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Les flots filandreux ne laissaient qu'à regret le «Résolutions Harmoniques» se frayer un chemin dans leurs eaux pesantes. Pour lutter contre une viscosité inhabituelle à cette période l'année, le capitaine n'avait eu d'autre choix que de réduire les périodes de sommeil des grands éoloptères qui tiraient le lourd galion, afin qu'il y ait toujours une dizaine d'entre eux en activité. Même s'ils étaient renommés pour leur placidité, ce traitement ne pourrait se prolonger que quelques jours avant qu'ils ne se battent entre eux ou même s'en prennent aux passagers. Heureusement, il venait d'apercevoir des mouettes qui témoignaient de la proximité de la terre et il pourrait leur accorder quelques jours de repos avant de fixer les roues au bas de la coque et de se mettre en route pour la dernière étape de leur voyage, le marché de Nessivolia. Bien sûr, il aurait pu se débarrasser des imposantes caisses en fonte qui devait bien peser deux tonnes chacune et dont il avait reçu la garde à l'escale précédente mais le client avait insisté – avec l'œil sombre et le ton froidement menaçant qui annonçaient de sérieuses remontrances en cas de pépin – pour qu'il en prenne le plus grand soin. Restaient comme ultime variable d'ajustement les passagers, mais ils étaient peu nombreux et si cela venait à se savoir, sa réputation en serait probablement ternie pour un petit bout de temps.
Pourtant, ça aurait été le voyage idéal pour en venir à de telles extrémités car aucun d'entre eux n'avait l'air de se préoccuper un tant soit peu des autres. Il y avait cette femme, Jane, à la crinière rousse presque aveuglante et aux grands yeux turquoises mais dont les mains difformes lui inspiraient un insurmontable sentiment de dégoût teinté d'une pointe d'effroi. Elle avait prétendu se rendre à Nessivolia au chevet d'une parente souffrante mais ses atours richement brodés rendaient peu plausible le fait qu'elle ait la moindre relation avec la population pauvre de cette cité marchande mineure. D'un autre côté, pourquoi essayer de dissimuler la vraie nature de ses motivations sous un prétexte aussi grossièrement incohérent ? Comme pour ajouter à sa perplexité, le capitaine l'avait vue à plusieurs reprises passer des heures accoudée au bastingage avant de se ruer précipitamment dans sa cabine d'où s'échappait ensuite un effroyable vacarme entrecoupé de plaintes lancinantes.
Beaucoup moins mystérieux mais pas vraiment plus fréquentable, le navire comptait à son bord un riche alchimiste qui se rendait à un colloque organisé à Valgaard, la capitale des steppes glacées du nord. Mais ce n'était pas dans le but louable de présenter le résultat de ses propres recherches ou encore pour élargir l'horizon de ses connaissances en s'informant des toutes dernières techniques d'extraction d'écailles de serpent par centrifugation hyperfroide mais avec pour simple objectif de découvrir quelques innovations insignifiantes qu'il pourrait vendre comme de nouveaux miracles de la nature à des paysans trop crédules et accablés par une maladie incurable.
Ces détestables pratiques avaient fait de Larens Flin un homme certes fortuné — et qui profitait de tous les petits avantages irrationnels de la richesse avec un goût de revanche dû à ses origines modestes — mais très peu apprécié, comme le prouvait le nombre ridiculement bas des sauteries mondaines auxquelles il était convié par la haute bourgeoisie des différentes villes dans lesquelles il avait bâti une résidence tape à l'œil. Sa côte chez les autres alchimistes était encore plus faible et on prétendait que pour accéder à ces fameux congrès, il devait se grimer et endosser une fausse identité. Les mauvaises langues affirmaient même, qu'étant donné sa presque totale absence d'érudition, il devait aussi recourir à ce subterfuge pour aller se faire soigner chez un confrère.
Enfin, le capitaine était parvenu à rassembler quelques bribes d'informations sur l'identité du dernier passager, malgré le mutisme presque absolu de ce dernier. Répondant au doux nom de Koch Mettur, son uniforme lui donnait le rang de lieutenant et ses cicatrices précisaient que ce n'était pas un grade qu'il avait acquis en sortant d'une école d'officiers pour fils à papa mais bien qu'il l'avait chèrement payé sur d'atroces champs de bataille hantés par la boue et la mort, peut-être au cours des guerres sales contre le haut consulat de Tamarrin, car ses boursouflures violettes étaient d'une atrocité peu communes.
Quant à sa destination, il aurait été bien imprudent de s'avancer dessus, même si le capitaine avait récemment entendu une rumeur soutenant que l'armée se massait discrètement sur les frontières sylvestres du massif des Cynaudées, afin de donner un argument «indiscutable» dans des négociations commerciales qui menaçaient de s'éterniser. Cela étant, on ne pouvait qualifier de source fiable la bande de poivrots imbibés vêtus uniformes éliminés qui lui avaient confié ces renseignements dans un bouge minable, d'autant qu'il n'avait pu trouver personne pour corroborer leurs dires. Il est vrai que l'armée avait acquis une réputation dans le domaine de la dissimulation grâce à l'opacité de ses manœuvres, qui auraient d'ailleurs provoqué un tollé dans l'opinion tant chacune était un nouveau sommet d'immoralité et de machiavélisme.
La nuit était tombée depuis longtemps et avec elle une cohorte d'épais nuages noirs que seule la lune et quelques étoiles assidues parvenaient à percer d'une pâle lumière. Le silence de l'atmosphère paisible n'était rompu que par les sourds ahanements des éoloptères qui peinaient d'autant plus que la fraîcheur de l'obscurité influait négativement sur la résistance de l'eau. Pourtant, une oreille attentive aurait aussi pu discerner de légers bruits de pas sur le pont arrière et, forçant son talent au-delà du raisonnable, un air siffloté mélancoliquement. Elle en aurait peut-être conclu qu'un bal y avait lieu, au milieu des bougies, des harpes et des robes satinées. Mais ce n'était que le lieutenant qui faisait les cents pas au rythme lent et solennel de l'hymne du troisième régiment. Sa nervosité croissait à chaque instant car sa présence ici ne pourrait jamais être justifiée de manière satisfaisante, ce qui risquait de compromettre le reste de sa mission et s'il avait été homme à se ronger les ongles, il en serait probablement rendu à la pulpe de ses doigts. Son calvaire s'acheva quand il distingua au sein du sillage du navire une lumière d'un vert acidulé qui s'allumait périodiquement. Il sortit alors un objet complexe de sa poche, constitué d'une trentaine de facettes réfléchissantes toutes orientées différemment et qui pour certaines étaient montées sur des ressorts ou des petits pistons visqueux. Il le pointa vers la source lumineuse et à ce signal, un bras articulé doré à l'or fin jaillit hors de l'eau dans un souffle avant de s'enrouler autour de lui et de replonger aussitôt.
Ce n'était pas la première fois mais c'était une sensation grisante qui n'était gâchée en rien par l'admiration qu'il éprouvait devant la célérité et la prévenance du processus, qui le recouvrait d'une fine couche protectrice faite d'une matière souple et soyeuse pour l'en débarrasser juste après qu'il ait franchi la faible profondeur d'eau qui le séparait du lieu étanche où il parvenait finalement. L'endroit était comme de coutume plongé dans l'obscurité mais une bande lumineuse rouge lui indiquait le chemin vers la cabine où l'attendait toujours son interlocuteur :
-Ah Koch, vous tombez bien ! Je me suis dit que vous deviez commencer à vous impatienter sur votre bateau et que vous seriez mieux à voir la fin de la pièce avec moi. D'autant que vous arrivez au meilleur moment puisque Ichysbée et Silvemin sont sur le point de revenir dans les geôles souterraines — où ils ont injustement croupi pendant trois longues années — pour se venger de leurs gardiens insensés :
Ichysbée : […] dans ce cas maître Torino, dépêchez-vous car il s'agit d'une soif que je rêve d'étancher depuis si longtemps qu'elle me manquera presque lorsque ce sera fini.
*le décor a changé. De grands panneaux figurent des galeries rocheuses tandis que les lumières se sont tamisées|$
Silvemin : Cela fait bien trois jours que nous errons en vain
Dans ces tristes boyaux et nous n'avons croisé
Comme lieu familier que ces spectraux sapins,
Que nous vîmes autrefois lors de notre arrivée.
Ichysbée : Cessez vos jérémiades, ne perdez pas espoir
La rage qui nous hante éclaire notre route
Plus sûrement encor qu'un brasier dans le noir.
Silvemin : Je connaissais pourtant chaque pierre sans doute
Et me voilà perdu, sans le moindre aliment.
Nos sinistres geôliers triomphent encor malgré
Notre ire incandescente. Ils nous bernent joliment.
Ichysbée : Ah il vaut mieux vous taire plutôt que ruminer.