait une qui touchait mon cœur. Elle s'est +épuisée en recherches, en conjectures. Sa curiosité amusait fort le bon +vieillard; mais elle est restée confondue de me voir rire; de m'entendre la +prier de me féliciter, et l'assurer en même temps que non-seulement je n'avais +vu personne, mais que je n'avais reçu aucune lettre. — Alors feignant d'être +effrayée, elle m'a dit que mes accès de tristesse et de gaieté avaient des +Symptômes de folie auxquels il fallait prendre garde. Elle se moquait de moi, et +ma paraissait charmante; sa bonne humeur ajoutait encore à la mienne. +Comme le déjeuner a duré trois fois plus qu'à l'ordinaire, mon valet de chambre a +eu le temps de revenir avec la réponse de la supérieure, qu'il m'a remise sans +me dire de quelle part. — C'est pour le coup que la curiosité d'Adèle a été à +Son comble: mais voulant continuer ce badinage, j'ai mis cette lettre dans ma +poche sans l'ouvrir. — Adèle me regardait avec inquiétude, me traitant toujours +comme un homme en démence. Enfin, cette plaisanterie s'est prolongée sans perdre +de sa grâce. Mais, mon cher Henri, malgré votre goût pour les détails, je +m'arrête. Qui sait si, lorsque vous lirez cette lettre, vous ne serez point +triste, de mauvaise humeur, et si notre gaieté ne provoquera pas votre sourire +dédaigneux? — Du reste, j'étais si disposé à m'amuser, que monsieur de Sénange a +été obligé de nous avertir plusieurs fois, qu'ayant du monde à dîner, Adèle +aurait à peine le temps de faire sa toilette. +LETTRE XXV. +Neuilly, ce 2 septembre. +Notre journée, mon cher Henri, se termina hier aussi ridiculement qu'elle avait +commencé. Lorsque j'entrai dans le salon, Adèle courut au-devant de moi, et me +dit, tout bas, de venir écouter la personne du monde la plus extraordinaire, une +personne qui ne parle point sans placer trois mots presque synonymes l'un après +l'autre; toujours trois, me dit-elle, jamais plus, jamais moins: et se +rapprochant d'un homme jeune encore, qui avait l'air froid, même un peu sauvage, +et dont tous les mouvement étaient lents et toutes les expressions exagérées, +elle me le présenta comme un parent de monsieur de Sénange. — "Monsieur, me +dit-il, vous pouvez compter sur ma considération, ma déférence et mes égards." — +Je m'assis près de lui: Adèle me demanda si enfin j'avais lu cette lettre que +j'avais reçue avec tant de mystère? Ce monsieur s'empressa d'assurer que j'étais +certainement trop poli, gracieux et civil, pour ne pas prévenir ses désirs. — Je +lui répondis que les Anglais n'étaient pas si galants. — Ils ont raison, dit-il, +car peut-être plaisent-ils davantage par leur ingénuité, leur sincérité, leur +rudesse. — Pourquoi rudesse , lui demandai-je avec +étonnement? — Monsieur, me répondit-il, nous appelons souvent rudesse, et +Sûrement mal-à-propos, leur vérité, leur franchise et leur loyauté. +Adèle riait aux éclats, et jusqu'au point de m'embarrasser; mais eu lieu de +S'apercevoir qu'elle se moquait de lui, il trouvait sa gaieté, son enjouement et +Sa joie admirables. Enfin on avertit qu'on avait servi; Adèle le fit asseoir à +table près d'elle, et s'en occupa tout le dîner. Elle avait pourtant assez de +peine à le faire causer, car il est extrêmement sérieux; il ne parle presque +jamais que lorsqu'on l'interroge, et répond toujours avec la même éloquence. +Pendant le repas, il ne mangea ni ne refusa rien indifféremment: ce qu'il +préférait était toujours sain, salubre et fortifiant; ce qui lui faisait mal +était positivement indigeste, pesant et lourd. Au moment de son départ, Adèle +l'engagea à revenir souvent; il l'assura que la gratitude, la reconnaissance et +l'inclination l'y portaient, autant que sa soumission, son respect et son +dévouement. Après m'avoir demandé la permission de soigner, rechercher, cultiver +ma connaissance, il se retourna vers monsieur de Sénange, et lui dit que le +mariage, qui, chez les autres, lui avait toujours paru mériter la raillerie, la +plaisanterie, le ridicule, chez lui inspirait le désir, l'envie et la jalousie; +puis, mettant ses pieds à la troisième position, une main dans sa veste, et de +l'autre saluant tout le monde avec un air gracieux, il s'en alla. +Adèle le reconduisit, et l'invita encore à revenir bientôt. Je voulus lui parler +un peu de cette disposition à la moquerie, de cette manière de s'en préparer les +occasions: je lui en fis quelques reproches; elle prit alors le même ton que ce +monsieur, et me pria de la laisser rire, s'amuser, se divertir; et de n'être pas +plus pédant, prêchant, grondant, qu'il ne l'était lui-même. Elle faisait des +rires si extravagant, que sa gaieté me gagna: en dépit de ma raison je lui +abandonnai ce parent qui, malgré ses ridicules, a l'air d'un fort bon homme. — +Que je suis devenu faible, Henri! Autrefois ce persiflage m'aurait été +insupportable; aujourd'hui, non-seulement il m'a diverti malgré moi, mais je +l'ai même imité un instant. +Lorsque tout le monde fut parti, Adèle voulut profiter du peu de jour qui restait +pour aller se promener. A peine fûmes-nous seuls, qu'elle me reparla de cette +lettre. Après m'être amusé quelques moment à l'impatienter encore, je la lui +présentai telle qu'on me l'avait remise le matin, car je ne sais quelle +complaisance m'avait empêché de l'ouvrir. Elle brisa le cachet : nous nous +assîmes au bord de la rivière, et nous la lûmes tous deux ensemble. La +Supérieure me mandait qu'elle avait fait assembler la communauté; que ses +religieuses acceptaient avec gratitude la donation que je leur faisais au nom +d'Adèle. Sa reconnaissance avait quelque chose de noble et d'affectueux, qui +n'était point mêlé de cette exagération dont les gens du monde accompagnent si +Souvent les éloges qu'ils craient vous devoir. Je présentai aussi à Adèle une +copie de la lettre que j'avais écrite à la supérieure. "Pardonnez-moi, lui +dis-je vivement, pardonnez-moi d'avoir pris votre nom sans vous le dire. Cette +bonne œuvre eût été plus parfaite, si vous l'eussiez dirigée; mais je n'ai pas +eu le temps de vous consulter. Entraîné par mon cœur, j'ai désiré, et aussitôt +j'ai voulu que votre nom fût connu et invoqué par les malheureux… Que le pauvre, +lui dis-je tendrement, que le pauvre fatigué regarde s'il ne découvre point +votre demeure! Qu'il s'empresse d'y arriver, la quitte avec regret, et se +retourne souvent, en s'en allant, pour la revoir encore, et vous combler de +bénédictions!" — Adèle m'écoutait comme ravie; loin de penser à me faire de +froids remerciement, elle me demanda avec émotion de lui apprendre à faire le +bien, à mieux user de sa fortune. Nous promîmes ensemble de ne jamais manquer +l'occasion de secourir le malheur, et nous regagnâmes doucement la maison, où +nous passâmes le reste de la soirée, content l'un de l'autre, occupés de +monsieur de Sénange, et désirant également le rendre heureux. +LETTRE XXVI. +Neuilly, ce 3 septembre. +Ce matin, je suis descendu, avant huit heures, dans le parc: je m'y promenais +depuis quelques instants, lorsque j'ai vu Adèle ouvrir sa fenêtre. Je me suis +avancé: elle m'a fait signe de ne point parler, de crainte d'éveiller monsieur +de Sénange, dont l'appartement est au-dessous du sien….. Henri, que j'aime ce +langage par signes! Les mouvement d'une jeune personne ont tant de grâces; elle +fait tant de gestes de trop, de peur de n'être pas entendue! Adèle avançait un +de ses jolis bras, qu'elle baissait sur moi, comme pour me fermer la bouche; et +elle plaçait en même temps un de ses doigts sur ses lèvres…. Pour me dire +Seulement un mot obligeant, que j'avais l'air de ne pas comprendre, elle +finissait par des signes d'amitié… Je lui montrais le ciel qui était azuré; pas +un seul nuage: je regardais sa fenêtre; je faisais quelques pas du côté de +l'île, lorsque me retournant encore vers sa fenêtre, je n'y ai plus vu Adèle. +Alors, quoiqu'elle ne m'eût pas dit un mot, j'ai été l'attendre au bas de son +escalier; elle est arrivée bientôt après, n'ayant qu'un simple déshabillé de +mousseline blanche, qui marquait bien sa taille; un grand fichu la couvrait: il +n'était que posé sans être attaché. Qu'elle était jolie, Henri! je me suis +presque repenti de l'avoir engagée à descendre. +Arrivés au bord de la rivière, elle a bien voulu se confier à mes soins. Nos +Sommes d'étranges créatures! A peine Adèle a-t-elle été dans cette petite +barque, au milieu de l'eau, seule avec moi, que j'ai éprouvé une émotion +inexprimable; elle-même s'abandonnait à une douce rêverie. Comment rendre ces +impressions vagues et délicieuses, où l'on est assez heureux parce qu'on se +voit, parce qu'on est ensemble! Alors un mot, le son même de la voix viendrait +vous troubler…. Nous ne nous parlions pas; mais je la regardais et j'étais +Satisfait! Il n'y avait plus dans l'univers que le ciel, Adèle et moi! Et +j'avais oublié l'une et l'autre rive… Ah! que nous devenons enfants dès que nous +aimons! Combien de grands plaisirs et de grandes peines naissent des plus petits +événements de la vie! Je la promenai ainsi quelque temps sur cette eau paisible; +mais il fallut arriver: dès qu'elle fut descendue dans son île, sa gaieté +revint, et son sourire me rendit ma raison. Je rattachai le bateau et nous +entrâmes dans les jardins. Les ouvriers n'y étaient pas encore; il n'y avait pas +le plus léger bruit. Après quelques moment de silence, nous avons parlé pour la +première fois du jour où je l'avais rencontrée aux Champs-Elysées: c'est en même +temps que nous avons osé tous deux nous le rappeler. Je l'ai priée de +m'apprendre tout ce qui l'avait intéressée avant que je la connusse. Elle s'est +assise sur le gazon, m'a permis de me placer auprès d'elle, et m'a raconté les +détails de son enfance, le moment où elle est entrée au couvent, l'oubli, +l'indifférence de sa mère, qu'elle tâchait d'excuser, les soins, la tendresse +des religieuses; enfin, sa première entrevue avec monsieur de Sénange, et les +visites qu'il lui faisait ensuite. Quand elle ne parlait que d'elle, son récit +était court, elle ne disait qu'un mot; mais lorsque ses compagnes entraient pour +quelque chose dans ses souvenirs, elle n'oubliait pas la moindre particularité. +Les plaisirs de l'enfance sont si vrais, si vifs, que les plus petites +circonstances intéressent. +Je veux, mon cher Henri, vous faire aimer une scène d'un parloir de couvent. — "A +la seconde visite de monsieur de Sénange, j'étais, m'a dit Adèle, à la fenêtre +de la supérieure, lorsque nous le vîmes entrer dans la cour. On retira de son +carrosse une quantité énorme de paniers remplis de fruits, de gâteaux et de +fleurs: mes compagnes faisaient des cris de joie, à la vue de tant de bonnes +choses. J'allai au parloir de la supérieure; mais j'y arrivai long-temps avant +qu'il eût pu monter l'escalier: je le reçus de mon mieux. On posa tous ces +paniers sur une table près de la grille; et je demandai à monsieur de Sénange la +permission d'aller chercher mes jeunes amies qui, étant à goûter, prendraient +chacune ce qu'elles aimeraient davantage. La supérieure le permit, et je courus +les appeler. Elles vinrent toutes, et après avoir fait une révérence bien +profonde, bien sérieuse, un peu gauche, elles s'approchèrent de lui; mais la vue +des paniers fit bientôt disparaître cet air cérémonieux. Comme il était +impossible de les faire entrer par la grille, chacune d'elles passait sa main à +travers les barreaux, et prenait, comme elle pouvait, les fruits dont elle avait +envie. Nous mangeâmes notre goûter avec une gaieté qui amusa beaucoup monsieur +de Sénange. Il resta fort long-temps avec nous; et, quand il s'en alla, nous le +priâmes toutes de revenir le plutôt possible. Il nous demanda, en souriant, ce +qui nous plairait le plus, qu'il vînt sans le goûter, ou le goûter sans lui? Ces +demoiselles reprirent leur air poli pour l'assurer qu'elles aimaient bien mieux +le revoir. — Et vous, Adèle? me dit-il. Moi, répondis-je gaiement, je +regretterais beaucoup l'absent, quel qu'il fût. — Ma franchise le fit rire; il +promit de revenir bientôt, et de ne rien séparer. +"Pendant huit jours nous ne parlâmes que de lui. Toutes les pensionnaires +auraient voulu l'avoir pour leur père, leur oncle, leur cousin, mais, s'il faut +être vraie, aucune ne pensait qu'on pût l'épouser. Nous nous étions accoutumées +bien vite à le regarder comme un ancien ami. Sûrement il me préférait à toutes; +car un jour il me demanda si je serais bien aise d'être sa femme? Je l'assurai +que oui, mais sans y faire grande attention. Peu de jours après, ma mère écrivit +à la supérieure qu'elle allait me prendre chez elle. Nous étions à la +récréation, lorsqu'on vint m'annoncer cette triste nouvelle. Ce fut +véritablement un malheur général: mes compagnes quittèrent leurs jeux, +m'entourèrent, et nous pleurâmes toutes ensemble. +"Le lendemain une vieille femme de chambre de ma mère vint me chercher. Mes +regrets étaient si vifs que, quoique ce fût la première fois que je sortisse du +couvent, rien ne me frappa. J'étais étouffée par mes sanglots, le visage caché +dans mon mouchoir. Je ne sais pas encore quel accident fit renverser notre +voiture, car je ne me souviens que du moment où vous vîntes nous secourir. Je +n'ai pas oublié l'intérêt que vous le témoignâtes; et le jour où je vous aperçus +à l'opéra, j'éprouvai un plaisir sensible. Quelque chose eût manqué au reste de +ma vie, si je ne vous avais jamais retrouvé. +"A peine étais-je dans la chambre de ma mère, qu'elle me dit sèchement de +m'asseoir près d'elle et de l'écouter. Je lui trouvai un air sévère qui me fit +trembler; il était impossible que la chose qu'elle avait à m'annoncer ne me +parût pas douce en comparaison de mes craintes: aussi, lorsqu'elle m'apprit +qu'il ne s'agissait que d'épouser monsieur de Sénange, y consentis-je avec joie. +Après avoir obtenu cet aveu, elle voulut bien me renvoyer au couvent, où je +devais rester jusqu'au jour de la célébration. +"En rentrant dans la maison, je fis part à la supérieure de mon prochain mariage. +Elle me regarda avec des yeux où la pitié était peinte: sa compassion m'effraya; +et sans savoir pourquoi, je m'affligeai dès qu'elle parut me plaindre. Ensuite, +j'allai dire à mes compagnes que je devais épouser monsieur de Sénange: elles +l'apprirent avec une surprise mêlée de tristesse. Bientôt je partageai cette +impression que je leur voyais; j'étais inquiète, incertaine: et, dans ce moment, +on m'aurait rendu un grand service si l'on m'eût assurée que j'étais fort +heureuse, ou très à plaindre. Cependant, peu à peu, réfléchissant sur les vertus +de cet excellent homme, mes amies cessèrent de craindre pour mon avenir. +"Le jour suivant, il m'écrivit une lettre si touchante, dans laquelle il +paraissait désirer mon bonheur avec un sentiment si vrai, que je sentis renaître +toute ma confiance. Je me rappelle encore, avec plaisir, la complaisance qu'il +eut pour moi, lorsque nos deux familles étaient réunies pour lire mon contrat de +mariage. Pendant cette lecture, qui était une affaire si importante, vous serez +peut-être étonné d'apprendre que je ne songeais qu'au moyen de faire signer à la +Supérieure et à mes compagnes l'acte qui disposait de moi. N'osant pas en parler +à ma mère, je le demandai tout bas à monsieur de Sénange; et il le proposa, le +voulut, comme si c'était lui qui en eût eu la pensée. La supérieure vint donc +avec les pensionnaires; elles signèrent toutes, en faisant des vœux sincères +qui ont été exaucés. +"Lorsque les notaires eurent emporté cet acte, qui m'était devenu précieux par +les noms de tout ce que j'avais l'habitude d'aimer, je vis entrer quatre valets +de chambre de monsieur de Sénange, portant des corbeilles magnifiques, remplies +de présent de noces. Les fleurs, les parures, enchantèrent mes compagnes; les +plus beaux bijoux m'étaient offerts: ma mère m'en apprenait la valeur, et se +chargeait de mes remercîmens. La troisième corbeille renfermait les diamants, +qu'on admira beaucoup, et dont la mère me para aussitôt: mais ce qui étonna +davantage, fut une paire de bracelets de perles de la plus grande beauté; ce +Sont les bracelets, me dit-elle en riant, que je portais le jour où je vous vis +à l'Opéra. Mes compagnes furent charmées de me voir si brillante. La quatrième +corbeille était pleine de jolies bagatelles; c'étaient des présent pour chacune +d'elles, car monsieur de Sénange n'oubliait rien. +"Mon frère proposa d'en faire une loterie pour le lendemain: cette idée fut +adoptée avec joie, et nous nous séparâmes fort content les uns des autres. La +loterie fut tirée, et le hasard, que je dirigeai, donna à chacune de mes +compagnes ce qu'elle aurait choisi. J'obtins la permission d'être mariée dans +l'église de mon couvent. A très-peu de différence près, toutes mes journées se +passèrent ensuite comme celles dont vous avez été témoin. Depuis votre arrivée, +il y a un intérêt de plus; et il est vif, je vous assure, car je serais fort +étonnée si, après moi, vous n'étiez pas ce que monsieur de Sénange aime le +mieux." +Elle a terminé son récit par ces mots, auxquels j'aurais bien voulu changer +quelque chose. — Un jardinier nous a appris qu'il était onze heures. Nous avons +couru au bateau: Adèle était inquiète de s'être oubliée si long-temps, et ne +Savait pas trop comment excuser une pareille étourderie, car monsieur de Sénange +déjeune toujours à dix heures précises. +Nous revenions avec cet empressement, ce bruit de la jeunesse qui s'entend de si +loin. Adèle a ouvert la porte du salon avec vivacité; mais elle s'est arrêtée +Saisie, en y trouvant monsieur de Sénange établi dans son fauteuil; il +paraissait lire. Dès qu'il nous a vus, il a sonné pour que l'on servît le +déjeuner. Il a pris son chocolat sans dire un mot; Adèle n'osait pas lever les +yeux, et nous sommes tous restés dans le plus grand silence. Le déjeuner fini, +il a repris son livre; Adèle a apporté son ouvrage près de lui, et je suis +remonté dans ma chambre. +Que je suis embarassé de ma contenance! L'air froid et sévère de monsieur de +Sénange me glace et m'impose au point que, s'il ne me parle pas le premier, il +me sera impossible de lui dire une parole. Ah! cette matinée si douce +devait-elle finir par un orage! +LETTRE XXVII. +Ce 3 septembre au soir. +Au lieu de descendre à trois heures, comme à mon ordinaire, j'ai patiemment +attendu qu'on vînt me chercher pour dîner; car j'aurais été trop confus de me +retrouver, peut-être seul, avec monsieur de Sénange, craignant qu'il ne fût +encore fâché ; mais dans la salle à manger, tout fait diversion. Il n'y a que +les gens timides qui sachent combien on est heureux, quelquefois, d'avoir à dire +qu'une soupe est trop chaude, un poulet trop froid; chaque plat peut devenir un +Sujet de conversation; et je ne pouvais guère compter sur mon esprit, pour me +fournir quelque chose de plus brillent. Mais comme rien n'arrive jamais, ainsi +que je le prévois, ou que je le désire, en descendant, les gens m'ont averti +qu'on m'attendait pour se mettre à table: j'ai donc été obligé d'entrer dans le +Salon. Aussitôt qu'Adèle m'a vu, elle s'est levée et a donné le bras à monsieur +de Sénange: je me suis rangé sur leur passage; et lorsqu'ils ont été devant moi, +je leur ai fait une profonde révérence…. Apparemment que, sans m'en apercevoir, +j'avais supprimé depuis long-temps cette grave politesse; car monsieur de +Sénange s'est arrêté avec étonnement, m'a regardé depuis la tête jusqu'aux +pieds, et m'a rendu mon salut d'une manière si affectée, qu'Adèle a fait un +grand éclat de rire. Il a souri aussi: "Venez, m'a-t-il dit, mais ne la laissez +plus s'oublier si long-temps: elle ne sait pas encore combien le monde est +méchant; et vous seriez inexcusable de la rendre l'objet d'une calomnie." — J'ai +voulu répondre; il ne l'a pas permis, et nous sommes allés nous mettre à table. +Pendant le repas, il m'a parlé avec encore plus d'amitié qu'à l'ordinaire, a +traité Adèle avec plus de considération; lui a demandé souvent son avis, même +Sur des choses indifférentes; et regardant ses gens avec un sérieux presque +Sévère, que je ne lui avais jamais vu, il m'a prouvé qu'il fallait rappeler leur +respect, lorsqu'on voulait prévenir leurs malignes observations. +Quoiqu'il soit venu beaucoup de monde après dîner, Adèle a trouvé moyen de +m'apprendre que, le matin, monsieur de Sénange étant resté encore long-temps +Sans lui parler, cela lui avait fait tant de peine, qu'elle s'était mise à +pleurer, sans rien dire non plus; qu'alors il lui avait demandé ce qui +l'affligeait, et qu'elle lui avait répondu qu'elle craignait de l'avoir fâché. — +Non, a-t-il repris, mais j'ai été malheureux de voir que vous pouviez m'oublier. +— Elle l'a assuré que jamais elle n'avait été plus occupée de lui, et lui a +raconté tout ce qu'elle m'avait dit de son mariage, de sa reconnaissance, des +pensionnaires, des goûters. "A mesure que je lui parlais, m'a-t-elle dit, la +Sérénité revenait sur son visage." Je vous crois , a-t-il +répondu; mais ceux qui ne vous connaissent pas auraient pu +interpréter bien mal une promenade si longue, et à une heure si +extraordinaire . "J'ai promis d'être plus attentive, et il n'a plus +voulu qu'il en fût question." — Qu'il est bon! Henri, et quelle humeur j'aurais +eue à sa place! Mais ne parlons plus de cet instant de trouble; c'est demain un +jour de bonheur et de joie pour cette maison: demain nous célébrons la +convalescence de monsieur de Sénange: combien il va jouir de la fête qu'Adèle +lui prépare! +LETTRE XXVIII. +Ce 4 septembre. +Ah! jamais, jamais je ne me promettrai aucun plaisir; et même j'attendrai mes +chagrins des choses qui plaisent ou qui réussissent aux autres hommes. — Légère +Adèle, comme je vous aimais! — Au surplus, j'ai moins perdu qu'elle; c'est sa +vie entière que j'espérais rendre heureuse; et sa coquetterie ne me causera que +la peine d'un moment. Mais je suis trop agité pour écrire à présent: demain je +vous raconterai tous les détails de cette fête que, pour l'amour d'elle, j'avais +Si vivement désirée… +LETTRE XXIX. +Ce 5 septembre. +Hier matin, en descendant, je trouvai Adèle dans une galerie que monsieur de +Sénange n'occupe que lorsqu'il a beaucoup de monde. Elle l'avait destinée à être +la salle du bal: une place particulière, entourée de tous les attributs de la +reconnaissance, était réservée pour monsieur de Sénange. Adèle vint au-devant de +moi, et, sans me laisser le temps de parler, elle me pria d'aller lui tenir +compagnie, et surtout d'empêcher qu'il ne la fît demander. Je voulus lui dire +combien j'étais heureux du plaisir qu'elle allait avoir; elle ne m'écouta point. +Je commençai deux ou trois phrases qu'elle interrompait toujours, en me disant +de m'en aller. Cette vivacité m'impatientait un peu; cependant, je lui obéis, et +j'entrai chez monsieur de Sénange. Il posa son livre, et me dit en riant que son +vieux valet de chambre l'avait mis dans le secret; mais qu'il jouerait +l'étonnement de son mieux, afin de ne rien déranger à la fête. — Nous entendions +un bruit horrible de clous, de marteaux, de mouvement de meubles; et il +S'amusait beaucoup de la bonne foi avec laquelle Adèle croyait qu'il ne +S'apercevait point de tout ce tracas. — A dix heures précises, il me dit d'aller +la chercher pour déjeuner; car il faudra être prêt de bonne heure, ajouta-t-il. +Je revins avec elle; il eut la complaisance de se dépêcher, et bientôt il nous +quitta, en disant, assez naturellement, qu'il allait passer dans sa chambre. +A peine fut-il sorti du salon, qu'Adèle le fit orner de fleurs, de guirlandes et +de lustres. A midi, elle alla faire sa toilette; et, à près de deux heures, elle +m'envoya prier de descendre chez monsieur de Sénange. Dès que j'y fus, on vint +l'avertir que quelques personnes l'attendaient. Il se leva en me regardant +mystérieusement, prit mon bras, et entra dans le salon: il y trouva ses amis qui +S'étaient réunis pour l'embrasser et le féliciter sur sa convalescence. Tout le +village vint aussitôt, les vieillards, la jeunesse, les enfants; il fut parfait +pour tous. — Adèle le conduisit sur une pelouse qui borde la rivière: elle y +avait fait placer une grande table, autour de laquelle ces bonnes gens se +rangèrent; mais avant de s'asseoir pour dîner, chacun d'eux prit un verre, et +but à la santé de leur bon seigneur: à sa longue santé! +S'écria Adèle; à sa longue santé! reprirent-ils tous à la +fois. +Lorsqu'ils furent assis, nous revînmes dans la salle à manger; monsieur de +Sénange fut fort gai pendant le repas. Nous étions encore au dessert, quand nous +entendîmes le bruit d'une voiture, et vîmes paraître madame la duchesse de +Mortagne, son fils et ses deux filles. Je reconnus l'aînée; c'était cette jeune +pensionnaire, belle et modeste, qu'Adèle préférait à toutes, et dont j'avais été +frappé dans les classes du couvent. Elle présenta son frère à son amie, qui le +présenta, à son tour, à monsieur de Sénange, en lui disant qu'elle avait prié +Ses compagnes d'amener chacune un de leurs parents, afin que son bal ne manquât +pas de danseurs. +Plusieurs voitures se succédèrent; et avant six heures, quarante jeunes personnes +offrirent des fleurs, des vœux, pour le bonheur et la santé de ce bon +vieillard: elles chantèrent une ronde faite pour lui; Adèle commençait, et elles +répétaient ensuite chaque couplet, toutes ensemble. Ce moment fut fort agréable, +mais passa bien vite. Après qu'il les eut remerciées, le bal commença. Elles +furent toutes très-gaies: Adèle dit qu'elle désirait ne pas danser, pour +S'occuper davantage des autres. +Je n'avais pas l'idée d'un besoin de plaire semblable à celui qu'elle a montré. +Jamais on ne la trouvait à la même place: elle parlait à tout le monde; aux +mères, pour louer leurs enfants…. aux filles, pour demander ce qui pouvait leur +plaire…. aux jeunes gens, pour les remercier d'être venus…. Réellement, j'étais +confondu; elle me paraissait une personne nouvelle. — Elle ne me regarda, ni ne +me parla de la journée. J'essayai un moment d'attirer son attention, en me +plaçant devant elle, comme elle traversait la salle; mais elle se détourna, et +alla causer avec monsieur de Mortagne, dont la danse brillante fixait les +regards de tout le monde. J'entendis Adèle le plaisanter sur ses succès. — Il la +pria de danser avec lui: et elle qui, dès le commencement du bal, n'avait pas +voulu danser, pour mieux faire les honneurs de sa maison; elle qui avait refusé +tous les autres hommes, après s'être très-peu fait prier, l'accepta pour une +contre-danse! — Il faut être vrai, Henri, ils avaient l'air bien supérieurs aux +autres. On fit un cercle autour d'eux pour les voir et les applaudir. Adèle, +enivrée d'hommages, voulut danser encore, et toujours avec monsieur de Mortagne. +Se reposait-elle un instant? il s'asseyait près de sa chaise. — Désirait-elle +quelques rafraîchissements? il courait les lui chercher. — Parlait-on d'une danse +nouvelle? il était trop heureux de la suivre ou de la conduire. — Enfin, ils ne +Se quittèrent plus…. Il jouait avec son éventail, tenait un de ses gants qu'elle +avait ôtés, et elle riait de ses folies. — Son bouquet tomba, il le ramassa, le +mit dans sa poche, et elle le lui laissa. Je n'ai jamais vu de coquetterie si +vive de part et d'autre. +A onze heures, les fenêtres du jardin s'ouvrirent, et l'on aperçut une très-belle +illumination. Partout étaient les chiffres de monsieur de Sénange, partout des +allégories à la reconnaissance; et Adèle ne pensa seulement pas à les lui faire +remarquer…. Entraînée par mesdemoiselles de Mortagne et leur frère, elle courait +dans les jardins. Je ne la suivis point; car je puis être tourmenté, mais je ne +m'abaisserai jamais jusqu'à être importun. +Monsieur de Sénange craignant l'air du soir, n'osa pas se promener, et resta avec +moi. Bientôt nous entendîmes sur la rivière une musique charmante; et les vifs +applaudissements de tout cette jeunesse nous firent juger combien Adèle était +contente d'elle-même. Vers minuit on commença à rentrer. Madame de Mortagne +revint, et pria monsieur de Sénange de faire rappeler ses enfants: après bien des +cris et des courses inutiles, ils arrivèrent avec Adèle. Monsieur de Mortagne, +en la quittant, lui demanda la permission de venir lui faire sa cour…. Elle lui +répondit qu'elle serait très-aise de le voir, sans se rappeler qu'elle m'avait +fait défendre sa porte long-temps, sous le prétexte que sa mère lui avait +recommandé de ne recevoir personne pendant son absence. Elle embrasse ses sœurs +avec plus de tendresse qu'elle n'avait fait aucune de ses compagnes. +Lorsqu'elles furent toutes parties, monsieur de Sénange remercia sa femme avec +une bonté que je trouvai presque ridicule: car si elle avait imaginé cette fête +pour lui, au moins l'avait-elle bientôt oublié pour en jouir elle-même. — Comme +elle montait dans sa chambre, elle daigna s'apercevoir que j'étais déjà au haut +de l'escalier, et elle me dit assez légèrement: Bonsoir, +Mylord! — Vous auriez pu me dire bonjour , lui répondis-je froidement. — +Pourquoi donc? — Parce que vous ne m'avez pas vu de la +journée. — Vous voulez dire parce que je ne vous ai pas remarqué , +reprit-elle avec ironie. — Je ne lui laissai pas le plaisir de se moquer de moi +davantage, et je gagnai le corridor qui conduit à mon appartement. Au détour de +l'escalier, je vis qu'elle était restée sur la même marche où elle m'avait +parlé, et me suivait des yeux; elle croyait peut-être que je m'arrêterais un +instant; mais je rentrai tout de suite dans ma chambre. — Je vous avais bien +dit, Henri, qu'elle était coquette; cependant, j'avoue que je n'aurais jamais +cru qu'il fût possible de l'être à cet excès. Certes je ne suis point jaloux, +car je voudrais pouvoir l'excuser: je voudrais même me persuader qu'un sentiment +de préférence l'entraînait vers ce jeune homme; alors du moins elle pourrait +m'intéresser encore!….. Mais elle le voyait pour la première fois!… Que dis-je, +pour la première fois? Peut-être l'a-t-elle connu au couvent lorsqu'il y venait +voir ses sœurs. Elle ne l'a jamais nommé, de crainte de se laisser pénétrer. +Qui sait si cette fête n'a pas été imaginée pour l'introduire dans la maison? Et +voilà cette sincérité que j'adorais, et qui n'était qu'un raffinement de +coquetterie! — Ah! sans les égards que je dois à monsieur de Sénange, je serais +parti cette nuit même, et elle ne m'aurait jamais revu, mais je ne resterai pas +long-temps, je vous assure: demain je remettrai son portrait, que j'ai eu la +faiblesse de garder jusqu'à présent. +LETTRE XXX. +Même jour. +Je n'ai à me plaindre de personne; Adèle même n'a point de tort avec moi. Ce +n'est pas elle qui a cherché à m'aveugler; c'est moi, insensé! qui prenais +plaisir à l'embellir, à la parer de toutes les qualités que je lui désirais, à +me persuader que les défauts que je lui connaissais n'existaient plus, parce +qu'ils n'avaient plus l'occasion de se montrer… Elle ne se donnait pas la peine +de paraître bien; elle ne faisait que suivre ses premiers mouvement, et il y +avait plus de bonheur que de réflexion dans sa conduite. — Il m'aurait été trop +pénible de la revoir ce matin; j'ai fait dire qu'ayant été incommodé, je ne +descendrais pas pour le déjeuner: mais j'entends du bruit dans le corridor: …. +c'est la marche de monsieur de Sénange… la voix d'Adèle…. On frappe à ma porte…. +ah! vient-elle jouir de ma peine?…………… +Ce sont eux, Henri, qui, inquiets de ce que je ne descendais point, sont venus +voir si je n'étais pas plus malade qu'on ne le leur avait dit. Monsieur de +Sénange, appuyé sur le bras d'Adèle, est entré en me disant qu'en bons maîtres +de maison, ils désiraient savoir si je n'avais besoin de rien?… Il s'est assis +près de moi, et m'a questionné avec beaucoup d'intérêt sur ma santé. Pendant ce +temps, Adèle est restée debout, sans parler, précisément comme si elle ne fût +venue que pour le conduire. Elle était pâle; elle n'a pas levé les yeux…. +j'étais assez faible pour souffrir de son embarras. Je sais qu'en France les +femmes se permettent d'entrer dans la chambre d'un homme qui se trouve malade +chez elles à la campagne; mais le souvenir de nos usages donnait à la visite +d'Adèle un charme qui me troublait malgré moi. Que je voudrais que cette maudite +fête n'eût jamais eu lieu!…. Elle ne m'a rien dit; seulement, en s'en allant, +elle m'a demandé si je descendrais dîner? — Je lui ai répondu que je serais dans +le salon à trois heures. +Depuis que je l'ai revue, Henri, je me sens plus calme; j'avais tort de craindre +Sa présence, je ne l'aime plus…. mais je sens un vide que rien ne peut remplir. +Adèle occupait toute ma pensée, était l'unique objet de tous mes vœux;…. ce qui +m'entoure, m'est devenu étranger…. Adèle n'est plus Adèle…. Il me semble aussi +que monsieur de Sénange n'est plus le même…. et moi!…. moi!…. que ferai-je de +moi?… +LETTRE XXXI. +Même jour. +Comment oser l'avouer? j'ai trouvé qu'elle avait raison, que j'étais trop +heureux: je vous assure que j'ai été injuste; écoutez-moi. — A trois heures, je +Suis descendu dans le salon, ainsi que je l'avais promis. Adèle travaillait; +elle ne m'a pas regardé; j'ai cru apercevoir qu'elle pleurait. Ne me sentant +plus la force de lui faire aucun reproche, je me suis éloigné, et j'ai été +prendre, le plus indifféremment que j'ai pu, un livre à l'autre bout de la +chambre. Elle continuait son ouvrage sans lever les yeux: bientôt j'ai vu de +grosses larmes tomber sur son métier: toutes mes résolutions m'ont abandonné; je +me suis rapproché, et, eutraîné malgré moi, "Adèle, lui +ai-je dit, je n'existais que pour vous! daigneriez-vous partager une si tendre +affection? pouvez-vous seulement la comprendre?" — Elle a levé les yeux au ciel: +nous avons entendu le pas de monsieur de Sénange; j'ai été reprendre mon +livre. +Peu de temps après nous avons passé dans la salle à manger: j'ai essayé d'amuser +monsieur de Sénange, mais il y avait trop d'efforts dans ma gaieté pour pouvoir +y réussir. Adèle n'a pas dit un mot. En sortant de table je l'ai priée tout bas +de m'écouter un instant avant la fin du jour: elle l'a promis par un signe de +tête. Selon notre usage, j'ai joué aux échecs avec monsieur de Sénange; il m'a +gagné, ce qui lui arrive rarement. +A six heures, il est venu du monde: Adèle a proposé une promenade générale: elle +l'a suivie quelque temps; mais peu à peu elle a ralenti sa marche, et nous nous +Sommes trouvés seuls, assez loin de la société. J'avais mille questions à lui +faire, et cependant j'étais si troublé, qu'il ne m'en venait aucune. Enfin, je +lui ai demandé si elle connaissait monsieur de Mortagne avant le bal: elle m'a +assuré que non. "Monsieur de Mortagne, m'a-t-elle dit, est un parent +très-éloigné de ma mère, et le chef de sa maison. Quoiqu'elle l'ait toujours +recherché avec soi, elle n'a jamais permis que je le visse au couvent: depuis +que j'en suis sortie, vous savez dans quelle solitude j'ai vécu. J'aime beaucoup +Ses sœurs; mais monsieur de Mortagne, je ne le connais pas." — Pourquoi donc +avez-vous été si coquette avec lui? — Qu'appelez-vous coquette, m'a-t-elle +demandé avec son ingénuité ordinaire? Comment! me suis-je écrié, vous ne le +Savez pas? c'est involontairement que vous l'avez si bien traité! — Elle m'a +répondu qu'elle ne savait ni la faute qu'elle avait commise, ni ce qui m'avait +fâché. "Dans le commencement du bal, m'a-t-elle dit, vous regardant comme de la +maison, j'ai cru qu'il était mieux de s'occuper des autres: à la fin, la gaieté +de mes compagnes m'a gagnée; tout le monde me priait de danser; j'en avais bien +envie: monsieur de Mortagne danse mieux que personne, et je l'ai préféré." — +Mais il tenait vos gants; il a gardé votre bouquet! — "J'ai trouvé +très-singulier, très-ridicule, qu'il y attachât du prix; et je les lui ai +laissés, parce que je n'y en mettais aucun." — Vous ne savez donc pas, Adèle, +que ce sont des faveurs que je n'aurais jamais pris la liberté de vous demander; +et si quelquefois j'ai gardé les fleurs que vous aviez portées, au moins n'ai-je +pas osé vous le dire. — Pourquoi?" m'a-t-elle répondu avec +tristesse, "cela m'aurait appris à n'en laisser jamais à d'autres." — A ces +mots, Henri, j'ai tout oublié: je lui ai juré de lui consacrer ma vie. — La plus +tendre reconnaissance s'est peinte dans ses yeux; elle me remerciait d'un air +étonné, et comme si j'eusse été trop bon de l'aimer autant. — Quelle ravissante +Simplicité! Bientôt toute la compagnie nous a rejoints; il a fallu la +Suivre. +Le reste du jour, toutes les expressions innocentes, délicates, dont Adèle +S'était servie, sont revenues à mon esprit, quelquefois encore avec un sentiment +d'inquiétude que je me reprochais. Je suis heureux: je me le dis, je me le +répète; maintenant, je suis obligé de me le répéter, pour en être sûr. Combien +on devrait craindre de blesser une âme tendre! elle peut guérir; mais qu'un rien +vienne la toucher, si elle ne souffre pas, elle sent au moins qu'elle a +Souffert. Je suis heureux; et pourtant une voix secrète me dit que je ne +pourrais pas voir une fête, un bal, sans une sorte de peine; le son d'un violon +me ferait mal. Ah! mon bonheur ne dépend plus de moi. +Ce soir, mon valet de chambre m'a remis une lettre qu'il m'a dit avoir été +apportée avec mystère, et qui m'oblige d'aller à Paris dans l'instant. Une femme +très-malheureuse, dont je vous ai déjà parlé, implore mon secours: sans doute +elle a vu combien elle m'inspirait de pitié. Je ne puis trouver le moment +d'apprendre à Adèle la raison qui me force à m'éloigner. Je n'ose pas lui écrire +non plus; car cela pourrait paraître extraordinaire…. mais je ne serai qu'un +jour loin d'elle…. cependant, si cette courte absence, surtout au moment de +notre explication, allait lui déplaire!… Oh! non…. elle ne saurait soupçonner un +cœur comme le mien. +LETTRE XXXII. +Paris, ce 6 septembre. +Voici la lettre qui m'a fait partir si brusquement; jugez, Henri, si je pouvais +m'en dispenser. +Copie de la lettre de la sœur Eugénie, religieuse au couvent +où Adèle a été élevée . +"C'est moi, Mylord, qui ose m'adresser à vous; c'est cette jeune religieuse qui +faisait la prière le jour que vous vîntes voir le service des pauvres, au +couvent de Sainte-Anastasie. Il me parut alors que vous deviniez la douleur dont +j'étais accablée. J'aperçus dans vos regards un sentiment de compassion qui +adoucit un peu mes profonds chagrins; je bénis votre bonté; je vous dus un bien +incalculable pour les malheureux, celui de cesser un moment de penser à moi! +celui plus grand encore d'oser prier le ciel pour vous, Mylord, qui, peut-être, +n'avez aucun désir à former. Hélas! depuis long-temps, j'ai cessé d'invoquer +Dieu pour moi-même; pour moi, qui l'offense sans cesse, qui, tour à tour, +gémissant sur mon état, ou succombant sous le poids des remords, vis dans le +désespoir du sacrifice que j'ai fait à la vanité. Mais, permettez-moi de +chercher à m'excuser à vos yeux; pardonnez, si j'ose vous occuper un instant de +moi, et vous parler des peines qui m'ont poursuivie depuis que je suis au +monde. +"J'avais huit ans, lorsque ma mère mourut; je la pleurai alors avec toute la +douleur qu'un enfant peut éprouver; mais je ne sentis véritablement l'étendue de +la perte que j'avais faite, qu'après que l'âge m'eut appris à comparer, et que +le bonheur de mes compagnes m'eut en quelque sorte donné la mesure de ma propre +infortune. Alors il me sembla que ma mère m'était enlevée une seconde fois: je +lui donnai de nouvelles larmes, et je repris un deuil que je ne quitterai +jamais. +"Depuis, toutes les années de ma jeunesse ont été marquées par l'adversité. Mon +père mourut de chagrin, à la suite d'une banqueroute qui lui enlevait tout son +bien. Un seul de ses amis me conserva de l'intérêt; je le perdis avant qu'il eût +pu assurer mon sort. Il ne me restait plus que quelques parents éloignés; les +religieuses leur écrivirent. Les uns refusèrent de se charger de moi; d'autres +ne répondirent même pas: enfin, Mylord, que vous dirai-je? je me vis à dix-sept +ans sans amis, sans famille, sans protecteurs, à la veille d'éprouver toutes les +horreurs de la plus affreuse pauvreté. +"On avait cru soigner beaucoup mon éducation, en m'apprenant à chanter, à danser; +mais je ne savais exactement rien faire d'utile: d'ailleurs j'aurais rougi alors +de travailler pour gagner ma vie, et j'étais encore plus humiliée qu'affligée de +ma misère. Les religieuses seules m'avaient témoigné quelque pitié: leur +retraite me parut une ressource contre les malheurs qui m'attendaient. Elles +S'engagèrent à me recevoir sans dot, si je pouvais supporter les austérités de +la maison. L'effroi de me trouver sans asile, si elles ne m'admettaient pas, me +donna une exactitude à suivre la règle, qu'elles prirent pour de la ferveur. +Tout entière à cette crainte, je passai l'année d'épreuve, sans considérer une +Seule fois l'étendue de l'engagement que j'allais contracter. Je n'avais devant +les yeux que le malheur et l'humiliation où je serais plongée, si elles me +rejetaient dans le monde. Mais, comme celui qui tombe et meurt en arrivant au +but, je jour même que je prononçai mes vœux, fut le premier instant où les plus +tristes réflexions vinrent me saisir. Le soir, en rentrant dans ma cellule, je +pensai avec terreur que je n'en sortirais que pour mourir. Je la regardai pour +la première fois. Imaginez, Mylord, un petit réduit de huit pieds carrés, une +Seule chaise de paille, un lit de serge verte, en forme de tombeau, un +prie-dieu, au-dessus duquel était une image représentant la mort et tous ses +attributs. Voilà ce qui m'était donné pour le reste de ma vie!…. Je regardai +encore la petitesse de cette chambre; et, involontairement, j'en fis le tour à +petits pas, me pressant contre le mur, comme si j'eusse pu agrandir l'espace, ou +que ce mur dût fléchir sous mes faibles efforts: je me retrouvai bientôt devant +cette image, qui m'annonçait ma propre destruction. En l'examinant plus +attentivement, j'aperçus qu'on y avait écrit une sentence de Massillon: je pris +ma lampe, et je lus que le premier pas que l'homme fait dans la vie, est aussi +le premier qui l'approche du tombeau . Ces idées +m'accablaient; je retombai sur ma chaise. Reprenant ensuite quelques forces, je +m'approchai encore de ce tableau; je le détachai pour le considérer de plus +près. Mais comme il suffit, je crois, d'être malheureux, pour que rien de ce qui +doit déchirer l'âme n'échappe à l'attention; après avoir lu, regardé, relu, je +le retournai machinalement, et ce fut pour voir ces paroles de Pascal, écrites +d'une main tremblante : Si l'éternité +existe, c'est bien peu que le sacrifice de notre vie pour l'obtenir; et si +elle n'existe pas, quelques années de douleur ne sont rien …. Ce doute +Sur l'éternité, ma seule espérance; ce doute qui ne s'était jamais offert à moi, +m'épouvanta; je me jetai à genoux. Je ne regrettais pas ce monde que j'avais +quitté, et qui m'effrayait encore; mais les vœux éternels que je venais de +prononcer me firent frémir. Je versais des larmes, sans pouvoir dire ce que +j'avais; je me désolais, sans former aucun souhait; je ne sentais qu'un mortel +abattement, dont je ne sortais que par des sanglots prêts à m'étouffer. Enfin, +je fus rendue à moi-même par le son de la cloche qui nous appelait à l'église; +je m'y traînai. Ma voix qui, jusque-là, s'était fait entendre par dessus celle +de toutes mes compagnes, ma voix était éteinte: j'étais debout, assise comme +elles, suivant tous les mouvement, sans savoir ce que je faisais. Après +l'office, les religieuses se mirent à genoux, pour faire chacune tout bas une +prière particulière à sa dévotion. Je me prosternai aussi. A cette même place, +où, la veille encore, j'avais invoqué le ciel avec tant de confiance, je joignis +mes mains avec ardeur; et, baignée de larmes, je m'humiliai devant Dieu; je lui +demandai, je le suppliai, de détruire en moi le sentiment et la réflexion. Je +Sortis de l'église avec mes compagnes; et, pendant quelques jours, je fus un peu +plus tranquille: mais je n'étais plus la même; tout m'était devenu +insupportable. +"La supérieure, dont la bonté est celle d'un ange, lisait dans mon âme. J'en +jugeais aux consolations qu'elle me donnait; car jamais un reproche n'est sorti +de sa bouche: jamais non plus elle n'a voulu entendre mes douleurs. Un jour que, +Seule avec elle, je me mis à fondre en larmes, les siennes coulèrent aussi: Pleurez, mon enfant , me dit-elle, pleurez; mais ne me parlez point. En voulant exciter la compassion des +autres, on s'attendrit soi-même: on passe en revue tous ses maux; et s'il +est quelque circonstance qui nous ait échappé, on la retrouve, et elle nous +blesse long-temps. D'ailleurs, vous vous révolteriez si, désirant vous +donner du courage, je m'efforçais de vous persuader que vous êtes moins à +plaindre. Votre faiblesse s'autoriserait de ma pitié, pour se laisser aller +au désespoir; et vous imagineriez peut-être, qu'il n'est point d'exemple +d'un malheur semblable au vôtre…. Combien vous vous tromperiez!…. +Interdisez-vous donc la plainte, ma chère enfant: mais soyez avec moi sans +cesse; et, puissiez-vous faire usage de ma raison et de la vôtre! +"Depuis cet instant, je ne la quittai plus. Souvent je me désolais; et elle ne +paraissait y faire attention que pour essayer de me distraire. Quelquefois, je +riais jusqu'à la folie; alors elle me regardait avec compassion, mais sans me +montrer jamais ni impatience ni humeur. — Le croiriez-vous, Mylord! son +inaltérable douceur me fatigua; combien il fallait que le malheur m'eût aigrie! +Bientôt, loin de la chercher, je l'évitai; je m'enfonçai dans ma cellule, pour +être seule: et là, je pensais sans cesse à cet état, où l'on ne conserve de la +vie que les tourments; où, tous les jours, toutes les heures de chaque jour se +ressemblent; à cet état, qui serait la mort, si l'on pouvait y trouver le calme. +Ma santé dépérissait; j'allais succomber, lorsqu'un jour, que la supérieure +était venue me retrouver dans ma chambre, on accourut l'avertir que tout un pan +de mur du jardin était tombé. Elle y alla; je la suivis: la brèche était +considérable; et je ne saurais vous rendre le sentiment de joie que j'éprouvai, +en revoyant le monde une seconde fois. A cet instant, je ne me sentis plus; je +riais, je pleurais tout ensemble. Les religieuses arrivèrent successivement; la +Supérieure, pour leur cacher mon trouble, me renvoya. Le lendemain, dès cinq +heures du matin, j'étais dans le jardin; cette brèche donnait dans les champs, +et me laissait apercevoir un vaste horizon. Je contemplai le lever du soleil +avec ravissement. La petitesse de notre jardin, la hauteur de ses murs, nous +empêchent de jouir de ce beau spectacle. Je me mis à genoux; mon cœur +m'échappa, comme malgré moi; et, dans ce moment d'émotion, je fis une courte +prière avec ma première ferveur. Ce jour, je retournai à l'église, je chantai +l'office, et j'y trouvai même une sorte de plaisir. +"La faiblesse de ma santé me laissait une liberté dont les religieuses ne +jouissent que lorsqu'elles sont malades. J'en profitais, pour ne plus quitter le +jardin; mais sans oser franchir la ligne où le mur avait marqué la clôture: car, +dès que la possibilité de sortir se fut offerte, les malheurs qui m'attendaient +dans le monde se présentèrent à mon esprit plus fortement que jamais. — Je +restais des jours entiers sur un banc, qui est en face de cette brèche; souvent +Sans me rappeler le soir une seule des réflexions qui m'avaient fait tant +Souffrir. — La supérieure fit venir les ouvriers; l'architecte décida qu'il +fallait abattre encore une portion de ce mur avant de le réparer. Chaque coup de +marteau, chaque pierre qu'on emportait, me donnait un mouvement de joie; il +Semblait que la paix rentrât dans mon âme à mesure que l'espace s'étendait. Mais +bientôt ils atteignirent l'endroit où ils devaient s'arrêter. Rien ne pourrait +vous peindre le saisissement que j'éprouvai, lorsqu'un matin, venant, comme à +l'ordinaire, pour m'établir sur ce banc, j'aperçus qu'il y avait une pierre de +plus que la veille: on commençait à rebâtir!… Je jetai un cri d'effroi, et +cachant ma tête dans mes mains, je courus vers ma cellule, comme si la mort +m'eût poursuivie: j'y restai jusqu'au soir, anéantie par la douleur. Ce même +jour vous entrâtes dans le monastère avec madame de Sénange; je ne le sus qu'à +l'heure du service des pauvres, seul devoir auquel je n'avais jamais manqué. +Votre regard, votre pitié, seront toujours présent à mon cœur. Le lendemain, la +Supérieure m'apprit par quel hasard vous aviez eu la curiosité de voir notre +maison. Elle me parla avec attendrissement de votre extrême bonté, de cette +bonté qui va au-devant de tous les infortunés, et qui les secourt d'abord, sans +S'informer s'ils ont raison de se plaindre. Avec quelle reconnaissance elle me +parla aussi de la donation que vous veniez de faire à notre hôpital! Vous avez +vu ces malheureux un moment; et vos bienfaits les suivront par delà votre +existence…. Ah! j'ose vous en remercier, moi, que le malheur unit, attache, à +tout ce qui souffre! +"Les jour suivant, je retournai au jardin; je m'y traînais lentement, comme on +marche au supplice; je crois qu'une force surnaturelle m'y conduisait… Ce mur +S'élevait avec une rapidité qui me désespérait. Quelquefois, ne pouvant plus +Supporter l'activité des ouvriers, je fermais les yeux, et restais là, absorbée +dans mes vagues et sombres rêveries. En me réveillant de cette espèce de +Sommeil, leur travail me paraissait doublé; je m'éloignais, mais sans être plus +tranquille. Absente, présente, jour et nuit, à toute heure, je voyais ce mur, +éternellement ce mur, qui s'avançait pour refermer mon tombeau. Je ne priais +plus, car je n'osais rien demander. Alors Dieu, oui, Dieu, sans doute, rejetant +un sacrifice profané par les motifs humains qui m'avaient décidée, Dieu +m'inspira de m'adresser à vous. J'espérai dans votre bonté si compatissante. +Cependant, la première fois que la pensée de manquer à mes vœux se présenta, je +la repoussai avec horreur; mais hier, le mur était presque achevé!…. encore un +instant, et votre pitié même ne pourrait plus me secourir…. Arrachez-moi d'ici, +mylord, arrachez-moi d'ici. Demain, à la pointe du jour, je me trouverai sur ce +mur; les décombres m'aideront à monter: si vous daignez vous y rendre, je vous +devrai plus que la vie. Mylord, ne rejetez pas ma prière: au nom de tout le +bonheur que vous devez attendre, des peines que vous pouvez craindre, ayez pitié +de moi. +Soeur EUGENIE." +P.S . "Mylord, je n'abuserai point de votre bienfaisance; +je refuserais la fortune, s'il fallait avec elle vivre dans l'oisiveté. +Placez-moi dans une ferme; donnez-moi des travaux pénibles, un désert où je +puisse au moins fatiguer mon inquiétude. Mylord, songez que vous pouvez +prononcer mon malheur éternel." +Il était près de onze heures lorsque je reçus cette lettre; n'ayant pas le temps +d'envoyer chercher des chevaux à Paris, je me fis mener par un des cochers de +monsieur de Sénange: un peu d'argent me répondit de son zèle et de sa +discrétion. Je montai en voiture avec mon fidèle John; nous fûmes bientôt +arrivés. Je reconnus facilement la portion de mur qui venait d'être bâtie; cette +pauvre religieuse n'y était pas encore. Nous eûmes le temps de rassembler des +pierres pour nous approcher de la hauteur de cette brèche. Je commençais à +craindre qu'elle n'eût rencontré quelqu'obstacle, lorsque je la vis paraître; +elle se laissa glisser doucement, et nous la reçûmes sans qu'elle se fût fait +aucun mal. Epuisée par la violence de tous les sentiment qu'elle venait +d'éprouver, elle s'évanouit. Nous la portâmes dans la voiture, que je fis partir +bien vite. L'agitation et le bruit la rappelèrent à la vie; et ce fut par une +abondance de larmes qu'elle manifesta sa joie, lorsque je lui dis "qu'elle était +libre, et que l'honneur et le respect veilleraient sur son asile." +Nous arrivâmes à l'hôtel garni où j'ai conservé mon appartement. Elle s'était +enveloppée avec tant de soin, qu'on ne pouvait deviner son état de religieuse. +Je lui parlais avec les égards les plus respectueux, pour prévenir la première +pensée qui aurait pu naître dans l'esprit des gens de la maison. Son visage +était pâle; ses grands yeux noirs, presque'éteints, suivaient sans intérêt les +personnes qui marchaient dans la chambre. Je m'aperçus bientôt que son +abattement, cet air résigné de la vertu souffrante, intéressaient l'hôtesse: +j'en profitai pour lui recommander de ne pas la quitter un instant: et, me +rapprochant d'Eugénie, je lui fis sentir combien il serait dangereux que cette +femme pénétrât son secret. Je pensais bien qu'elle ne le dirait pas, car je la +Savais sensible et bonne; mais je croyais qu'en forçant ainsi Eugénie à +dissimuler sa peine, elle la sentirait moins vivement…. Mon cher Henri, on fait +bien des découvertes dans le cœur humain, lorsqu'on a un véritable désir de +porter du soulagement aux âmes malheureuses. Combien une sensibilité délicate +aperçoit de moyens au-delà de cette pitié ordinaire, qui ne sait plaindre que +les maux du corps et les revers de la fortune! — La crainte de parler, l'envie +de laisser dormir sa garde, la fatigue, auront contribué à faire assoupir +quelques moment ma pauvre religieuse. +Ce matin, elle s'est rendue dans le salon dès qu'elle a su que je l'y attendais. +J'ai cherché les choses les plus rassurantes et les plus douces à lui dire: je +lui ai présenté les soins que je lui rendais comme un devoir; c'était son frère, +un ancien ami, qui était auprès d'elle. Je suis parvenu à éloigner ainsi toutes +les expressions de la reconnaissance; et nous n'avons parlé que de son départ +pour l'Angleterre, de son établissement, quand elle y serait, que comme +d'affaires qui nous étaient communes. Nous avons été d'avis qu'il fallait partir +Sur-le-champ, pour être certain d'échapper à toutes les poursuites; quoique +j'espère que l'esprit et la bonté de la supérieure l'engageront à ne commencer +les démarches auxquelles sa place l'oblige, que lorsqu'elle sera bien sûre de +leur inutilité. John, à qui je puis me fier, la conduira chez le docteur Morris, +chapelain de ma terre. Elle trouvera dans sa respectable famille, sinon de +grands plaisirs, au moins la tranquillité; et elle a tellement souffert, que la +tranquillité sera pour elle le bonheur. +Adieu, je vais retrouver Adèle; j'y vais plus satisfait encore qu'à mon +ordinaire; car, j'ai à moi une bonne action de plus. +LETTRE XXXIII. +Neuilly, ce 7 septembre. +Adèle est malade; elle a refusé de me voir. Cependant, monsieur de Sénange est +calme: il m'a dit, d'un air assez indifférent, qu'on ne savait pas encore ce +qu'elle avait, mais que ce ne serait vraisemblablement rien. — Rien! et elle ne +veut pas me recevoir… Les gens vont dans la maison comme à l'ordinaire…. Je ne +vois point entrer de médecin. Il me semble qu'il y a là une négligence qui ne +S'accorde point avec l'intérêt que monsieur de Sénange a pour elle. Est-ce ainsi +que l'on aime, lorsqu'on est vieux? Ah! j'espère que je mourrai jeune…. +J'éprouve une agitation que personne ne partage, dont personne n'a pitié. Il ne +m'est pas permis de savoir comment elle est; j'étonne, quand je demande trop +Souvent de ses nouvelles: ils la laisseront mourir!…. Je viens de passer devant +Sa chambre; je suis resté long-temps contre sa porte; je n'ai entendu aucun +mouvement: peut-être qu'elle se trouvait mal!…. mais non, il y aurait eu de +l'agitation autour d'elle; je n'ai vu aucune de ses femmes; tout était fermé…. +Que devenir? mon ami, je croyais que j'avais été malheureux! Oh non; je ne +l'avais jamais été…. Monsieur de Sénange me fait dire de descendre pour dîner: +il sort de chez elle, je cours le joindre…. +7 septembre soir. +C'était tout simplement pour dîner avec du monde qu'il me faisait avertir. J'ai +trouvé, comme dans un autre temps, quelques personnes qui étaient venues de +Paris. Adèle est malade! et rien ne paraissait changé dans la manière de vivre : +Seulement monsieur de Sénange était froid avec moi. D'abord, j'ai aimé cette +distinction; c'était me dire que nous éprouvions la même peine. Mais ensuite, je +n'ai plus compris ce qu'il avait, lorsque après le dîner au lieu de prendre mon +bras, selon son usage, il a sonné un de ses gens, et m'a dit avec une politesse +embarrassée, qu'il allait voir sa femme… Sa femme! jamais il ne la nomme ainsi. +— Resté seul dans ce grand salon, tout rempli d'Adèle, mille pensées à la fois +me sont venues à l'esprit. Il n'y a point d'émotion que je n'aie éprouvée, point +de petites habitudes que je ne me sois rappelées…. Ah! dès qu'un sentiment vif +nous occupe, faut-il que notre raison nous échappe? Je m'étais assis dans le +fauteuil d'Adèle; j'y trouvais même un peu de tranquillité, et me rappelais avec +douceur les moment que nous avions passés ensemble; lorsque tout-à-coup une voix +Secrète a semblé me reprocher d'avoir pris sa place, me presser de la quitter, +me faire craindre qu'elle ne l'occupât plus…. Cette pensée m'a causé une terreur +Si vivre, que je me suis précipité à l'autre bout de la chambre. En me +retournant, j'ai vu encore ce fauteuil, sa petite table, son ouvrage, des +dessins commencés, et tout ce désordre d'une personne qui était là il y a peu +d'instants, et qui peut-être n'y reviendra plus….J'ai fermé les yeux et me suis +enfui, sans oser jeter un regard derrière moi. +Revenu dans ma chambre, je me suis empressé de prendre le portrait d'Adèle que je +possède encore. Vous serez peut-être surpris que j'aie osé le garder jusqu'à +présent; il est vrai que, dans le premier moment, je ne voyais que le danger de +le conserver; mais bientôt, peu à peu, de jour en jour, je me suis accoutumé à +cette crainte: je me suis fait aussi un bonheur nécessaire de regarder ce +portrait. D'ailleurs, enhardi par la certitude que monsieur de Sénange ne va +jamais dans le cabinet où il était serré, je remettais toujours au lendemain à +m'en séparer. +Combien, dans les angoisses que j'éprouvais, ce portrait me devenait cher! Avec +quelle émotion je contemplais les traits d'Adèle, son regard serein, ce doux +Sourire, sa jeunesse qui devait me promettre pour elle de nombreuses années! Je +me sentais plus tranquille; et, quoiqu'encore effrayé, j'osais espérer de +l'avenir. +LATTRE XXXIV. +Ce 8 septembre. +Ne soyez pas trop sévère; ayez pitié de votre pauvre ami. Je ne suis plus le +même: ou j'éprouve le bonheur le plus vif, ou je suis abîmé de douleur; tout est +passion pour moi. — Adèle gardait la chambre; j'étais dévoré d'inquiétude; je +craignais qu'elle ne fût menacée de quelque maladie violente. Je ne la voyais +pas; je croyais que je ne devais plus la revoir; son tombeau était devant mes +yeux; je voulais mourir. Hé bien! elle n'était seulement pas malade; c'était un +caprice, ou l'envie de me tourmenter, et d'essayer son empire. Mon ami! est-ce +que je serai comme cela long-temps? +Ce matin, ne m'étant pas couché, ayant passé la nuit à écouter, à expliquer le +moindre bruit, à huit heures j'ai entendu ouvrir son appartement. J'y ai couru +aussitôt pour demander de ses nouvelles. Sa femme de chambre n'avait point +refermé la porte; jugez de mon étonnement! Adèle était levée; elle paraissait +triste, mais tout aussi bien qu'à l'ordinaire. Dès qu'elle m'a aperçu, son +visage s'est animé…. Que voulez-vous, monsieur? +laissez-moi , m'a-t-elle dit; laissez-moi, je ne veux +voir personne . — Ses femmes étaient présentes; tremblant, je me suis +retiré. Elle a fait signe à une d'elles de fermer la porte sur moi; j'ai regagné +ma chambre, et me suis perdu en conjectures. Qu'est-il arrivé? Qu'ai-je fait? +Que peut-on lui avoir dit de moi? Serait-ce de la jalousie? ô Dieu! de la +jalousie! Que je serais heureux! Ce qui est sûr, c'est qu'elle n'est point +malade. +LETTRE XXXV. +Ce 8 septembre, le soir. +A deux heures j'ai fait demander à Adèle la permission de lui parler: elle m'a +refusé, en disant qu'elle était souffrante…. Est-ce qu'il serait vrai? on peut +être malade sans être changé…. Mais, non; monsieur de Sénange, ses femmes, celle +Surtout qui ne la quitte jamais, qui l'aime comme son enfant, m'ont assuré +qu'elle était beaucoup mieux. Je n'y puis rien comprendre. Elle m'a fait dire +qu'elle ne descendrait pas pour dîner. Il m'était impossible de me trouver tête +à tête avec monsieur de Sénange; j'avais besoin de distraction; et je sentais +que ce n'était qu'en me plaçant au milieu d'objets indifférent pour moi, que je +pourrais me retrouver. +Avec ce projet, j'ai été dans la campagne sans savoir où j'allais: je marchais +comme quelqu'un qu'on poursuit. Je ne sais combien de temps j'avais couru, +lorsqu'à la porte d'un petit jardin une jeune fille m'a crié: Monsieur, voulez-vous des bouquets? — Et à qui les donnerais-je? lui +ai-je répondu. Les larmes me sont venues aux yeux; Adèle aime tant les fleurs!…. +Apparemment que j'étais pâle et défait; car cette jeune fille me regardait avec +compassion. "Vous avez l'air tout malade, m'a-t-elle dit; entrez chez nous pour +vous reposer." — Je l'ai suivie machinalement; elle m'a fait asseoir sur un +mauvais banc, près de leur maison, et se tenant debout devant moi, elle m'a +regardé quelque temps avec un air d'inquiétude et de curiosité. Enfin, elle m'a +dit: "Voulez-vous prendre un bouillon? Nous avons mis le pôt au feu aujourd'hui, +car c'est dimanche." — Je lui ai demandé seulement un morceau de pain et un +verre d'eau: elle m'a apporté du pain noir, et, dans un pôt de grès, de l'eau +assez claire. Après avoir été assis un moment, je commençais à sentir toute ma +lassitude, et je restais sur ce banc sans pouvoir m'en aller. Alors, cette jeune +fille m'a appris que son père était jardinier fleuriste; qu'il était à l'église +avec toute sa famille; qu'elle était restée parce que c'était à son tour de +garder la maison; mais qu'ils allaient bientôt rentrer, et que sa mère, qui +S'entendait très-bien aux maladies, me dirait ce que j'avais. +Je l'ai remerciée avec un signe de tête; et, fermant les yeux, je me suis mis à +rêver à la bizarrerie de ma situation, et au caractère d'Adèle. J'ai été bientôt +arraché à mes réflexions par la jeune fille, qui m'a crié avec effroi: +"Monsieur, ouvrez donc les yeux, vous me faites peur comme cela!" — J'ai souri +de sa frayeur: pour la dissiper, et pour répondre à l'intérêt qu'elle m'avait +témoigné, je m'efforçais de lui parler; je lui ai demandé si elle avait des +frères et des sœurs? — "Onze, m'a-t-elle répondu, en faisant une petite +révérence, et je suis l'aînée." — Quel âge avez-vous? — "Quatorze ans, et je me +nomme Françoise." — A chaque réponse elle faisait sa petite révérence. Votre +père gagne-t-il bien sa vie? — "Oui; si ma mère n'avait pas toujours peur de +manquer, nous ne serions pas mal. Notre malheur, c'est que dans l'été les +bouquets ne se vendent rien, et que l'hiver toutes les dames en veulent, qu'il y +en ait, ou qu'il n'y en ait pas." — Alors nous avons entendu le chien aboyer, et +la famille est rentrée. Dès que le père et la mère ont pu m'apercevoir, ils ont +appelé Françoise, lui ont parlé long-temps bas, puis, s'approchant, ils m'ont +Salué tous les deux. Je leur ai dit combien Françoise avait eu soin de moi. — +"Ah! c'est une bonne fille, a dit le père en lui frappant doucement sur +l'épaule. — Bah! a repris la mère, pourvu qu'elle perde son temps, c'est tout ce +qu'il lui faut." — La petite mine de Françoise, qui s'était épanouie d'abord, +S'est rembrunie bien vite. — Combien les parents devraient craindre de troubler +la joie de leurs enfants! Il me semble que je remercierais les miens, si je les +entendais rire, si je les voyais content; mais je me promettais bien de +dédommager Françoise. Sa mère s'est assise près de moi; elle m'a offert une +Soupe; je l'ai refusée. Le bon père m'a proposé une salade du jardin: "Oh! une +Salade, m'a-t-il dit en riant, comme vous n'en avez jamais mangé." — Ce visage +brûlé par le soleil, ce corps que la fatigue avait courbé, sa bonne humeur, +m'inspiraient une sorte d'affection mêlée de respect; j'ai accepté sa salade +pour ne pas le chagriner en le refusant. Françoise a couru vite la cueillir; sa +mère (madame Antoine) m'a présenté ses autres enfants, quatre garçons et six +filles. A chaque enfant elle criait d'une voix aigre: Otez +votre chapeau, monsieur; faites la révérence, mamselle; et les petits +de me saluer et de s'enfuir aussitôt. Le père a dit à sa femme d'aller +accommoder ma salade; il est resté avec moi. Je lui ai demandé avec quoi il +pouvait entretenir cette nombreuse famille? — "Avec mes fleurs, m'a-t-il dit; +quand elles réussissent, nous sommes bien. Ma femme, comme vous avez vu, gronde +un peu, mais c'est sa façon; et puis nous y sommes faits; Françoise chante, et +cela m'amuse. — Combien gagnez-vous par an? — Ah! je vis sans compter; tous les +Soirs j'ajoute à mes prières: Mon Dieu, voilà onze enfants; je +n'ai que mon jardin, ayez pitié de nous; et nous n'avons pas encore +manqué de pain. — Vous devez beaucoup travailler? — Dame, il faut bien un peu de +peine; dans ma jeunesse, il n'y en avait pas trop; à présent la journée commence +à être lourde. Mais Françoise m'aide; elle porte les bouquets à la ville: +Jacques, le plus grand de nos garçons, entend déjà fort bien notre métier; les +petits arrachent les mauvaises herbes: à mesure que je m'affaiblis, leurs forces +augmentent; et bientôt ils se mettront tout-à-fait à ma place. Je ne suis pas à +plaindre." — Quoi! lui ai-je dit, avec une chaleur qui aurait été cruelle si +elle avait été réfléchie, quoi! vous ne vous plaignez pas! Onze enfants… un +jardin….. et vous dites que vous êtes content! — "Oui, m'a-t-il répondu, fort +content! Il ne nous est mort aucun enfant; nous n'avons encore rien demandé à +personne: pourquoi nous plaignez-vous? Vous autres grands, on voit bien que vous +ne connaissez pas les gens de travail. On a raison de dire que la moitié du +monde ne sait pas comment l'autre vit." +Que de réflexions fit naître en moi cet exemple de vertu et de modération, moi, +qui ne me suis jamais trouvé heureux dans une position qu'on appelle +brillante!…. J'ai serré la main de ce bon vieillard. Il n'avait pas prétendu +m'instruire; et c'est peut-être pour cela que sa sagesse a si vivement frappé +mon cœur… +Madame Antoine et Françoise ont apporté une petite table avec ma salade: le bon +père avait raison; jamais je n'en avais trouvé d'aussi bonne. Pendant ce léger +repas, il le regardait avec l'air satisfait de lui-même. Madame Antoine et +Françoise restaient debout devant moi; et quoique je fusse sûr qu'elles +n'avaient rien de plus à me donner, elles semblaient attendre que je leur +demandasse quelque chose, et se tenaient prêtes à me servir. Les enfants aussi se +Sont rapprochés peu à peu; je ne les effrayais plus. Le père m'a prié de venir +voir son jardin: le terrain était si peu étendu, si précieux, qu'on n'y avait +laissé que de petits sentiers où nos pieds pouvaient à peine se placer. Nous +marchions l'un après l'autre; et la famille, jusqu'au dernier petit enfant, nous +Suivait, comme s'ils entraient dans ce jardin pour la première fois. Au milieu +de ce tableau si touchant, je trouvais quelque chose de triste à ne voir que des +arbustes dépouillés, des tiges dont on avait coupé les fleurs, ou quelques +boutons prêts à éclore, et impatiemment attendus pour les vendre. Cela me +présentait l'image d'une existence précaire, dépendante des caprices de la +coquetterie et de toutes les variations de l'atmosphère. Je pensais, pour la +première fois, que les inquiétudes du besoin pouvaient être attachées à la +croissance d'une fleur!… J'ai abrégé cette promenade qui me devenait pénible. +Revenu près de la maison, j'ai appelé Françoise, et lui ai donné quelques louis +pour s'acheter un habit: sa mère les lui a arrachés des mains, en disant qu'il +fallait garder cela pour les provisions de l'hiver. — J'y aurais songé, lui +ai-je dit avec humeur; et j'ai encore donné à ma petite Françoise; puis j'ai +offert au bon père de quoi habiller tous ses enfants, et j'ai demandé que cette +Somme ne fût employée qu'à cet usage . Je m'en allais, lorsque j'ai réfléchi que +j'avais pu affliger madame Antoine, en m'occupant plutôt du plaisir des enfants +que des besoins du ménage; je sentais que les sollicitudes d'une mère sont +encore de l'amour, et que son avarice n'est souvent qu'une sage précaution. Je +Suis alors retourné vers elle, et lui ai serré la main: Je reviendrai, lui ai-je +dit, pour les provisions de l'hiver. — Ah! vous reviendrez, s'est écriée +Françoise! Il reviendra, disaient les petits! Vous le promettez, dit le père? Ne +nous oubliez pas, dit la mère! Françoise tenait mon habit, le père une de mes +mains, la mère s'était saisie de l'autre, les enfants se pressaient contre mes +jambes. En me voyant ainsi entouré de ces bonnes gens, en pensant au bonheur que +je leur avais procuré, j'oubliais mes propres peines; et quoique tous mes +chagrins vinssent du cœur, je remerciais le ciel d'être né sensible. +Après les avoir quittés, je suis revenu tranquille par ce même chemin que j'avais +traversé avec tant d'agitation. Le jour était sur son déclin; j'admirais les +derniers rayons du soleil: la paix de cette bonne famille avait passé dans mon +âme. Pour un moment, je me suis senti plus fort que l'amour; car j'ai pensé que, +Si je ne pouvais pas être heureux sans Adèle, au moins il pouvait y avoir sans +elle des moment de satisfaction. Plus calme, j'ai cru que sa colère était trop +injuste pour durer; et, en repassant devant son appartement, je me suis dit avec +une tristesse moins douloureuse: Si elle a eu pour moi une affection véritable, +nous nous raccommoderons bientôt;… et si elle ne m'aimait pas!… si Adèle ne +m'aimait pas! ah! qu'au moins je ne prévoie pas mon malheur! +P.S . Il est dix heures; on vient de me dire que monsieur +de Sénange est avec elle; je vais m'y présenter encore. Il est bien difficile +que, chez eux, ils continuent long-temps à ne pas me recevoir. +LETTRE XXXVI. +Une heure du matin. +Je la quitte, Henri: c'est cet infernal cocher qui a tout dit; et c'est sa +maladroite indiscrétion qui m'a jeté dans toutes les folies que je crois vous +avoir écrites. J'ai trouvé Adèle couchée sur un canapé; monsieur de Sénange +était près d'elle. Ma présence, quoiqu'ils m'eussent permis de venir les +joindre, a eu l'air de les étonner l'un et l'autre: je me suis assez légèrement +excusé de n'être point revenu pour dîner. Monsieur de Sénange m'a demandé d'un +air froid où j'avais été; je lui ai répondu que, sans m'en apercevoir, je +m'étais trouvé à une trop grande distance pour espérer d'être rentré à temps. Je +me suis mis à leur parler de Françoise, de son père, du jardin…. Pas la plus +petite interruption de monsieur de Sénange, ni d'Adèle. Cependant, lorsque j'en +Suis venu aux adieux de cette bonne famille, j'ai vu que je faisais quelque +impression sur monsieur de Sénange. Il m'a demandé si j'avais foi aux +compensations? — Je ne l'ai pas compris, et l'ai avoué franchement. — +"Croyez-vous donc, m'a-t-il dit, qu'on puisse enlever une femme aujourd'hui, et +réparer ce scandale le lendemain, en secourant une famille?" — Ce mot enlever m'a éclairé aussitôt: j'ai regardé Adèle qui +baissait les yeux. Je vois, leur ai-je dit, qu'on vous a parlé d'une aventure à +laquelle, peut-être, je me suis livré sans réfléchir; mais vous me pardonnerez, +j'espère, de n'avoir pas hésité lorsqu'il s'agissait d'arracher quelqu'un au +dernier désespoir. Et, sans attendre leur réponse, j'ai tiré de ma poche la +lettre d'Eugénie que j'ai lue tout haut. A mesure que j'avançais, +l'attendrissement de monsieur de Sénange augmentait; Adèle même a laissé tomber +quelques larmes. Lorsque j'ai eu fini, il s'est approché de moi en m'embrassant: +"C'est à vous à nous excuser, m'a-t-il dit, de vous avoir soupçonné, au moment +où tant de générosité vous conduisait. Pardonnez-moi, mon jeune ami, je vous +aime comme un père, et les meilleurs pères grondent quelquefois mal à propos." — +Pour Adèle, elle n'allait pas si vite: et elle m'a demandé où j'avais placé +cette religieuse. Dès que j'ai dit qu'elle était partie le matin même pour +l'Angleterre, elle a paru soulagée, et a respiré comme si je l'eusse délivrée +d'un grand poids. Il fallait, a-t-elle repris, nous mettre dans votre secret; +nous aurions partagé votre bonne action. — Ne me reprochez pas mon silence, lui +ai-je répondu, il y a une sorte d'embarras à parler du peu de bien qu'on peut +faire. — Pourquoi? a-t-elle reparti vivement, moi, j'en ferais exprès pour vous +le dire. — A ces mots, soit que monsieur de Sénange ait aperçu pour la première +fois les sentiment d'Adèle, soit qu'en effet quelque douleur soudaine l'ai +Saisi, il s'est levé en disant qu'il souffrait. — Je lui ai offert mon bras pour +descendre chez lui: il l'a pris sans me répondre. Elle nous a suivis. A peine +avons-nous été arrivés dans son appartement, qu'il a demandé à se reposer et a +renvoyé Adèle. En sortant, elle m'a salué de la main en signe de paix, et avec +un sourire d'une douceur ravissante. Je me suis avancé vers elle: Pardonnez-moi , avons-nous dit tous deux en même +temps. +J'ai été obligé de la quitter aussitôt, car j'ai entendu monsieur de Sénange qui +m'appelait. Cependant, lorsque je me suis approché de son lit, il ne m'a point +parlé; il se retournait, s'agitait, et gardait le silence. De peur de le gêner, +je suis allé m'asseoir un peu loin de lui; j'attendais toujours ce qu'il pouvait +avoir à me dire; mais j'ai attendu vainement. Au bout d'une heure, il m'a prié +de me retirer, en ajoutant, qu'il ne voulait pas me déranger, et que le +lendemain il me parlerait. — Que veut-il me dire?…. S'il allait croire mon +absence nécessaire!…. Ce n'est plus mon bonheur seul que je sacrifierais, c'est +Adèle même qu'il faudrait affliger, et jamais je n'en aurai le courage. — Que ma +Situation est horrible! Chacune des peines de l'amour paraît la plus forte que +l'on puisse supporter. A ce bal, lorsque j'ai pensé qu'elle ne m'aimait pas, +j'ai cru que c'était le plus grand des malheurs!…. Hier, quand on parlait de sa +maladie, ses souffrances m'accablaient, j'étais prêt à sacrifier et son +affection et moi-même; il ne me fallait plus rien que de ne pas trembler pour sa +vie. Aujourd'hui que je serai peut-être condamné à m'éloigner d'elle, si +monsieur de Sénange l'exige; que peut-être il portera la prudence jusqu'à +vouloir qu'elle ignore que c'est lui qui a ordonné mon départ! que +deviendrai-je, lorsqu'en prenant congé d'elle, ses regards me reprocheront de +m'en aller volontairement?… jamais je ne pourrai le supporter…. jamais…. +LETTRE XXXVII. +Ce 9 septembre, 6 heures du matin. +Il n'y avait pas deux heures que j'étais couché, lorsque j'ai entendu frapper à +ma porte, et quelqu'un m'appeler vivement. J'ai ouvert aussitôt; et l'on m'a dit +de descendre bien vite, que monsieur de Sénange venait d'être frappé d'une +attaque d'apoplexie. Je l'ai trouvé sans aucune connaissance. Le médecin était +près de lui: lorsqu'il a rouvert les yeux, je le tenais dans mes bras; il m'a +regardé long-temps. Ses yeux se fixaient de même sur tout ce qui l'entourait, +Sans reconnaître personne. — Le médecin m'a dit qu'il le trouvait fort mal, que +Son pouls était très-mauvais, et qu'il fallait promptement instruire sa famille +de son état. J'ai chargé une des femmes d'Adèle de l'avertir, n'osant pas y +aller moi-même: je sentais que ce n'était pas à moi de lui apprendre le genre de +malheur qui la menaçait. +Quel spectacle pour elle, que d'assister à l'effrayante décomposition d'un être +qu'elle aime comme son père! Monsieur de Sénange est défiguré, sans mouvement, +Sans parole: la douleur de cette malheureuse enfant déchire mon âme; mais au +moins Adèle n'a point de remords, et j'en suis accablé. Elle ne s'est pas +aperçue de la peine qu'elle lui a causée; et moi, j'étais sûr qu'il se couchait +mécontent. Il a vu ses larmes; il a entendu ces mots si touchant: Moi, je ferais du bien exprès pour vous le dire! Il en +aura senti une douleur vive, qui peut-être aura causé son accident. Quelle +récompense!…. il m'a reçu comme un fils; et non-seulement j'aime Adèle, mais je +n'ai pas même eu la force de cacher mes sentiment! J'ai bien besoin qu'il +revienne tout-à-fait à lui, et que je puisse lui dire que nous l'avons toujours +chéri, respecté; que jamais nous n'avons été ingrats ni coupables envers lui; et +S'il doit mourir de cette maladie, au moins que son dernier regard nous +bénisse!…. S'il doit mourir, que deviendra Adèle? Me sera-t-il permis de +m'affliger avec elle, de chercher à la consoler? Son âge…. le mien…. j'ignore +les usages de ce pays…. Combien j'aurais besoin de votre amitié et de vos +conseils! +LETTRE XXXVIII. +Ce 10 septembre, 5 heures du matin. +On croit que monsieur de Sénange est un peu mieux; ce qu'il y a de sûr, c'est +qu'il a reconnu Adèle, et lui a serré la main. Il a plusieurs fois jeté les yeux +Sur moi, mais sans le plus léger signe d'affection. Sûrement il m'accuse: +puisse-t-il avoir le temps d'apprendre combien mes sentiment ont été purs! J'ai +dit, il est vrai, à Adèle que je l'aimais; mais ce mot si tendre, ce mot je vous +aime n'appartient-il pas autant à l'amitié qu'à l'amour? +Monsieur de Sénange paraît avoir repris toute sa connaissance; et cette nuit il a +eu des moment de sommeil. Adèle ne l'a pas quitté. Dans les intervalles, elle +lui parlait, le rassurait, cherchait à le distraire; tandis que j'étais dans un +coin de la chambre, osant à peine me mouvoir, dans la crainte qu'il ne +m'entendît, et que ma présence ne le troublât… Qu'il est affreux d'être obligé +de cacher ses attentions, sa douleur, à l'homme qu'on respecte le plus! +Adèle attend aujourd'hui les parents de monsieur de Sénange; son intendant leur a +fait part de l'état de son maître. Elle redoute fort ce moment; car elle sait +qu'ils n'ont cessé de le voir qu'à l'époque de son mariage: mais l'espoir de +quelques petits legs les ramènera. On a aussi envoyé un courrier à madame de +Joyeuse. Adèle ne doute pas non plus qu'elle ne revienne aussitôt. Comme elle va +nous tourmenter!… Ah! mes beaux jours sont passés! Que je m'en veux de n'en +avoir pas mieux senti le prix!… Heureux temps où, seule entre Adèle et cet +excellent homme, jamais ils ne me regardaient sans me sourire! où, lorsque je +paraissais, ils semblaient me recevoir toujours avec un plaisir nouveau!… et je +n'étais pas satisfait!… +LETTRE XXXIX. +Ce 10 septembre, 9 heures du soir. +Il y a bien eu de changement dans la situation de monsieur de Sénange. A nos +inquiétudes, hélas! trop fondées, se sont joints les tourments d'une famille qui, +fort indifférente sur les souffrances de cet homme si digne de regret, importune +tout ce qui l'entoure, pour avoir l'air de s'y intéresser. +Aujourd'hui, comme il paraissait être un peu moins mal, j'avais engagé Adèle à +dîner dans la chambre qui précède celle où il est. J'obtenais de sa complaisance +qu'elle prît quelque nourriture, lorsque nous avons été interrompus par un +domestique qui a ouvert avec fracas les portes de la chambre où nous dînions, +pour annoncer la vieille maréchale de Dreux, parente fort éloignée de monsieur +de Sénange, et qu'Adèle n'avais jamais vue. — "Votre occupation me fait +présumer, nous a-t-elle dit, que mon cousin est mieux." Adèle, intimidée, a +essayé de lui rendre compte de l'état du malade. La maréchale, que j'ai +rencontrée plusieurs fois dans le monde, a fait semblant de ne pas me +reconnaître, et a dit à Adèle: "C'est sans doute là monsieur votre frère? il +vous soigne de manière à tromper vos inquiétudes." Adèle embarrassée de ce nom +de frère, ne répondait point; mais après quelques minutes, elle m'a adressé la +parole en me nommant Mylord . — La maréchale feignait de +ne pas entendre ce titre étranger, et continuait à parler de moi comme du frère +d'Adèle. Alors, il m'a paru convenable de lui dire que monsieur de Sénange étant +venu en Angleterre dans sa jeunesse, il croyait avoir eu des obligations +essentielles à ma famille. "J'ignorais ces détails, m'a-t-elle répondu avec +aigreur; car assurément je n'étais pas née lorsque monsieur de Sénange était +jeune." — "Il m'a attiré chez lui, ai-je repris, et m'y a traité avec trop de +bonté, pour que j'aie songé à le quitter depuis qu'il est malade." — "Je ne +blâme rien, a-t-elle répliqué d'un ton sec; mais vous trouverez bon que, ne +Sachant pas vos droits ici, et monsieur de Sénange étant à la mort, j'aie cru +que sa femme ne voyait que ses proches parents." — Adèle, avec plus de présence +d'esprit que je ne lui en aurais soupçonné (l'orgueil blessé est un si grand +maître!), Adèle lui a répondu, que tant que monsieur de Sénange vivait, il +pouvait seul donner des ordres chez lui: "Si j'ai le malheur de le perdre, +a-t-elle ajouté, alors, comme vous le dites, Madame, je ne verrai plus que mes +proches parents." — La maréchale l'est à un degré si éloigné, qu'il aurait autant +valu lui dire: Je ne me soucie pas de vous, et je ne vous +verrai pas non plus . Cependant, elle n'avait rien à répondre, car Adèle +S'était servie de ses propres expressions. Aussi est-elle restée dans le +Silence, et de si mauvaise humeur, que je crois bien qu'Adèle s'en est fait une +ennemie pour la vie. +Il est venu encore un grand nombre de parents qui arrivaient tous avec un visage +de circonstance. A peine avaient-ils salué Adèle, qu'ils allaient dans un autre +coin de la chambre chuchoter et ricaner entre eux. La maréchale les appelait +l'un après l'autre, parlait bas à chacun, riait et grondait derrière son +éventail, et leur apprenait, je crois, par quelle jolie plaisanterie elle avait +fait sentir à Adèle l'inconvenance de mon séjour dans sa maison. Je n'en ai pas +douté, lorsqu'une de ces femmes, jeune cependant (à cet âge n'avoir pas +d'indulgence!) est venue à moi avec minauderie, et m'a parlé d'Adèle en la +nommant aussi ma sœur. Je n'ai pas daigné lui répondre, et elle a couru bien +vite chercher les applaudissements de ce groupe infernal. +La pauvre Adèle était si embarrassée, que des larmes tombaient de ses yeux. +J'étais indigné, lorsqu'à mon grand étonnement on a annoncé madame de Verneuil +qui, en me voyant, a souri et m'a appelé. "Je vous en supplie, lui ai-je dit +tout bas, venez avec moi un instant; je vous crois bonne, et voici l'occasion +d'être généreuse." Elle m'a suivi sur la terrasse, où je lui ai raconté, à la +hâte, les motifs de mon séjour chez monsieur de Sénange, et de son amitié pour +moi, et les impertinences de la maréchale. "Venez au secours de madame de +Sénange, ai-je ajouté; ayez compassion de sa jeunesse. — +"Convenez, m'a-t-elle dit, que vous êtes parti de chez moi avec une légèreté qui +me donne assez envie de vous tourmenter." — "J'ai tort, mille fois tort; mais de +grâce ne faites pas une réflexion, j'ai trop sujet de les craindre: allons, +venez, soyez bonne," lui ai-je dit en l'entraînant dans le salon, où je l'ai +placée près d'Adèle. +Je tremblais pour sa première parole; car si malheureusement une idée ridicule +l'avait frappée, nous étions perdus…. Par bonheur la maréchale l'a appelée; et, +attirer son attention, c'est presque toujours exciter sa moquerie. Elle lui a +parlé long-temps bas; sûrement elle lui racontait ses gentillesses: lorsqu'à ma +grande stupéfaction, j'ai vu madame de Verneuil répondre d'un air si imposant, +que bientôt chacun est allé se rasseoir, et a repris le sérieux que le moment +exigeait. Madame de Verneuil est revenue près d'Adèle, et lui a dit, devant +toute cette famille: "Vous trouverez simple, ma cousine, que nous ayons été +fâchés du mariage de monsieur de Sénange: l'humeur nous a éloignés de lui, mais +vous ne devez pas en souffrir; et, a-t-elle continué en élevant la voix, puisque +cette triste circonstance nous rapproche, j'espère que nous ne nous éloignerons +plus." — Adèle l'a embrassée, et dès-lors la maréchale et le reste de la famille +l'ont traitée avec plus d'égards. Mais madame de Verneuil m'a bien fait payer +cette obligation; car aussitôt que le calme et la bienséance ont été rétablis +dans le salon, elle m'a ordonné de la suivre sur la terrasse. Après m'avoir +encore plaisanté sur la manière dont je l'avais quittée, elle m'a demandé si +j'étais amoureux d'Adèle. — "Non, lui ai-je répondu gravement. +— "Vous ne l'aimez donc pas?" a-t-elle dit en riant. "Puisque vous ne l'aimez +pas, je vais la livrer à la maréchale. — Oui, je l'aime, me suis-je écrié, mais +je n'en suis pas amoureux. — Ah! vous n'en êtes pas amoureux! et se retournant, +elle me dit: Je vais….. — Eh bien, oui! si vous le voulez j'en suis amoureux," +lui ai-je répondu, et je me suis saisi de ses mains pour la retenir malgré elle: +"Mais ayez pitié de son embarras et de sa jeunesse. — Et vous aime-t-elle? — Non +certainement. — Elle ne vous aime pas !….. Fi donc! c'est une ingrate, et je +l'abandonnerai." — Au nom du ciel, ai-je repris, n'abusez pas +de ma situation; je dirai tout ce qu'il vous plaira, pourvu que vous la sauviez +de la maréchale." — Alors s'asseyant elle m'a dit avec une majestueuse ironie: +"Voyons si vous êtes digne de ma protection." — Mais comme je ne voulais pas +compromettre Adèle, et que je craignais de piquer l'esprit railleur de madame de +Verneuil, je me suis jeté dans des définitions, divisions, subdivisions, sur le +degré d'amour que je ressentais, sur celui qui était permis, sur l'espèce +d'amitié que j'inspirais… Plus je parlais, plus elle s'étonnait, se moquait, et +faisait des questions si positives, avec un regard si malin, et en me menaçant +toujours de cette maudite maréchale, que je m'embrouillais comme un sot, et me +fâchais comme un enfant. +Enfin, la douce et triste Adèle est venue nous avertir que tout le monde était +parti; "mais ils reviendront demain," a-t-elle dit, en s'adressant à madame de +Verneuil avec timidité, et comme pour la prier d'être encore son appui. Aussi, +malgré le besoin qu'elle a de s'amuser, y a-t-elle paru sensible, et a-t-elle +promis de revenir le lendemain. Quel horrible usage, que celui qui force à +recevoir les personnes qu'on aime le moins, dans les moment où la vue des +indifférent est un supplice, et à se priver de ses amis, quand la solitude et +les consolations de l'amitié seraient si nécessaires! +LETTRE XL. +Ce 11 septembre. +Monsieur de Sénange étant moins mal hier au soir, Adèle consentit à prendre un +peu de repos. Je remontai aussi dans ma chambre, après avoir bien recommandé que +S'il arrivait la moindre chose, s'il me nommait, on vînt aussitôt m'avertir; car +j'espérais toujours qu'il se souviendrait de moi, de mon attachement, de mon +respect. +Heureusement pour la tranquillité de mon avenir, ce matin à cinq heures on est +venu me dire qu'il m'appelait. J'ai couru chez lui: dès qu'il m'a vu, il m'a +demandé où j'avais passé tout ce temps? — J'ai serré sa main et lui ai dit que +j'étais toujours resté près de lui. — "J'ai donc été bien mal, car je ne me +rappelle pas…." Et rêvant ensuite comme s'il cherchait à rassembler ses idées… +"Mon jeune ami, a-t-il ajouté, il se mêle à votre souvenir des sentiment +pénibles….. mais je veux les éloigner dans ces derniers instants. Dites-moi, je +vous prie, assurez-moi qu'Adèle m'aime encore." — Je l'ai interrompu pour +l'assurer qu'elle n'avait pas un reproche à se faire. — "Et vous?" m'a-t-il dit. +— Et moi! ai-je repris, en tombant à genoux près de son lit, et moi!….. Je lui +ai avoué mon amour, mes combats, ma résolution de fuir; mais je lui ai protesté +que, ni pour elle, ni pour moi, cet éloignement n'avait été nécessaire; et je +vous jure, lui ai-je dit, que vous êtes toujours ce qu'elle aime le mieux. — +"Puis-je vous croire," m'a-t-il demandé, en m'examinant avec une grande +attention. Je lui affirmé que j'étais vrai avec lui, comme si je parlais à Dieu +même. — "Je vous remercie, a-t-il répondu avec attendrissement; Adèle pourra +donc me dire adieu sans rougir, et un jour s'unir à vous sans remords, et sûre +de votre estime! Je vous remercie, je vous remercie," a-t-il répété plusieurs +fois très-vivement. +Cette bonté céleste, cette abnégation de lui-même m'ont rappelé tous mes torts, +et me les rendaient insupportables. Je me suis souvenu de ce portrait d'Adèle +que j'avais dérobé avec tant d'imprudence, et dont je n'avais pas eu la force de +me détacher. Dans ce moment solennel, dans ce moment d'éternelle séparation, il +m'a été impossible de rien dissimuler. "Ah! lui ai-je dit, un profond repentir +pèse sur mon cœur." — Il m'a regardé d'un air inquiet. "Parlez-moi, m'a-t-il +répondu, pendant que je puis encore vous entendre et vous absoudre." +J'ai osé lui avouer l'abus que j'avais fait de sa confiance. Il a levé les yeux +au ciel: "Adèle en a-t-elle été instruite, a-t-il repris d'un ton sévère? — +Jamais, me suis-je écrié; je l'aurais redoutée plus encore que vous-même." — Il +est resté comme absorbé dans ses réflexions; puis se ranimant tout-à-coup, il +m'a dit: "Prenez ma clef; allez chercher ce portrait, replacez-le dans mon +Secrétaire; dépêchez-vous, la mort me poursuit, le temps presse." +Je me suis levé aussitôt; j'ai couru dans ma chambre, et pris le portrait sur +lequel j'ai jeté un triste et dernier regard; mais dans cet instant j'avais hâte +de m'en séparer. Dès que je l'ai eu remis dans le secrétaire, je suis revenu +tomber à genoux près du lit de monsieur de Sénange. Il était plus calme. +"Pendant votre absence, m'a-t-il dit, j'ai fait un retour sur votre jeunesse, et +je vous ai excusé." — Après un assez long silence, il a ajouté: "Je vous +pardonne; mais souvenez-vous que le portrait d'Adèle ne doit être accordé que +par elle. Si jamais elle consent à vous le rendre, c'est qu'elle croira pouvoir +S'unir à vous. Alors vous lui direz que je vous au bénis tous deux." +J'ai voulu éloigner ces idées de mort, le rassurer sur son état; il ne l'a pas +permis. "Je sais que je n'en reviendrai point, m'a-t-il dit; cependant, malgré +moi, je crains de mourir……. Mon jeune ami, promettez-moi que, lorsque cet +instant viendra, vous ne m'abandonnerez pas!" Je le lui ai promis, en essayant +encore de calmer ses esprits: mais lorsque je lui disais qu'il était mieux, il +Souriait, et pourtant se répétait à lui-même qu'il mourrait, comme s'il eût +craint de se livrer à de fausses espérances, ou qu'il eût eu besoin de se +rappeler son état pour conserver son courage. +Il m'a parlé d'Adèle avec une tendresse extrême. "Je ne la recommande pas à votre +amour, m'a-t-il dit; mais j'implore votre indulgence…. Craignez votre sévérité…. +elle est jeune, vive, étourdie à l'excès…. Promettez-moi de ne jamais vous +fâcher sans le lui dire…. la condamner sans l'entendre…. N'oubliez pas que, dans +ce moment cruel où non-seulement il faut quitter tout cc qu'on aime… tout ce +qu'on a connu…. mais où il faut encore se séparer de soi-même…. dans ce moment +je vous crois, vous la confie, et vous souhaite d'être heureux…. Au moins, que +Son bonheur soit ma récompense!" +Il tremblait, soupirait, essayait de retenir des larmes qui s'échappaient malgré +lui, et tenait ma main si fortement serrée, qu'il m'était impossible de +m'éloigner. Pour lui cacher la douleur que j'éprouvais, j'appuyais ma tête sur +Son lit sans pouvoir lui répondre, lorsqu'on est venu lui dire que son notaire +était arrivé. "Allez, mon ami, m'a-t-il dit, j'ai quelques dispositions à faire; +vous verrez que je meurs en vous aimant et en vous estimant toujours." +Je l'ai quitté l'âme brisée; au bout d'une heure, j'ai entendu plusieurs voix +m'appeler…. Monsieur de Sénange venait d'être frappé d'une nouvelle attaque; +elle a été moins longue, moins fâcheuse que la première; mais il est resté si +faible, que le moindre accident peut nous l'enlever d'un moment à l'autre. +Huit heures du soir. +Depuis cette seconde attaque, monsieur de Sénange s'affaisse à vue d'œil; mais +il ne paraît pas beaucoup souffrir; il a des absences fréquentes, pendant +lesquelles il ne lui reste que le souvenir d'Adèle, mon nom qu'il répète +Souvent, et le regret de la vie qu'il sent encore, lors même qu'il ne peut plus +connaître le danger de son état. La pauvre Adèle ne se fait point d'idée de la +mort. Quand monsieur de Sénange parle, se meut, elle se rassure, et croit que +les médecins se trompent; mais s'il reste dans le silence, elle se désole, +l'appelle, l'interroge, voudrait même l'éveiller lorsqu'il s'assoupit; et +l'image de la mort peut seule lui faire croire à la mort… La pauvre enfant!… +dans quelques heures… — La pauvre enfant!…. +Minuit. +C'est dans la chambre de monsieur de Sénange que je vous écris; il repose assez +tranquillement, mais il est sans aucune espérance. Adèle me fait une pitié +extrême; elle a passé la journée à genoux dans les prières, et toujours je l'ai +vue se relever un peu consolée…. Ah! c'est au moment où l'on va perdre ce qu'on +aime, où tout ce qui l'entoure marque, à quelques minutes près, la fin de sa +vie; c'est alors que l'athée, si l'athée peut aimer, c'est alors qu'il doit +Sentir le besoin d'un Dieu! — Mais j'entends la voix de monsieur de Sénange. — +Il me demandait pour me recommander encore Adèle: à mesure que la vie le quitte, +il semble s'attacher plus fortement à tout ce qu'il a aimé. Il l'a appelée; il a +pris sa main, la mienne, et a parlé long-temps bas sans que je pusse l'entendre: +Seulement j'ai distingué plusieurs fois le nom de lady B…. Il est tombé sans +connaissance en nous parlant; Adèle a fait des cris si affreux, qu'il a fallu +l'emporter de cette chambre, où elle ne le verra plus!…. Je n'ai pu la suivre, +car il a exigé que je restasse près de lui jusqu'à son dernier soupir, et je ne +le quitterai pas…… +12 septembre, 7 heures du matin. +Il n'est plus! Henri; le meilleur des hommes a cessé de vivre, celui qui pouvait +Se dire: Il n'existe personne à qui j'aie fait un moment de +peine . — Ah; excellent homme!… excellent homme!…. +LETTRE XLI. +Paris, même jour. +Je ne suis plus à Neuilly, mon cher Henri; c'est dans mon hôtel garni, c'est tout +Seul que j'ai à supporter mes regrets et mon extrême inquiétude. Ce matin, après +vous avoir écrit deux mots, je me suis présenté chez Adèle qui, en me voyant, a +bien deviné la perte qu'elle avait faite, et s'est trouvée fort mal. J'étais à +genoux près d'elle; ses femmes l'entouraient, lorsque tout-à-coup madame de +Joyeuse est entrée, et, sans remarquer l'état de sa fille, m'a demandé pourquoi +j'étais dans cette maison en une pareille circonstance? — Je n'ai pas daigné lui +répondre, et je soutenais toujours la tête d'Adèle, qui n'apercevait rien de ce +qui se passait autour d'elle. Sa mère m'a repoussé, et m'a dit de lui laisser +prendre des soins qu'il était trop déplacé que je lui rendisse. Je n'ai point +Souffert qu'on m'arrachât Adèle dans cet état, et madame de Joyeuse a bien vu +qu'il serait inutile de le tenter. Elle s'est promenée brusquement dans la +chambre, attendant avec impatience qu'Adèle reprît ses esprits. Dès qu'elle a pu +ouvrir les yeux, sa mère lui a reproché l'indiscrétion de sa conduite. — Adèle +la regardait d'un air égaré; mais aussitôt qu'elle l'a reconnue, elle a caché sa +tête sur moi, et a fondu en larmes. "Finirez-vous bientôt cette scène ridicule? +lui a dit sa mère; votre mari est mort; et la décence exige au moins que vous +paraissiez le regretter." — Paraître! a dit Adèle en +levant les yeux au ciel. — "Oui, lui a répondu sa mère, et il faut que lord +Sydenham sorte à l'instant de chez vous." — Furieux, j'allais lui répondre; mais +Adèle a joint ses mains, et je me suis arrêté. — Cependant, je sentais que je +devais m'en aller; Adèle même m'en a prié, en me disant tout bas qu'elle +m'écrirait. Je l'ai donc laissée seule avec cette mère qui ne l'a jamais vue que +pour la tourmenter. Quel supplice!… Je suis revenu dans un accès de rage qui +dure encore; puisse-t-il continuer long-temps! car je redoute bien plus le calme +qui lui succédera. +P.S. Un des gens d'Adèle arrive en ce moment, pour me prier de me rendre tout de +Suite à Neuilly… Cet homme en ignore la raison; mais il ajoute que toute la +famille m'attend: toute la famille! Que puis-je avoir de +commun avec elle? Ah! c'est Adèle seule que je vais chercher. +LETTRE XLII. +Paris, minuit. +Lorsque je suis arrivé à Neuilly, j'ai vu en effet toute la famille de monsieur +et de madame de Sénange réunie dans cette galerie où Adèle avait donné une si +belle fête. J'y avais tant souffert qu'il m'a pris une saisissement dont je n'ai +pas été maître. Que nous sommes bizarres, Henri! Je regrettais monsieur de +Sénange; je le regrettais du fond de mon cœur, et j'ai cessé tout-à-fait d'y +penser. Bientôt un froid mortel m'a saisi, lorsque j'ai aperçu monsieur de +Mortagne près d'Adèle. Il semblait qu'il ne fût jamais sorti de cette chambre; +qu'il m'y attendait pour me braver, et me tourmenter encore. Je sais que le +titre de parent lui donne le droit d'être chez elle dans cette circonstance. +Mais le retrouver là, près d'elle, en noir comme elle, pouvant la voir chaque +jour, à toute heure, tandis que le devoir, les convenances, sa mère, +m'éloigneront!.. le retrouver ainsi, a fait renaître tous mes sentiment jaloux; +je ne pouvais ni respirer, ni parler. +Un notaire m'a dit que monsieur de Sénange avait ordonné que son testament ne fût +ouvert que devant moi. On l'a lu tout haut; pendant cette lecture j'essayais de +me calmer, ou au moins de cacher mon agitation. — Après avoir laissé toute sa +fortune à Adèle, monsieur de Sénange fait quelques legs à des malheureux dont il +prend soin depuis long-temps, et me nomme son exécuteur testamentaire; espérant , ajoute-t-il, que les +personnes qu'il avait le mieux aimées, s'uniraient d'intérêt et d'affection +après lui . — A ces mots, j'ai vu monsieur de Mortagne s'embarrasser et +regarder madame de Joyeuse, qui paraissait irritée: il m'a regardé aussi; et mes +yeux ont dû lui apprendre qu'Adèle était à moi, et qu'on ne me l'arracherait +qu'avec la vie. Nous ne nous sommes point parlé; toutefois je suis certain que +nos sentiment nous sont bien connus. +Par un codicille, monsieur de Sénange conseille à Adèle d'aller passer au couvent +le premier temps de son deuil, et demande d'être enterré à la point de l'île, +dans cet endroit solitaire dont il avait été frappé un jour; dans cet endroit , dit-il, où le hasard ne pouvait +conduire personne, le regret seul viendra me chercher, ou l'oubli m'y +laisser inconnu . — Comme l'usage permet d'offrir un présent à son +exécuteur testamentaire, il me donne sa maison de Neuilly, et me prie de ne +jamais venir en France sans y passer quelques jours. — Je le remercie de ce +bienfait, car cette maison me sera toujours chère. +Les parents de monsieur de Sénange, après avoir vu qu'ils n'avaient plus rien à +espérer, sont partis en montrant plus ou moins leur humeur. Adèle a désiré +d'aller à l'instant au couvent: sa mère a refusé d'y consentir; mais la volonté +de monsieur de Sénange lui a inspiré une résolution que, sans cela, elle n'eût +jamais osé manifester. Je l'ai priée de me donner ses ordres, ou de permettre +que j'allasse les recevoir. Madame de Joyeuse a prétendu s'y opposer encore; +mais Adèle a été encore courageuse, et a dit qu'elle me verrait avec plaisir. — +Elle est partie avec ses femmes; et sa mère s'en est allée avec monsieur de +Mortagne…. Quelle union!…. Je suis sûr que, pendant tout le chemin, ils n'ont +pensé qu'aux moyens de m'éloigner, et de me persécuter. Madame de Joyeuse me +hait, et la haine des méchant n'est jamais stérile. Ah! faudra-t-il lutter +long-temps avant d'être heureux? J'ai quitté sur-le-champ cette maison de deuil; +mais j'y retournerai pour la triste cérémonie. Adieu. +LETTRE XLIII. +Paris, ce 14 septembre. +Je viens de rendre à cet excellent homme les derniers devoirs: j'ai répandu sur +Sa tombe des larmes bien sincères. Ah! si après la mort on peut sentir les +regrets de l'amitié, les miens doivent arriver jusqu'à lui. Mon âme s'attache à +cette espérance; car, Henri, je rejette avec effroi tous ces systèmes +d'anéantissement total. Détruire les idées de l'immortalité de l'âme, c'est +ajouter la mort à la mort. J'ai besoin d'y croire; c'est la foi que veut la +nature, et que toutes les religions adoptent pour se faire aimer. Oh non! je ne +quitterai point Adèle sans espérer de la revoir…. +Je reviens encore à ces paroles que monsieur de Sénange prononçait avec tant de +Simplicité: pas une personne à qui j'aie fait un moment de +peine! …. Combien ces mots renferment de bonnes actions, d'heureux +Sentiment!…. Chaque jour de ses nombreuses années a été occupé, embelli par le +bonheur de tout ce qui l'approchait…. Ces moment qui échappent à l'attention des +hommes, et dont le souvenir compose l'estime de soi-même, ces moment réunis sont +tous venus s'offrir à sa pensée, pour adoucir les maux attachés à la vieillesse. +— Oh! heureuse, mille fois heureuse la famille de celui qui n'aurait eu d'autre +ambition que de parvenir à pouvoir se dire à sa dernière heure: Il n'y a personne à qui j'aie fait un moment de peine! …. +Paroles touchantes que j'aime à répéter, et qui ne sortiront jamais ni de mon +esprit, ni de mon cœur! +LETTRE XLIV. +Paris, ce 1er octobre. +Je n'ai point encore été chez Adèle: je crois devoir laisser passer ces premiers +jours sans chercher à la voir. Si je n'étais que son ami, je ne l'aurais pas +quittée; mais j'avoue qu'aujourd'hui, ma fierté ne peut consentir à prendre un +titre si différent de mes sentiment. D'ailleurs, qu'ai-je à faire d'aller +tromper ou flatter madame de Joyeuse? Adèle est libre; les petits mystères, les +faux prétextes, le nom d'ami pour cacher celui d'amant, tous ces détours doivent +être bannis entre nous. Adèle seule dans l'Univers a des droits sur moi. Mes +volontés, mes défauts, mes qualités lui appartiennent, et seront à elle jusqu'à +mon dernier soupir. Adèle est libre!.. Tous mes vœux seront remplis. +Elle m'écrira sans doute, pour m'avertir de l'instant où je pourrai la voir. Mais +que le temps me semble long! Je ne sais ni le perdre ni l'employer. J'ai voulu +revoir les chefs-d'œuvres des arts que Paris renferme; cependant, soit que cela +tienne à ma situation, soit qu'ils n'eussent plus l'attrait de la nouveauté, ils +ne m'ont point intéressé. J'ai bien reconnu l'inconvénient d'avoir voyagé trop +jeune. Je n'avais que quinze ans lorsque mon père me fit parcourir cette grande +ville. Nous passions la journée à voir tout à la hâte, spectacles, édifices, +monument, tableaux: il a éteint en moi la curiosité sans m'instruire, et m'a +fait traverser ainsi toutes les cours de l'Europe. Je pourrais dire +qu'aujourd'hui rien ne me serait nouveau, et que cependant que tour m'est +inconnu. +Pour achever de me mettre mal avec moi-même, le docteur Morris m'écrit que cette +jeune religieuse se désole, passe ses jours dans les larmes, fuit le monde et +repousse les consolations. Sa santé s'affaiblit d'une manière effrayante; et la +mort qui, dans son couvent, lui paraissait être la fin de ses peines, ne lui +Semble plus, aujourd'hui, que le commencement de ses maux. Il ajoute, "que celui +qui n'a pas l'âme assez forte pour se soumettre à son état, quel qu'il soit, ne +Sera jamais heureux dans quelque situation qu'on le place." — Si cela était +vrai, la plus douce récompense d'un bienfait serait perdue. — Que je hais ces +tristes vérités! On cherche à les apprendre, et on désire encore plus de les +oublier. — Adieu. +LETTRE XLV. +Paris, ce 10 octobre. +Que d'obligations j'ai à monsieur de Sénange! Sans lui, je ne sais combien +j'aurais encore passé de temps sans revoir Adèle: mais, grâce à l'affection qui +l'a porté à me nommer son exécuteur testamentaire, les affaires nous +rapprocheront malgré les usages, le deuil, les parents, et même en dépit de +madame de Joyeuse. +Hier un notaire me remit des papiers qu'il fallait qu'Adèle signât avec moi. Je +lui écrivis pour demander la permission d'aller les lui porter; elle me fit dire +qu'elle m'attendait, et je partis dans une joie inexprimable de la revoir. +En arrivant au couvent, l'on me fit monter dans le parloir de son appartement. +Elle courut à la grille, et me donna sa main à travers les barreaux; il semblait +qu'elle retrouvât le seul ami qui lui fût resté, l'ami qui avait été le témoin +des jours de son bonheur. Cependant les crêpes dont elle était vêtue, cette +tenture noire qui couvrait toute la chambre, me rappelèrent à moi-même, et dans +ce premier moment nous ne parlâmes que de monsieur de Sénange. Elle me racontait +mille traits de sa bonté, de sa bienfaisance; et ses pleurs coulaient avec une +douleur si sincère, un respect si tendre, qu'elle m'en devenait plus chère. +Elle voulut que je lui rendisse compte de l'entretien qu'il avait eu avec moi la +veille de sa mort. — Une réserve craintive m'empêchait de dire un mot des +espérances qu'il m'avait fait entrevoir, de la félicité qu'il m'avait promise. +Je ne sais quel sentiment secret me faisait préférer de m'accuser moi-même. Je +lui confiai les aveux que j'avais osé lui faire; je parlai de ce portrait qui, +pendant si long-temps, avait été ma seule consolation. — "Vous l'a-t-il laissé?" +me dit-elle, en baissant les yeux. — Il m'était facile de voir qu'elle en aurait +été satisfaite, mais je fus encore sincère. "Non, lui répondis-je en tremblant, +il m'a dit que vous seule pouviez le donner." — Elle leva ses yeux au ciel, se +détourna, comme si elle eût craint de rencontrer les miens, et garda le +Silence. +Ce don d'amour, je ne l'attendais pas; je n'aurais même pas voulu qu'elle me +l'eût accordé, la perte qu'elle avait faite étant encore si récente: mais +j'aurais désiré qu'un mot d'avenir m'eût permis de l'espérer pour un temps plus +éloigné. +"Ah! lui dis-je, dans ses derniers instants, monsieur de Sénange prononçait votre +nom, le mien; il nous unissait dans ses pensées et dans ses vœux; il nous +appelait ses enfants! " — Elle se leva, comme si elle +n'avait eu la force ni de résister, ni de céder à l'émotion que j'éprouvais; +elle s'en allait…. Cependant, elle s'arrêta au milieu de cette chambre, et me +dit adieu avec un faible sourire. Il y avait quelque chose de si tendre dans ce +mot adieu , que le regret de se quitter, le désir de se +revoir se faisaient également sentir! — "Un mot encore, m'écriai-je; un seul +mot!" — Elle posa sa main sur son cœur, et me dit: "Les intentions de monsieur +de Sénange me seront sacrées." — Elle jeta sur moi un dernier regard, et sortit. +Que le dernier regard est doux! et qu'il avoue plus qu'on n'aurait osé dire! Je +m'en allai aussi; mais, j'emportais avec moi cette promesse timide; je +l'entendais toujours: et quoiqu'Adèle eût prononcé seulement le nom de monsieur +de Sénange sans oser y joindre le mien, j'étais bien sûr de toute son +affection. +LETTRE XLVI. +Paris, 20 octobre. +Je l'ai revue encore; nous étions si émus que nous avons été quelque temps sans +pouvoir nous parler. Aux premiers mots, sa voix m'a causé un trouble +inexprimable. Je m'arrêtais pour l'entendre; et quand je lui répondais, je +voyais aussi qu'elle m'écoutait, même lorsque je ne parlais plus. +J'ai osé lui avouer mes sentiment; mais j'avais soin de soumettre mes espérances +à sa volonté. Cette réserve la rassurait, et lui donnait de la confiance. Je lui +ai rappelé qu'elle était libre. — Elle a souri; ses yeux se sont baissés, et +elle m'a dit bien bas, et en rougissant: "Est-ce que vous me rendez ma liberté?" +— Quel mot! et combien il m'a rendu heureux? Je suis tombé +à genoux près de cette grille. Je lui faisais entendre tous ces serments d'amour, +renfermés dans mon cœur pendant si long-temps. — Alors nous avons parlé sans +contrainte de ce penchant qui nous avait entraînés l'un vers l'autre, et de +notre avenir. C'était obéir encore à monsieur de Sénange, que de nous occuper de +notre commun bonheur. +Elle m'a prié d'être plus respectueux pour sa mère, de la soigner davantage: +"Tout ce que vous lui direz d'aimable, pensez que vous me l'adressez, m'a-t-elle +dit, et que je vous en remercie: car, je ne puis être tranquille que lorsque +vous lui aurez plu; et jusque-là, je crains toujours qu'elle ne se laisse aller +à quelques-unes de ces préventions dont ensuite il est impossible de la faire +revenir." +J'ai promis tout ce qu'elle m'a demandé; et lorsque je cédais à un de ses désirs, +c'était en souhaitant qu'elle en exprimât de nouveaux, pour m'y soumettre +encore. Nous avons ainsi passé trois heures qui se sont écoulées bien vite. J'ai +voulu savoir à quoi elle s'occupait dans sa retraite. Elle m'a répondu qu'elle +S'était arrangée pour que sa vie fût à peu près distribuée comme elle l'était à +Neuilly. "Je dessine, joue du piano, travaille aux mêmes heures, m'a-t-elle dit; +le temps si heureux de nos longues promenades, je le passe à continuer les +leçons d'anglais que vous aviez commencé à me donner. Quoique seule, je fais mes +lectures tout haut; je répète le même mot, jusqu'à ce que je l'aie dit +précisément comme vous. L'anglais a pour moi un charme d'imitation et de +Souvenir que le français ne saurait avoir. Je ne l'ai jamais entendu parler qu'à +vous, et quand je le prononce il me semble vous entendre encore. Chaque mot me +rappelle votre voix, vos manières: loin de vous c'est ma distraction la plus +douce. Si jamais vous me menez en Angleterre, je serai fâchée d'y trouver que +tout le monde parle comme vous." +Nous avons été interrompus par mesdemoiselles de Mortagne. En entrant, l'aînée a +appelé Adèle ma sœur; ce nom m'a fait tressaillir. Adèle +a remarqué mon émotion, et s'est empressée de me dire, que l'usage dans les +couvens était que les religieuses, entre elles, se nommassent toujours ma sœur, +pour exprimer leur union et leur égalité. — "A leur exemple, a-t-elle ajouté, +les pensionnaires qui s'aiment d'une affection de préférence, se donnent +quelquefois ce nom, qui les distingue parmi leurs compagnes; et depuis +l'enfance, mademoiselle de Mortagne et moi nous nous nommons ainsi par +amitié." +L'explication d'Adèle ne m'a point satisfait: ce nom de sœur m'avait causé une +impression extraordinaire. Je crois que l'amour m'a rendu superstitieux; car je +Suis tourmenté par une sorte de pressentiment qui me trouble. Mademoiselle de +Mortagne, sœur d'Adèle!.. j'en frémis encore. +LETTRE XLVII. +Paris, ce 2 novembre. +L'étiquette du deuil, les obsessions de madame de Joyeuse, empêchent souvent +Adèle de me recevoir. Elle craint si fort l'aigreur continuelle de sa mère, +qu'elle aime mieux me tenir éloigné, que d'oser avouer les sentiment qui nous +unissent. Cependant, à l'entendre, ma délicatesse devrait toujours être +Satisfaite; car elle appelle devoirs les choses qui me +déplaisent le plus. — Si je lui reproche l'éloignement qu'elle me prescrit, elle +dit qu'elle se sacrifie elle-même. — La peur qu'elle a de +Sa mère lui paraît du respect . — Elle nomme décence la soumission qu'elle a pour les plus sots +usages; et dans nos continuelles disputes, Adèle n'a jamais tort, et je ne suis +jamais content. +La dernière fois que je la vis, sa mère était chez elle. J'essayai vainement de +lui plaire; elle me répondit avec une sécheresse presque offensante. Je ne +disais pas un mot qu'elle ne fût prête à soutenir le contraire: aussi +retombions-nous souvent dans des silences vraiment ridicules; et notre +conversation ressemblait tout-à-fait à la musique chinoise, où de longues pauses +finissent par des sons discordans. Mais Adèle me regardait, me souriait, et +c'était assez pour me dédommager. +Au bout d'une heure, madame de Joyeuse prit son éventail, mit son mantelet, et +dit, en me regardant, qu'elle était obligée de sortir… Je vis clairement que +cela voulait dire qu'elle désirait ne pas me laisser seul avec sa fille…. Mais +j'étais résolu à ne pas la comprendre, et je ne me dérangeai point….. Elle +espéra sûrement qu'Adèle aurait plus d'intelligence, et elle lui demanda si ce +n'était pas l'heure de ses études? — Adèle baissa les yeux, et répondit que non. +Madame de Joyeuse ne se contenta pas de cette réponse; elle tira encore ses +gants l'un après l'autre, répéta plusieurs fois qu'elle avait affaire….. +réellement affaire…. Sans qu'aucun de nous fît un mouvement pour se lever. — +Enfin, elle me demanda si je n'avais pas l'intention d'aller à quelque +Spectacle? Je lui répondis à mon tour par un non fort respectueux….. Aussi, +après avoir balancé encore long-temps, fallut-il bien qu'elle se déterminât à +partir. +Nous restâmes dans le silence tant que nous la crûmes sur l'escalier; mais dès +que nous la jugeâmes un peu loin, je me livrai à toute la joie que me causait +Son départ. Adèle avait l'air d'un enfant échappé à son maître. Cependant la +peur fut plus forte que tous ses sentiment. Son amour, sa gaieté même ne purent +lui donner le courage de m'accorder une minute. Elle me dit de m'en aller bien +vite; et me recommanda surtout de tâcher de rejoindre sa mère et de la saluer en +passant, afin de lui faire voir que je n'étais pas resté long-temps après elle. +Je fus donc forcé de la quitter aussitôt, et de faire courir mes cheveux pour +rattraper la lourde et brillante voiture de madame de Joyeuse. En me voyant, +elle sortit presque sa tête hors de la portière, pour s'assurer apparemment si +c'était bien moi. Je lui fis une révérence qu'elle ne me rendit pas…. +Dès que je fus seul, je me mis à rêver à la crainte affreuse qu'elle inspire à sa +fille. J'étais affligé qu'Adèle m'eût renvoyé si promptement, qu'elle eût songé +à me dire de saluer sa mère; cette petite fausseté me déplaisait…. Près d'elle, +Sa gaieté m'amuse; je pense comme elle, j'agis comme il lui plaît: mais la +réflexion change toutes mes idées; je me fâche contre elle, contre moi; je suis +mécontent de tout le monde. +LETTRE XLVIII. +Paris, ce 6 novembre. +J'avais bien pressenti, Henri, que la mort de monsieur de Sénange serait le +commencement de mes véritables peines; cependant, je devais croire qu'Adèle +étant libre, rien ne pouvait plus troubler mon bonheur. +Hier matin elle me fit dire de passer chez elle tout de suite: j'y courus +aussitôt; je lui trouvai un air embarassé qui me surprit et m'inquiéta. Elle +m'avait envoyé chercher pour me parler, disait-elle, et elle n'osait me rien +dire. — Elle me regardait attentivement, ouvrait la bouche…. Se taisait… me +tendait ses mains à travers la grille….. hésitait…. allait enfin parler, et +S'arrêtait encore. +Je ne savais que penser de tant d'émotion. Plus elle paraissait agitée, plus je +désirais d'en connaître le motif; mais, ou elle se taisait, ou elle ne +retrouvait d'expressions que pour dire qu'elle m'aimait, et m'aimerait +toujours!…. Elle le répétait avec une ardeur qui m'effrayait: toujours! toujours! ….. disait-elle vivement. — Je n'en doute pas, lui +répondis-je. — Ces seuls mots lui rendirent son embarras, son silence: ses yeux +même se remplirent de larmes……. Je ne pouvais plus supporter cette incertitude; +mais je la suppliais vainement de s'expliquer. Ses promesses d'amour avaient un +ton si solennel, que je la regardais quelquefois pour m'assurer si elle était +bien devant mes yeux, car ses protestations si répétées annonçaient quelque +chose de sinistre: elles avaient l'accent d'un adieu….. Son trouble m'avait +gagné au point que, ne sachant qu'imaginer, je lui demandai, avec effroi, si +elle se portait bien? Elle répondit qu'oui, et je respirai un moment, comme si +je n'eusse plus de chagrins à redouter….. Malheureux que je suis!….. +Cependant, mon inquiétude devenait un supplice. Adèle fit un effort sur elle-même +pour m'apprendre que sa mère était venue la veille, et l'avait traitée avec une +bonté mêlée de confiance et de plaisanterie, qui lui avait presque fait oublier +cette distance respectueuse dans laquelle elle l'avait toujours tenue. — Hé +bien! m'écriai-je, fatigué de toutes ces distinctions? "Hé bien! reprit-elle, ma +mère voulut savoir si vous resteriez long-temps ici. Comme je ne répondais pas, +elle a demandé en riant si j'avais la folle idée de vous épouser? Je n'ai encore +rien dit, et elle a ajouté que ce ne serait jamais de son consentement; que +votre caractère ferait le tourment de ma vie. Elle a peint avec vivacité le +malheur de se trouver en pays étranger sans amis, sans parents, et n'ayant ni +consolation ni soutien." — Tout ce que j'avais de force en moi était employé à +me contraindre; car, dès que je laissais échapper ma colère, Adèle retombait +dans le silence, et j'étais obligé de solliciter long-temps les explications qui +allaient me désoler. Enfin elle m'apprit, "que sa mère lui avait avoué que +depuis long-temps elle la destinait à un jeune homme qui réunissait tous les +avantages de la naissance, de la fortune et des talents…" — "Quel est son nom?" +lui dis-je avec un emportement dont je n'étais plus maître. Elle me répondit +qu'elle l'avait demandé. — Demandé! comment trouvez-vous cette prévoyance? Sans +doute pour se décider ensuite…. Et qui croyez-vous que ce soit? — Monsieur de +Mortagne? — Oui, c'est lui. — Elle le nomma; je l'avais trop deviné! — Monsieur +de Mortagne, repris-je transporté d'indignation. "Mon seul ami, calmez-vous, me +dit-elle; sans cela, il me serait impossible de vous parler." — Elle me répétait +qu'elle m'aimait, avec une affection que je ne lui avais jamais vue; mais toutes +Ses assurances n'arrivaient plus à mon cœur. J'étais appuyé sur la grille sans +pouvoir dire un mot, ni même la regarder: un poids insupportable m'accablait; +elle parlait et je ne l'entendais pas. — Effrayée elle se leva, et m'appela +comme si j'eusse été loin d'elle. Le son de sa voix me cause une douleur aiguë +que je ressens encore. Parlez tout bas, lui dis-je, parlez tout doucement. — +Alors, il faut lui rendre justice…… alors elle fit tout au monde pour m'adoucir. +Se rapprochant de moi, comme si elle eût été près d'un malade affaibli par de +longues souffrances, elle m'appelait à voix basse, me donnait les noms les plus +tendres, les titres les plus chers.. Mon cœur l'entendait; et peu à peu ce +grand orage s'apaisait, lorsque, malheureusement, elle prononça le mot de mari: à ce mot je ne me possédai plus. Le mariage pour +monsieur de Mortagne n'est qu'une affaire. Il ne se donne pas la peine d'aimer; +c'est sa fortune qu'il épouse, son rang qu'il lui offre. +Au lieu d'écouter les douces plaintes d'Adèle, je me laissai aller à toute ma +fureur; je l'accusai de perfidie, de vanité. Ses larmes firent cesser +tout-à-coup mon emportement; elle tombaient en abondance, et semblaient adoucir +ma blessure…. Dès que je parus plus tranquille, elle pressa mes mains de +nouveau, et les porta à ses yeux, comme si elle eût voulu me cacher ses pleurs: +mais elle s'arrêta; et je vis bien qu'elle avait encore quelque chose à +m'apprendre…… Alors, je l'avoue, Henri, surpris qu'il lui restât une nouvelle +peine à me faire, je me mis à marcher dans la chambre en lui criant de se hâter, +et de tout dire. — "Ma mère, reprit-elle, me vanta long-temps les avantages de +ce mariage, mais je l'ai refusé." Ah! ce mot me rendit mon amour et ma +Soumission; je revins près d'elle, je promis de ne plus l'affliger, de modérer +la violence de mon caractère…. La cruelle, abusant bientôt de mes remords, de ma +douceur, s'empressa d'ajouter que sa mère n'avait paru ni étonnée, ni fâchée de +Son refus, et lui avait seulement demandé de voir monsieur de Mortagne comme un +parent à qui elle devait des égards…. "Ma mère, continua-t-elle, m'a dit que je +croyais vous aimer, et qu'elle ne le pensait pas; que je croyais ne jamais aimer +monsieur de Mortagne, et qu'elle était persuadée du contraire. Ne disputons pas sur ce point , m'a-t-elle dit en riant: voyez-les également tous deux; passez l'année de votre deuil à +comparer, à réfléchir; et au bout de ce temps, celui que vous préférerez +aura mon consentement . Ce projet m'était odieux; mais tremblant de la +fâcher, craignant de vous déplaire, j'ai seulement osé lui demander un jour pour +me décider: voyez, dictez ma réponse." +Que pouvais-je dire? C'était moi alors qui gardais le silence: il m'était +impossible de donner ou de refuser mon aveu à un pareil arrangement…. Cependant, +la terreur que sa mère lui inspire est si vive, elle me répéta tant de fois +qu'elle m'aimait, que moi, faible créature, je fermai les yeux, et m'en +rapportai à elle…. Le croirez-vous? Au lieu de s'effrayer des chagrins qu'elle +allait me causer, de se trouver plus à plaindre que moi, elle a paru bien aise; +et saisissant aussitôt une permission que je n'avais pas même prononcée, elle +m'a remercié…. ou, remercié!…. l'ingrate!…. J'avais été si cruellement agité, +que le son de sa voix, son silence, ses paroles, tout me blessait; et cependant +je ne pouvais m'éloigner d'elle. J'étais là, sans dire un mot; mes pensées, mes +Souffrances même avaient encore une sorte de vague que je craignais de fixer. Il +me semblait que, tant que je me tiendrais près d'elle, on ne pourrait pas me +l'enlever; mais que si une fois je m'en allais, tout serait fini pour moi…. +Pourtant, il fallut bien la quitter; et je partis, déjà tourmenté de toutes les +horreurs de la jalousie. +LETTRE XLIX. +Paris, ce 25 novembre. +Je ne vous ai pas écrit depuis quelques jours, mon cher Henri, parce que je suis +trop mécontent de moi-même. Mes résolutions varient presque aussi rapidement que +mes pensées se succèdent; je ne me reconnais plus. +Après avoir eu la faiblesse de consentir qu'Adèle revît monsieur de Mortagne, je +passai tout le jour à rêver à sa situation, à la mienne: je ne savais encore à +quoi m'arrêter, lorsque le lendemain je retournai à son couvent. J'y allai +lentement; c'était la première fois que je ne me hâtais pas d'y arriver. +En entrant dans la cour, je vis un cabriolet auquel était attelé un superbe +cheval qui frappait la terre, rongeait son mors, et semblait brûler de partir. +Son maître est ici depuis long-temps, me dis-je intérieurement; car un instinct +Secret m'avertissait que cette voiture appartenait à monsieur de Mortagne. +Je montai l'escalier avec une répugnance extrême, et cependant j'avançais +toujours. J'allais entrer dans le parloir, lorsque j'entendis des éclats de rire +à travers lesquels je reconnus la voix d'Adèle. Sa gaieté me fit redescendre +quelques marches, qu'il fallut remonter pour suivre le laquais qui m'avait +annoncé. +Je trouvai monsieur de Mortagne avec un grand chien qui était la cause de tout ce +bruit. Ses sœurs étaient avec Adèle dans l'intérieur du parloir. Après les +compliment d'usage, la plus jeune d'elles pria son frère de faire recommencer au +chien les tours qu'il avait déjà faits; le voilà donc faisant sentinelle, et +toutes ces bêtises qui ne devraient amuser que des enfants. Mesdemoiselles de +Mortagne s'en divertissaient beaucoup, mais Adèle ne riait plus. — Elle me +regardait avec inquiétude: la joie de ses amies, les soins que se donnait leur +frère, n'attiraient plus son attention; c'était même avec effort que sa +politesse la forçait quelquefois à sourire… Déjà, me disais-je, elle se +contraint pour moi….. Encore un jour, et elle s'en cachera peut-être: de la +crainte à la dissimulation il n'y a qu'un instant. +Le sérieux avec lequel je regardais le maître et le chien fit bientôt cesser ce +badinage; d'ailleurs, l'impatient cheval se faisait toujours entendre; et les +cris continuels du palefrenier avertissaient assez de la peine qu'il avait à le +contenir. Adèle en fit la remarque, sans y attacher d'importance. Mais monsieur +de Mortagne se leva aussitôt, et sortit avec empressement, en lui jetant un +regard qui disait: Je ne gêne personne, moi! Je ne suis point +jaloux …. Si jeune, point jaloux!… Il a donc déjà renoncé à l'amour! +Adèle, vous suffirait-il d'être aimée ainsi? +Ses sœurs coururent à la fenêtre pour le voir partir. — Je l'entendis qui +fouettait, arrêtait, excitait son cheval; elles détournaient la vue, lui +disaient de prendre garde; mais ni leur peur, ni leurs cris ne purent engager +Adèle à se déplacer; elle resta assise près de moi. — "Si je n'avais pas été +ici, lui demandai-je tout bas, seriez-vous restée? — Non, me répondit-elle; je +crois que par curiosité j'aurais été à la fenêtre. — Oui, lui dis-je, par +curiosité; mais monsieur de Mortagne aurait cru que c'était lui qui vous y +attirait." +Quelques minutes après, ses sœurs nous ont laissèrent seuls. — Comme Adèle était +embarrassée!…. Je pris sa main et la baisai en soupirant…. "Je n'ai rien à me +reprocher, me dit-elle; et cependant je ne suis plus contente….." — Sa douceur +me toucha; je ne pensai plus qu'à la crainte que sa mère lui inspire; je la +plaignis, la plaignis sincèrement. Avec quelle tendresse je cherchais à la +rassurer, à la consoler! — "Si vous saviez, me dit-elle, comme vous êtes +différent de vous-même! Lorsque vous êtes entré, votre visage était si sévère! — +Avant que j'arrivasse, lui répondis-je en souriant, vous étiez si gaie!" +Elle sourit à son tour; mais ce sourire avait une expression de tristesse et de +douceur qui me pénétra. "J'avoue, reprit-elle, que je ne suis assez forte, ni +pour déplaire à ma mère, ni pour vous fâcher." — Elle rêva long-temps, et finit +par me proposer de ne jamais voir monsieur de Mortagne qu'en ma présence. Cette +idée, qui lui paraissait devoir tout concilier, avait quelque chose qui me +blessait. Cependant elle en était si satisfaite que nous nous séparâmes content +l'un de l'autre, et nous aimant, je crois, plus que jamais. +Deux jours après, Adèle m'écrivit que monsieur de Mortagne lui avait fait +demander si elle serait chez elle après dîner, et qu'elle me priait de m'y +rendre de bonne heure. Je fus exact; mais il arriva presque en même temps que +moi, et parut étonné de me rencontrer. Cependant, il se remit aussitôt, comme un +homme maître de ses passions, ou plutôt n'ayant déjà plus de passions; il fit +plusieurs compliment à Adèle, qui lui répondit avec une sécheresse que je +n'approuvai point…. Ne pourra-t-elle donc jamais le traiter comme un homme +ordinaire? et aura-t-il toujours à se plaindre ou à se louer d'elle? Je comptais +lui en faire quelques reproches dès que nous serions seuls; mais soit qu'il +espérât demeurer après moi, ou qu'il s'amusât à me tourmenter, il ne s'en alla +qu'au moment où l'on vint avertir Adèle que la supérieure la demandait…. Alors +il fallut bien que nous sortissions en même temps; il sauta plutôt qu'il ne +descendit l'escalier, se jeta dans sa voiture, et partit comme un éclair. Dès +qu'il fut hors de la cour, Adèle parut à sa fenêtre, et me salua comme si elle +m'eût dit: J'ai attendu qu'il n'y fût plus pour me +montrer … Combien je lui sus gré de cette petite attention!… Que la plus +légère préférence laisse de douceur après elle! En quittant Adèle, ma raison +avait beau me dire que cette froideur était trop loin de son caractère pour +durer…. qu'elle passerait bientôt, et que si monsieur de Mortagne s'obstinait à +la voir, il finirait par en être supporté…. Adèle à la fenêtre, et n'y venant +que pour moi, détruisait toutes ces réflexions. +Mais hier, elle m'écrivit qu'il allait encore venir. — Je ne reçus sa lettre qu'à +l'heure même où il devait être déjà chez elle; je m'y rendis, détestant le rôle +auquel ma complaisance m'avait soumis. — En effet, quelle lâcheté de lui +permettre de le recevoir si j'étais inquiet! et si je n'étais point jaloux, +pourquoi ne pas oser les laisser ensemble?… Vingt fois j'eus envie de retourner +Sur mes pas, et cependant j'avançais toujours: mes sentiment changeaient, se +heurtaient, et n'en devenaient que plus douloureux. +Lorsque j'entrai chez elle, je remarquai que monsieur de Mortagne regarda +plusieurs fois ses sœurs, d'un air d'intelligence. Mon humeur augmenta, mes +Soupçons se renouvelèrent. Adèle aussi me demanda de mes nouvelles, d'une voix +qui me semblait plus assurée qu'à l'ordinaire; et lui-même s'avisa de m'adresser +plusieurs fois la parole. Je crus voir régner entre eux une aisance, une +facilité de conversation qui me confondaient… Elle se fit apporter un dessin +qu'elle venait de finir; il le loua avec tant d'exagération, qu'elle rejeta ses +éloges, mais si faiblement, qu'on sentait bien que la flatterie ne lui +déplaisait pas…. D'ailleurs pourquoi lui faire connaître ses talents, si elle ne +désire pas lui plaire?… Non, Henri, non, je ne souffrirai pas qu'elle le revoie… +Cette affectation de ne le recevoir que devant moi, n'est qu'une ruse de femme; +j'entends ce qu'elle dit, mais sais-je ce qu'elle pense?…. +Pour achever de me tourmenter, sa mère arriva peu de temps après moi, et dit à sa +fille qu'elle avait à lui parler: je me levai pour les laisser libres. Monsieur +de Mortagne fit aussi un mouvement pour s'en aller, mais madame de Joyeuse lui +dit de s'arrêter…. Indigné, j'allais me rasseoir, peut-être même faire une scène +ridicule, lorsqu'Adèle, plus pâle que la mort, me dit adieu, et me pria de +revenir aujourd'hui…. Sa terreur me fit pitié; je reviendrai, oui je reviendrai, +et certes je ne me laisserai pas jouer plus long-temps…. Elle ne le reverra +jamais!…. Que peut lui faire la colère de sa mère? elle n'en dépend plus…. Si je +dois l'épouser un jour, mon opinion, mon estime seules doivent la diriger. Je +lui proposerai d'aller à Neuilly; d'y passer tout le temps de son deuil; si elle +me refuse, c'est qu'elle ne m'aura jamais aimé…. Mais aussi si elle y consent!…. +Insensé!…. Si elle y consent! souffriras-tu qu'elle manque à des convenances que +les femmes doivent toujours respecter? Ah! je ne serai jamais heureux, ni avec +elle, ni sans elle!… +LETTRE L. +Neuilly, ce 22 janvier. +Je la revis hier, et, comme à l'ordinaire, elle voulut essayer de me toucher par +Sa douceur, de me séduire par ses larmes; mais je m'étais armé de courage, et je +Sus leur résister. J'exigeai qu'elle ne revît jamais monsieur de Mortagne. +"Adèle, lui dis-je, ma chère Adèle, n'écoutez plus de vaines frayeurs, une +fausse timidité. Consentez à déclarer à votre mère les sentiment qui nous +unissent. — Je n'oserai jamais . — Adèle, je vous aime de +toutes les forces de mon âme; je vous aime plus que moi-même, plus que la vie; +mais je ne puis souffrir ce partage d'intérêt. Ma jalousie vous offense, me +dégrade, et cependant je ne saurais m'empêcher d'être inquiet." — Alors nous +entendîmes le bruit d'une voiture; car depuis que madame de Joyeuse veut +Sacrifier sa fille une seconde fois, elle l'obsède sans cesse; et le matin, +l'après dînée, le soir, quelle que soit l'heure où j'arrive, elle accourt +toujours sur mes pas. "Voilà votre mère, m'écriai-je; ce moment est peut-être le +dernier. Prononcez que vous ne reverrez jamais monsieur de Mortagne, ou +dites-moi de vous fuir sans retour." — " Ma mère me fait +trembler ." Je n'en entendis pas davantage, et la quittai sans savoir ce +que je faisais. +Décidé à me guérir d'un amour si faiblement partagé, je courus à mon hôtel garni +demander des chevaux pour retourner en Angleterre. John voulut vainement +représenter, demander quelques heures: "Pas une minute, lui dis-je; laissez tout +ce que je ne puis emporter, et marchons." — Cependant je n'avais pas fait deux +lieues, que l'envie de savoir ce que deviendrait Adèle me tourmenta. D'ailleurs, +je voulais bien l'abandonner; mais, certes je ne consentais pas à la céder à +monsieur de Mortagne, et j'étais déterminé à lui arracher la vie plutôt que de +la lui voir épouser. Dans cette agitation je revins à Neuilly. Cette maison +m'appartient; ainsi j'en puis disposer. +Lorsque je fus arrivé, je fis venir les gens de monsieur de Sénange que j'ai tous +gardés. "Des raisons particulières, leur dis-je, font que je ne veux point qu'on +Sache mon séjour ici; s'il vient à être connu, je ne pourrai en accuser que +vous, et je vous chasserai tous." — Alors ils se regardèrent les uns les autres, +comme suspectant chacun leur fidélité. — "Mais si je parviens à être ignoré, je +vous récompenserai tous." Ils se regardèrent de nouveau, en se faisant par +Signes de mutuelles recommandations, et quand ils sortirent, j'entendis qu'ils +Se promettaient d'être discrets; ainsi j'espère qu'ils le seront. +J'ai senti une sorte d'effroi, en revoyant ce lieu où j'ai éprouvé des émotions +Si vives, des peines si cruelles! +Je ne suis encore entré que dans l'appartement que j'occupais. Je redoute de voir +celui de monsieur de Sénange, la chambre d'Adèle; je le crains d'autant plus, +que j'avais ordonné qu'on ne déplaçât aucun meuble, que chaque chose restât +comme elle était lorsqu'ils occupaient cette maison. Les habitudes de monsieur +de Sénange seront conservées, ses goûts respectés. Il faut garder bien peu de +mémoire des morts pour déranger sans scrupule les objets auxquels ils tenaient. +On ne sait pas soi-même ce qu'on perd de petits souvenirs, d'impressions douces, +combien on affaiblit ses regrets, en faisant le moindre changement dans les +lieux qu'ils ont habités! +Adieu, je ne fermerai point cette lettre, et je vous écrirai sans ordre, sans +Suite, un journal de mes projets, de mes inquiétudes, ce que j'apprendrai +d'Adèle, enfin ma vie: trop heureux si je puis un jour retrouver mon +indifférence! +Ce 23 janvier, six heures du soir. +J'ai revu ces jardins. Il n'y a pas un arbre qui ne m'ait rappelé Adèle, et ses +petites joies, lorsque, plus diligente que moi, elle arrivait de meilleure +heure, et passait dans l'île pour voir le travail des ouvriers; elle gardait le +bateau, attendant sur le rivage que je parusse à l'autre bord… alors elle se +moquait de ma paresse, de mon embarras, et me faisait des signes pressant de +venir la trouver. Quand je lui montrais le bateau qui était attaché près de +l'île, j'entendais les éclats de ce rire frais et gai qui passe avec la première +jeunesse. Elle me disait un léger adieu; partait comme pour ne plus revenir, +mais s'arrêtait de manière à ne pas me perdre de vue; se cachait derrière les +arbres, croyant que je n'apercevrais pas le transparent de sa mousseline +blanche, de sa robe de neige; puis elle venait me saluer, feignait de me voir +pour la première fois; puis enfin, elle m'envoyait ce bateau; j'allais la +joindre… Joies innocentes! plaisirs simples qui me rendiez si heureux! plaisirs +que je me rappelle tous! +For oh! how vast a memory has love! +Suis-je donc condamné à vous perdre sans retour? +Ce 24 janvier, à midi. +Quelle démence a pu me porter à venir dans cette maison? Etait-ce pour oublier +Adèle? est-ce ici que je me permettais de la haïr? ici, où j'ai juré d'être à +elle et de lui consacrer ma vie. +Ce matin je suis entré dans la chambre où monsieur de Sénange est mort. Les +fenêtres en étaient fermées. Une obscurité religieuse couvrait ce lit où il a +rendu les derniers soupirs. Je m'en suis approché; et là, une voix secrète, ma +conscience peut-être, m'a répété les paroles qu'il m'a dites avant de mourir… le +pardon qu'il m'avait accordé, sous la condition de me dévouer au bonheur +d'Adèle, et d'être plus indulgent. Ai-je rempli ma promesse? Cet excellent homme +m'approuverait-il?… Je suis sorti lentement de cette chambre. Ma colère était +passée; je n'étais plus que le défenseur d'Adèle, et le juge sévère de +moi-même. +J'ai été dans l'île voir le monument qu'elle a fait élever à la mémoire de +monsieur de Sénange. Un obélisque très-simple couvre sa tombe, sur laquelle elle +a fait graver ces mots: +Il ne me répond pas, mais peut-être il m'entend. +Et moi, que lui dirais-je? +A deux heures. +Je viens d'ordonner à John de prendre un cheval à la poste, et d'aller descendre +à Paris, dans l'hôtel garni que j'occupais, comme s'il revenait pour chercher +quelque chose qu'il avait oublié; mais mon dessein était qu'il s'informât +adroitement si Adèle avait envoyé chez moi, et qu'il sût de ses nouvelles. En +attendant le retour de John, je vais promener ma tristesse dans la campagne. Le +temps est beau, quoiqu'au milieu des rigueurs de l'hiver. Une visite à la +famille de Françoise sera sûrement bien reçue; et peut-être leurs visages +Satisfaits me rendront-ils plus tranquille. +Paris, 10 heures du soir. +En revenant de chez Françoise, je suis entré dans la cour, et j'ai vu sur le +Sable les traces d'un carrosse. Les sillons me prouvaient qu'on n'était pas +entré dans la maison, mais que la voiture s'était arrêtée à la grille du jardin, +et de là avait gagné la cour des écuries…. Henri! moquez-vous encore de l'amour! +Malgré l'invraisemblance d'une pareille visite, mon cœur, mes yeux même, me +disaient que cette voiture appartenait à Adèle. Je suis entré avec précipitation +dans le jardin, et je l'ai aperçue suivie de deux de ses femmes, qui prenaient +le chemin de l'île. J'ai couru la joindre. Elle ne m'attendait pas. En me +voyant, elle a jeté un cri; une pâleur mortelle a couvert son visage; et +cependant avec quelle joie elle m'a dit: "Je craignais que vous ne fussiez parti +pour l'Angleterre." J'ai pris ses mains, et les pressant contre mon cœur: +"Adèle, lui ai-je répondu, qu'avez-vous décidé? — "Rien: je me +désespérais de votre départ; je vous croyais absent, et je venais ici pleurer +monsieur de Sénange, pleurer sur vous, sur moi-même." — "Aurez-vous du courage." +— "Je n'en trouve pas contre ma mère! Ne me rendez pas malheureuse; ayez pitié +de ma faiblesse." Elle paraissait si accablée, que je l'ai prise vivement dans +mes bras pour la soutenir. A l'instant je me suis senti arrêter par une main +étrangère; et, me retournant, j'ai vu madame de Joyeuse, transportée de fureur. +Elle avait été au couvent, y avait appris qu'Adèle venait de partir pour +Neuilly, et l'avait immédiatement suivie. — "Vous! implorant lord Sydenham!" +S'est-elle écriée. — Adèle est tombée à genoux devant sa mère; et, avec une voix +qu'on entendait à peine: — "Ma mère, lui a-t-elle dit, je l'aime. Il vous +respectera aussi, n'en doutez pas. Je vous ai obéi une fois sans résistance; +récompensez-moi aujourd'hui en faisant mon bonheur." +Madame de Joyeuse a déclaré qu'elle ne consentirait jamais à ce mariage, a +réprimandé durement sa fille, et a cherché à m'insulter, en disant que je +n'ambitionnais que l'immense fortune d'Adèle. — Sa fortune! lui ai-je dit avec +mépris, je la refuse; gardez-la pour ses frères. Je ne veux de votre fille +qu'elle-même. A ces mots, j'ai vu sur son visage un mélange d'étonnement et de +doute. "Vous l'entendez, a dit Adèle; que n'y avons-nous pensé plutôt! Oui, ma +mère, mon jeune frère n'est pas riche; donnez-lui tout mon bien, et rendez +heureux vos enfants." — "Oui, ai-je répété, tous vos enfants;" car, soit par cette +confiance que donne la générosité, soit par un effet de l'amour, je ne me +trouvais point humilié de descendre envers elle jusqu'à la prière; je suis aussi +tombé à ses pieds. Elle a cessé de résister, de traiter de folie le +désintéressement de sa fille. Elle a même prétendu être obligée de la défendre +contre une passion insensée: mais j'ai su détruire des scrupules qui ne +demandaient peut-être qu'à être vaincus; et j'ai promis d'assurer à Adèle +au-delà du sacrifice qu'elle me faisait. Enfin mes instances, mon dévouement, +les caresses de sa fille ont achevé de l'entraîner, et elle m'a appelé son fils, +en embrassant Adèle. +Ce n'est pas tout, Henri: madame de Joyeuse, peut-être pour se sauver un peu de +mauvaise honte; car elle a dit bien du mal de moi, a bien souvent protesté que +je ne serais jamais son gendre; madame de Joyeuse a décidé que notre mariage +aurait lieu aussitôt après l'arrivée de ses fils, qu'elle fait voyager dans les +différentes cours de l'Europe. Elle va leur écrire pour presser leur retour. +P.S . Je joins ici la copie d'une lettre qu'Adèle avait +envoyée chez moi, et que John m'a rapportée. Que j'étais injuste! et combien +d'amers repentirs eussent été la suite de mon caractère jaloux et emporté! Oh! +je ne mérite pas mon bonheur; mais puissé-je le justifier par la conduite du +reste de ma vie! +"Mon ami, mon seul ami, vous avez pu me fuir, ne pas me répondre lorsque je vous +appelais. Je me suis précipitée à la fenêtre du parloir; mais vous n'avez pas +tourné la tête. C'est la première fois que vous partez, sans m'y chercher encore +pour me dire un dernier adieu. Si vous m'aviez regardée, vous m'auriez vue au +désespoir. Mon seul ami! sûrement vous ne doutez pas de votre Adèle. Je vous +appartiens par le vœu de mon cœur, par l'ordre de monsieur de Sénange. +Pourquoi n'avoir pas pitié de ma faiblesse? Ne suffit-il pas que la présence de +monsieur de Mortagne vous inquiète, pour qu'elle me soit odieuse? Cependant +j'avoue, que pour satisfaire ma mère, j'aurais voulu le recevoir jusqu'à +l'époque qu'elle a fixée. Mais si ce sacrifice vous est trop pénible, dictez ma +conduite. Je n'ai pas besoin d'être à vous pour respecter votre inquiétude; +Songez seulement, avant de rien exiger, que mon attachement pour vous ne saurait +être douteux, et que ma timidité est extrême." +A cette lettre était joint le portrait d'Adèle, et sur le papier qui le +renfermait elle avait écrit: "Puisse-t-il vous ramener!" +LETTRE LI. +Paris. +Après avoir toujours partagé mes peines, avoir si souvent écouté mes plaintes, je +vous dois bien, mon cher Henri, de vous apprendre aujourd'hui que je suis le +plus heureux des hommes. +Je viens de l'autel. Adèle est à moi; je lui appartiens. Elle a donné toute sa +fortune à son jeune frère. Madame de Joyeuse est contente, chérit sa fille; elle +m'aimera. Monsieur de Mortagne est oublié de tous. Jouissez du bonheur de votre +ami.